Ce lyber est uniquement destiné à une lecture à titre personnel.

Philippe Colin
Lissell Quiroz

Pensées décoloniales

Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine

Zones
Table
Introduction
1. Le colonialisme en question
Le colonialisme en question. Théorie postcoloniale et perspective décoloniale : influences, confluences, différences
L’expérience coloniale et décoloniale latino-américaine
Déplacements théoriques
Les traditions critiques latino-américaines
2. Modernité/Colonialité/Décolonialité
Un « collectif d’interprétation »
Le mythe eurocentré de la modernité
La colonialité du pouvoir
La colonialité du savoir
La colonialité de l’être
Au-delà de la modernité/colonialité
3. Élargissements théoriques et militants
La colonialité du genre
Le féminisme décolonial d’Abya Yala
Approches décoloniales de l’écologie politique

Introduction

« Le plus grand événement depuis la création du monde, à part l’incarnation et la mort de celui qui l’a créé, c’est la découverte des Indes qui par conséquent furent appelées le Monde Nouveau. »

Francisco LÓPEZ DE GÓMORA

Au terme de quatre campagnes militaires menées sous la bannière de l’ordre et du progrès, la jeune république brésilienne parvint in extremis à défaire les insurgés retranchés dans le village fortifié de Canudos, dans l’arrière-pays aride du Nordeste, mais au prix d’un bain de sang qui allait longtemps hanter la conscience nationale. La colonie de Canudos fut systématiquement détruite à la dynamite et ses habitants, une communauté misérable de quelques milliers de paysans métis, d’esclaves affranchis, sauvagement assassinés. Le 5 octobre 1897, Canudos tombait : sa conquête « pouce par pouce » n’avait épargné « qu’un vieillard, deux hommes adultes et un enfant ». Derrière son lustre universaliste, la mission civilisatrice apparaissait pour ce qu’elle n’avait jamais cessé d’être depuis les débuts de la conquête du continent : un long et obstiné processus de liquidation de la différence. Le journaliste Euclides Da Cunha, qui avait couvert la dernière phase de la guerre de Canudos pour La Gazeta de São Paulo, notait dans son monumental livre-réquisitoire, Os Sertões (1902), que les soldats envoyés combattre les insurgés regroupés autour du prophète millénariste Antonio Conseilhero finissaient par ne plus être distinguables de ceux contre qui ils se battaient :

Ils marchaient sans la moindre trace d’organisation militaire. La plupart d’entre eux avaient dû copier les habitudes du sertanejo, et leur uniforme déteint et en haillons ne les distinguait même plus. Et, avec leurs rudes espadrilles et leur chemise de coton, leurs têtes sans bonnet ni képi, couvertes d’un chapeau de cuir, ils ressemblaient à des familles de retirantes1 qui se précipitaient vers le littoral, fustigés par la sécheresse2.

Comme l’avait pressenti Da Cunha, le Brésil moderne était loin d’en avoir fini avec ses Autres internes : voilà que, au sein même de la troupe, se mettaient à proliférer, tels des clones, des individus en tous points semblables aux retirantes, ces réfugiés intérieurs, déracinés, déliés de l’État, sans patrie ni nation ; ces vies nues que la République avait voulu éradiquer. L’origine et la dérive du signifiant favela nous renseignent sur le destin de ces retirantes. Le terme, que la langue brésilienne a adopté pour désigner les quartiers précaires qui ceinturent les grandes villes, vient de Canudos. C’est ainsi que s’appelait la colline – o morro da Favela – à partir de laquelle fut lancée l’offensive finale contre le camp retranché de Conseilhero. À la fin de la guerre, en 1897, la République reconnaissante rétribua les simples soldats qui avaient participé à la guerre, pour la plupart eux-mêmes enfants ou petits-enfants d’esclaves, avec des lopins de terre inexploitables situés sur les pentes abruptes des collines entourant les grandes métropoles du sud-ouest. Mis au ban de la ville européenne et exclus de l’espace sacré de la citoyenneté, ces conscrits de la modernité sont les ancêtres des habitants des favelas. La colline qui surplombe Canudos, Favela, est le nom de cette violence structurelle qui, de la Conquista aux opérations policières de « reconquête », n’en finit jamais d’advenir. La conquête n’est pas un événement. Elle est une structure.

Si l’on compare l’expérience historique de l’Amérique latine à celle de l’Afrique ou de l’Asie du Sud-Est, le colonialisme du Nouveau Monde apparaît comme une réalité lointaine, appartenant à un monde d’avant la modernité, arc-bouté sur les valeurs archaïques du féodalisme ibérique. De fait, si l’on définit le colonialisme comme ce rapport par lequel une société est dépossédée de sa souveraineté et de ses ressources au profit d’une métropole étrangère, l’histoire coloniale de l’Amérique ibérique s’achève, à l’exception de quelques îles des Caraïbes, dès le début du XIXe siècle, au moment où l’affaiblissement des monarchies du sud de l’Europe et l’essor d’un nationalisme créole modernisateur débouchent sur l’émancipation politico-juridique des États latino-américains. À rebours de cette interprétation réductrice du colonialisme, un important corpus de pensée critique s’est concentré, depuis la fin des années 1990, sur les continuités souterraines qui, par-delà la variété des régimes politiques et des fictions nationales, ont persisté à travailler en profondeur les sociétés du sous-continent.

Le catalyseur de cette réflexion collective est la notion de « colonialité du pouvoir », forgée par le sociologue péruvien Aníbal Quijano (1928-2018). Encore méconnus hors de leurs domaines de spécialité il y a quelques années, les chercheurs et chercheuses qui ont participé à ce chantier ont depuis lors acquis une notoriété académique et militante transnationale. Sans qu’il soit nécessaire d’adhérer à une vision héroïque de la théorie critique, force est de constater que l’idée même de critique décoloniale est aujourd’hui associée aux noms de cette première génération de théoriciens et théoriciennes. Même en France, où la résistance des milieux universitaires et la rareté des traductions ont considérablement retardé la réception de la critique décoloniale, des auteurs comme Aníbal Quijano, Enrique Dussel, Walter Mignolo, Arturo Escobar, Ramón Grosfoguel, Catherine Walsh ou María Lugones ne sont plus totalement inconnus.

Puisant dans des méthodologies et des sources d’inspiration théoriques très diverses, ces auteurs ont ouvert la porte à un profond renouvellement des études sur le colonialisme et tracé les contours d’un programme de recherche dont l’unité paraît aujourd’hui évidente. Le courant décolonial n’est pourtant jamais devenu une « école de pensée » à la manière, par exemple, de l’école de Francfort : ses tenants ne sont rattachés à aucune institution commune et poursuivent des stratégies de recherche très différentes. Il se présente plutôt comme un collectif d’interprétation, dispersé et pluriel, travaillant autour d’un corpus de concepts ouvert, dont la définition n’est jamais fixée une fois pour toutes. Si, depuis la fin de la première décennie, les positions et les horizons des auteurs de cette première génération « décoloniale » ont divergé, le travail théorique qu’ils ont entrepris connaît une formidable vitalité. Il n’est pas exagéré de dire qu’il constitue la matrice d’un renouveau de la pensée critique latino-américaine sans équivalent depuis le boum théorique de la fin des années 1960. En l’absence d’un cadre de transmission rigide, les concepts de la théorie décoloniale ont essaimé bien au-delà des cercles académiques. Aujourd’hui, une multitude de mouvements, pensées et expériences « post-eurocentriques » reprennent à leur compte, en les nommant ou au contraire en en taisant la provenance, certains apports de la proposition théorique décoloniale. Ce faisant, celle-ci se ramifie, se reconfigure et se trouve resémantisée en fonction des contextes d’appropriation.

Au-delà des indéniables effets de mode, la critique décoloniale est devenue l’un des paradigmes théoriques incontournables de notre temps. Cet ouvrage y est consacré. En cela, il entend combler un vide : à ce jour, et malgré la récente mais intense appropriation des catégories issues de ce corpus, il n’existe aucune synthèse en langue française sur la critique décoloniale latino-américaine. En proposant un retour aux fondamentaux historiques, conceptuels et politiques de la pensée décoloniale latino-américaine, nous voulons inviter le lecteur à plonger dans ses racines, loin des polémiques auxquelles ont donné lieu les acceptions françaises de la question décoloniale. Pour autant, cet ouvrage ne prétend ni ouvrir un procès en légitimité, ni purifier le champ des études décoloniales, au nom d’une quelconque « authenticité » de l’approche latino-américaine. Les théories s’hybrident, se reconfigurent et s’enrichissent au gré de leur circulation et des lieux où elles s’implantent. L’hypothèse décoloniale n’y fait pas exception.

L’enracinement latino-américain de l’interrogation décoloniale n’est pas sans importance. Pour ces auteurs, il existe non seulement une géographie mais aussi une géopolitique de la pensée. Certains espaces sociohistoriques, par la position structurelle qu’ils occupent dans le système-monde capitaliste et par les problèmes spécifiques qu’engendre cette position, offrent des points de vue qui, pour peu que l’on déplie méthodiquement ce qu’ils donnent à voir, permettent de déconstruire les prétentions hégémoniques du centre sur la production et l’intelligibilité du réel. Le décentrement permet une intelligibilité relationnelle du monde, là où la pensée du centre, se voulant universelle, s’épuise dans sa propre perspective. L’idée même d’Amérique latine a été produite à partir d’une géopolitique de la pensée située en Europe puis aux États-Unis. Penser l’Amérique latine depuis son lieu d’énonciation propre implique dès lors une vision qui transcende les problématiques du sous-continent et met en question le monde social contemporain dans sa globalité. À partir d’où – de quelles « conditions pratico-historiques », dirait Enrique Dussel – interrogeons-nous le monde ? Tel pourrait être le premier questionnement décolonial.

Le décalage de la perspective entraîne, en premier lieu, un déplacement généalogique fondamental. Les penseurs et penseuses décoloniaux affirment que la modernité capitaliste précède d’au moins un siècle les processus de « modernisation » des sociétés européennes survenues entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Ces auteurs soutiennent que le pouvoir moderne, ses modes de légitimation, les formes d’administration de la vie et de la mort qu’il produit émergent en 1492, avec la conquête de ce que l’Occident va appeler, faute de catégorie géopolitique pour le nommer, le Nouveau Monde. L’Amérique constitue par conséquent la première entité historique de la modernité. Une entité d’emblée prise dans une contradiction insoluble : comment en effet justifier la « découverte » et la « nouveauté » d’une terre déjà habitée par d’autres humains ? L’aporie est neutralisée de manière simple mais radicale : en jetant le doute sur l’humanité des habitants de cette région du monde.

Les effets de ce déplacement généalogique ne se réduisent pas à une compréhension plus « juste » du passé. En proposant d’appréhender la modernité capitaliste comme un phénomène relationnel qui implique, dès l’origine, les populations non européennes, l’approche décoloniale fait apparaître les liens structurels qui unissent la domination matérielle et intellectuelle de l’Occident, l’accaparement colonial, les procédures de racisation3 des populations conquises et l’éradication des savoirs et formes de vie non occidentales. La modernité n’est que le visage aimable d’un projet qui reste indéchiffrable si on n’intègre pas à l’analyse sa doublure extérieure : la colonialité.

La notion de colonialité bouleverse en profondeur le champ des études sur le colonialisme. Car la colonialité n’est pas le colonialisme. Le second terme peut être défini comme le mouvement historique de prises de terre qui a débouché sur la constitution des empires européens modernes. La colonialité désigne en revanche les rapports coloniaux de domination qui émergent avec la conquête de l’Amérique et s’établissent progressivement à l’échelle du globe, imposant au passage une hiérarchie planétaire des peuples, en fonction de critères raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques, esthétiques, etc.

Pour les théoriciens décoloniaux, la colonialité englobe la colonisation, qui n’est que l’une des manifestations d’un processus historique qui est encore à l’œuvre aujourd’hui. La colonialité n’a pas disparu avec les décolonisations de la seconde moitié du XXe siècle. Adossée à de nouveaux dispositifs de pouvoir/savoir comme le développement, la démocratisation, la gouvernance multiculturelle ou la protection de l’environnement, elle se réagence sans cesse, laissant inchangé ce qui fait le cœur du rapport colonial : la soumission des Suds à l’ordre symbolique du Nord global, la relégation dans l’inexistence des formes de vie non occidentales, l’appropriation dévastatrice des communs naturels. Disons-le de manière abrupte : pour la critique décoloniale, il n’y a pas de post possible dans le cadre du système-monde moderne capitaliste. Et ce pour une raison très simple : la modernité est intrinsèquement coloniale.

Si la critique matérialiste de la modernité/colonialité n’est pas absente de la perspective décoloniale – beaucoup de ses penseurs viennent du marxisme –, celle-ci s’est largement concentrée sur l’analyse et la critique de l’emprise eurocentrique sur les savoirs. Pour les auteurs décoloniaux, le savoir moderne/colonial et ses modes de production sont le principal vecteur de la colonialité. Ce biais épistémique doit être mis en relation avec la conjoncture historique spécifique dans laquelle elle émerge au début des années 1990 : on ne saurait en effet sous-estimer le rôle qu’a joué l’essor des mouvements autochtones et afro-américains dans le renouvellement de la réflexion sociale et politique latino-américaine. L’année 1992 marqua, pour beaucoup d’intellectuels critiques confrontés à l’échec du communisme historique, le début d’une nouvelle époque : l’opposition massive des peuples autochtones aux commémorations du cinquième centenaire de la « découverte » venait montrer qu’à l’évidence, en dépit des politiques d’assimilation forcée et d’exclusion, ces peuples avaient conservé une capacité d’initiative et une autonomie symbolique leur permettant d’articuler une remise en cause radicale des savoirs hégémoniques. Le fait que la notion de colonialité apparaît précisément dans un article de Quijano publié en 1992 ne doit rien au hasard : elle est le fruit, nous y reviendrons, d’un branchement entre la tradition latino-américaine de la sociologie de la dépendance et la critique radicale de l’eurocentrisme qui émerge dans le contexte des mobilisations des populations racisées des Amériques.

La singularité du geste décolonial ne réside pas seulement dans sa volonté de contester la géographie de la raison héritée du grand partage colonial ; elle s’ancre aussi dans sa volonté de prendre au sérieux les expériences vécues des sujets qui ont résisté à la colonialité. À l’arrogance épistémique des sciences sociales eurocentrées qui tendent à disqualifier ces expériences comme sources d’intelligibilité du monde, la recherche décoloniale entend en effet substituer une démarche dialogique résolument ouverte aux formes de savoirs, aux théories et aux pratiques contre-hégémoniques qui s’élaborent dans le Sud global. Qu’on ne s’y trompe pas, cette ouverture à l’Autre n’est pas une politique de reconnaissance : elle n’ambitionne pas de réhabiliter l’identité des groupes discriminés. Ses enjeux se situent ailleurs : « prendre au sérieux » les savoirs produits par les sujets marqués par la blessure coloniale consiste avant tout à discerner, dans les fragiles « nouveaux mondes » qu’ils persistent à rendre possibles, l’horizon d’un dépassement du mauvais infini de la modernité coloniale.

Le premier chapitre de l’ouvrage propose d’aborder les généalogies multiples qui président à la constitution de la critique décoloniale. Aux origines de l’interrogation décoloniale, on trouve un faisceau d’héritages théoriques et politiques, issus d’une ligne de pensée séculaire. Ainsi, les questions relatives à la distribution inégalitaire des ressources à l’échelle mondiale, au sous-développement, à la subordination économique et politique, à l’hétéronomie culturelle face à l’impérialisme de l’universel traversent l’ensemble du champ intellectuel et politique latino-américain depuis le début du XXe siècle. Comprendre la critique décoloniale actuelle suppose par conséquent de retourner aux sources latino-américaines, souvent inconnues du public français, dont elles se nourrissent : marxismes hétérodoxes, théories de la dépendance, pensées de la libération ou pensée chicana seront ainsi convoqués et explicités dans la mesure où ils travaillent en profondeur un mouvement qui, à bien des égards, en prolonge les principes. Afin de mieux délimiter les contours et les enjeux épistémologiques et politiques de la critique décoloniale contemporaine, l’analyse procédera notamment par différence avec d’autres champs de recherche plus connus ou légitimes – en première instance, les études postcoloniales. La critique décoloniale entend en effet pallier les angles morts de la réflexion postcoloniale, limitée aux héritages des empires nord-européens du XIXe siècle, en remettant au centre du débat l’expérience historique de l’Amérique latine.

Le chapitre II du livre s’attachera à présenter le corpus conceptuel « classique » forgé par la première génération de théoriciens décoloniaux. On proposera d’abord une histoire du programme de recherche « Modernité/Colonialité/Décolonialité » (M/C/D), en insistant sur les dynamiques intra- et extra-académiques qui ont rendu possible sa cristallisation à la fin des années 1990, dans une période marquée par un violent reflux des pensées critiques. Plutôt qu’une présentation par auteur, on privilégiera un recensement de principaux théoriciens et théoriciennes du programme M/C/D en déclinant les différents concepts qu’ils ont contribué à forger : colonialité du pouvoir, colonialité du savoir, colonialité de l’être et transmodernité. Les portraits des auteurs les plus saillants seront ainsi déployés à l’aune de ces concepts fondateurs.

Le dernier chapitre du livre proposera enfin d’explorer le questionnement décolonial par-delà ses frontières académiques les plus convenues ou ses perspectives théoriques les plus consacrées. Si les intellectuels les plus en vue de la critique décoloniale n’échappent pas aux contradictions liées à la professionnalisation des pensées critiques, notamment en raison de l’insertion de certains d’entre eux au sein des universités étatsuniennes, il n’en demeure pas moins qu’ils ont cherché à mettre en pratique leur théorie en la confrontant aux savoirs critiques populaires et militants. On envisagera dans cette optique les notions de colonialité du genre et de colonialité de la nature, en montrant ce que ces élaborations doivent aux apports critiques décisifs formulés par le féminisme décolonial, l’écologie politique et les mouvements sociaux afro-descendants.

1. Les retirantes étaient des habitants du sertão brésilien qui, fuyant la sécheresse, migraient périodiquement vers les métropoles du Sud-Ouest.

2. Euclides DA CUNHA, Hautes Terres. La guerre de Canudos, Métailié, Paris, 1993, p. 386.

3. Nous employons ici la distinction faite par certains sociologues comme Sarah Mazouz entre « racialisation » et « racisation ». Selon cette perspective, la racialisation est le processus de construction des races au sein d’une société. Tous ses membres – y compris les Blancs – la subissent et sont donc racialisés. En revanche, la racisation désigne l’assignation à une position subalterne qui ne concerne que les colonisés et leurs descendants.

1. Le colonialisme en question

« Dans les théories que sans cesse nous recevons des grands centres, il y a souvent une fausse prétention d’universalité. Il nous incombe essentiellement à nous, les hommes de la périphérie, de contribuer à corriger ces théories et d’y introduire les éléments dynamiques nécessaires pour qu’elles se rapprochent de notre réalité. »

Raúl PREBISCH

Le colonialisme en question. Théorie postcoloniale et perspective décoloniale :
influences, confluences, différences

En dépit de la récente diffusion militante et médiatique en France de notions initialement proposées par le groupe Modernité/Colonialité/Décolonialité (M/C/D), la critique décoloniale est encore trop souvent assimilée aux Postcolonial Studies et aux supposés « vices » que certains historiens et anthropologues ont accolés à ce courant de pensée. Si le versant théorique de la critique décoloniale naît indéniablement de l’onde de choc provoquée par la montée en puissance des Cultural Studies au sein de l’université étatsunienne, elle n’en constitue pas pour autant une simple adaptation régionale. On considère en général que les premières formulations académiques du tournant décolonial apparaissent dans les universités étatsuniennes au cours des années 1990, au moment où des spécialistes des études latino-américaines – pour la plupart provenant de la diaspora intellectuelle sud-américaine – s’interrogent sur la possibilité de transposer la critique postcoloniale à leur propre domaine d’étude. Rapidement, cependant, la participation de sociologues et de philosophes au débat et l’apport de concepts issus de la critique sociale latino-américaine des années 1960 et 1970 rendent possible l’élaboration d’un appareil analytique et théorique original qui, tout en s’inscrivant dans la réflexion engagée par la critique postcoloniale indienne et étatsunienne, s’en démarque suffisamment pour qu’on puisse l’aborder comme un paradigme distinct.

Il n’entre pas dans notre propos de faire une présentation exhaustive des apports théoriques et méthodologiques des Postcolonial et des Subaltern Studies, qui ont déjà fait l’objet d’une littérature désormais abondante aussi bien en anglais qu’en français1. On se contentera ici d’aborder les éléments analytiques et théoriques qui sont, en partie du moins, repris – et parfois enrichis – par la ligne critique latino-américaine. Rappelons que le domaine des études postcoloniales émerge à partir de la fin des années 1970 dans les départements de littérature anglo-américaine et d’études régionales des universités nord-américaines, notamment autour des travaux fondateurs d’intellectuels issus du « tiers monde » récemment décolonisé comme Edward Saïd, Homi Bhabba et Gayatri Chakravorty Spivak. À la différence des intellectuels contemporains des luttes pour la libération nationale – Aimé Césaire, Albert Memmi, Amilcar Cabral ou Frantz Fanon – qui étaient très largement impliqués dans les mouvements politiques anticoloniaux, ces auteurs ont fait de l’université et des « politiques du savoir » académiques leur principal champ de lutte. Cette recontextualisation de la question coloniale doit être mise en relation avec l’espace d’énonciation spécifique des auteurs postcoloniaux : issus de la diaspora du Sud global mais travaillant dans des universités élitistes britanniques ou étatsuniennes, connectés à des réseaux globaux qui les lient aussi bien aux métropoles occidentales qu’à leur pays d’origine, ils se trouvent d’une certaine manière « contraints » de repenser le rôle que les courants tiers-mondistes avaient assigné aux intellectuels critiques et de chercher de nouvelles manières d’articuler le travail théorique à la praxis politique2.

L’émergence de la critique postcoloniale est bien entendu indissociable du contexte politique de la fin du XXe siècle, marqué par les désillusions suscitées par les régimes bureaucratiques du « socialisme réel », l’échec du projet tiers-mondiste et le recul des théorisations marxistes. Même si cette tâche est déclinée différemment selon les auteurs et leurs affinités théoriques, les penseurs postcoloniaux ont entrepris d’interroger les notions et les présupposés autour desquels s’est développé l’anticolonialisme historique, comme critique et comme projet de société. Pour la critique postcoloniale, les catégories issues de l’horizon de la modernité – notamment le discours sur la nation ou le peuple – et leurs implications progressistes sont les éléments clés d’une « mythologie blanche » qui a fonctionné comme une légitimation de l’impérialisme européen3. Pire encore, ce sont elles qui ont rendu possibles la perpétuation, après les décolonisations, de la suprématie culturelle, intellectuelle et morale de la civilisation occidentale et l’imposition de son projet global de société.

Le champ des études postcoloniales appréhende en effet l’avènement de la modernité coloniale comme une césure qui reconfigure en profondeur les savoirs, les discours, les pratiques et les régimes de pouvoir des sociétés colonisées et métropolitaines, et ce quand bien même elles apparaîtraient détachées de la situation coloniale sous sa forme primitive. Vue sous cet angle, la colonisation occidentale, par-delà la variété de ses configurations, ne se résume plus à l’exercice unidirectionnel du pouvoir d’une métropole sur ses colonies. Elle affecte non seulement les sociétés directement engagées dans cette dynamique historique mais aussi, en raison de l’expansion du modèle occidental, l’ensemble des relations globales.

C’est au comparatiste américano-palestinien Edward Saïd (1935-2003) qu’il revient d’avoir fondé, dans sa fameuse monographie Orientalism (1978)4, l’analyse du « discours colonial » et inauguré l’examen des relations entre les pratiques culturelles – les discours savants, littéraires et artistiques et les représentations qu’ils façonnent – et la domination impériale occidentale. À partir d’une articulation originale des pensées de Michel Foucault, d’Antonio Gramsci et de Frantz Fanon, Saïd analyse l’orientalisme – compris, dans un sens large, comme le système des savoirs sur l’Orient – non pas comme une simple idéologie mais comme un ensemble de pratiques et des discours qui façonnent le monde. Pour le penseur palestinien, l’orientalisme, à travers ses modalités érudites ou esthétiques, n’a pas seulement produit un savoir sur l’Orient mais il a contribué à fabriquer l’objet même qu’il prétend décrire. L’« Orient oriental » est par conséquent essentiellement un artefact de l’« Occident ». Dans ce processus de constitution conjointe du savoir et de l’objet du savoir, l’Orient a été confectionné comme l’Autre de l’Occident, c’est-à-dire comme une entité essentiellement non occidentale. Mais l’orientalisme n’est pas qu’un discours sur les colonisés : il est aussi un discours qui se reproduit et prolifère au sein même des colonisés, qui apprennent à se percevoir à partir des catégories instrumentales de la domination coloniale.

Au-delà de l’inspection approfondie de ce qui constitue son cas d’étude – la discipline orientaliste –, la réflexion de Saïd a ouvert la question de la production de la connaissance dans une perspective globale. L’idée même d’universel qui fonde la « volonté de savoir » occidentale est inséparable de la « politique de la connaissance » que l’Europe impose au monde au fur et à mesure de son expansion impériale. La prétention à la singularité et à l’universalité des sciences modernes repose à la fois sur la relégation des formes de connaissance non occidentales dans le registre de la préhistoire intellectuelle et sur l’effacement de cette opération d’exclusion. Ce double déplacement a écarté les peuples colonisés des processus historiques porteurs de sens et, partant, de toute participation effective à l’histoire universelle de la modernité.

La critique de l’eurocentrisme entamée par Saïd fut prolongée au cours des années 1980 et 1990 par de jeunes historiens marxistes indiens – regroupés autour de Ranajit Guha – dont les travaux furent divulgués sous le nom de Subaltern Studies. Ces auteurs entament, en s’appuyant sur la théorie gramscienne de l’hégémonie, une réflexion fondamentale sur la question des luttes populaires et de leur relation complexe et problématique à la constitution de l’État moderne. À travers le réexamen des diverses formes de résistance populaire, et tout particulièrement des révoltes paysannes qui ont marqué l’histoire coloniale et postcoloniale de la péninsule indienne, les études subalternes cherchent à mettre en évidence les apories de l’histoire impériale et des contre-histoires nationalistes – dans leurs variantes marxistes ou libérales – lorsqu’elles prétendent décrire, à partir des catégories d’origine européenne, les mouvements populaires anticoloniaux. Outre le fait que ces récits partagent une vision des processus historiques surdéterminée par l’idéologie du progrès, ils se concentrent, pour l’essentiel, sur les actions et les idées des élites « éclairées », reléguant les pratiques insurrectionnelles « d’en bas », parce qu’elles ne s’ajustent pas aux conceptions modernes de l’action politique, dans la sphère du prépolitique. Les modes d’écriture de l’histoire nationaliste, centrée pour l’essentiel sur l’univers politique des « grands hommes » et sur leurs luttes pour l’avènement d’un État moderne, contribuent à la diffusion d’une vision mutilée et partiale de l’histoire indienne. Pire encore, ils perpétuent les hiérarchies civilisationnelles qu’avait instaurées et instrumentalisées le pouvoir colonial. Si les effets sociaux de cette représentation dominante sont bien réels, Dipesh Chakrabarty montre que le nationalisme indien n’a jamais été capable de contenir intégralement l’agir historique des subalternes5 : en interpellant la société indienne à partir d’un modèle de nation fondé sur des catégories exogènes, largement héritières des logiques du savoir colonial, il a surtout débouché sur une déconnexion radicale entre la vision modernisatrice des élites occidentalisées et les pratiques des subalternes, encore marquées par la culture dite « traditionnelle6 ». La mise en lumière de ces marges, qui s’enracinent dans des formes de vie irréductibles aux manières « modernes » d’être au monde, implique une remise en question radicale de ce que Chakrabarty appelle l’historicisme – cette préconception, ancrée dans la perception occidentale du temps, selon laquelle l’histoire est un processus universel unique dans lequel viendraient s’insérer toutes les histoires des différents peuples et des différentes régions du monde. Cette remise en cause passe, selon l’historien indien, par le démantèlement de l’« Europe hyperréelle » – ce centre absolu à partir duquel sont organisées toutes les histoires – et par l’élaboration d’une approche ouverte à la « multiplicité de temps, de rythmes et de rationalités7 ».

La critique décoloniale latino-américaine a largement fait siens les grands contentieux ouverts par la théorie postcoloniale et subalterne. On peut mentionner, sans souci d’exhaustivité : la critique des héritages cognitifs et sociopolitiques du colonialisme, eux-mêmes issus de la pensée philosophique et politique de la modernité occidentale – tout particulièrement l’historicisme, l’eurocentrisme et le racisme ; la remise en question des prétentions objectives et universelles de formes de savoirs institutionnalisés ; la problématisation des liens étroits qui unissent le pouvoir, les savoirs institutionnels et la division géopolitique du monde ; la recherche de formes d’écriture de l’histoire dégagées de ses biais eurocentriques et capables de rendre justice aux capacités d’action historiques des colonisés. À n’en pas douter, les réflexions postcoloniales indiennes et anglo-saxonnes ont permis l’actualisation d’une série d’interrogations qui étaient, sinon absentes, du moins relativement marginales au sein de la tradition critique latino-américaine du colonialisme et de l’impérialisme. Comme le souligne le philosophe colombien Santiago Castro-Gómez, le postcolonialisme ouvre la voie à une critique de la modernité qui nourrissait encore les narrations anti-impérialistes :

La dépendance économique, la destruction de l’identité culturelle, l’appauvrissement des minorités, tous ces phénomènes étaient considérés comme des « déviances » de la modernité qui pourraient être corrigées à travers la révolution et la prise du pouvoir par une fraction des classes populaires8.

L’incorporation de la critique de la « métaphysique » du colonialisme et de ses liens avec le développement et l’institutionnalisation de la science moderne a notamment permis, on y reviendra, d’élaborer une vision beaucoup plus complexe des logiques de pouvoir et des rapports de domination coloniaux que celle qui se focalisait sur ses aspects économiques, politiques ou juridiques. La critique du discours historique eurocentré a pour sa part surtout rendu possible la déconstruction des grands schèmes de vision et de division du monde que la domination moderne/coloniale a imposés à l’intelligence des phénomènes sociaux passés et présents, exhumant par là même des voies écrasées, écartées, repoussées dans les marges du processus historique. La notion même d’Amérique latine – l’étendard des mouvements de libération des années 1960 – n’en sort pas indemne : forgée au milieu du XIXe siècle par des intellectuels blancs et métis en réponse à l’expansionnisme agressif des États-Unis dans la région, elle porte le lourd fardeau de rendre explicite l’exclusion des Noirs et des Indiens qui était au fondement des projets nationaux postcoloniaux9.

La théorie postcoloniale a souvent suscité de la méfiance dans les universités latino-américaines et dans les départements étatsuniens d’études latino-américaines. L’éviction de l’Amérique latine du champ des études postcoloniales n’y est sans doute pas pour rien10 ; mais elle n’épuise certainement pas le « différend » qui est essentiellement épistémologique. Pour les auteurs décoloniaux, c’est en effet l’existence même d’une transition « postcoloniale » qui pose problème : si le concept est utile pour l’analyse des processus de décolonisation de la seconde moitié du XXe siècle, il l’est beaucoup moins pour comprendre les spécificités de l’expérience latino-américaine du colonialisme, dont l’une des particularités réside précisément dans l’absence d’un « après » clairement identifiable11. Pire encore, la notion même de « postcolonial », en ce qu’elle suggère l’idée d’un dépassement, même partiel, du colonialisme, encourt toujours le risque de dissimuler les reconfigurations contemporaines des rapports de pouvoir coloniaux.

La singularité de la perspective décoloniale ne réside peut-être pas tant dans son objet que dans le sujet d’énonciation du discours. Dans une série d’articles publiés à la fin des années 1990, le sémiologue argentin Walter Mignolo développe une réflexion systématique sur la transposition des catégories issues de la tradition postcoloniale anglophone à l’Amérique latine12. S’il reconnaît leur puissance analytique, il considère cependant qu’elles ne peuvent pas être appliquées mécaniquement à d’autres mondes et à d’autres histoires que celles des ex-colonies de grands empires européens du XIXe et du XXe siècle, sous peine de reproduire le geste universaliste et eurocentré de l’historiographie traditionnelle. Pour Mignolo, toute production théorique, fût-elle critique, est, au même titre que les autres modalités discursives, située et enracinée dans des corps, des territoires et des concrétions historiques spécifiques et singulières. Ce « lieu d’énonciation » n’a rien à voir avec une quelconque essence immuable : il est fondamentalement géopolitique, d’emblée traversé par la relation coloniale. À rebours des théorisations surplombantes qui effacent la situation géospatiale des producteurs des discours et du savoir, la pensée décoloniale propose de penser la colonialité à partir d’espaces où elle s’actualise, là où elle déploie ses frontières. Si l’on peut considérer que la domination moderne/coloniale est un phénomène global, ses modalités pratiques et symboliques différent en fonction des espaces et des époques. Or ces modalités distinctes du colonialisme ont produit des effets d’héritage eux-mêmes différents.

La position radicalement « contextualiste » des penseurs décoloniaux a des conséquences importantes. D’abord, elle rend nécessaire l’élaboration ou l’exhumation d’une théorie critique anticoloniale issue du terreau historique latino-américain. Ensuite, elle bouleverse en profondeur l’ensemble du champ « postcolonial » : lorsqu’on aborde le colonialisme occidental depuis l’espace historique de son déploiement primitif, l’imaginaire colonial du monde n’apparaît plus seulement comme le produit de l’expansionnisme européen du XIXe siècle, mais comme les effets durables et structurants de la première vague de colonisation européenne des Indes occidentales au début du XVIe siècle.

L’expérience coloniale et décoloniale latino-américaine

La colonialité s’enracine dans l’aventure transocéanique entreprise par les royaumes ibériques au début du XVIe siècle et dans la conquête coloniale du continent américain. La conquête du Nouveau Monde par les royaumes de la péninsule Ibérique posa les fondements du plus ancien système colonial occidental. Contrairement au mouvement expansionniste européen du XIXe siècle et de la première moitié du XXe, l’entreprise coloniale ibérique n’est pas le fruit d’une stratégie impériale des puissances « centrales » pour s’emparer des « restes du monde non capitaliste » et susciter de nouveaux cycles d’accumulation : elle est en réalité la conséquence imprévisible d’une politique d’exploration commerciale visant à contourner la mainmise ottomane sur les routes terrestres conduisant aux Indes et à l’or, associée à une conception absolutiste et centraliste du pouvoir politique et à un « nationalisme » catholique impérial. Succédant immédiatement à la chute du dernier royaume musulman de la péninsule Ibérique et à l’expulsion des juifs d’Espagne, la conquête du « Nouveau Monde » apparaît en réalité comme le prolongement de la Reconquista et du projet universel de dissémination de la foi chrétienne. Les politiques menées contre les musulmans et les juifs dans les territoires (re)conquis – expropriations, expulsions, conversions forcées – ont préparé le terrain de la Conquista du Nouveau Monde13. Décrits comme des idolâtres, accusés de cultes diaboliques, les Indigènes des Amériques sont expropriés de toute souveraineté originaire et leurs terres, concédées par bulle pontificale au royaume de Castille. L’opération jette les bases de la longue histoire du colonialisme européen : pour la première fois, les Européens revendiquent un « droit spécial et unilatéral sur des terres qui ne leur appartiennent pas et sur les habitants qui s’y trouvent14 ». Rapidement, la « violence totale exprimée par les formes guerrières des Espagnols » se cristallise dans des formes politiques et juridiques qui vont permettre d’assurer, pendant des siècles, le contrôle des corps, des territoires et des croyances des vaincus.

Si la conquête de l’Amérique trouve sa justification éthique et juridique dans le système de représentation symbolique d’un monde féodal agonisant – notamment l’idée de « guerre sainte » –, elle est à l’origine d’une gigantesque mutation épistémique et géopolitique. Avec elle, ce n’est pas seulement le Nouveau Monde mais un monde nouveau qui s’impose aux imaginaires européens. L’espace de l’Autre extra-européen, en opposition à l’espace européen soumis au « droit des gens », est défini comme une terra nullius, un espace intégralement « disponible », offert au « vouloir occidental » et exposé au déploiement de ses appareils de capture politiques et technologiques15. Avec l’hégémonie sur l’Atlantique exercée par les puissances ibériques et l’annexion coloniale de vastes pans du monde, l’Europe commence à se projeter comme le centre politique et économique du système-monde émergent, et comme le centre symbolique de l’Univers. Dans cette nouvelle configuration polarisée, les Indes occidentales deviennent l’entrepôt des marchandises tangibles et immatérielles qui alimentent, des siècles durant, les bourses et les imaginaires du Vieux Monde.

L’entreprise coloniale est essentiellement menée par des contingents d’hommes en quête de promotion sociale. La prise de terre s’accompagne dès lors systématiquement d’une appropriation prédatrice du corps des femmes des sociétés vaincues. La violence sexuelle comme arme de conquête et d’expropriation des peuples autochtones – qui est une constante des politiques coloniales – débouche sur ce qu’on appellera plus tard le métissage. Le phénomène prend une telle ampleur dès la seconde moitié du XVIe siècle qu’il devient une préoccupation lancinante des autorités coloniales locales et métropolitaines, qui lui consacrent une réflexion biopolitique spécifique. Le pouvoir colonial ibérique se fonde en effet sur une distinction marquée entre Européens et « Indiens » impliquant une division du corps social en deux républiques strictement ségréguées et hiérarchisées (la República de Españoles et la República de Indios) et une stricte division du travail selon des critères ethniques. Or les « sang-mêlé » menacent de gripper cette mécanique coloniale. Le métissage des populations provoque le glissement progressif de ce qui fut à l’origine une société de castes – avec trois grands groupes, les Espagnols, les Indiens et les Noirs16 – vers une société dans laquelle la race – fondée sur le phénotype et le lignage biologique – devient un élément central du processus de classification sociale. L’intériorisation sociale de la suprématie blanche entraîne une survalorisation des logiques de différenciation raciales. Dès le XVIIe siècle, les colonies américaines deviennent, sinon légalement, du moins en pratique, des ethnocraties dans lesquelles l’ensemble des sujets sont classés et socialement hiérarchisés en fonction de leur degré d’éloignement par rapport à l’idéal de la blancheur incarné par l’Espagnol péninsulaire.

Le système administratif centralisé instauré par les couronnes ibériques rend possible la cooptation d’une grande partie des Espagnols américains – les Criollos17. Bien qu’occupant une position sociale inférieure à celles des Espagnols nés en Espagne, les Criollos ont pu, à la différence des autres groupes ethniques, intégrer l’appareil administratif et ecclésiastique espagnol. Leur position spécifique, leur participation active et prolongée au maintien d’une hégémonie blanche garante de l’ordre colonial rendent problématique jusqu’à la notion d’« indépendance », pourtant présentée comme un moment fondateur des histoires nationales latino-américaines. Alors que la domination politique et administrative directe de la métropole ibérique prit fin, dans la plus grande partie du sous-continent, au cours du premier tiers du XIXe siècle, le colonialisme et son ingénierie sociale persistèrent à structurer, selon des modalités diverses et sur de nouvelles bases institutionnelles, les sociétés latino-américaines. Pour l’anthropologue argentine Rita Laura Segato, l’avènement des républiques latino-américaines, loin d’amorcer une quelconque décolonisation, ne fut en réalité que la poursuite du colonialisme sous de nouveaux atours :

Les États républicains fondés par les élites criollas n’ont pas signifié une vraie rupture par rapport à la période de l’administration coloniale, comme la narration mythique-historique nous l’a fait croire, mais une continuité dans laquelle le gouvernement, désormais ancré dans l’espace géographique proche, fut instauré pour recevoir en héritage les territoires, les biens et les populations qui étaient auparavant sous la coupe de l’administration ultramarine. Les prétendues indépendances ne furent en réalité rien d’autre que le transfert de ces biens de là-bas vers ici, mais un aspect fondamental demeura : l’extériorité radicale des administrateurs vis-à-vis du monde qu’ils devaient administrer18.

L’émergence des figures de l’État-nation et de son corollaire, la citoyenneté, adossées à l’idéologie de l’Ordre, de la Loi et du Progrès, ne font que renforcer la domination des élites blanches créoles sur les populations indiennes, noires et métisses dont l’intégration à la sphère publique reste, dans le meilleur des cas, purement formelle. La reconnaissance rhétorique de l’égalité raciale sert le plus souvent de paravent à un processus de recolonisation agressive et de privatisation des territoires collectifs des peuples indigènes. Du Mexique à l’Argentine, la « mission civilisatrice » menée sous la bannière de la nation par les élites politiques et intellectuelles blanches prend la forme de vastes politiques volontaristes de désindianisation et de désafricanisation des sociétés nationales. Dans les pays d’Amérique latine où se trouvaient encore des communautés autochtones ou noires numériquement importantes (comme au Mexique, au Pérou, en Bolivie ou au Brésil), cette volonté d’homogénéisation s’appuie sur une biopolitique de métissage visant in fine à blanchir, dans un sens tant culturel que biologique, les populations. Ce projet eugéniste possède deux versants apparemment contradictoires mais en réalité parfaitement complémentaires : d’un côté, une politique institutionnelle visant à rédimer les sujets issus de « races dégénérées » en les incorporant à la société blanche-créole ; de l’autre, une politique tacite de l’abandon visant à « laisser mourir » ces vies et ces formes d’existence « archaïques ». Dans de nombreux pays du sous-continent, la gestion biopolitique des populations perçues comme inassimilables prend une tournure ouvertement purgative. C’est notamment le cas dans la Patagonie argentine, où elle débouche, à la fin du XIXe siècle, au nom de l’incorporation du « désert » à l’ordre national et à la civilisation, sur le génocide des dernières « sociétés sans État ».

La célébration simultanément biologiste et culturaliste du métissage – comme synthèse harmonieuse des races – qui se répand dans une bonne partie du sous-continent après la révolution mexicaine (1910-1920)19 ne signifie nullement la fin du vieux motif de la « guerre des races » : transformée en mythe fondateur des nations latino-américaines, elle permet de naturaliser les privilèges des élites, dorénavant redéfinies comme métisses, tout en éludant le problème fondamental de l’accès aux ressources de l’ordre social, produit d’une domination coloniale multiséculaire20. Le discours du métissage a constitué et constitue encore un dispositif biopolitique d’une grande efficacité symbolique : occultant ses liens organiques avec le pouvoir colonial et ses effets d’exclusion concrets, il se présente comme le mouvement naturel et imparable de l’histoire collective latino-américaine. Le mythe tenace de la democracia racial brésilienne en est un très bon exemple : formulé à la fin du XIXe siècle et conceptualisé dans sa forme la plus aboutie par l’historien Gilberto Freyre (1900-1987) dans son ouvrage Casa-Grande & Senzala (1933)21, il a durablement consacré l’idée d’une nation brésilienne sans discrimination raciale, dans laquelle le métissage (miscigenação) et le syncrétisme des cultures constitueraient le socle de la démocratie.

Depuis les années 1990, la montée en puissance des mouvements autochtones et afro-descendants a largement contribué à affaiblir le discours assimilationniste du métissage, contraignant les États latino-américains à réformer substantiellement les modes de gestion de l’altérité : le mot d’ordre n’est plus celui de l’assimilation à la culture dominante créole, mais celui de la reconnaissance des identités ethniques. Cette conversion s’est toutefois produite dans un contexte de fortes contraintes économiques et sociales qui a conditionné son application : en Amérique latine, la reconnaissance de la diversité culturelle s’est en effet trouvée presque systématiquement articulée à des politiques de désengagement étatique – à travers notamment la promotion de formes d’autogestion des communautés « autochtones » dans le cadre de l’application stricte des réformes néolibérales. Ces politiques de reconnaissance de la diversité à travers, tout particulièrement, l’incorporation de références à l’ethnicité dans les textes constitutionnels ont par ailleurs bien souvent permis, à des gouvernements en mal de légitimité, de coopter à moindre coût les secteurs sociaux les plus sensibles aux questions de discrimination culturelle tout en radicalisant les logiques de dépossession néocoloniales. Comme l’a souligné l’anthropologue mexicain Luis Vasquéz, en Amérique latine, la reconnaissance des droits culturels a souvent fonctionné, de facto, comme une monnaie d’échange contre des droits sociaux largement liquidés pendant le tournant néolibéral des années 199022.

La logique coloniale du pouvoir n’a pas seulement persisté sous la forme d’un colonialisme interne : elle prit aussi, immédiatement après la dissolution de l’Empire hispano-américain, la forme de « pactes néocoloniaux » entre les jeunes États-nations et les nouvelles puissances hégémoniques (l’Angleterre et les États-Unis) qui ont façonné durablement la nature de l’insertion économique et politique de la région dans le système-monde capitaliste. Abandonnant le « fardeau » d’une administration coloniale directe, les puissances industrielles émergentes du nord de l’Atlantique optèrent pour des formes indirectes – essentiellement financières et commerciales – de contrôle des nations nouvellement indépendantes. Jusqu’au début du XXe siècle, l’Angleterre, principale source mondiale de capital, imposa sa puissance navale, industrielle, financière et culturelle à l’ensemble du sous-continent, n’hésitant pas, lorsque la Pax britannica se trouvait contestée par des peuples ou des gouvernements « irresponsables », à recourir à une « diplomatie de la canonnière ». Dans cette configuration renouvelée de l’économie atlantique, les nations latino-américaines ont été assignées à la position périphérique de pourvoyeuses de matières premières pour les puissances du centre. Mais c’est surtout au niveau des relations sociales de production qu’apparaissent le plus clairement les limites des décolonisations latino-américaines. L’intégration des régions rurales au sein du nouvel ordre capitaliste mondial a pris la forme, pour la majorité des populations paysannes, noires et indiennes, d’une seconde féodalisation (néo)coloniale. Le système de péonage – ou servitude pour dette – fut non seulement maintenu dans une grande partie de l’Amérique rurale, mais encore étendu, sous des formes particulièrement féroces et dévastatrices, dans les territoires soumis à l’économie extractiviste. Ce fut notamment le cas dans les zones de collecte du caoutchouc dans le nord-est de l’Amazonie, où se répandit à la fin du XIXe siècle ce que l’anthropologue Michael Taussig appelle une « économie de la terreur » qui décima en quelques décennies les populations autochtones23.

Le déclin des prétentions impériales britanniques en Amérique ne signifia pas, tant s’en faut, la fin des politiques néocoloniales dans la région. Au tournant du siècle, la nouvelle puissance globale, les États-Unis, possédait les moyens matériels de concrétiser ses velléités conquérantes, formulées dès 1823 dans la fameuse doctrine Monroe – « l’Amérique aux Américains24 ». La guerre contre l’Espagne en 1898, en précipitant l’occupation de Cuba et l’annexion de Puerto Rico, consacra le début de la mainmise nord-américaine sur la région et de la soumission durable des pays d’Amérique latine aux intérêts impériaux des États-Unis. Outre la mise en place d’une « politique du dollar » visant à faire peser la suprématie financière et économique dans la région, la première moitié du XXe siècle fut aussi marquée par la multiplication – sans déclaration de guerre formelle – des interventions militaires en Amérique centrale et dans les Caraïbes25. Les décennies suivantes entérinèrent l’influence des États-Unis dans la conduite des politiques internes des États latino-américains. Au nom du concept de « défense hémisphérique » contre l’impérialisme soviétique, puis de « guerre contre la drogue », Washington a déployé un large répertoire d’actions politico-militaires pour perpétuer la gouvernance impériale de la région : soutien logistique et politique à la « guerre sale » contre l’« ennemi intérieur » menée par les dictatures de sécurité nationale du Cône Sud des années 1970, appui militaire massif aux gouvernements répressifs et aux insurrections contre-révolutionnaires en Amérique centrale au cours des années 1980, interventions militaires directes, transnationalisation de questions relevant de la sécurité intérieure, exportation de politiques répressives, etc. Les modalités coercitives de cet interventionnisme sont indissociables d’un projet géopolitique plus vaste visant à la construction d’une hégémonie néolibérale à travers l’« exportation de la démocratie » et des bonnes pratiques de gouvernance économique telles que définies par le « consensus de Washington » de la fin des années 198026. Articulé à des stratégies politiques internes aux groupes dominants, ce projet a débouché sur une profonde refondation des économies et des sociétés latino-américaines, renforçant partout et jusque dans les territoires les plus reculés, non seulement le fardeau imposé du capital transnational et le modèle d’accumulation fondé sur l’exportation des matières premières, mais aussi le pouvoir néocolonial des élites eurocentriques. Comme le signale l’écrivain militant Raúl Zibechi, la logique spatiale du capitalisme extractiviste, qui s’est imposé et renforcé partout en Amérique latine depuis deux décennies, remet en vigueur les schémas coloniaux les plus féroces27 : occupation des territoires (méga-mines à ciel ouvert, agro-industrie de monoplantation, monocultures, tourisme extractiviste, etc.) ; expulsion ou désintégration organisée des communautés paysannes ; mise en place d’économies d’enclave qui consacrent l’extraterritorialité juridique des acteurs économiques ; militarisation des territoires, souvent laissés aux mains de milices para-étatiques. Dans ces zones de sacrifice, le principal instrument d’« accumulation par dépossession » – selon l’expression de David Harvey28 – n’est pas la privatisation, mais l’expropriation violente des territoires, des lieux du déploiement de la vie, et la destruction des conditions mêmes de possibilité de la vie. En ce sens, comme l’a soutenu le sociologue mexicain Pablo González Casanova, la conquête de l’Amérique n’est pas un événement qui appartient au passé : elle est le nom d’un mécanisme récurrent qui, sous des formes plus ou moins explicites et à des échelles multiples, produit et reproduit sans cesse des rapports coloniaux29.

Une relecture critique de l’histoire de l’Amérique latine ne peut pas se contenter d’énumérer les multiples formes de colonialisme qui ont émaillé l’histoire du continent. Elle se doit aussi de prêter attention aux « grondements sourds de la bataille », autrement dit, aux luttes, aux tensions et aux ruptures qui leur sont coextensives. Car les discours et les pratiques coloniales ont aussi, comme le souligne l’historienne bolivienne-aymara Silvia Rivera Cusicanqui, contribué à l’émergence, dans les marges subalternes des nations, d’une multitude de pratiques et de stratégies de réinvention sociales et politiques :

Bien que la modernité historique ait impliqué l’esclavage des peuples indiens, elle constitua en même temps une arène de résistances et de conflits, une scène propice au déploiement de stratégies contournantes et contre-hégémoniques, ainsi que de nouveaux langages et projets indiens de la modernité30.

Dès le XVIe siècle, les communautés indiennes et afro-caribéennes, premières victimes historiques du processus de conquête moderne/colonial, inventèrent des formes collectives de résistance et de réinvention politique visant non seulement à desserrer le carcan des structures sociales de domination, mais parfois aussi à renverser l’ordre social moderne/colonial. Des territoires autonomes administrés par les esclaves fugitifs, comme le Quilombo dos Palmares (1605-1694)31, aux communautés zapatistes autonomes en lutte, en passant par le grand cycle des révoltes pan-andines à la fin du XVIIIe siècle32, la révolution haïtienne, l’insurrection messianique et populaire des Canudos au Brésil (1893-1897) ou la « guerre de l’eau » menée en 2000 par les communautés aymaras à Santa Cruz en Bolivie, l’histoire moderne et contemporaine de l’Amérique latine est aussi l’histoire des multiples et inlassables formes de résistance systémiques et non systémiques organisées par les sujets subalternes contre les effets durables de la colonialité du pouvoir.

Reste que ces irruptions radicales des « absents de l’histoire » ne sont que les formes les plus explicites d’un vaste répertoire de pratiques subversives, souvent silencieuses, inscrites dans la trame même de la vie quotidienne des groupes subalternes. Ces pratiques n’ont été possibles que parce qu’elles s’enracinent dans un solide socle épistémique : face à l’expropriation matérielle et immatérielle systématique, face à la transformation de leur monde de la vie en « monde de la mort33 », face aux stratégies d’accumulation par dépossession, les habitants de la « zone du non-être » se sont dotés de manières d’être, de connaître et de s’organiser à même de contrecarrer les effets dévastateurs de la colonialité du pouvoir.

Depuis la conquête commencée en 1492, l’histoire de l’Amérique latine a été marquée à la fois par la continuité de structures coloniales et par la persistance des luttes décoloniales. Aujourd’hui encore, dans un contexte global de « mondialisation » néolibérale, il est difficile de comprendre les rapports de pouvoir et les tensions qui traversent les sociétés latino-américaines sans prendre en compte le colonialisme structurel qui a marqué leur histoire. À bien des égards, comme l’observe le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel, la décolonisation y reste un programme largement inachevé :

Si l’on conçoit le colonialisme comme un rapport politique, économique, sexuel, spirituel, épistémologique, pédagogique, linguistique de domination métropolitaine dans le système monde, et comme un rapport culturel/structurel de domination ethno-raciale, les mal nommées républiques indépendantes d’Amérique latine et des Caraïbes restent des territoires à décoloniser34.

La bifurcation spatiale et chronologique que propose l’approche décoloniale dégage de nouveaux points de vue, non seulement sur la temporalité mais aussi sur la nature des relations de pouvoir colonial. Ce déplacement entraîne tout d’abord une mutation cruciale de l’objet d’étude : le point focal de la perspective décoloniale n’est plus tant le colonialisme, ni même d’ailleurs les traces qu’il aurait laissées dans les sociétés contemporaines, que la forme du pouvoir qu’inaugure l’arraisonnement violent de l’Amérique au monde occidental, et qui survit au démantèlement des structures politiques et juridiques du colonialisme historique – à savoir, la colonialité. Pour les théoriciens décoloniaux, le colonialisme n’est que l’une des manifestations historiques d’un régime de colonialité, hétérogène et dynamique, qui se déploie sur la longue durée35. Ce constat en appelle un autre : les décolonisations ayant laissé intactes les multiples relations raciales, ethniques, de genre, épistémiques et économiques qui fondent l’asymétrie Nord/Sud, il devient nécessaire de mettre en œuvre une deuxième décolonisation ou, plus exactement, une opération de décolonialité.

Cette redéfinition du champ analytique implique un renversement de l’ordre des phénomènes. La colonialité n’est pas le résidu ou la séquelle d’une tache originelle ; elle est une structure profonde, enracinée dans les institutions, les pratiques sociales, les schèmes collectifs de pensée, qui conditionne et légitime la répartition des ressources à toutes les échelles de la vie sociale. La colonialité, c’est, pour reprendre l’expression du philosophe marxiste équatorien Bolívar Echevarría, une « conquête ininterrompue36 » qui, depuis l’événement singulier de 1492, et selon des modalités variables, opère une appropriation violente du réel, produit sa propre réalité et lui impose, ce faisant, ses conditions de visibilité et d’intelligibilité.

Déplacements théoriques

Le décentrage chronologique et le glissement d’une histoire du colonialisme à une critique de la colonialité permettent aux théoriciens décoloniaux d’interroger à nouveaux frais les conditions historiques de formation de la modernité. En portant leur regard sur l’événement singulier de la conquête hispanique de l’Amérique et sur les mutations qu’il rend possibles, la ligne décoloniale propose une relecture des origines de la modernité qui se départ de l’interprétation évolutionniste dominante issue des Lumières. Les procédures violentes de destruction de l’Autre mises en œuvre dans l’Amérique coloniale jettent une lumière plus vive sur la mécanique destructrice qui est au cœur du processus historique d’expansion matérielle et symbolique de l’Occident. À partir de cette relecture « américaniste » de l’émergence du colonialisme, l’approche décoloniale développée par le réseau M/C/D propose une série d’opérations théoriques fondamentales.

Premièrement, la perspective décoloniale relocalise les origines de la modernité au moment de la conquête de l’Amérique et de la domination des puissances ibériques sur les mondes atlantiques, entre la fin du XVe siècle et le début du XVIe. Dans la définition qu’en propose le philosophe argentin Enrique Dussel, la modernité est liée à l’opération par laquelle l’Europe s’institue symboliquement comme le centre de l’histoire mondiale et ordonne hiérarchiquement l’ensemble des civilisations et des systèmes culturels coexistants en fonction de ses exigences37. Cette nouvelle périodisation permet de rompre avec l’interprétation diffusionniste et eurocentrée de la modernité qui affirme que celle-ci, en tant que phénomène social et culturel à vocation universelle, est le résultat du développement interne et autonome d’une série de spécificités culturelles propres à l’Occident, et que les innovations qu’elle a engendrées se sont déplacées, par vagues successives, de l’Europe vers la périphérie38.

Deuxièmement, la réinscription de la modernité dans le contexte de la colonisation européenne de l’Amérique permet de rendre manifestes les processus de colonisation, de dépossession, de saccage et parfois de liquidation des mondes non européens mis en œuvre par l’invasion ibérique des mondes américains. La transition à la modernité ne fut pas le résultat du développement d’une série de dynamiques culturelles intrinsèques à l’Europe, mais un processus relationnel, qui s’élabora, dès le début, dans la confrontation avec une altérité. En ce sens, on peut affirmer que la modernité « réellement existante » est originairement liée à la violence coloniale, une violence qui réorganise la diversité du monde en un système hiérarchique universel.

Troisièmement, la critique décoloniale identifie le processus de racialisation de la différence – soit le dispositif de classement hiérarchique des êtres humains – comme l’élément central de la modernité occidentale. Selon le sociologue péruvien Aníbal Quijano, les premières formes de hiérarchisation de la différence et de classification ethnoraciale ont émergé au moment de la colonisation des mondes américains, au XVIe siècle. De l’Amérique, elles ont été étendues à l’ensemble des populations non européennes, établissant de fait une « ligne abyssale » de séparation entre les populations de la « zone de l’être » et celles de la « zone du non-être39 ». Comme le souligne Mignolo, dans un monde marqué par les logiques déterritorialisantes du capital transnational, cette ligne de fracture excède désormais la « distinction classique entre centres et périphéries » : « Hier, la différence coloniale se situait à l’extérieur, loin du centre. Aujourd’hui, elle est partout, dans les périphéries du centre et dans les centres de la périphérie40. » La philosophe argentine María Lugones a élaboré une approche intersectionnelle qui enrichit la définition de la colonialité du pouvoir proposée par Quijano. Elle affirme que l’imposition coloniale du genre, au même titre que les procédures de racialisation, est constitutive de la colonialité41.

Quatrièmement, l’approche décoloniale fait de l’eurocentrisme la forme spécifique du savoir produit dans le cadre de la colonialité/modernité. L’eurocentrisme est plus qu’un ethnocentrisme parmi d’autres. Indissociable du rapport de force global qu’instaure l’Occident à partir du XVIe siècle et du déploiement concomitant du système-monde moderne, il est, selon l’expression de Dussel, le premier et le seul ethnocentrisme dont la portée est « réellement mondiale42 ». La suprématie cognitive, théologique, esthétique et éthique que s’attribue l’Europe puise en effet ses racines dans la domination coloniale du monde. Surgissant au moment où l’Europe soumettait les sociétés américaines et instaurait sa souveraineté exclusive sur leurs territoires, cette suprématie fut d’emblée naturalisée et dissociée de la violence qui la rendait possible. En conséquence, l’eurocentrisme peut être interprété comme une opération d’« inversion des relations entre la primauté culturelle et la domination politico-économique43 » : l’asymétrie globale dérivant de la centralité économique et politique de l’Europe fut présentée comme la conséquence et la preuve de l’exceptionnalisme civilisationnel européen. Le rapport au monde découlant de l’expérience particulière de l’Europe s’instaura dès lors comme un « devoir-être » universel, valable pour tous. Mais, comme le souligne l’anthropologue vénézuélien Pablo Quintero, l’eurocentrisme ne s’impose pas par la seule force des armes, il le fait aussi par le biais de stratégies plus subtiles – mais tout aussi efficaces – comme la dévalorisation des autres formes de rapport au monde, ou la production de subjectivités et de désirs fonctionnels au projet moderne/colonial :

Sa caractéristique la plus marquante a été sa capacité à imposer aux dominés un miroir déformant qui les oblige dorénavant à se voir à travers les yeux du dominateur, occultant leurs perspectives historiques et culturelles autonomes. Ainsi, l’eurocentrisme n’est pas exclusivement la perspective subjective des dominateurs du capitalisme mondial, mais aussi celle de l’ensemble des personnes éduquées sous son hégémonie44.

Les multiples manières subalternes, populaires, vernaculaires, locales ou régionales de penser et de configurer le monde se sont vues discréditées, exclues du domaine de la connaissance légitime et, finalement, tenues pour inexistantes. En ce sens, comme l’affirme Grosfoguel, l’eurocentrisme « est un fondamentalisme qui ne tolère ni n’accepte la possibilité que d’autres épistémès puissent exister ou que les non-Européens puissent penser45 ».

Face à la destruction ininterrompue des autres savoirs au nom de la raison occidentale, la perspective décoloniale prétend réhabiliter et renouer avec des traditions intellectuelles, des imaginaires sociaux, des modalités alternatives de relation avec la nature, ancrées dans les expériences de résistance des peuples non européens qui ont fait face à l’expropriation coloniale. Mais la reprise et la réarticulation de ces traditions n’ont nullement pour objectif d’organiser le sauvetage de cultures « authentiques ». Loin de tout fondamentalisme ethnopolitique, le travail de valorisation de ces alternatives vise avant tout à restaurer, à l’intérieur et en dehors de l’académie, les conditions de possibilité d’une véritable « écologie des savoirs46 ». La perspective décoloniale propose ainsi, face à l’illusion universaliste du savoir eurocentré, une politique du savoir capable de s’ouvrir à d’autres manières d’existence et de produire de nouveaux modes d’accès au monde. Il s’agit, selon l’expression désormais bien connue des zapatistes, d’œuvrer à l’émergence d’un « monde dans lequel existent de nombreux mondes ».

On l’a dit, la spécificité de l’orientation interprétative de la perspective décoloniale tient aussi à son ancrage généalogique. Alors que les Postcolonial Studies puisent leurs références dans la théorie critique française des années 1970 et 1980 – importée sous l’étiquette de « poststructuralisme » –, la démarche décoloniale a construit son appareil théorique à partir d’une reprise critique des thèmes et des schèmes élaborés par l’école de critique sociale latino-américaine. L’orientation analytique de la majorité des approches décoloniales et, d’une manière plus générale, leur ancrage dans le terrain disciplinaire des sciences sociales constituent d’ailleurs l’un des éléments de divergence les plus significatifs vis-à-vis de la théorie postcoloniale. Dans l’introduction programmatique au volume Le Tournant décolonial, Castro-Gómez et Grosfoguel réaffirment ainsi, contre les analyses qui postulent l’hétérogénéité des terrains sociaux et symboliques, la nécessité d’articuler l’exploration des mécanismes représentationnels à l’analyse historico-structurelle :

Dans la perspective décoloniale adoptée par le groupe Modernité/Colonialité, la culture est toujours inextricablement liée aux (et non dérivée des) processus de l’économie politique. À l’instar des études culturelles et postcoloniales, nous reconnaissons l’étroite imbrication entre le capitalisme et la culture […]. Cependant, les études culturelles et postcoloniales ont négligé le fait qu’il n’est guère possible de comprendre le capitalisme global sans tenir compte de la manière dont les discours raciaux organisent la population mondiale selon une division internationale du travail qui a des implications économiques directes : les « races supérieures » occupent les positions les mieux rémunérées, tandis que les « races inférieures » sont assignées aux formes de travail les plus coercitives et les plus mal rémunérées47.

Cette mise au point épistémologique est aussi une « prise de position » stratégique à l’intérieur du champ global des études postcoloniales où la question de la (dé)colonisation des savoirs peine à trouver une traduction concrète. On peut l’interpréter à la fois comme une critique générale de l’eurocentrisme épistémologique qui caractérise, au niveau global, la production du savoir légitime dans les sciences sociales et comme une rupture située vis-à-vis des logiques dominantes dans le champ des études liées au Colonial Turn, jugées trop inféodées au canon de la théorie critique euro-étatsunienne. En s’attachant en effet la mémoire des pensées critiques latino-américaines, les auteurs décoloniaux prétendent réhabiliter et se réapproprier un héritage politique et culturel rendu dévalorisé, et opérer, par là même, une critique en acte de l’eurocentrisme méthodologique qui constitue selon eux l’un des impensés fondamentaux du postcolonialisme anglo-étatsunien. Reprenant à leur compte la Politics of location48 théorisée par le féminisme afro-américain, ils revendiquent l’élaboration d’un travail de conceptualisation situé qui se nourrit des interrogations construites dans une expérience historique collective singulière, forgée dans une trajectoire temporelle et un lieu particulier.

Cette tâche de réappropriation n’a rien d’un culturalisme ethnocentrique : elle ne vise pas à promouvoir l’usage exclusif de catégories vernaculaires. Elle consiste plutôt à affirmer la nécessité d’un dialogue symétrique entre les productions théoriques issues d’espaces non hégémoniques et celles forgés dans le Nord global. Pour les chercheurs décoloniaux, l’Amérique latine ne peut plus être appréhendée à l’aune du seul miroir scientifique « occidentaliste » : elle n’est pas seulement un objet d’étude dont les pathologies, les excentricités et les échecs répétés viendraient rendre témoignage du « mal-développement » engendré par le(s) colonialisme(s), mais l’espace géoculturel où les logiques de la colonialité, articulées au capitalisme mondial, ont été inventées, mises en place et perpétuées. Un espace possédant sa propre histoire interne, où ces logiques ont suscité de puissants mouvements de contestation ; un espace multiple et fragmenté, enfin, où le discours de savoir – formulé à travers des institutions, des pratiques et des stratégies hégémoniques et contre-hégémoniques – n’est pas seulement emprunté, recyclé, adapté, mais aussi produit.

L’interrogation sur le colonialisme et ses métamorphoses est en effet riche d’une longue tradition politique qui plonge ses racines à la fois dans les pratiques de résistance des groupes subalternes et dans les discours des intellectuels créoles, qui, à partir du XIXe siècle, commencèrent à développer une vision relationnelle de la différence économique, politique et culturelle à l’échelle globale et, partant, à mettre en évidence le rôle de la métropole – en tant que centre du pouvoir et lieu d’accumulation des différentes formes de capital – dans la création et le maintien de ce système des inégalités globales. Il est indéniable que l’émergence de la région comme périphérie coloniale du système-monde moderne dès le XVIe siècle et son insertion périphérique au sein du système capitaliste global ont conditionné la manière dont s’est structurée et organisée la pensée théorique, en particulier dans son rapport à la sphère politique. Les questions relatives à la distribution inégalitaire des ressources à l’échelle mondiale, au sous-développement, à la subordination économique et politique, à l’hétéronomie culturelle traversent en effet l’ensemble du champ intellectuel depuis la seconde moitié du XIXe siècle. La nature même des enjeux soulevés par ces interrogations permet de saisir la double spécificité de la tradition critique latino-américaine. Celle-ci se présente à la fois comme une pensée totalisante qui cherche à rendre compte de la dimension globale des dynamiques sociales, et comme une théorie du changement social. L’interprétation de la réalité et sa transformation y apparaissent souvent comme deux aspects rigoureusement inséparables.

Les traditions critiques latino-américaines

Au cours du XXe siècle, la question des traces laissées par le colonialisme et de la perpétuation de ce dernier sous de nouvelles formes a constitué l’une des préoccupations les plus constantes de ce vaste champ hétérogène que l’on appelle les « pensées critiques » latino-américaines. La perspective décoloniale n’est en réalité que le dernier maillon d’une longue tradition de réflexion critique qui a cherché à penser la spécificité de l’expérience latino-américaine de la modernité capitaliste. Les notions, à bien des égards complémentaires, de colonialisme, de néocolonialisme, de colonialisme interne, de périphérie, de dépendance et, plus récemment, de colonialité sont autant de balises qui, depuis différentes approches, interrogent les formes de domination externes et internes qui ont marqué l’histoire du sous-continent depuis l’invasion européenne à la fin du XVe siècle.

Précurseurs et marxistes hétérodoxes

Si les premières interrogations sur la portée réelle des processus d’émancipation nationale apparaissent dès la première moitié du XIXe siècle sous la plume d’intellectuels libéraux argentins comme Esteban Echevarría, Juan José Alberdi ou Domingo Faustino Sarmiento, on peut considérer que c’est le latino-américanisme théorisé à la fin du XIXe siècle par l’essayiste, poète, journaliste et militant indépendantiste cubain José Martí (1853-1895) qui constitue la première tentative d’élaboration systématique d’un anticolonialisme spécifiquement latino-américain, articulant affirmation subjective et analyse des conditions objectives de la subordination (néo)coloniale.

Le dernier quart du siècle est, pour l’Amérique latine, une période charnière marquée par l’agonie du colonialisme espagnol, par la fin de la Pax britannica et par l’émergence concomitante de l’hégémonie impériale des États-Unis dans l’hémisphère. Le contrôle de l’espace caribéen, en particulier, devient l’axe prioritaire de la politique impériale des États-Unis qui cherchent à mettre fin aux pactes coloniaux et néocoloniaux qui liaient encore les nations latino-américaines à l’Europe. L’insurrection cubaine contre la métropole espagnole en 1895 fournit aux États-Unis l’occasion d’une « entrée en scène » fracassante parmi les puissances impériales. La victoire militaire de 1898 sur l’Espagne leur assure la mainmise sur les dernières colonies espagnoles en Amérique (Cuba et Porto Rico) et le contrôle définitif sur ce qui va désormais être considéré comme leur arrière-cour (backyard). Militant de la cause indépendantiste cubaine, exilé pendant de longues années aux États-Unis (de 1881 à 1895), Martí est particulièrement lucide quant aux implications de la politique panaméricaine promue par les États-Unis.

L’organisation par les États-Unis de la première Conférence panaméricaine en octobre 1889 marque le début d’une prise de conscience régionale quant aux intentions géopolitiques, stratégiques et économiques de la nouvelle puissance impériale. Pour Martí, le discours de la coopération interrégionale et de la lutte contre l’influence européenne dans la région dissimulait difficilement la nature des intentions étatsuniennes. Le panaméricanisme devient un outil de géopolitique impériale qui vise à étendre l’application de l’idéologie de la « destinée manifeste » à l’ensemble du continent. Dans un article publié dans le journal La Nación de Buenos Aires, Martí lance un cri d’alerte : le danger ne se situe plus tant dans le colonialisme archaïque de l’Europe que dans les ambitions continentales du géant du Nord :

Il n’y a jamais eu en Amérique, depuis l’indépendance, une affaire qui exige plus de bon sens, qui oblige à plus de vigilance, qui impose un examen plus clair et plus approfondi que l’invitation lancée par les puissants États-Unis, qui regorgent de produits invendables et sont déterminés à étendre leur mainmise aux nations américaines moins puissantes […]. L’Amérique espagnole a su se libérer de la tyrannie espagnole ; mais à présent, après avoir vu les antécédents, les causes et les facteurs de cette invitation, il devient impérieux de dire, car telle est la vérité, que le moment est venu pour l’Amérique espagnole de déclarer sa seconde indépendance49.

Pour Martí, la dépendance de la région et sa vulnérabilité face aux visées impériales des grandes puissances viennent de loin : elles dérivent de l’empreinte persistante laissée par la longue histoire coloniale du continent.

Dans son célèbre manifeste programmatique Nuestra América (1891), Martí affirme que les pratiques sociales et culturelles sur lesquelles repose la domination coloniale ibérique ont perduré après les indépendances : « La colonie continua d’exister dans la République50. » Une fois ce constat posé, Martí prône une profonde transformation des structures sociales internes – à travers, notamment, la suppression des formes de travail servile fondées sur les différences raciales – et une intégration régionale à même de modifier l’équilibre des forces entre le nord et le sud du continent. Reste que, pour Martí, la transformation des équilibres géopolitiques n’est possible que si elle s’appuie sur un patient travail de décolonisation culturelle. La perpétuation des anciennes formes coloniales et l’avènement de nouvelles formes de domination externes s’enracinent en effet dans la dépendance intellectuelle des classes dominantes et des intellectuels européanisés envers les modèles forgés dans le Nord :

L’incapacité n’est pas le fait de la patrie à sa naissance, de cette patrie qui requiert des formes appropriées à sa nature et une grandeur d’utilité, mais bien de ceux qui prétendent régir des peuples originaux, à la composition singulière et violente, au moyen de lois puisées dans l’héritage de quatre siècles de libre gouvernement aux États-Unis, de dix-neuf siècles de monarchie en France51.

Martí prend pour cible le libéralisme romantique, qui avait fait de la liquidation de la barbarie – l’ensemble des formes sociales et culturelles « archaïques » propres aux sociétés rurales – et de l’européanisation des sociétés la tâche prioritaire et irrévocable de toute politique civilisatrice. Il affirme au contraire l’impérieuse nécessité d’inscrire l’action politique dans une connaissance précise du monde et de la société de Notre Amérique : « La bataille n’est pas entre la civilisation et la barbarie, mais entre la fausse érudition et la nature52. »

Les intuitions de Martí sur les logiques externes et internes par lesquelles se perpétue le colonialisme, alors très éloignées des idéologies officielles civilisatrices, sont enrichies, à partir de la seconde décennie du XXe siècle – dans un contexte d’exaltation lié aux conquêtes sociales de la révolution mexicaine –, par une nouvelle génération de penseurs et militants qui incorporent à leur réflexion les théorisations marxistes de l’impérialisme et les outils de l’analyse matérialiste. La génération moderniste, composée d’écrivains anticonformistes, avait développé, au tournant du siècle, un anti-nord-américanisme élitiste fondé sur une supposée incompatibilité civilisationnelle entre le latinisme et le saxonisme. Dans les premières décennies du XXe siècle, cette vision culturaliste du conflit Nord/Sud se voit supplantée par des approches anti-impérialistes axées sur les déterminants politiques et économiques de la domination. La notion d’impérialisme fournit par ailleurs à cette nouvelle génération un cadre d’analyse systémique et planétaire, qui lui permet non seulement de rapprocher l’expérience coloniale latino-américaine de celle d’autres mondes extra-européens mais aussi de tisser des liens avec le mouvement anticolonial mondial émergent. Car, si l’Amérique latine ne gravite pas dans la même orbite impériale que l’Asie ou l’Afrique, elle se trouve elle aussi sous l’effet d’une domination économique, politique et culturelle qui trouve sa source, en dernier ressort, dans l’organisation du système capitaliste à l’échelle globale53.

Deux figures centrales symbolisent le renouveau de la théorie politique latino-américaine des années 1920 : les Péruviens Victor Raúl Haya de la Torre et José Carlos Mariátegui. Ces deux intellectuels, issus des mêmes espaces de contestation, initialement proches idéologiquement mais dont les idées politiques ont pris des trajectoires différentes, ont contribué à orienter durablement le débat sur cette question en Amérique latine, au point d’incarner deux manières opposées d’envisager la libération sociale et politique du sous-continent : le réformisme national-populiste pour le premier, la révolution socialiste pour l’autre.

Victor Raúl Haya de la Torre (1895-1979) est le fondateur de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA), une organisation politique transnationale prônant la constitution d’un front uni multi-classe « indoaméricain » pour lutter, à l’échelle du sous-continent, contre l’impérialisme étatsunien et ses relais locaux, et créer les conditions d’un développement modernisateur autonome54. Si la lutte contre la domination impériale apparaît comme une priorité stratégique absolue de l’APRA, Haya de la Torre développe dans ses écrits programmatiques du début des années 1930 une intéressante réflexion sur la nécessité d’une décolonisation des cadres théoriques de l’action politique. Prenant comme modèles les révolutions mexicaine et chinoise, Haya de la Torre y affirme la nécessité de bâtir une théorie sociale et politique et une méthode d’action ancrées dans le continent américain – un marxisme « dialectique », débarrassé de ses schèmes dogmatiques et eurocentriques. Pour Haya de la Torre, l’impérialisme, tel qu’il se présente concrètement aux Latino-Américains, n’a pas grand-chose à voir avec la définition léniniste, alors défendue par l’Internationale communiste (IC)55 : « En Indo-Amérique, ce qui est en Europe le dernier stade du capitalisme en est le premier. Pour nos peuples, le capital immigré ou importé constitue l’étape initiale de son âge moderne56. » La thèse d’Haya de la Torre est limpide : en Amérique latine, le capitalisme n’est pas une forme organique, il s’est implanté à travers l’impérialisme. Cette redéfinition située du concept d’impérialisme impose une rectification de la visée stratégique. La lutte nationale du sous-continent contre l’impérialisme ne peut pas être appréhendée comme une simple étape d’un développement historique universel menant à la révolution prolétaire mondiale, elle doit constituer un programme politique en soi. Adoptant une position radicalement relativiste – qu’il aurait élaborée à la suite d’une rencontre avec Albert Einstein à Berlin, lors de son exil en Europe entre 1928 et 1931 –, Haya de la Torre affirme qu’il n’existe pas d’histoire humaine universelle mais un ensemble de champs historiques multiples et relativement autonomes. Les processus sociaux, culturels et politiques indo-américains se déploient dans un « espace-temps historique » spécifique et ne peuvent dès lors être rendus intelligibles que par un observateur situé et impliqué au sein de cette totalité sociale. Toute tentative de transposition acritique des théories nées en Europe ne peut conduire qu’à ce qui constitue d’après Haya de la Torre le grand mal de la région depuis les indépendances, à savoir le « colonialisme mental57 ». Si son charisme personnel et ses incessants voyages ont beaucoup contribué à la diffusion de ses idées dans toute la région, ils n’ont pas débouché sur la constitution d’un mouvement apriste continental. L’histoire politique de l’APRA reste, pour l’essentiel, un phénomène péruvien. Les thèses d’Haya de la Torre sur le développement autonome statocentré ont en revanche fortement influencé le national-populisme latino-américain, du gaitanisme colombien au péronisme argentin, et constituent l’un des soubassements idéologiques des théories de la dépendance.

L’abandon graduel de l’horizon d’une révolution socialiste dans le programme de l’APRA et la volonté de son leader de construire un parti sous hégémonie de la petite bourgeoisie conduisent l’éditeur et militant communiste internationaliste José Carlos Mariátegui (1895-1930) à prendre ses distances avec les thèses de son ancien compagnon de militance. Théoricien autodidacte, considéré par Eric Hobsbawm comme le penseur socialiste le plus original du continent58, Mariátegui a cherché à articuler, souvent contre l’universalisme abstrait promu par les partis communistes régionaux, la logique analytique du marxisme aux spécificités du mouvement historique et social latino-américain. La revue Amauta (1926-1930) est l’un des espaces fondamentaux de ce projet de réélaboration située. Profondément éclectique, ouverte à des points de vue multiples et contradictoires, la revue devient rapidement l’une des références régionales de l’avant-gardisme esthétique et politique et le centre névralgique d’un vaste réseau intellectuel et militant couvrant l’ensemble de la région. Dès ses premiers numéros, Amauta se singularise par sa volonté d’articuler les expressions les plus iconoclastes de l’avant-garde artistique, du marxisme et de l’indianisme politique et esthétique. L’« indigénisme révolutionnaire » est au cœur du projet esthético-politique de la revue59. Il a pour ambition de dépasser l’indigénisme dénonciateur et moralisant – qui ne concevait l’Indien que comme une métaphore de l’exploitation économique – et de mettre en valeur les virtualités politiques radicales dont l’indianité historique était porteuse60. Mais Amauta n’est pas seulement une revue d’avant-garde esthético-politique. Conçue comme un outil de conscientisation et tirée à près de 4 000 exemplaires, elle connaît, grâce aux contacts noués par Mariátegui et son groupe avec des figures saillantes du mouvement ouvrier, une diffusion significative auprès des travailleurs péruviens61.

À la suite de sa rupture avec l’APRA et Haya de la Torre, Mariátegui crée en 1928 le Parti socialiste péruvien (PSP) sur des bases marxistes-léninistes. Le nouveau parti adhère à la IIIe Internationale sans pour autant se transformer, comme l’exigeaient les textes fondateurs du mouvement, en parti communiste. En réalité, comme l’avaient d’ailleurs compris les dirigeants régionaux de l’IC, les réticences de Mariátegui ne se résumaient pas à un simple problème d’appellation : elles indiquaient surtout la liberté théorique et stratégique dont il entendait user vis-à-vis des analyses et des consignes officielles. De fait, le marxisme situé du PSP ne manqua pas d’entrer rapidement en conflit avec les positions de l’Internationale : la lecture des thèses de Mariátegui sur les questions de la race et de l’anti-impérialisme lors de la première Conférence communiste latino-américaine de Buenos Aires en juin 1929 rend manifeste l’écart entre les analyses et la méthode du penseur péruvien et celles des tenants latino-américains et soviétiques de la ligne officielle. Les analyses hétérodoxes du penseur péruvien furent rapidement enterrées par les communistes péruviens après sa mort en 1930. En réalité, comme le suggère Quijano, l’inadéquation fondamentale des thèses de Mariátegui au marxisme officiel est à chercher dans la manière dont elles réarticulent systématiquement les catégories eurocentriques en fonction de la réalité sociale concrète62.

La méthode de contextualisation radicale de Mariátegui n’est nulle part plus manifeste que dans son ouvrage fondamental Sept Essais d’interprétation de la réalité péruvienne (1928), fruit de la compilation et de la réélaboration d’articles publiés notamment dans Amauta. Persuadé que seule la connaissance précise des formations économiques et sociales non européennes permet d’en saisir la singularité et, partant, d’en cerner les potentialités stratégiques, Mariátegui y propose une étude détaillée des structures de la société péruvienne. Associant l’analyse structurelle à la perspective historique, Mariátegui montre que les subtiles imbrications entre classe, race et régime de propriété foncière, qui font la spécificité de la formation économique locale, doivent être appréhendées comme une manifestation du processus historique continental amorcé par la conquête coloniale. Son analyse des formes économiques et sociales engendrées par le colonialisme, en particulier le latifundium féodal, conduit Mariátegui à prendre ses distances vis-à-vis du schème unilinéaire, évolutionniste et eurocentré de l’histoire prôné par le marxisme officiel de la IIIe Internationale communiste. Pour Mariátegui, l’absence de bourgeoisie nationale progressiste au Pérou rend inopérant le dogme étapiste selon lequel les pays « arriérés » doivent réaliser une révolution démocrate-bourgeoise avant l’avènement du socialisme. Le capitalisme « colonial-féodal » existant au Pérou n’était pas la marque d’une arriération historique mais la forme caractéristique du capitalisme dépendant. Si les socialistes péruviens n’avaient rien à attendre de la bourgeoisie dépendante, ils avaient en revanche tout intérêt, du point de vue des perspectives stratégiques, non seulement à prendre au sérieux les rébellions indigènes qui secouaient alors le Pérou (plus de cinquante entre 1919 et 192363) mais aussi, et plus profondément encore, à incorporer les virtualités révolutionnaires de l’héritage andin. Les réflexions originales de Mariátegui sur le « communisme inca » lui permettent en effet d’imaginer un socialisme organiquement enraciné dans le monde, marginalisé mais toujours vivant, de l’expérience indienne. Au lieu d’appréhender ces formes sociales communautaires andines comme des rémanences stériles du « mode de production asiatique », Mariátegui cherche à en saisir les virtualités dialectiques. L’ayllu64, en particulier, en tant que forme actuelle d’un « esprit communiste » multiséculaire, pouvait constituer non seulement une alternative tangible à l’aliénation des rapports humains transformés en marchandises mais aussi la base symbolique d’un mouvement révolutionnaire ancré dans les conditions d’existence réelles des masses exploitées :

L’Indien, en dépit des lois de cent années de régime républicain, n’est pas devenu individualiste. Et ceci ne vient pas de ce qu’il est réfractaire au progrès comme le prétend le simplisme de ses détracteurs intéressés. Cela vient, bien plus, plutôt de ce que, sous un régime féodal, l’individualisme ne rencontre pas les conditions nécessaires à son affirmation et à son développement. En revanche, le communisme a continué à être pour l’Indien sa seule défense. L’individualisme ne peut prospérer et n’existe effectivement qu’à l’intérieur d’un régime de libre concurrence. Et l’Indien ne s’est jamais senti moins libre que quand il s’est senti seul. C’est pourquoi, dans les villages indiens où sont réunies des familles entre lesquelles se sont brisés les liens des biens et du travail communautaire, il subsiste encore de solides et tenaces habitudes de coopération et de solidarité qui sont l’expression empirique d’un esprit communiste. La commune correspond à cet esprit. Lorsque l’expropriation et la dispersion paraissent liquider la « commune », le socialisme indien trouve toujours moyen de la refaire, de la maintenir ou de lui trouver un substitut65.

Dans le sillage des analyses de Mariátegui sur l’impossibilité d’un développement capitaliste indépendant en Amérique latine, des intellectuels marxistes, comme l’historien et sociologue mexicain d’origine argentine Sergio Bagú, l’historien brésilien Caio Prado Junior ou l’historien chilien Luis Vitale, se sont attachés, au cours des décennies suivantes, à démontrer, contre les historiens proches des partis communistes continentaux, que les rapports de production qui émergent avec la conquête et se perpétuent après les indépendances n’étaient pas précapitalistes mais se rattachaient à une forme spécifique de développement capitaliste en périphérie.

Au-delà de sa dimension strictement historiographique, ce débat théorique sur la nature des modes de production recouvrait, dans le contexte du début de la guerre froide, des enjeux stratégiques cruciaux et très concrets. Après la Seconde Guerre mondiale, les partis communistes latino-américains reprennent la voie de l’orthodoxie sans faille et réaffirment la validité de la thèse étapiste. Toutes les sociétés évoluent selon une succession linéaire des modes de production qui va de l’esclavagisme au communisme en passant par le féodalisme et le capitalisme66. Pour les défenseurs de la thèse selon laquelle la colonisation a consisté en une transplantation du féodalisme ibérique en Amérique, le « sous-développement » des sociétés latino-américaines est le signe d’une transition encore inachevée vers le capitalisme. Celles-ci doivent en conséquence, avant d’entamer leurs transitions vers le socialisme, liquider ce qu’il restait de féodalisme et s’engager dans la consolidation d’un État national bourgeois capable de mener à bien le développement des forces productives et des rapports sociaux capitalistes. Traduite en termes de stratégies politiques concrètes, l’analyse « féodaliste » justifie l’établissement d’alliances politiques avec les secteurs le plus progressistes de la bourgeoisie nationale contre l’« ennemi principal », à savoir les latifundistes féodaux. Pour les partisans du capitalisme ab initio, l’application mécanique du schème étapiste obstrue la compréhension de l’évolution spécifique des formations sociales latino-américaines. Si celles-ci sont, à leur façon, déjà pleinement capitalistes, il est vain d’attendre qu’elles empruntent les voies laborieuses du capitalisme européen. D’un point de vue stratégique, la thèse du capitalisme précoce débouche sur une vision radicalement opposée à la thèse féodale. Les alliances anti-impérialistes avec les bourgeoisies nationales sont inutiles ; la révolution, qu’il convient de préparer sans délai, ne peut être que socialiste.

L’historien et sociologue mexicain d’origine argentine Sergio Bagú (1911-2002) fut le premier, plus de vingt ans avant que cette question n’occupe le devant de la scène académique et militante, à élaborer une critique systématique de la thèse du féodalisme latino-américain67. Professeur à l’université de Buenos Aires – qu’il doit abandonner en 1967 pour s’exiler au Mexique, où il demeure jusqu’à la fin de sa vie –, Bagú écrit deux ouvrages fondamentaux : Économie de la société coloniale (1949) et Structure sociale de la colonie (1952). Il y élabore une analyse minutieuse de ce qu’il appelle les « éléments formateurs, déterminants et conditionnants » du système social et économique colonial. Il en conclut que celui-ci ne peut pas être appréhendé comme une simple acclimatation du féodalisme castillan ou portugais. S’il incorpore assurément certains éléments de « configuration féodale », il trouve sa raison d’être dans son intégration aux circuits internationaux du capitalisme naissant :

Les colonies hispano-lusitaniennes d’Amérique ne vinrent pas au monde pour répéter le cycle féodal, mais pour s’intégrer au nouveau cycle capitaliste qui s’inaugurait alors dans le monde. La découverte et la conquête de ces territoires furent un épisode parmi d’autres au sein d’une vaste période d’expansion du capitalisme commercial européen. L’organisation de leur régime économique colonial avait pour objectif de renforcer les économies métropolitaines et le marché colonial. Quelques années après le début de leur histoire coloniale, l’orientation prise par les exploitations minières et agricoles de ces territoires montrait clairement qu’elles avaient pour but de répondre aux intérêts dominants dans de grands centres commerciaux de l’Ancien Monde68.

Pour Bagú, le processus de colonisation du Nouveau Monde déboucha sur l’émergence d’une formation économique et sociale originale : le capitalisme colonial. La mésinterprétation de la nature de cette formation venait, selon Bagú, de l’une de ses spécificités les plus remarquables : sa capacité à incorporer certaines institutions sociales précapitalistes, comme l’esclavage ou certaines institutions féodales, et à les transformer en des éléments fonctionnels de la structure. Ainsi, l’esclavage, forme réputée abolie par le féodalisme, devint le rapport social de production dominant du capitalisme colonial. Sa « renaissance » en Amérique est en effet entièrement fonctionnelle par rapport au rôle de la région au sein du capitaliste mercantile global :

La formidable résurgence de l’esclavage, institution mise en sommeil au cours du Moyen Âge, est principalement due à l’apparition de l’Amérique en tant que gigantesque dépôt de matières premières. Dans notre continent, le bras de l’esclave fut mis au travail pour créer un flux de marchandises qui s’écoulait sur les marchés européens69.

La redéfinition du mode de production colonial en tant que structure économique et sociale composite mais déjà tout entière orientée vers le marché mondial en expansion permet de battre en brèche la thèse de la coexistence des modes de production féodale et capitaliste en Amérique latine. La persistance de rapports sociaux « archaïques » n’y est pas le symptôme d’une structure économique et sociale imparfaitement capitaliste, mais la marque caractéristique d’une formation sociale originale, née de la projection coloniale du capitalisme mercantile européen. Pour Bagú, la conclusion s’impose d’elle-même : « Le régime économique luso-hispanique de la période coloniale n’est pas le féodalisme mais le capitalisme mondial70. » Si les thèses iconoclastes de Bagú ne trouvent guère d’écho dans le contexte intellectuel et politique des années 1950, elles connaissent un regain d’actualité à la fin des années 1960, avec l’émergence, dans le climat de radicalité politique instauré par la révolution cubaine, d’un nouveau champ d’interrogation théorique. Bagú formule là ce qui va constituer, vingt plus tard, la pierre angulaire des travaux sur la question de la dépendance. L’économie coloniale s’est complètement structurée en fonction des besoins des métropoles impériales et la production pour le marché mondial est sa caractéristique fondamentale71. En ce sens, le capitalisme colonial inaugure et configure la longue histoire de dépendance des pays latino-américains.

Le colonialisme interne

Le débat sur le colonialisme connaît un tournant majeur à l’orée des années 1960 avec l’apparition de la notion de colonialisme interne. Elle émerge presque simultanément sous la plume des sociologues mexicains Pablo González Casanova et Rodolfo Stavenhagen. Élaboré dans un dialogue constant avec l’anthropologie marxiste européenne – notamment avec Georges Balandier –, ce concept de colonialisme interne leur permet d’appréhender ce qui, jusque-là, avait été largement occulté par l’indigénisme d’État72 et le discours homogénéisateur de la « nation métisse », à savoir la nature intrinsèquement coloniale des rapports sociaux, à l’intérieur des nations latino-américaines, entre les groupes métis urbains dominants et les populations indiennes, largement rurales. Pour ces deux auteurs, le colonialisme, en tant que phénomène économique, social et culturel, n’existe pas seulement à l’échelle internationale : il se déploie aussi, à différents niveaux, à l’échelle intranationale. C’est notamment le cas en Amérique latine, où les formes d’organisation sociale coloniales, fondées sur l’exploitation et la violence culturelle et physique vis-à-vis des Indiens, se sont perpétuées après les indépendances, reproduisant ainsi, à l’intérieur des espaces nationaux, la structure de domination et le système d’inégalité qui opèrent à l’échelle globale : « Les communautés indiennes, note Casanova, sont notre colonie interne73. »

Les travaux de González Casanova sur le colonialisme interne montrent que les analyses en termes exclusifs de classe sociale ne permettent pas de rendre compte des dynamiques de la différenciation sociale en régime colonial. Pour le sociologue mexicain, ce sont en effet principalement les divisions ethniques et raciales qui produisent la structure sociale duale caractéristique des nations marquées par le colonialisme interne74. Dans ce type de structure, précise Casanova, le rapport de domination ne s’établit pas tant, comme dans la tradition marxiste, entre un propriétaire et un travailleur, mais « entre une population, structurée en classes sociales, et une autre population, elle aussi structurée en classes, mais considérée comme appartenant à une race distincte et inférieure75 ». Le phénomène du « colonialisme interne » ne peut pas être réduit à l’exploitation d’une classe sociale par une autre. Il implique une domination ethnique et raciale, à l’intérieur d’un même espace national, d’un groupe sur un autre.

Si la catégorie de colonialisme interne n’est guère reprise par les historiens et les sociologues marxistes, elle est en revanche à l’origine de la remise en question radicale de l’indigénisme d’État et de son programme de désindianisation par l’anthropologie critique mexicaine au cours des années 1970. L’analyse relationnelle de la « question indienne » proposée par Stavenhagen76 avait en effet permis de remettre en cause l’idée développementiste selon laquelle la société mexicaine (et, plus largement, les pays d’Amérique latine) se caractérisait par un « dualisme structurel », autrement dit par la coexistence d’un secteur moderne intégré et d’un secteur traditionnel séparé qui aurait vocation à être résorbé au terme du processus de modernisation des structures sociales. Pour le sociologue mexicain, l’existence du pôle « traditionnel » n’est pas le symptôme d’une forme sociale en transition qui aurait un pied dans le passé et l’autre dans le présent, mais un phénomène structurel, qui s’enracine dans la colonialité des rapports sociaux.

C’est sans nul doute dans les travaux de l’anthropologue mexicain Guillermo Bonfil Batalla (1935-1991) que l’on peut trouver les prolongements théoriques les plus intéressants du concept de colonialisme interne. Dans un article qui fit grand bruit au moment de sa publication en 1972, Bonfil Batalla propose une révision critique des différentes définitions de l’indianité adoptées par les anthropologues77. Rejetant la tradition culturaliste qui a contribué à imposer une définition substantialiste de l’indianité, Bonfil Batalla affirme que la catégorie d’Indien n’a de pertinence qu’à l’intérieur des rapports sociaux coloniaux qui la produisent. Elle est le nom de la domination coloniale exercée par la société métisse occidentalisée sur les populations autochtones :

La catégorie d’Indien, en effet, est une catégorie supra-ethnique qui ne renvoie à aucun contenu spécifique à propos des groupes qu’elle englobe, mais à un certain rapport entre eux et les autres secteurs du système global dont les Indiens font partie. La catégorie d’Indien renvoie à la condition de colonisé et fait nécessairement référence à la situation coloniale78.

Dans son œuvre majeure, México profundo. Una civilización negada79 (1987), Bonfil Batalla réinterprète l’histoire du Mexique moderne sous la forme d’une lutte inégale entre deux civilisations : le Mexique profond – l’ensemble des éléments non occidentaux issus de la civilisation mésoaméricaine – et le Mexique imaginaire – le projet colonial de transformation du Mexique en forme de calque de l’Occident. Prenant à rebours la question du développement telle qu’elle a été posée jusque-là, Bonfil Batalla affirme que l’avenir du pays dépend non pas de sa capacité à se désindianiser et à refouler le « Mexique profond », mais de son aptitude à décoloniser son rapport à l’Autre interne, à le penser comme faisant partie intégrante de son histoire.

Structuralisme et théories de la dépendance

Les approches systémiques élaborées par les sciences sociales à la fin des années 1960 et au cours des années 1970 en Amérique latine, elles-mêmes héritières de la longue tradition de réflexion sur les modes de production, ont eu un écho important dans la réflexion entamée par les auteurs du réseau M/C/D. Parmi ces approches, dont l’influence est au demeurant explicitement revendiquée80, on peut relever la théorie de la dépendance, la philosophie de la libération et certains courants de la sociologie latino-américaine.

Les réflexions développées par les théories sociales latino-américaines sur le thème de la dépendance au cours des années 1960 et 1970 constituent sans nul doute l’un des courants intellectuels dont l’influence est la plus décisive au sein des études décoloniales. Jusqu’à la militarisation de la région pendant la décennie des années 1970, qui impose un arrêt brutal à la réflexion et aux mobilisations sociales, la théorie de la dépendance est l’un des principaux foyers de la pensée critique latino-américaine. À l’orée des années 1960, la radicalisation des mouvements sociaux et politiques influencés par la révolution cubaine (1959) a un impact considérable sur le champ académique, rendant possibles des alliances inédites entre les sciences sociales et la militance politique. De nouveaux espaces institutionnels régionaux, comme le CESO (Centro de estudios socioeconómicos) et la FLACSO (Facultad latinoamericana de ciencias sociales)81, créés à Santiago du Chili à partir de la fin des années 1950, deviennent, parallèlement à la montée en puissance de la gauche chilienne et à l’émergence de l’Unité populaire82, des espaces de production et de diffusion de théories sociales radicales83. L’accueil en leur sein d’un certain nombre de sociologues et d’économistes brésiliens expulsés de leur pays par le putsch militaire de 1964 est capital à cet égard. L’interruption brutale de l’expérience nationale-populaire brésilienne, perpétrée avec l’aide de la bourgeoisie locale et des États-Unis, rend alors tragiquement palpable la fragilité du développement dépendant. La modernisation de l’État et de l’appareil productif n’avait pas apporté la démocratisation des structures sociales comme l’avaient prétendu les « modernisateurs » de toutes les tendances. Elle avait au contraire débouché sur une aggravation des inégalités et sur la répression violente des mouvements populaires, rendant manifestes les impasses des projets de modernisation menés par la bourgeoisie locale. Intrinsèquement dépendante, celle-ci s’était révélée incapable de mener à bien une réforme profonde des structures sociales et politiques. Pour les chercheurs latino-américains du CESO et de la FLACSO, la situation appelait un nouveau paradigme : comprendre le fonctionnement des sociétés périphériques exigeait, contre l’« impérialisme de l’universel » – en particulier contre le fonctionnalisme perçu comme un cheval de Troie nord-américain –, l’élaboration d’instruments analytiques et théoriques spécifiques. Le marxisme et la théorie de l’impérialisme, en particulier, développés au préalable par des sociologues brésiliens exilés à Santiago du Chili (comme Ruy Mauro Marini), firent l’objet d’un travail systématique de réappropriation critique.

Bien que les débats et les réflexions menés au sein de ces institutions n’ont pas débouché sur la création d’une école de pensée unifiée, elle a rendu possible l’émergence d’une nouvelle interprétation sociologique et politique de l’Amérique latine. Le nouveau paradigme se structure autour d’une double critique. Celle, interne, du développementisme, formulée par les économistes de la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine)84, et celle, plus radicale, de la théorie de la modernisation, forgée aux États-Unis dans le cadre de la lutte contre l’influence communiste dans le tiers monde. Élaboré par des intellectuels provenant de disciplines et de traditions critiques diverses comme Theotônio Dos Santos, Ruy Mauro Marini, André Gunder Franck, Sergio Ramos, Aníbal Quijano, Tomás Amadeo Vasconi, Vânia Bambirra, Celso Furtado, Franz Hinkelammert, Enzo Faletto ou Fernando Henrique Cardoso, parmi beaucoup d’autres, l’analyse dépendantiste propose une réinterprétation globale des rapports entre développement et sous-développement à la lumière des rapports de force historiques entre les centres industrialisés et les États-nations périphériques. Pour les théoriciens de la dépendance, le capitalisme constitue un système mondial relativement stable, doté d’un centre autonome et d’une périphérie dépendante qui se reproduisaient mutuellement. Cette analyse débouche sur une thèse phare, parfaitement résumée par le théoricien révolutionnaire brésilien Marini : « L’histoire du sous-développement latino-américain est l’histoire du système capitaliste mondial85. »

Au cours des années 1970, le nouveau paradigme connaît un succès qui dépasse largement le champ académique latino-américain. Le concept de dépendance, en particulier, devient une catégorie analytique incontournable pour déchiffrer le destin historique des « nations obscures86 ». Perçue comme une contre-théorie du Sud face à la théorie de la modernisation étatsunienne, l’approche dépendantiste est adoptée et débattue non seulement dans les cercles de la gauche culturelle et politique latino-américaine, mais aussi au sein des mouvements et des institutions de solidarité politique entre pays du tiers monde. En Amérique latine, la popularité des analyses dépendantistes déborde largement les milieux de la gauche militante. De fait, on peut considérer que l’essai le plus populaire et le plus influent de la seconde moitié du XXe siècle, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (1971) de l’écrivain Eduardo Galeano (1940-2015), est avant tout une œuvre de divulgation des théories de la dépendance87. L’analyse dépendantiste connaît son apogée en termes de traduction politique au début des années 1970, lors de la victoire à l’élection présidentielle de l’Unité populaire au Chili et de son candidat Salvador Allende en 1970. À bien des égards, la « voie démocratique au socialisme » constitua l’application concrète des analyses historico-structurelles forgées par les dépendantistes.

On considère généralement que l’antécédent immédiat de la théorie de la dépendance est la théorie structuraliste élaborée par les fonctionnaires de la CEPAL à l’orée des années 1950. La Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) est créée en 1948 par une résolution du Conseil économique et social de l’ONU (Organisation des Nations unies), dans le cadre du vaste programme de reconstruction de l’économie mondiale sous l’égide des États-Unis. Les commissions régionales avaient pour but de baliser idéologiquement et matériellement les programmes de développement des pays du Sud et d’assurer que ceux-ci soient conformes à la vision étatsunienne de l’ordre géopolitique mondial. Sous l’impulsion dynamique de son secrétaire général, l’économiste argentin Raúl Prebisch (1950-1963), la CEPAL prend un tout autre chemin et commence à élaborer un projet théorique et pratique de développement qui se démarque radicalement du modèle hégémonique fondé sur l’application de la théorie néoclassique du commerce international. Pour la théorie néoclassique, la libre action du marché au niveau global doit immanquablement aboutir à une convergence spontanée entre les pays partiellement modernes du Sud et les pays occidentaux avancés. Vue sous cet angle, la non-industrialisation des pays sous-développés est non seulement justifiée, mais même souhaitable : c’est en effet la spécialisation productive de ces pays en fonction des avantages comparatifs qui doit leur permettre, à terme, de combler leur retard. Pour Prebisch et son groupe de travail, les théories fondées sur le libre-échange sont doublement étrangères à la réalité des pays du Sud. Leurs doctrines sont élaborées pour d’autres pays en réponse à des événements antérieurs. Elles n’ont par conséquent qu’une valeur limitée lorsqu’il s’agit de penser et de résoudre les problèmes du développement dans les pays latino-américains. À la conception diffusionniste et évolutionniste du développement prônée par la théorie néoclassique, les économistes de la CEPAL opposent l’idée d’une asymétrie structurelle persistante entre le centre et la périphérie. Pour l’essentiel, les idées directrices qui sont développées au cours des années 1950 et 1960 se trouvent esquissées dans le manifeste fondateur de la théorie cépalienne du développement, Le Développement économique de l’Amérique latine et ses principaux problèmes. Le texte, rédigé par Prebisch et rendu public en 1949, commence ainsi :

La réalité est en train de détruire en Amérique latine le schéma obsolète de la division internationale du travail. Dans ce schéma, il revenait à l’Amérique latine, en tant que partie de la périphérie du système économique mondial, d’endosser le rôle spécifique de productrice d’aliments et de matières premières pour les grands centres industriels. Il n’y avait aucune place pour l’industrialisation des nouveaux pays. Les faits sont pourtant en train de s’imposer. Deux guerres en l’espace d’une seule génération et une profonde crise économique entre les deux ont révélé à l’Amérique latine ses possibilités, en lui montrant le chemin de l’industrialisation88.

Selon Prebisch, la mise en pratique séculaire de l’axiome ricardien des avantages comparatifs89 par les nations latino-américaines n’a pas tenu ses promesses. Au lieu de contribuer à la convergence économique des nations, elle a débouché sur une asymétrie persistante entre pays producteurs de matières premières et pays industrialisés. L’examen des données portant sur les échanges commerciaux entre l’Amérique latine et l’Europe depuis la seconde moitié du XIXe siècle met évidence que les pays spécialisés dans l’exportation de produits primaires subissaient une « dégradation des termes de l’échange90 ». Or, pour Prebisch, la baisse tendancielle du prix relatif des matières premières engendre un déséquilibre croissant dans le partage des bénéfices de la croissance mondiale : alors que les pays centraux s’enrichissaient en s’appropriant les excédents produits dans les nations périphériques, ces dernières s’enfermaient dans le cercle vicieux de la pauvreté et du sous-développement.

Pour sortir de cette spirale négative, les pays latino-américains ne peuvent plus compter sur un hypothétique renversement de la conjoncture économique mondiale. Il leur faut modifier leur position au sein du système centre-périphérie en transformant progressivement leurs structures productives. Cette nouvelle stratégie de développement, alors appelée politique d’industrialisation par substitution des importations (ISI), a pour objectif de réduire progressivement la dépendance en organisant la production interne des biens de consommation importés des nations « avancées ». À terme, elle doit permettre, en lieu et place du développement tourné vers l’extérieur hérité de la période coloniale, un développement « vers l’intérieur », tourné vers les besoins de consommation du marché interne. Le programme cépalien ne prétend pas seulement modifier la position relative des nations latino-américaines. Il se veut aussi un projet de transformation social et politique intégral. Pour les économistes de la CEPAL, la transformation de l’appareil productif doit aboutir à la disparition du vieil ordre oligarchique lié à l’ancien modèle d’accumulation du capital et permettre le développement, sous la houlette d’une bourgeoisie nationale progressiste et d’une bureaucratie technocratique, d’une démocratie libérale moderne et efficace.

En dépit de l’opposition des droites conservatrices et de la défiance des États-Unis, la politique d’industrialisation prônée par la CEPAL est adoptée au moins partiellement par la plupart des pays d’Amérique latine. Pourtant, dès la fin des années 1960, la stratégie d’industrialisation dirigée par l’État commence à montrer des signes manifestes d’essoufflement. Confrontée à ses limitations structurelles, elle se révèle incapable de résoudre les contradictions engendrées par la modernisation accélérée des sociétés latino-américaines telles que l’accroissement violent des inégalités sociales, l’urbanisation galopante et incontrôlée, l’apparition d’un vaste secteur informel, la favélisation des périphéries des nouvelles mégalopoles. Sur le plan politique, l’incapacité des coalitions nationales-populaires à résoudre les nouveaux conflits engendrés par les mutations économiques se traduit par la multiplication des coups d’État et par l’instauration de régimes militaires contre-révolutionnaires. C’est notamment le cas au Brésil, qui inaugure en 1964 le long cycle des dictatures militaires, poussant certains initiateurs du développementisme, comme l’économiste brésilien Celso Furtado, à prendre le chemin de l’exil. Si le diagnostic cépalien était juste, la solution technocratique et gradualiste avait fait long feu : la réponse, dans la mesure où elle exigeait une rupture radicale avec l’impérialisme et la bourgeoisie nationale, ne pouvait être que politique.

Les analyses en termes de dépendance se veulent une réponse théorique et pratique à ce que leurs auteurs interprètent comme une crise structurelle du capitalisme dépendant latino-américain. Tout en reprenant le paradigme centre-périphérie de Prebisch, la théorie de la dépendance entreprend d’élaborer une critique des approches cépaliennes du développement. Pour les dépendantistes, l’impasse du cépalisme théorique et politique réside en grande partie dans sa vision continuiste des processus de développement. À l’instar du marxisme officiel, il envisage la lutte contre la dépendance comme une étape nécessaire vers le progrès, défini comme ce processus de modernisation simultanément économique, politique et social, dont l’Europe et l’Amérique du Nord montrent alors l’exemple le plus abouti. Du point de vue de la dépendance, les économistes de la CEPAL n’ont pas tiré les conclusions qui découlent logiquement de leur approche en termes de structures. La reprise tacite de l’idée d’un continuum entre développement et sous-développement, entre société traditionnelle et société moderne, les empêche de comprendre que les termes de ces binômes ne sont pas de simples paliers successifs – qu’il s’agirait de franchir de manière plus ou moins traumatique – mais des pôles relationnels et complémentaires. En d’autres termes, le problème du cépalisme réside dans son insistance à traiter la question du développement sans prendre la mesure de sa contrepartie structurelle, le sous-développement, dorénavant défini comme dépendance.

Mais la théorie de la dépendance se veut avant tout une entreprise de réfutation radicale de la théorie de la modernisation. Cette dernière est élaborée dans les universités et les centres de recherche étatsuniens au cours des années 1950 et 1960 comme une réponse académique au fameux point IV du discours d’investiture du président Harry S. Truman, prononcé devant le Congrès le 20 janvier 194991. Fondamentalement conçue comme une théorie contre-insurrectionnelle visant à renouveler la doctrine de l’endiguement face aux revendications nationalistes du tiers monde, la théorie de la modernisation façonne profondément la politique étrangère étatsunienne pendant la guerre froide et capte une partie non négligeable des classes dirigeantes des pays du Sud. L’expression la plus radicale et sans doute la plus influente de ce modèle théorique est introduite par l’économiste étatsunien Walt Whitman Rostow dans un essai au titre et au contenu ouvertement militants : Les Étapes de la croissance économique. Un manifeste anticommuniste (1960)92. Adoptant une approche méthodologique strictement nationaliste qui écarte toute prise en compte de la question des rapports de force globaux, la théorie de la modernisation explique la question de l’« écart » séparant les pays sous-développés des économies développées comme une question relevant, pour l’essentiel, d’un phénomène d’inadaptation fonctionnelle aux exigences de la modernité capitaliste. Pour Rostow, le sous-développement n’est ni une tare ni une fatalité ; il constitue même l’antichambre inévitable du développement. C’est en effet au cours de cette phase de transition que se mettent en place les conditions préalables du take-off, qui inaugure la lente mais inexorable marche vers la prospérité93. Ainsi, en reproduisant à l’identique la trajectoire historique exemplaire des pays occidentaux, les sociétés sous-développées finiraient immanquablement par combler l’écart temporel qui les sépare des sociétés industrielles avancées et par jouir pleinement des bienfaits de l’American way of life.

Dans leur ouvrage Dépendance et développement en Amérique latine (1969), qui constitue sans nul doute l’effort de théorisation le plus systématique et le plus rigoureux du concept de dépendance, le sociologue brésilien Enrique Cardoso et l’historien chilien Enzo Faletto entendent montrer, en s’appuyant sur une enquête historique minutieuse, que l’idée d’un quelconque « rattrapage » des pays centraux par la périphérie est une chimère qui fait écran à la compréhension du fonctionnement du capitalisme au niveau global :

On a émis l’hypothèse que les pays périphériques devraient, pour se développer, répéter l’évolution des économies centrales. Mais il est clair que, depuis ses origines, le processus capitaliste implique une inégalité des rapports entre économies centrales et périphériques. Un grand nombre d’économies « sous-développées » – dont l’Amérique latine – furent incorporées au système capitaliste en tant que colonies et, plus tard, en tant qu’États nationaux94.

Pour Cardoso et Faletto, le sous-développement n’est pas un stade antérieur de la civilisation, ni même la conséquence négative du développement du centre, mais un élément constitutif du processus historique d’expansion de l’économie capitaliste. Dans un certain sens, les économies dites « sous-développées » sont tout aussi « développées » que les économies centrales. Résultat d’une incorporation coloniale au marché mondial, elles sont non seulement parfaitement fonctionnelles vis-à-vis du système, mais elles constituent la condition de possibilité de sa reproduction. Le développement et le sous-développement ne sont pas des moments distincts d’un processus évolutif ; ils sont les deux pôles d’un même système asymétrique et hiérarchisé de production et d’échange qui, au cours de son déploiement historique, a produit des formes de développement différenciées :

La situation de sous-développement est apparue avec le capitalisme commercial, puis avec l’extension du capitalisme industriel dans les économies non industrialisées qui se mirent alors à occuper des positions diverses dans la structure d’ensemble du système capitaliste. Ainsi, il y a, parmi les économies développées et sous-développées, une différence non seulement d’étape ou d’état du système, mais aussi des différences de fonction et de position à l’intérieur même de la structure économique internationale de production et de distribution95.

La catégorie de « dépendance » proprement dite vise à rendre compte du rapport de domination politique qu’entraîne le transfert de valeur des pays périphériques vers les pays centraux. Alors que les économies centrales jouissent d’une certaine liberté quant aux décisions concernant la production, les marges de manœuvre des économies périphériques se trouvent très largement déterminées par la dynamique du centre96. Cette hétéronomie relative ne signifie pas que les pays de la périphérie soient exclusivement assignés à leur position de fournisseur de matières premières. Ils peuvent connaître un processus d’industrialisation, mais ce « développement dépendant associé » – comme l’ont rendu manifeste les expériences nationales-populaires latino-américaines –, loin d’aboutir à la rupture de la relation, débouche sur de nouvelles formes de dépendance. En réalité, notent Cardoso et Faletto, « le système productif d’une société peut connaître de profonds changements sans pour autant créer des centres de décision pleinement autonomes97 ».

L’un des apports majeurs des théories de la dépendance est d’articuler l’analyse des facteurs externes de la domination à celle des dynamiques internes des sociétés latino-américaines. Contrairement à une interprétation répandue, la théorie de la dépendance n’est pas seulement une réélaboration « tiers-mondiste » de la théorie de l’impérialisme. Elle s’intéresse en réalité bien moins aux mécanismes externes de la domination impériale qu’aux modalités de son internalisation sociale. La dépendance n’est pas la simple exploitation verticale et unidirectionnelle de la périphérie par le centre, mais un système de domination complexe qui articule les structures politiques et sociales locales aux dynamiques globales du capitalisme.

Dans ses travaux sur la dépendance, l’économiste et militant révolutionnaire marxiste brésilien Ruy Mauro Marini (1932-1997) a cherché à saisir la spécificité des rapports de production au sein du capitalisme dépendant98. Pour lui, l’échange asymétrique qui régit l’ordre économique mondial implique que, dans les économies périphériques, l’accumulation du capital ne puisse se réaliser qu’à travers une exploitation accrue de la main-d’œuvre locale. En effet, pour compenser le désavantage productif et la perte de valeur qui découlent de l’intégration dépendante et périphérique de la région au système capitaliste, la bourgeoisie locale a systématiquement recours à une extraction accrue de la plus-value, autrement dit à la surexploitation des travailleurs. C’est dans cette contradiction que réside, selon Marini, l’essence de la dépendance latino-américaine. Dans une perspective complémentaire, les travaux du sociologue Quijano se sont attachés à décrire certains aspects internes de la dépendance, notamment ceux liés à l’accroissement de la marginalité dans les grands centres urbains de la région. Selon Quijano, le phénomène de la marginalité économique et sociale – incarné très concrètement dans la figure du cholo, c’est-à-dire le migrant paysan-indien installé dans les quartiers populaires des villes péruviennes – n’est pas le symptôme transitoire du « retard » économique, comme l’affirmaient les tenants de la thèse du dualisme structurel, mais le résultat d’une insertion fragmentaire, indirecte et instable, de vastes segments des populations latino-américaines au sein du mode de production capitaliste. Dans les nations dépendantes, la croissance des secteurs les plus dynamiques de l’économie s’accompagne toujours du développement rapide d’un pôle marginal, caractérisé par l’informalité juridique, la faible productivité et le faible développement technologique, où se concentrent des pans toujours plus importants d’une population perçue comme « surnuméraire99 ».

À la question fondamentale de savoir par quels moyens il est possible de sortir de l’état de dépendance, les réponses divergent. Si, pour les chercheurs du versant réformiste – comme Cardoso et Faletto –, la multiplicité des « situations de dépendance » rend impossible une solution globale, l’analyse de leurs formes concrètes, en particulier dans les pays partiellement industrialisés comme le Brésil ou l’Argentine, permet d’entrevoir une forme de développement dépendant associé, fondé sur la captation de l’épargne étrangère. Pour les défenseurs de la variante radicale du dépendantisme, défendue par Dos Santos, Franck ou Marini, la dépendance ne peut être surmontée dans le cadre du système capitaliste. Étant donné l’étroite imbrication entre les logiques de domination externe et les intérêts de la bourgeoisie locale, la possibilité d’un développement national autonome est illusoire. En Amérique latine, la lutte contre la dépendance passe nécessairement par une rupture avec l’ordre capitaliste global.

Le destin de la théorie de la dépendance a été fortement marqué par des facteurs externes au champ intellectuel. Le coup d’État militaire survenu en septembre 1973 contre le gouvernement de Salvador Allende, en particulier, met une fin brutale aux conditions politiques et institutionnelles favorables qui avaient permis le développement des sciences sociales au cours des deux décennies précédentes au Chili et dans le Cône Sud. Les putschs militaires contre-révolutionnaires qui se succèdent dans la région au cours des années suivantes – en Uruguay en juin 1973, puis en Argentine en mars 1976 – achèvent de démanteler les réseaux institutionnels qui avaient contribué au développement et à l’institutionnalisation d’une science sociale spécifiquement latino-américaine. L’intrusion des militaires au sein des universités, la stigmatisation et la persécution politique systématiques auxquelles sont exposés les intellectuels critiques et, plus largement, les effets du violent projet de restructuration sociale et économique organisé par les dictatures débouchent sur un processus de destruction inédit des conditions de possibilité de la pensée critique. La dévastation institutionnelle des années 1970 ouvre la voie, dès le début des années 1980, à une contre-révolution théorique. Sous l’effet conjugué de la précarisation des conditions de la production scientifique, de la démobilisation stratégique des intellectuels et de l’« échec » des processus révolutionnaires dans la région, les grands débats de caractère structurel ou historique sont, après un procès sommaire, brutalement discrédités. Le paradigme de la dépendance, en particulier, devient en Amérique latine l’une des cibles privilégiées des discours se réclamant de la « complexité » puis, à partir des années 1990, du paradigme de la mondialisation. Délestées des conflits théoriques qui les avaient traversées, réduites à un bréviaire doctrinal fermé, les théories de la dépendance ont pendant longtemps été érigées en symbole d’« hyperidéologisation » des sciences sociales100.

La disgrâce touchant les approches intégrales qui cherchent à dépasser la segmentation des sphères économique, sociale et politique s’achève à l’extrême fin des années 1990, au moment où il devient manifeste que l’interdépendance horizontale célébrée par le discours savant de légitimation de la mondialisation n’avait non seulement pas eu lieu, mais que l’intégration latino-américaine à l’ordre global néolibéral avait débouché sur une polarisation sans précédent des ressources, du pouvoir et des privilèges à l’échelle du globe. Les chercheurs du groupe M/C/D, en particulier, ont ouvertement revendiqué l’héritage intellectuel des théories de la dépendance et en ont proposé une réévaluation critique à la lumière des nouveaux enjeux théoriques qui traversent les sciences sociales. Ainsi, l’incorporation créative du modèle centre-périphérie par Walter Mignolo, Aníbal Quijano ou Enrique Dussel leur permet d’interroger à nouveaux frais la stabilité des rapports asymétriques engendrés par le système-monde capitaliste. L’idée fondamentale selon laquelle le sous-développement et le développement ne sont jamais que les deux faces d’une même pièce se trouve reformulée à travers la catégorie duelle de modernité/colonialité, la seconde étant l’envers de la première. De même, le concept de colonialité du pouvoir proposé par Quijano constitue une reformulation de l’approche historico-structurelle de la dépendance qu’il avait lui-même contribué à élaborer au cours des années 1970. La notion de colonialité lui permet de penser le phénomène de subordination des périphéries comme un phénomène complexe, inscrit dans la longue durée, qui articule des dimensions économiques, politiques et cognitives. Comme l’ont suggéré certains chercheurs, on peut légitimement considérer que le tournant dépendantiste des sciences sociales, dans ce qu’il supposait de rupture avec l’eurocentrisme épistémologique, est la prémisse et la condition de possibilité du tournant décolonial101.

Les pensées de la libération

Un autre grand courant dont l’influence a été décisive sur la théorie décoloniale émerge à la fin des années 1960 à la confluence du monde militant, du champ religieux et du champ académique, autour de l’idée de libération. Ce thème donne lieu à une série d’élaborations théoriques et de pratiques militantes qui dialoguent entre elles tout au long de la décennie : l’éducation populaire, la théologie de la libération, la recherche-action participative (IAP) et la philosophie de la libération. Née dans un contexte social et politique de crise du modèle développementiste, de montée de l’autoritarisme étatique dans le cadre de la lutte continentale contre la « subversion communiste », de radicalisation des mouvements populaires et de ralliement croissant de la gauche au socialisme révolutionnaire, cette constellation de pensées critiques met au centre de ses préoccupations intellectuelles la question du dépassement de l’oppression. Si, en effet, le sous-développement dont souffre le continent n’est pas le symptôme d’un retard mais, comme l’avaient démontré les nouvelles sciences sociales latino-américaines, un effet structurel du surdéveloppement des pays centraux, la conclusion s’impose d’elle-même : la fin du capitalisme dépendant et de ses pathologies sociales ne viendra pas du développement économique et technologique, mais d’une libération comprise comme une rupture avec le système de dépendance. Il convient d’ajouter que, pour les pensées de la libération, la dépendance ne peut être réduite à son versant socioéconomique « objectif » : elle possède une dimension culturelle. Aussi son dépassement implique-t-il également une décolonisation intellectuelle et épistémologique, c’est-à-dire une rupture avec les traditions de pensée eurocentrées, considérées comme complices de la domination historique de l’Occident.

Un aspect déterminant du libérationnisme latino-américain est sa volonté de fournir un appui théorique aux groupes sociaux subissant l’ordre social inégalitaire. Ce soutien politique comporte deux dimensions. D’une part, il envisage la production d’un savoir critique réflexif capable d’appréhender et de neutraliser son rapport aux structures du pouvoir. D’autre part, plus directement, il met à disposition ce savoir critique auprès des secteurs subalternes des sociétés latino-américaines. Les projets intellectuels de libération coïncident aussi dans leur rejet de l’expertise surplombante et du paternalisme intellectuel. Le savoir critique libérateur ne peut naître que d’un patient dialogue entre savoirs théoriques et savoirs pratiques populaires.

C’est dans le projet intégral de pédagogie de l’opprimé développé à partir de la seconde moitié des années 1960 par le Brésilien Paulo Freire (1921-1997) qu’il faut chercher le noyau initial d’une réflexion systématique sur l’idée de libération. Influencé dans un premier temps par le nationalisme développementiste qui orientait les travaux des chercheurs de l’Institut supérieur d’études brésiliennes (ISEB), Freire organise pour le compte du gouvernement réformiste de João Goulart un vaste programme d’alphabétisation qui touche près de 2 millions d’hommes et de femmes analphabètes. Le programme de Freire est brutalement interrompu par le coup d’État militaire de 1964. Freire lui-même est arrêté, emprisonné, puis, comme beaucoup d’universitaires et de militants brésiliens, accueilli par le Chili d’Eduardo Frei, où il poursuit ses expériences pédagogiques jusqu’en 1969. En s’appuyant sur son expérience d’alphabétisation au Brésil, Freire commence à théoriser dès 1965, dans son ouvrage L’Éducation, pratique de la liberté102, sa conception de l’éducation comme praxis politico-pédagogique au profit des populations tenues à l’écart du processus de développement national. C’est dans ses deux textes fondamentaux, Pédagogie de l’opprimé103 (1970) et Éducation pour la praxis de la liberté104 (1972), que le pédagogue brésilien pose les jalons du modèle d’éducation radical qu’il approfondira tout au long de sa vie. L’action pédagogique y est pensée comme un processus de conscientisation visant l’émancipation des sujets opprimés et le dépassement des structures relationnelles d’oppression. En opposition à la conception « bancaire » de l’éducation, qui consiste en un processus passif de « dépôt » du savoir dans un contenant vide et abstrait, l’action éducative libératrice prend appui sur les conceptions, les connaissances et la participation active, personnelle et libre du sujet éduqué. Dans une telle pédagogie, la réalité concrète du sujet prime sur le contenu à enseigner. C’est en effet à partir de cette réalité première que peut s’établir le processus dialogique qui rend possible la démarche de compréhension du monde. Pour Freire, la praxis éducatrice ne cherche pas seulement à rendre la parole à ceux qui ne l’ont jamais prise, mais à créer les conditions d’une compréhension des mécanismes d’oppression intégrés à la structure sociale, et de leur dépassement révolutionnaire.

Le programme de recherche-action participative (IAP), tel qu’il est théorisé et mis en pratique à la fin des années 1960 par le sociologue colombien Orlando Fals Borda (1925-2008), constitue l’un des principaux espaces d’émergence du libérationnisme latino-américain. Formé aux développements théoriques et méthodologiques de la sociologie étatsunienne au cours des années 1950, Fals Borda est l’une des figures de proue du mouvement intellectuel régional qui prône l’institutionnalisation d’une sociologie scientifique et empirique en Amérique latine. Ses efforts le conduisent à la création en 1959 – avec le prêtre et militant de gauche Camilo Torres – de la première faculté de sociologie d’Amérique latine à l’Université nationale de Colombie (Bogota), dont il est d’ailleurs le doyen jusqu’en 1967. À la fin des années 1960, la trajectoire intellectuelle et professionnelle du sociologue colombien connaît une inflexion majeure. S’éloignant progressivement de la tradition sociologique empirique nord-américaine – dont il avait été lui-même l’un des principaux promoteurs dans les années 1950 –, sa réflexion s’oriente de plus en plus vers l’élaboration d’une « sociologie engagée » qui ne soit plus seulement cantonnée à la description objective du monde social mais directement impliquée dans sa transformation. L’exemple de son collègue et ami Torres, qui rejoint la lutte armée au sein l’Armée de libération nationale (ELN) et meurt au combat en 1966, est à cet égard fondamental. En porte-à-faux vis-à-vis d’une institution universitaire dont il critique le conservatisme et l’hétéronomie intellectuelle et politique, il décide de mettre un terme à sa carrière académique au début des années 1970 et s’engage directement auprès des communautés rurales en lutte pour la récupération des terres accaparées par la grande propriété. La sociologie « senti-pensante » élaborée et mise en pratique par le biais de la fondation La Rosca de investigación y acción social se veut une critique en acte de la position de surplomb et de l’unilatéralisme théorique qui caractérisent la praxis scientifique. Il s’agit d’établir une relation horizontale, à travers la prise en compte des dimensions sensibles et affectives de production et de circulation du savoir, entre les connaissances élaborées par les dominés et celles produites par les chercheurs militants. Plaçant au centre de sa réflexion méthodologique la restitution des savoirs auprès des communautés, le programme de recherche-action participative a une visée ouvertement politique. Il doit permettre non seulement aux « subalternes », mais aussi aux chercheurs, de devenir les acteurs de leur propre libération.

Les réflexions du sociologue colombien sur la question du colonialisme scientifique et de l’aliénation épistémique menées parallèlement à son travail militant ont eu un impact considérable auprès de la fraction la plus engagée des scientifiques sociaux latino-américains. Réunies en 1970 dans l’ouvrage Ciencia propia y colonialismo intelectual (réédité en 1971 et en 1987), ces réflexions abordent différentes thématiques, comme celle de l’asymétrie des échanges scientifiques entre le centre et ses périphéries et celle, qui en découle directement, de l’hétéronomie des sciences sociales dans la périphérie, qui sont aujourd’hui au cœur de l’interrogation postcoloniale et décoloniale105. Pour Fals Borda, l’institutionnalisation des sciences sociales en Amérique latine fait face à un double problème : celui du caractère profondément eurocentrique du savoir scientifique et celui, tout aussi fondamental, de l’impérialisme culturel et scientifique croissant des États-Unis (exposé notamment dans le rapport Rockefeller de 1969, qui prônait une intégration scientifique accrue au sein de l’hémisphère). Le « mimétisme intellectuel » qui caractérisait la production scientifique latino-américaine s’enracinait selon Fals Borda dans le complexe d’infériorité structurel qui caractérise les sociétés dépendantes :

Nous avons cru gagner le respect universel en répétant ou en confirmant scientifiquement ce que disent les maîtres des autres latitudes ; en réalité, nous ne gagnons rien d’autre que le sourire tolérant et paternel de ceux qui font ou imposent, à leur manière, les règles du jeu scientifique106.

L’inféodation des sciences sociales latino-américaines aux traditions intellectuelles – même critiques – européennes et étatsuniennes ne peut conduire qu’à de profondes et graves distorsions dans la compréhension et l’analyse de la réalité sociale locale, contribuant, in fine, à la perpétuation du statu quo social et politique. L’« endogenèse contextuelle » prônée par Fals Borda vise dès lors à aborder cette réalité à partir de catégories non plus a priori, mais forgées en situation, à travers la praxis sociale concrète :

Il est préférable de répondre au défi des tropiques et des subtropiques avec nos propres moyens, en concevant nos solutions suivant notre propre idéologie, en utilisant et en revigorant notre culture et notre société, plutôt que de demeurer une copie de seconde classe ou le simple marché d’un peuple étranger107.

Si les élaborations théoriques et les pratiques pédagogiques de Freire et Fals Borda sont décisives dans l’émergence du paradigme libérationniste à la fin des années 1960, c’est leur importation et leur réarticulation à l’intérieur du champ théologique puis philosophique qui leur permet de s’imposer durablement dans le débat intellectuel latino-américain. L’espace de réflexion ouvert par ce que le prêtre et jésuite péruvien Gustavo Gutiérrez appelle dès 1971 la « théologie de libération » est fondamental : on y retrouve la plupart des questionnements, des réflexions et des catégories qui traversent le champ libérationniste, à savoir la prise en compte du régime de dépendance multiple qui caractérise le sous-continent, la critique de l’idéologie du développement et du progrès, les réflexions sur la fonction utopique comme moteur du processus de transformation historique, l’affirmation d’une altérité culturelle latino-américaine vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis, ou encore la valorisation des discours et de la praxis des subalternes.

Le christianisme de la libération est un mouvement social continental qui éclot au sein de l’Église catholique latino-américaine dans les années 1960 à la faveur d’une série de changements internes et externes au champ ecclésial. L’institution, en général assez peu poreuse aux fluctuations idéologiques, est pourtant bousculée par les bouleversements sociaux et culturels qui traversent la région. La montée en puissance, dans le sillage de la révolution cubaine, de mouvements et de formes d’organisation politiques radicaux a en effet, comme le souligne Michael Löwy, « influencé la culture socioreligieuse du christianisme de libération, engendrant une forte conviction, à savoir que la solution pour les pays d’Amérique latine résidait non pas tant dans la modernisation technologique que dans le changement social108 ». Parallèlement, le profond processus de restructuration théorique qui traverse l’Église catholique de cette époque ouvre la voie, à l’intérieur du champ religieux, à l’émergence d’un catholicisme résolument tourné vers le monde social et ses conflits. Le mouvement de rénovation et d’adaptation de l’Église au monde, lancé entre 1962 et 1965 par le concile de Vatican II et réaffirmé en 1967 par l’encyclique Populorum Progressio de Paul VI – d’ailleurs rédigé par les évêques latino-américains Manuel Larraín et Hélder Câmara –, connaît en effet une réception particulièrement enthousiaste en Amérique latine.

Dès 1968, le Conseil épiscopal latino-américain (CELAM) convoque un concile plénier à Medellín afin de réfléchir aux implications concrètes, à la lumière des transformations sociales et politiques que connaît la région, de l’aggiornamento doctrinal et pastoral du concile Vatican II : « Notre réflexion, peut-on lire dans l’introduction des documents conclusifs, s’est orientée vers la recherche d’une présence renouvelée et plus intense de l’Église dans la transformation actuelle de l’Amérique latine à la lumière de la conclusion de Vatican II109. » Reflet des lignes de fracture qui traversent alors l’épiscopat américain, les documents conclusifs de ce rassemblement constituent un ensemble de textes hétérogènes qui juxtapose, sans synthèse, deux visions divergentes des processus de changement social et du rapport de l’Église au monde. L’une, réformiste et orthodoxe ; l’autre, ouvertement libérationniste. Alors que certains documents optent pour une conception corporatiste de la société et réaffirment les grands postulats du développementisme technocratique, d’autres – notamment le texte intitulé Paix – s’inscrivent pleinement dans le courant libérationniste latino-américain. Partant d’une analyse de l’articulation structurelle entre colonialisme interne et néocolonialisme, cette contribution en appelle à la transformation radicale des structures sociales et à l’engagement auprès des opprimés. La pauvreté et la souffrance qui en découlent ne peuvent plus être appréhendées comme une simple fatalité qu’il conviendrait d’atténuer par la charité. Elles constituent l’effet structurel le plus scandaleux d’un système international d’échange commercial qui défavorise les pays de la région.

L’impact de la conférence de Medellín est grand, en particulier parmi les catholiques soucieux de trouver des réponses concrètes et transformatrices dans l’engagement chrétien. La conférence est perçue comme une sorte d’adoubement institutionnel des lectures politiques de la Bible qui commençaient à se développer depuis le début des années 1960 parmi des clercs et certaines associations militantes de laïcs. Au Brésil, l’élan de rénovation se traduit par la multiplication des communautés ecclésiales de base (CEB), qui deviennent des espaces privilégiés pour le développement d’un catholicisme militant, horizontal, cherchant à penser conjointement salut et libération. Ailleurs en Amérique latine, il débouche sur la multiplication des mouvements cléricaux d’orientation radicale, comme les Chrétiens pour le socialisme au Chili, l’Organisation nationale de recherche sociale (ONIS) au Pérou, le groupe Golconda en Colombie ou encore les Prêtres pour le tiers monde en Argentine.

L’élan de rénovation porté par Vatican II prend aussi la forme, en Amérique latine, d’un profond et inédit renouvellement de la réflexion théologique. Formulée par des théologiens qui occupent alors des positions privilégiées dans les instances ecclésiales, comme Hélder Câmara, Gustavo Gutiérrez, Hugo Assman, Leonardo Boff ou Frei Betto, la théologie de la libération se présente comme une tentative de remettre au centre de la réflexion théologique et de la pratique ecclésiale la tradition prophétique de la Bible en articulant la question du salut à la praxis historique de libération de l’homme. Partant d’une critique de la vision ecclésiale eurocentrée, déconnectée des problématiques propres aux sociétés du tiers monde, les théologiens de la libération proposent une reformulation de l’œuvre pastorale comme engagement concret envers les pauvres – celles et ceux sur qui s’objective l’oppression des structures, redéfinie en termes de « péché structurel » – et leurs luttes pour la libération. La célèbre formule « l’option préférentielle pour les pauvres », consacrée lors de la conférence épiscopale de Puebla en 1979, ne cherche pas à réactualiser l’impératif chrétien de la charité. Elle affirme, bien au contraire, la centralité de la mission historique et spirituelle des opprimés, en tant qu’ils sont à la fois les agents de leur propre libération et les porteurs d’une rédemption universelle. Politiquement, la théologie de la libération se singularise par sa critique morale du capitalisme et son soutien aux postulats du secteur le plus radical du dépendantisme. Pour nombre de théologiens de la libération, seuls la fin du capitalisme – du « péché accumulé » – et le passage au socialisme sont capables de mettre fin au « développement du sous-développement » et aux catastrophes sociales qui lui sont liées.

Ce vaste effort de révision théologique se fait connaître sous le nom de « théologie de la libération » après la publication en 1971 de l’ouvrage éponyme par Gustavo Gutiérrez110. L’ouvrage de Gutiérrez constitue un jalon dans l’histoire du mouvement : il systématise en effet les recherches et les efforts de théorisation que les théologiens latino-américains, en dialogue avec des intellectuels catholiques et protestants européens, avaient amorcés pendant la décennie des années 1960. Sa réflexion se déploie à partir d’une question centrale, qui synthétise l’effort théologique du libérationnisme chrétien : « Quel rapport y a-t-il entre le salut et le processus historique de libération de l’homme111 ? » Pour répondre à cette question, la réflexion de Gutiérrez s’exerce à articuler en une perspective unitaire la libération politique et l’avènement du royaume de Dieu :

Concrètement, il n’existe pas deux histoires, une histoire profane et une histoire sacrée « juxtaposées » ou « étroitement liées », mais un unique devenir de l’homme assumé de manière irréversible par le Christ, Seigneur de l’histoire. Son œuvre rédemptrice embrasse toutes les dimensions de l’existence et le conduit à son plein accomplissement. L’histoire du salut est le cœur même de l’histoire humaine112.

L’affirmation d’une unité fondamentale entre histoire sacrée et histoire profane débouche sur ce qui constitue sans doute la thèse fondamentale de l’ouvrage : le salut de l’homme passe par sa libération terrestre. Pour le théologien péruvien, la lutte contre les structures du sous-développement – expression du péché social – et contre la pauvreté des peuples doit dès lors devenir, dans le contexte historique spécifique qui marque le sous-continent, la forme principale de réalisation de la vocation chrétienne. S’inspirant du livre de l’Exode et de la tradition biblique de la dénonciation prophétique, Gutiérrez affirme que les pauvres – celles et ceux qui vivent en exil sur leurs propres terres – ne doivent plus attendre le salut mais s’organiser pour se libérer du sous-développement, compris non seulement comme sous-développement économique et social, mais aussi comme non-réalisation des potentialités humaines. L’obstacle à cette libération humaine n’étant plus d’ordre naturel mais social, il devient nécessaire d’organiser, en s’appuyant sur les antagonismes de classe, le dépassement révolutionnaire du capitalisme dépendant.

Le christianisme de la libération connaît son apogée politique pendant les années 1970 et 1980, en particulier à travers sa participation décisive aux luttes sociales contre les régimes autoritaires du Cône Sud et aux insurrections armées en Amérique centrale. Du point de vue de ses effets politiques et sociaux, il est incontestable que la théologie de la libération, affaiblie par la violente répression politique qui s’abat sur ses bases militantes et certaines de ses figures les plus charismatiques, a connu un net déclin depuis la fin des années 1980113. Le déclin de l’expérience sandiniste au Nicaragua114, le recul des gauches révolutionnaires dans la plupart des pays de la région, la crise du socialisme cubain et l’avènement d’une démocratie de marché dans les pays du Cône Sud ont marqué la fin d’une époque. Du point de vue idéologique, c’est l’ensemble des pensées de la libération et de l’idée centrale d’un sujet historique de libération collective – les opprimés, les pauvres – qui s’est trouvé radicalement remis en cause au cours de la période. S’agissant du champ religieux, le déclin est sans doute encore plus dramatique : affaiblie au sein de l’institution par la répression interne orchestrée par Rome (sous la houlette du cardinal Joseph Ratzinger) et les conférences épiscopales de la région, la théologie de la libération voit ses bases sociales populaires se contracter violemment sous l’impact de la concurrence de nouveaux mouvements religieux charismatiques.

Le déclin indéniable de la théologie de la libération n’a pourtant pas signifié sa disparition. L’empreinte de ses idées au sein des mouvements sociaux tels que le néozapatisme dans le Chiapas, le Mouvement des sans-terre au Brésil (MST) et, plus largement, au sein de l’anticapitalisme radical latino-américain se révèle en effet bien plus durable et structurante que ne le laissait prévoir sa mort annoncée. Sur le plan de la production théologique, certains penseurs historiques comme Leonardo Boff ou Franz Hinkelammert et une nouvelle génération de théologiens ont proposé une réélaboration des concepts clés de la théologie de la libération, en intégrant les questions du genre, des minorités ethniques et de l’écologie, et en les confrontant aux nouvelles formes d’oppression engendrées par le capitalisme néolibéral. La catégorie du « pauvre » s’ouvre ainsi à d’autres subjectivités opprimées absentes de la perspective initiale de la théologie de la libération : les femmes, les Indigènes et les Afro-descendants115. Parallèlement à cette inflexion au sein de la pensée théologique, des auteurs comme Dussel ont engagé un travail de sécularisation de la pensée libérationniste, remettant au centre de leur réflexion philosophique la critique de la « modernité réellement existante » et de sa violence intrinsèque, qui était sous-jacente au projet de la théologie de la libération. Si celle-ci avait revendiqué l’héritage d’une certaine modernité politique émancipatrice – à travers, notamment, l’incorporation critique des sciences sociales d’inspiration marxiste –, elle avait, de façon concomitante, cherché à développer une vision alternative de la modernité, fondée sur la valorisation des valeurs culturelles et des traditions politiques des communautés populaires116.

C’est par les travaux du philosophe Dussel, lui-même impliqué dans les débats théoriques qui ont irrigué la théologie de la libération117, que l’on peut établir des points de contact entre ce mouvement théologico-politique et la réflexion engagée au sein du réseau M/C/D. À la fin des années 1960, une série de réflexions convergentes sur la question de la dépendance intellectuelle de l’Amérique latine envers les modèles théoriques européens débouche sur l’émergence d’un vaste projet de refondation philosophique : la philosophie de la libération. La polémique entre le philosophe péruvien Augusto Salazar Bondy et son collègue mexicain Leopoldo Zea autour de l’authenticité et de l’originalité de la philosophie latino-américaine ouvre le débat en 1968. Dans un court texte au titre provocateur, ¿Existe una filosofia de nuestra América?, qui fait grand bruit à l’intérieur du champ philosophique régional, Salazar Bondy affirme que l’Amérique latine, prise dans les rets d’une dépendance multiforme, n’a jamais pu développer une pensée philosophique qui lui soit propre. Pour le philosophe péruvien, ce n’est qu’en rompant préalablement avec l’ordre économique, politique et culturel imposé par les grandes métropoles capitalistes qu’il deviendrait possible de forger une philosophie originale et, par là même, capable d’agir effectivement sur la réalité. Zea répond aux questions soulevées par Salazar Bondy dans un texte intitulé La Filosofía americana como filosofía sin más (1969), en affirmant qu’il existe bel et bien une philosophie latino-américaine, même si elle ne se pense pas comme telle. Selon Zea, cette tradition philosophique a toujours cherché à apporter des réponses aux questions pratiques soulevées par l’expérience latino-américaine du monde. Pour le philosophe mexicain, une pensée philosophique libératrice ne peut surgir du néant : c’est en renouant le fil de cette tradition qu’elle peut reconstruire le portrait de cette formation culturelle et, ainsi, contribuer à l’abolition des structures asservissantes.

C’est dans l’atmosphère intellectuelle de l’université argentine du début des années 1970, marquée par la révolte populaire du Cordobazo118, que le projet d’une philosophie de la libération appelé de leurs vœux par Salazar Bondy et Zea prend forme. Le manifeste fondateur, rédigé en 1973 par un groupe de jeunes philosophes, parmi lesquels Osvaldo Ardiles, Horacio Cerutti, Enrique Dussel, Rodolfo Kusch, Arturo Roig et Juan Carlos Scannone, pose d’emblée l’exigence éthique et méthodologique qui va constituer le programme commun de ces penseurs. Il ne s’agit pas seulement de soumettre à la critique la perspective du centre impérial, mais bien d’élaborer une pensée capable de rendre compte de l’expérience de la périphérie :

Il ne fait aucun doute qu’un nouveau style de pensée philosophique est né en Amérique latine. Il ne s’agit pas d’une pensée qui part de l’ego, du « je conquiers », du « je pense » ou du moi comme volonté de puissance européenne impériale (les États-Unis et la Russie étant les deux prolongements de l’homme européen moderne). C’est une pensée qui part de l’opprimé, de celui qui est à la marge, du pauvre, qui part des pays dépendants de notre planète Terre. La philosophie de la modernité européenne a transformé l’Indien, l’Africain ou l’Asiatique en un objet, en une chose119.

La philosophie de la libération ne débouche pas sur une école ou sur une perspective unifiée. En dépit de la grande hétérogénéité des approches et des divergences politiques qui apparaissent progressivement, les penseurs de ce projet collectif partagent néanmoins la conviction que la lutte contre le mal nommé « sous-développement » – en réalité, la dépendance structurelle – passe, dans le champ spécifique de la philosophie, par une révision radicale des modes légitimes et autorisés de la pratique philosophique. En bref, par un travail de décolonisation intellectuelle. La philosophie de la libération, si elle veut participer au vaste chantier de libération de la périphérie, doit s’élaborer dans une confrontation constante à la réalité concrète de l’Amérique latine et, plus particulièrement, à celles des opprimés.

Depuis la fin des années 1960, le travail philosophique de Dussel a consisté en l’élaboration patiente, dans le contexte de l’Amérique latine, d’un système philosophique capable d’articuler une critique rigoureuse de la pensée eurocentrée et de ses effets d’exclusion. Pour Dussel, la philosophie latino-américaine n’est pas le simple écho de la pensée du centre. Sans être isolée, elle cherche à apporter des réponses à une situation particulière : celle d’un continent qui, au moment de son émergence dans la conscience occidentale, est inventé comme l’Autre de l’Europe et, dès lors, projeté hors de la sphère de la culture et de l’historicité. Par l’ampleur de son œuvre, composée de plus de soixante ouvrages, par sa capacité à sans cesse renouveler sa réflexion à la lueur des débats émergents, par la richesse et l’intensité des débats qu’il a tenus avec des penseurs du monde entier, Dussel est sans doute le philosophe latino-américain le plus influent de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Né en 1934 dans la petite ville provinciale de La Paz, en Argentine, Dussel entame en 1957 un long voyage d’études de près de dix ans qui le mène de Madrid à Paris, en passant par Nazareth. Il vit et travaille avec les travailleurs palestiniens pendant deux ans au sein de la communauté fondée par le prêtre-ouvrier et théologien Paul Gauthier. La rencontre avec celui que l’on considère comme le précurseur de la théologie de la libération est un moment clé dans la trajectoire intellectuelle de Dussel. Dorénavant, sa pensée se tourne vers les « pauvres », non plus comme catégorie socioéconomique mais comme sujet politique de libération. Plus généralement, c’est à travers ce détour par l’« Ancien Monde » que le philosophe argentin prend conscience du statut « périphérique » de son continent d’origine et de l’expérience du monde qui lui est attachée. Cette expérience sensible de la fracture qui sépare les nations du centre de celles de la périphérie est le point de départ de la philosophie de la libération de Dussel. Si la pensée de Martin Heidegger lui fournit les premiers outils pour déconstruire la philosophie européenne et excaver ses impensés idéologiques, c’est la rencontre avec l’œuvre du philosophe Emmanuel Levinas qui lui permet de réorienter sa réflexion vers l’éthique et de poser les bases d’un nouveau projet philosophique. La catégorie levinassienne de l’altérité, en particulier, lui fournit les ressources pour élaborer une éthique de la périphérie, fondée sur la prise en compte des sujets refoulés par le « je » moderne, les « victimes ».

Dans son ouvrage fondamental, Filosofía de la liberación (1977), Dussel systématise sa relecture située de Levinas entamée au début des années 1970. La forme et le ton de l’ouvrage, court et laconique, sont incontestablement le reflet du contexte de la crise politique, sociale et idéologique que traverse alors l’Argentine. La violence politique n’épargne d’ailleurs pas Dussel. En 1973, sa maison et sa bibliothèque sont détruites par l’explosion d’une bombe posée par un commando d’extrême droite. Expulsé deux ans plus tard de l’université de Cuyo (Mendoza) avec dix-sept autres collègues du département de philosophie, dans le cadre d’un plan mené par l’extrême droite visant à expurger l’université de ses éléments « subversifs », il est finalement contraint, après le coup d’État militaire de 1976, de prendre le chemin de l’exil. Accueilli, comme beaucoup d’intellectuels du Cône Sud, par le Mexique, il effectue l’essentiel de sa carrière académique au sein de l’UNAM, la plus grande université d’Amérique latine.

Dans Filosofía de la liberación, Dussel entreprend une exploration systématique et une critique radicale des visées « totalisantes » de la pensée occidentale et des pratiques politiques et culturelles qui en découlent. D’un point de vue abstrait, Dussel considère que l’idée même de totalité telle qu’elle a été pensée par la tradition philosophique européenne est intrinsèquement impériale :

La totalité, le système, tend à se totaliser, à s’auto-centrer ; elle prétend, du point de vue temporel, éterniser sa structure présente et, du point de vue spatial, inclure dans le système toute extériorité possible. Dévoré par une faim infinie, le fétiche prétend perpétuer pour toujours son insatiable anthropophagie […]. La totalité totalisée, cyclope ou Léviathan sur la Terre, tue tous les visages qui l’interpellent120.

Pour Dussel, la philosophie de l’histoire d’Hegel constitue l’expression idéologique la plus aboutie de ce projet de « totalisation totalitaire » entrepris par la modernité occidentale depuis le XVIe siècle. Dans la tradition hégélienne, la totalité – la Raison, l’Esprit absolu – se déploie en se projetant elle-même comme « autre ». L’autre n’y est par conséquent jamais un Autre mais un simulacre d’altérité, destiné, au terme du processus d’auto-engendrement, à être réabsorbé au sein du Même. Cette conception de la totalité, dans la mesure où elle est structurellement incapable de s’ouvrir à ce qu’elle n’est pas, constitue la « cause ontologique » de la brutalité systémique déployée par le centre contre ses périphéries coloniales121. Appréhendée depuis la périphérie du monde occidental, la marche triomphale de la Raison – la mission civilisatrice – a surtout signifié la destruction brutale des mondes et des systèmes de vie non occidentaux au profit d’un monde unique.

La conquête de l’Amérique, la mise en esclavage de l’Afrique, leur colonisation ainsi que celle de l’Asie constituent l’expansion dialectique dominatrice du Même, qui assassine l’Autre et le totalise en son sein. Ce gigantesque processus dialectique-ontologique de l’Histoire humaine passe inaperçu aux yeux de l’idéologie des idéologies (et plus encore lorsqu’elle prétend faire la critique des idéologies) : la philosophie moderne et la postmodernité contemporaine européenne122.

Cette critique de la raison totalisante conduit Dussel à repenser l’histoire à partir de la catégorie d’extériorité, autrement dit, à partir de ce qui a été expulsé hors de la culture, de l’histoire et de l’humanité authentique. L’extériorité, c’est, à un premier niveau, la condition spécifique du penseur de la périphérie qui cherche à élaborer une critique externe du système de la modernité occidentale. On l’a dit, pour Dussel, penser depuis l’Amérique latine implique d’emblée une confrontation avec l’eurocentrisme et ses modes de légitimation philosophique. Mais cette extériorité relative échoue à formuler une philosophie authentiquement critique si elle ne s’ouvre pas à l’expérience des « victimes » – celles et ceux que le système a déshumanisés. L’extériorité n’a par conséquent rien d’abstrait. Elle ne renvoie pas à un autrui absolu et désincarné mais aux parias que produit le système en vigueur. Aussi la figure dussélienne de la victime ou du « pauvre » s’incarne-t-elle dans une multitude de visages : celui des peuples colonisés, celui des femmes humiliées, celui de la jeunesse opprimée, celui des anciens relégués, celui des classes exploitées, celui des Autochtones, parmi tant d’autres. L’interpellation de l’opprimé, de celle ou celui dont l’existence révèle la scandaleuse obscénité du système, est le point de départ d’une demande de justice qui engage une irrévocable responsabilité éthique :

Maintenant, soudain, à partir de ces victimes, le vrai apparaît comme le non-vrai, le valide comme le non-valide, le faisable comme le non-efficace et ce qui avait prétention de bonté, le « bien », peut être interprété comme le mal123.

Cette interpellation, en tant qu’elle est exigence d’une réparation, est porteuse d’une ouverture politique, d’un horizon utopique de libération : c’est elle qui permet de rompre l’inertie close de l’ordre social en vigueur. La philosophie de la libération se veut par conséquent une pratique du décentrement et de l’ouverture éthique à l’Autre. En partant des catégories d’humains les plus opprimés, elle en adopte le point de vue et les utopies :

Tout penser à la lumière de la parole interprétante du peuple, du pauvre, de la femme castrée, de l’enfant et de la jeunesse culturellement dominée, de l’ancien marginalisé par la société de consommation, de l’Indigène humilié, avec une responsabilité infinie et face à l’infini, voilà la philosophie de la libération124.

À la question de Bondy qui avait ouvert la voie à l’élaboration d’une philosophie de la libération – « Existe-t-il une philosophie latino-américaine ? » –, Dussel répond que c’est précisément l’expérience originelle de la colonialité qui rend possible l’émergence d’une philosophie critique, d’un contre-discours philosophique capable de rendre visibles les expériences de l’altérité que la philosophie du centre échoue à penser. L’Amérique est l’espace historique originel des processus modernes de négation et de production de l’altérité. Dès 1492, le continent est imaginé et recréé comme l’Autre de l’Europe, mais un Autre inférieur appelé à résorber sa différence en s’attelant au projet de la modernité occidentale. Penser depuis cet envers de l’Occident, ce n’est pas seulement contester le monopole européen de l’historicité ou confronter la conception purement autarcique et fondamentalement innocente de l’universalisme eurocentré. C’est aussi se donner les moyens d’élaborer les prémisses d’un universalisme non eurocentré et toujours attentif aux nouveaux modes du commun qu’élaborent sans cesse les exclus du système.

Si beaucoup des fondateurs de la philosophie de la libération ne se revendiquent plus guère aujourd’hui de ce courant intellectuel, des penseurs comme Enrique Dussel ou Franz Hinkelammert ont su renouveler leurs approches et leurs problématiques à la lumière des transformations géopolitiques et idéologiques qui touchent la région au cours des années 1990. Les critiques internes et externes de certaines thèses des premières formulations de la philosophie de la libération – portant notamment sur leurs présupposés sociologiques rudimentaires et sur leurs approches (contre-)universalistes jugées dépassées – débouchent sur des dialogues d’une grande fécondité théorique. Dussel, en particulier, a intégré au cours des trois dernières décennies les questionnements portés par les mouvements sociaux – notamment le néozapatisme et les théories critiques contemporaines –, n’hésitant pas à remettre en chantier certaines des catégories qu’il avait forgées au cours des années 1960 et 1970. Depuis la fin des années 1990, la reprise du débat séculaire sur l’hétéronomie coloniale par la théorie critique latino-américaine a permis de remettre en jeu, à travers leur réinterprétation créative, certaines thèses et catégories qui avaient été reléguées au musée de l’histoire par la doxa postmoderniste. À cet égard, il est indéniable que la pensée de Dussel a joué un rôle fondamental dans le réarmement de la théorie critique anticoloniale. Les concepts d’extériorité, de transmodernité, la critique de l’universalisme eurocentré font aujourd’hui partie intégrante de l’appareil analytique et conceptuel du réseau transdisciplinaire M/C/D.

Penser la frontière : la théorie chicana

La théorisation élaborée par le mouvement chicano des États-Unis pose elle aussi la question des rapports entre centre et périphérie, de la frontière, ainsi que des liens entre deux espaces construits en opposition (Amérique du Nord et Amérique du Sud) depuis le XIXe siècle. Bien que la conquête des territoires de l’Amérique du Nord date du XVIe siècle, c’est au cours du XIXe siècle que les effets de la colonialité se font plus pressants pour les populations autochtones.

L’année 1848 représente une date charnière dans cette histoire. Jusque-là, les peuples autochtones des plaines désertiques du nord du Mexique avaient réussi à établir un modus vivendi avec les autorités espagnoles incapables de gérer ces espaces, qui leur semblaient d’ailleurs peu exploitables économiquement. Après la signature du traité de Guadalupe Hidalgo, le Mexique perd la moitié de son territoire au profit des États-Unis, lesquels n’auront de cesse, à partir de ce moment, de bâtir une véritable frontière matérielle entre les deux pays. Des familles, des communautés, des peuples se retrouvent séparés de facto, et la circulation sur leurs territoires, entravée. Les migrations internes ne s’arrêtent pas pour autant, oscillant entre la clandestinité et les besoins de main-d’œuvre des ranchs et de l’agro-industrie étatsunienne en développement.

Les flux migratoires Sud-Nord vont crescendo durant toute la première moitié du XXe siècle. Entre 1900 et 1930, un million et demi de Mexicaines et de Mexicains s’installent aux États-Unis, principalement au Texas, en Californie et au Colorado125. Il s’agit essentiellement d’une main-d’œuvre précarisée et recrutée directement au Mexique pour les secteurs industriel et agricole étatsuniens – système connu sous le terme enganche. La Grande Dépression interrompt momentanément la demande qui repart de plus belle dans les années 1940. Le programme Bracero (1942-1964) réorganise la migration des travailleurs manuels mexicains (appelés justement braceros – de brazo, « bras » en espagnol) vers les États-Unis. Au total, durant cette période, plus de 200 000 personnes migrent annuellement du Mexique vers les États-Unis, ce qui représente un total de 4,6 millions126. Comme dans la période de l’enganche, l’objectif n’est pas de fixer la main-d’œuvre aux États-Unis, mais de l’employer temporairement. Dans un contexte de forte exploitation de la main-d’œuvre immigrée, les travailleurs s’organisent politiquement tandis que, dans les universités californiennes et texanes, naissent des associations d’étudiants chicanas. Ces organisations luttent pour l’accès aux droits et à la terre des travailleurs agricoles ainsi que pour l’extension du droit à l’éducation et l’accès aux droits civiques et politiques pour les Chicanos, c’est-à-dire des Étatsuniens qui revendiquent politiquement leur ascendance mexicaine. La pensée chicana se présente comme une véritable praxis qui articule les mobilisations sur le terrain et les conceptualisations théoriques, comme le montre le parcours de plusieurs figures du mouvement chicano.

La première d’entre elles est César Chávez (1927-1993), un dirigeant syndical, né en Arizona dans une famille étatsunienne d’origine mexicaine sous le prénom de Cesario. Son grand-père et sa grand-mère étaient arrivés au Texas en 1898127. Sa mère était originaire de Chihuahua et était arrivée bébé aux États-Unis128. La famille – de langue espagnole et de confession catholique – appartient à un milieu modeste. Des injustices subies dans l’enfance semblent avoir influencé l’orientation politique de Cesario. À l’école, on lui interdit de parler espagnol et il se voit obligé de changer son prénom pour celui de César. À la mort de sa grand-mère, le gouvernement du comté vend aux enchères la ferme de cette femme pour couvrir ses arriérés129. Durant la Grande Dépression, la famille Chávez sombre dans la pauvreté et César vit en proie au racisme antilatinos. Il devient ouvrier agricole puis s’engage dans la Community Service Organization (CSO), association de défense des droits civiques des Latinos californiens130. En 1962, il quitte le CSO et fonde, avec la militante Dolores Huerta, le syndicat de travailleurs agricoles United Farmer Workers (UFW). En 1965, l’UFW mène une grève historique, celle des vendangeurs californiens, qui dure cinq ans. La grève attire l’attention de l’opinion publique et se solde par la signature d’une convention collective qui améliore le sort des travailleurs agricoles131. Cette victoire insuffle une énergie considérable aux mouvements chicano et latino.

Né à Denver, dans le Colorado, de parents originaires du Mexique, Rodolfo « Corky » Gonzales (1928-2005) est une autre figure emblématique du mouvement chicano. La Grande Dépression touche une famille Gonzales déjà très appauvrie. Lycéen, Rodolfo travaille en tant qu’ouvrier agricole dans les champs de betteraves. Il s’oriente ensuite vers une carrière de boxeur, ce qui lui vaut une certaine notoriété132. Parallèlement à ses activités sportives, Gonzales se consacre à la poésie et s’engage dans le mouvement politique chicano. Dans son œuvre, il conceptualise l’identité chicana133. Son poème le plus célèbre, I am Joaquín (1967), définit subtilement cette identité multiple et multiforme, faite d’un mélange d’éléments provenant de cosmovisions différentes – autochtone, espagnole, mexicaine, étatsunienne – et bien souvent en conflit. Ainsi, le Chicano Joaquín est à la fois tous les personnages de l’histoire mexicaine, à savoir les chefs aztèque et maya Cuauhtémoc et Netzahualcóyotl, mais aussi Hernán Cortés, Miguel Hidalgo, Emiliano Zapata, Pancho Villa, Porfirio Diaz et Francisco I. Madero.

Ce creuset de peuples et d’histoires s’exprime dans deux notions conceptualisées par le mouvement chicano, le « pays d’Aztlán » et la Raza. La première dérive du nahuatl et désigne la terre d’origine des peuples aztèques – aztecah signifiant d’ailleurs en nahuatl le « peuple d’Aztlán ». Le terme renvoie par conséquent à la patrie des origines des Mexicains et des Chicanos. Gonzales fait d’Aztlán l’espace symbolique de ralliement de tous les Chicanos. Il organise à Denver le premier Congrès pour la libération de la jeunesse chicana autour de ce concept et participe à la rédaction du Plan spirituel d’Aztlán134 en six points, qui s’ouvre ainsi :

Dans l’esprit d’un nouveau peuple conscient et fier non seulement de son héritage historique, mais aussi de l’invasion brutale de nos territoires par les Gringos, nous, Chicanos, Mexicains, Latino-Américains, habitants et civilisateurs de la terre nord d’Aztlán d’où sont venus nos ancêtres, pour réclamer leur terre de naissance et consacrer la détermination de notre peuple du Soleil, nous déclarons que l’appel de notre sang est notre force, notre responsabilité et notre destin inévitable135.

Il y a, dans ce texte, comme dans le mouvement chicano de l’époque, une affirmation claire et assumée des liens avec un Mexique idéalisé nommé Aztlán. Ce pays n’est ni le territoire précolombien, ni le Mexique des années 1960, mais l’espace de la « race » chicana. Le concept de Raza apparaît en effet dans tous les textes chicanos de l’époque : il est mobilisé dans de nombreuses publications et donne même son nom à une organisation de défense des droits civiques (La Raza, 1968) et à un parti politique (La Raza Unida, 1970). L’origine du terme remonte à la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque les créoles de langue espagnole forgent le concept d’Amérique latine par opposition à l’Amérique anglo-saxonne136. Ainsi, Martí évoque la « race latine », fruit du métissage ayant donné naissance à Nuestra América. Pour les Mexicains et Chicanos des années 1960, la Raza s’inscrit dans cette lignée, conceptualisée par le philosophe mexicain José Vasconcelos (1882-1959), qui l’appelle la raza cósmica, c’est-à-dire une cinquième race propre aux Amériques, issue du palimpseste des migrations en provenance des quatre coins du monde137. La Raza est donc pour les Chicanos cette race nouvelle et universelle affrontant la race anglo-saxonne.

Les femmes chicanas ont été très actives dans les mouvements politiques des années 1960. Une partie d’entre elles ont remis en cause le machisme présent dans leur communauté ainsi que dans les organisations politiques de l’époque. Un premier rassemblement de féministes chicanas, appelé la Conferencia de Mujeres por la Raza (ou National Chicana Conference), se tient à Houston (Texas) entre le 28 et le 30 mai 1971. La conférence réunit environ 600 femmes originaires de vingt-trois États des États-Unis138, de différentes origines sociales, mais la majorité – environ 80 % d’entre elles – sont des étudiantes ayant entre 18 et 23 ans139. La conférence aborde l’oppression spécifique des femmes chicanas et des sujets divers tels que la sexualité, l’éducation des femmes, le mariage et même le poids de la religion catholique dans la vie des Chicanas. Parmi les résolutions adoptées figurent l’avortement gratuit, l’éducation sexuelle gratuite et l’accès à des garderies ouvertes la nuit140. Cette conférence permet l’émergence et le développement du féminisme chicana.

À l’instar du Black feminism141, le féminisme chicana se situe en rupture par rapport au féminisme dit de la « deuxième vague », féminisme hégémonique dans lequel les Chicanas ne se sentent pas représentées. En l’occurrence, elles reprochent aux féministes hétérosexuelles, blanches et bourgeoises de ne considérer dans leur agenda politique que leurs intérêts spécifiques, et pas ceux de toutes les femmes. C’est pourquoi le projet mené par Cherríe Moraga, Gloria Anzaldúa, Ana Castillo et Norma Alarcón est de collecter et de laisser s’exprimer les « voix des femmes tiers-mondistes des États-Unis ». En 1981, Moraga et Anzaldúa éditent This Bridge Called My Back, qui réunit une trentaine de contributrices de différentes origines et identités – lesbiennes, chicanas, noires, latinas, asiatiques et autochtones. Dans cette œuvre collective, les éditrices considèrent l’imbrication des rapports sociaux de sexe, de genre, de classe et de race au sein des problématiques vécues par les femmes queer non blanches (queer of color). Cette expérience particulière des femmes subissant un large spectre d’oppressions est au cœur de la théorisation du féminisme chicana, et notamment de ce qu’elles appellent la « théorie incarnée » (theory in the flesh) :

La théorie incarnée signifie que les réalités physiques de notre vie – la couleur de notre peau, la terre ou le béton sur lesquels nous avons grandi, nos inclinaisons sexuelles – se fondent pour créer une politique née de la nécessité. Ici, nous essayons de jeter un pont par-dessus les contradictions de notre expérience :

Nous sommes les couleurs d’un mouvement féministe blanc.

Nous sommes les féministes parmi les gens de notre culture.

Nous sommes souvent les lesbiennes parmi les hétérosexuels.

Nous faisons ce pont en nous nommant nous-mêmes et en racontant nos histoires avec nos propres mots142.

Une autre spécificité du féminisme chicana – qui s’autodésigne comme « xicanisme » – est le rapport avec le pays d’origine, le Mexique. Cette relation n’est pas seulement appréhendée dans un rapport de subalternité vis-à-vis des États-Unis, elle est vécue aussi comme un espace d’ambivalence et de tension. Les féministes chicanas comme Gloria Anzaldúa, Norma Alarcón, Cherríe Moraga, Norma Elia Cantú, Ana Castillo, Chela Sandoval ou Karen Mary Dávalos théorisent dans leurs œuvres littéraires et scientifiques cette localisation paradoxale et conflictuelle. Ce lieu d’énonciation particulier s’exprime notamment dans leur rapport aux langues. L’espagnol est de fait une langue minorée aux États-Unis et nombre de familles latinas abandonnent le castillan pour l’anglais dans l’espoir de donner davantage de chances d’intégration à leurs enfants. L’anglais est, de gré ou de force, la langue dominante pour ces derniers. Cherríe Moraga, née en 1952 à Los Angeles d’un père anglo-saxon et d’une mère chicana, raconte ainsi que, bien que sa mère maîtrisât l’espagnol avec fluidité, elle ne lui parlait jamais dans cette langue. Pour elle, être chicana signifiait être inférieure, c’est pourquoi elle fit le choix d’« angliciser » ses enfants143. La poétesse Ana Castillo, née à Chicago en 1953, résume cette ambivalence dans ces termes :

La plupart d’entre nous n’avons pas eu la chance d’avoir une bilingual education, d’apprendre l’espagnol de nos parents. On le parlait bien sûr à la maison et, à l’école, on pouvait même nous interdire de parler espagnol. Moi, j’ai pris, il y a longtemps, une décision consciente : celle de ne pas écrire en espagnol, car je voulais communiquer avec les Gringos qui ne nous écoutaient pas, et je voulais aussi m’adresser aux Chicanos et Latinos qui, en réalité, ne sont pas très familiarisés avec la lecture de l’espagnol, même s’ils peuvent le comprendre un peu ; donc ce fut une décision tout à fait consciente144.

Qu’elles soient bilingues ou non, les féministes chicanas tentent d’abolir cette colonialité de la langue en s’appropriant et en valorisant l’espagnol, qui est pourtant également une langue coloniale. Ce rapport paradoxal à l’espagnol s’intègre dans un nationalisme développé par l’ensemble du mouvement chicano, qui excède le seul champ linguistique et comprend l’histoire et la culture mexicaines. Tandis que les hommes comme « Corky » González s’approprient des personnalités historiques masculines, les féministes chicanas revendiquent leur filiation avec des figures féminines associées à une « mexicanité » construite de l’extérieur, telles que la Vierge de Guadalupe, la Llorona, Frida Kahlo ou la Malinche145. Ces archétypes féminins ont en commun de mettre en avant l’hybridation créatrice qui surgit de la collision entre le « Mexique profond » et la civilisation hispanique. Il s’agit également d’une façon de mieux gérer leur rapport avec un catholicisme dont l’androcentrisme les oppresse. Cette expérience de contact entre deux mondes et deux cultures sur un terrain d’oppositions et de luttes conduit les féministes chicanas à s’interroger sur leur identité. Gloria E. Anzaldúa (1942-2004), professeure de Chicana/o Studies, n’aura de cesse, toute sa vie durant, d’aborder cette problématique dans son œuvre. Originaire de la vallée du Rio Grande dans le sud du Texas, elle est issue d’une famille pauvre de onze enfants. Bien que née aux États-Unis, elle subit le racisme et le sexisme au sein de sa propre famille, dans laquelle elle est considérée comme prieta, c’est-à-dire trop foncée de peau146. Elle souffre du manque d’amour et de la surveillance très stricte de sa mère, qui montre une préférence pour ses frères. C’est cette expérience de l’intersectionnalité des oppressions qu’Anzaldúa théorise dans ses différentes œuvres. Aux notions de théorie incarnée et d’« auto-histoire théorie » (auto-historia teoría), elle ajoute la redéfinition de la frontière, et plus particulièrement celle qui sépare le Mexique des États-Unis. Pour elle, celle-ci ne recouvre pas seulement un espace géographique, mais également une identité particulière, définie par Anzaldúa comme une « blessure ouverte où le tiers monde en vient aux griffes face au Premier Monde, et saigne147 ». Loin de chercher à s’intégrer à tout prix au premier monde, elle revendique une identité métisse et frontalière :

Je suis une femme de frontière. J’ai grandi entre deux cultures, la culture mexicaine (marquée par une forte influence autochtone) et la culture anglo (en tant que membre d’un peuple colonisé dans notre propre territoire). J’ai chevauché sur cette frontière texano-mexicaine, et sur d’autres, toute ma vie. Il n’est pas très confortable de vivre dans ce lieu de contradictions. La haine, la colère et l’exploitation sont les traits les plus saillants de ce paysage148.

Ce lieu d’énonciation traversé de tensions et de contradictions ne cantonne pourtant pas ses habitantes à une position passive et victimaire : la frontière d’Anzaldúa conduit à l’agentivité, à l’action et à la résistance culturelle. Il s’agit tout d’abord d’en finir avec la honte (vergüenza) et le complexe d’infériorité des Chicanos. Dans un second temps, le féminisme chicano propose de se réapproprier tous les éléments culturels mexicains importés aux États-Unis comme la cuisine, les arts, les traditions et, bien sûr, la langue. Cette symbiose n’est pas un simple métissage, mais une action politiquement située en vue de l’abolition de la domination anglo-saxonne. Dans ce nouveau métissage, ce n’est plus à la culture subalterne de s’adapter à la culture supérieure, mais l’inverse :

Dans ce livre, le fait de passer des « codes » de l’anglais à ceux de l’espagnol castillan, au dialecte du nord du Mexique, au tex-mex, à une pointe de nahuatl et à un mélange de tout cela, cette pratique reflète ma langue, ma nouvelle langue – la langue des terres de frontière. Là, à la jonction des cultures, les langues s’entre-pollinisent et acquièrent une nouvelle vitalité ; elles meurent et renaissent. Jusque-là, cette langue infantilisée, cette langue bâtarde, l’espagnol chicano, n’a reçu l’approbation d’aucune société. Mais nous, les Chicanos, ne ressentons plus le besoin de quémander l’entrée, d’avoir toujours à faire le premier pas – nous traduisons pour les Anglos, les Mexicains et les Latinos –, en prononçant une excuse à chaque pas. Aujourd’hui, nous demandons une rencontre au mitan du chemin. Ce livre est une invitation de nous, les nouvelles métisses, à vous149.

Ces exemples illustrent la vitalité et le caractère contre-hégémonique de la pensée critique chicano, aussi peu connue en Europe qu’en Amérique latine. Celle-ci s’inscrit dans le mouvement tiers-mondiste, anticolonialiste et anti-impérialiste des années 1960-1970. Elle présente différents points communs avec le mouvement des droits civiques, ainsi qu’avec le Black feminism. L’expérience du racisme, de la ségrégation raciale (notamment pour les populations vivant dans les États frontaliers du Mexique) et de la pauvreté conduit les Chicanos à s’identifier aux People of color des États-Unis, en particulier aux autres Latinos et aux Afro-Étatsuniens. Le féminisme chicana dialogue également avec le féminisme noir des États-Unis. Ainsi, le manifeste du Combahee River Collective – une organisation de femmes lesbiennes noires –, considéré comme l’un des textes fondateurs et de référence du Black feminism, est publié en espagnol dans la version hispanophone de This Bridge Called My Back de 1988150. Ces mouvements féministes ont en commun de penser l’articulation des formes d’oppression et de domination, conceptualisée sous le terme « intersectionnalité » par le féminisme noir étatsunien.

Toutefois, en parallèle, la pensée critique chicana propose des concepts et des actions spécifiques répondant à des problématiques propres aux immigrés mexicains et à leurs descendants. En premier lieu, elle revendique une appropriation de l’histoire et de la culture mexicaines, comprises comme un palimpseste de traditions provenant d’origines diverses, mais principalement nahualtl et hispaniques. Elle s’exprime par la création d’espaces – le pays d’Aztlán, le spanglish ou le tex-mex – et de figures idéalisées – Cuauhtémoc ou la Vierge de Guadalupe – qui permettent de passer de l’infériorisation culturelle à la fierté des origines. L’action sur les langues est particulièrement emblématique de la résistance culturelle chicana. Alors que des puristes des langues espagnole et anglaise dénoncent la déformation des langues par le spanglish, d’autres linguistes considèrent que le changement et le mélange de codes linguistiques représentent en réalité une stratégie de résistance et le modèle d’une identité hybride qu’ont en partage nombre de Latinos des États-Unis151. La pensée chicana, née au croisement de cette expérience partagée du métissage et de ses différentes théorisations, intègre au cours des années 1980 les départements de Latin American Studies – d’où surgiront, moins d’une décennie plus tard, certaines des figures les plus saillantes du groupe M/C/D.

1. On lira la vaste synthèse, désormais classique, de Robert J. C. YOUNG, Postcolonialism. An Historical Introduction, Blackwell Publishing, Oxford, 2001. Le lecteur francophone pourra se tourner vers la traduction de l’ouvrage collectif dirigé par Neil LAZARUS, Penser le postcolonial. Une introduction critique, Éditions Amsterdam, Paris, 2006.

2. Santiago CASTRO-GÓMEZ et Eduardo MENDIETA, « Introducción : la translocalización discursiva de “Latinoamérica” en tiempos de la globalización », in Santiago CASTRO-GÓMEZ et Eduardo MENDIETA (dir.), Teorías sin disciplina. Latinoamericanismo, poscolonialidad y globalización en debate, Miguel Ángel Porrúa Ediciones, Mexico, 1998, p. 8-30. Nous traduisons.

3. Robert J. C. YOUNG, White Mythologies, Routledge, Londres/New York, 2007.

4. Pour la traduction française : Edward W. SAÏD, L’Orientalisme, Seuil, Paris, 1980.

5. Ranajit Guha propose de définir les subalternes comme « la différence démographique entre la population totale […] et tous ceux qui constituent l’élite ». Autrement dit, la partie de la population, numériquement majoritaire, qui, lorsqu’elle n’est pas simplement ignorée, n’accède à l’Histoire qu’à travers le discours des élites coloniales ou nationales. Ranajit GUHA, « On some aspects of the historiography of colonial India », in Ranajit GUHA (dir.), Subaltern Studies I. Writings on South Asian History and Society, Oxford University Press, Delhi, 1982, p. 4.

6. Dipesh CHAKRABARTY, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Éditions Amsterdam, Paris, 2009.

7. Achille MBEMBE, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala, Paris, 2000, p. 21.

8. Santiago CASTRO-GÓMEZ et Eduardo MENDIETA, « Latinoamericanismo, modernidad, globalización. Prolegómenos a una crítica poscolonial de la razón », in Santiago CASTRO-GÓMEZ et Eduardo MENDIETA (dir.), Teorías sin disciplina, op. cit., p. 118-149. Nous traduisons.

9. Walter MIGNOLO, La Idea de América Latina. La herida colonial y la opción decolonial, Gedisa editorial, Barcelone, 2007.

10. L’ouvrage déjà mentionné de Robert J. C. YOUNG, Postconialism. An Historical Introduction, qui inclut la tradition anticoloniale latino-américaine dans la généalogie du postcolonialisme, constitue une notable exception.

11. Contrairement à une idée répandue, le colonialisme ibérique ne fut pas seulement un colonialisme d’extraction : il combina systématiquement l’exploitation des populations et la dépossession territoriale. En ce sens, il fut aussi un colonialisme de peuplement. La notion de colonialisme de peuplement (settler colonialism) a été forgée pour rendre compte des processus coloniaux fondés sur une logique persistante de remplacement des populations autochtones et de confiscation de leur souveraineté. La spécificité de ce colonialisme réside dans sa dimension structurelle : les sociétés nées de ce type de processus tendent à reproduire des logiques d’expropriation et d’exclusion coloniales après la rupture des liens politiques avec la métropole fondatrice. Sur ce sujet, voir Patrick WOLFE, Settler Colonialism and the Transformation of Anthropology, Cassell, Londres/New York, 1999.

12. Walter MIGNOLO, « Postoccidentalismo : el argumento desde América Latina », in Santiago CASTRO-GÓMEZ et Eduardo MENDIETA (dir.), Teorías sin disciplina, op. cit., p. 31-58.

13. Ella SHOHAT, Colonialité et ruptures. Écrits sur les figures juives arabes, Lux Éditeur, Montréal, 2021, p. 78-84.

14. Luis MORA-RODRÍGUEZ, Bartolomé de las Casas. Conquête, domination, souveraineté, PUF, Paris, 2012, p. 59.

15. Michel DE CERTEAU, L’Écriture de l’histoire, Gallimard, Paris, 1975, p. 9-10.

16. Dans le contexte latino-américain, Les catégories indio et indígena ont toutes deux été construites et imposées par les institutions étatiques et les élites blanches. La catégorie indio est une construction juridique coloniale, visant à garantir la ségrégation entre les colons et les « vaincus », soumis au tribut. Après les indépendances et l’abolition de l’ordre juridique colonial, le terme est remplacé dans les discours institutionnels par le vocable indígena (du latin indígena, « originaire du pays »), censé refléter l’accession – largement rhétorique – des Autochtones au régime de la citoyenneté. Contrairement à la catégorie rattachée au code de l’indigénat français, le terme indígena n’a jamais été lié à un statut juridique spécifique. Désormais intégré au lexique juridique des grandes organisations internationales (convention 169 « relative aux peuples indigènes et tribaux » de l’Organisation internationale du travail) et des organisations non gouvernementales (ONG), il est devenu un outil d’auto-identification stratégique dans les luttes des peuples autochtones. Afin d’éviter des confusions, nous utiliserons généralement le terme « Autochtone ». Les termes « Indien » et « Indigène » seront réservés à des contextes historiques spécifiques.

17. Le terme criollo vient du portugais crioulo, qui fut utilisé dès le XVIe siècle pour distinguer les esclaves noirs nés en Amérique des esclaves nés en Afrique. Dans les colonies espagnoles d’Amérique, il fut adopté pour désigner les descendants d’Espagnols nés en Amérique, en opposition aux Peninsulares, les Espagnols nés dans la Péninsule. Au sein du système colonial des castes, les Criollos étaient considérés comme des sujets socialement inférieurs aux Espagnols péninsulaires, mais supérieurs à l’ensemble des sujets non blancs. Bien que constituant l’élite économique au sein des colonies, les Criollos furent systématiquement écartés des plus hautes fonctions administratives du système de gouvernance coloniale.

18. Rita Laura SEGATO, La Guerra contra las mujeres, Traficantes de sueños, Madrid, 2016, p. 24. Nous traduisons.

19. La première occurrence latino-américaine du terme « métissage » (mestizaje) apparaît en 1925 dans le très influent essai du Mexicain José VASCONCELOS (1882-1959), La Raza cósmica. Misión de la raza iberoamericana. L’intellectuel et homme politique mexicain, qui fut secrétaire de l’Éducation et de la Culture du gouvernement postrévolutionnaire d’Alvaro Obregón, y interprète l’Amérique latine comme l’espace historique où s’opère, depuis la conquête, la fusion des races européennes, indiennes et africaines. Selon Vasconcelos, ce processus de fusion biologique – dans lequel domine l’apport hispanique – doit aboutir à l’avènement d’une cinquième race, la « race cosmique », censée parachever le mouvement historique d’unification de l’humanité. Le métissage tel que le conçoit Vasconcelos est une théodicée : la violence coloniale y apparaît comme la condition de possibilité du processus historique menant à la réconciliation de l’humanité autour d’un ordre symbolique et social eurocentré.

20. Laura CATTELI, Arqueología del mestizaje. Colonialismo y racialización, Ediciones Universidad de la Frontera, CLACSO, Temuco, 2020, p. 54.

21. Pour la traduction française : Gilberto FREYRE, Maîtres et esclaves, Gallimard, Paris, 1978.

22. Luis VASQUEZ, Multitud y distopía. Ensayos sobre la nueva condición étnica en Michoacán, UNAM, Mexico, 2010, p. 11.

23. Michael TAUSSIG, Shamanism, Colonialism, and the Wild Man. A Study in Terror and Healing, The University of Chicago Press, Chicago, 1978. Nous traduisons.

24. La « doctrine Monroe » est formulée en 1823 devant le Congrès par le président James Monroe. Souvent réduite à la formule « l’Amérique aux Américains », elle constitue avant tout un avertissement à destination de l’Espagne et des puissances de la Sainte-Alliance contre toute tentative de reconquête des anciennes colonies de l’Amérique luso-hispanique. L’application de cette doctrine dépendait alors très largement de la bonne volonté de la Grande-Bretagne, seule puissance navale capable d’assurer une présence stratégique permanente dans l’ensemble de la région. Reformulée par Theodore Roosevelt au tout début du XXe siècle, elle sert de fondement à la politique interventionniste des États-Unis dans la région.

25. On peut mentionner, entre autres, l’occupation de Cuba (1898-1902), du Nicaragua (1912-1933), de la République dominicaine (1915-1924) et de Haïti (1915-1933).

26. Le mal nommé « consensus de Washington » fait référence à l’ensemble des mesures d’ajustement structurel qui furent imposées aux pays du Sud à la fin des années 1980 par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, en échange de la mise en place de « plans de sauvetage » visant à « aider » les pays hyper-endettés à honorer leurs dettes auprès des banques commerciales du Nord. Le « décalogue » de mesures néolibérales – discipline fiscale, déréglementation des marchés financiers, désétatisation de l’économie, réduction et réorientation des dépenses publiques, etc. – fut d’autant plus facilement imposé aux pays latino-américains que ceux-ci étaient plongés, depuis le début des années 1980, dans une violente récession économique.

27. Raúl ZIBECHI, Latiendo resistencia. Mundos nuevos y guerra de despojo, Zambra, Balandres, Malaga, 2016, p. 39-41.

28. David HARVEY, Le Nouvel Impérialisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2010.

29. Pablo GONZÁLEZ CASANOVA, « La conquista de América Latina », Tareas, no 83, 1993.

30. Silvia RIVERA CUSICANQUI, Ch’ixinakax utxiwa. Una reflexión sobre prácticas y discursos descolonizadores, Tinta Limón Ediciones, Buenos Aires, 2010, p. 53. Nous traduisons.

31. Situé dans la région sucrière du Nordeste, le Quilombo dos Palmares constitua la plus importante des communautés marronnes libres du Brésil colonial. Les expéditions menées par les grands propriétaires et les autorités coloniales pour l’anéantir s’étendirent du début du XVIIe siècle au début du XVIIIe. Très nombreuses dans l’ensemble des régions esclavagistes de l’Amérique, ces républiques marronnes auto-organisées ont été appelées de différentes façons dans le sous-continent : Cumbes au Venezuela ou Palenques en Colombie.

32. Au cours de la même période que la séquence révolutionnaire atlantique, un grand mouvement révolutionnaire anticolonial se propagea à travers les hauts plateaux de l’ancien Empire inca en 1780-1781. Initialement menée par un descendant des souverains incas, José Gabriel Tupac Amaru, dans la région de Cuzco, l’insurrection se poursuivit dans la région de La Paz (dans l’actuelle Bolivie) sous le commandement du paysan aymara Tupac Katari. L’insurrection, qui accumula initialement les succès militaires, fut presque en mesure de renverser le pouvoir colonial. Si elle fut finalement défaite et impitoyablement écrasée par les autorités coloniales, elle ébranla durablement les structures de l’ordre colonial. Décrite comme une « guerre des races » par la propagande de l’État espagnol, la grande insurrection andine fut pourtant un vaste mouvement interethnique dirigé contre les institutions de l’oppression coloniale.

33. Nelson MALDONADO-TORRES, « Sobre la colonialidad del ser : contribuciones al desarrollo de un concepto », in Santiago CASTRO-GÓMEZ et Ramón GROSFOGUEL (dir.), El Giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global, Siglo del Hombre Editores, Bogota, 2007, p. 127-167, citation p. 159. Nous traduisons.

34. Ramón GROSFOGUEL, « Izquierdas e izquierdas otras : entre el proyecto de la izquierda eurocéntrica y el proyecto transmoderno de las nuevas izquierdas descoloniales », Tabula Rasa, no 11, p. 9-29, citation p. 16. Nous traduisons.

35. Aníbal QUIJANO, « Colonialidad del poder y clasificación social », in Santiago CASTRO-GÓMEZ et Ramón GROSFOGUEL (dir.), El Giro decolonial, op. cit., p. 93-126, citation p. 93.

36. Bolívar ECHEVARRÍA, Vuelta de siglo, Era, Mexico, 2010, p. 242.

37. Enrique DUSSEL, « Europa, modernidad y eurocentrismo », in Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber : eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas, CLACSO, Buenos Aires, 2000, p. 41-53.

38. Sur la question du diffusionisme, on lira le travail pionnier, récemment traduit en français, du géographe marxiste James M. BLAUT, Le Modèle des colonisateurs du monde. Diffusionnisme géographique et histoire eurocentrique [1993], Calisto, Créteil, 2018.

39. Ramón GROSFOGUEL, « Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos », Mouvements, no 72, 2012, p. 42-53.

40. Walter MIGNOLO, Local Histories/Global Designs. Coloniality, Subaltern Knowledges and Border Thinking, Princeton University Press, Princeton 2000, p. XXV.

41. María LUGONES, « Colonialidad y género », Tabula Rasa, no 9, 2008, p. 73-101.

42. Enrique DUSSEL, « Europa, modernidad y eurocentrismo », in Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber, op. cit., p. 47.

43. Montserrat GALCERAN HUGUET, La Bárbara Europa. Una mirada desde el poscolonialismo y la descolonialidad, Traficantes de sueños, Madrid, 2016, p. 355.

44. Pablo QUINTERO, « Desarrollo, modernidad y colonialidad », Revista de antropología experimental, no 13, 2013, p. 67-83, citation p. 70. Nous traduisons.

45. Ramón GROSFOGUEL, « Diálogos decoloniales con Ramón Grosfoguel : transmodernizar los feminismos », entretien réalisé par Doris LAMOS, Tabula Rasa, no 7, p. 323-340, citation p. 337. Nous traduisons.

46. Boaventura DE SOUSA SANTOS, « Épistémologies du Sud », Études rurales, vol. 187, no 1, 2011, p. 21-49, citation p. 30.

47. Santiago CASTRO-GÓMEZ et Ramón GROSFOGUEL, « Giro decolonial, teoría crítica y pensamiento heterárquico », in Santiago CASTRO-GÓMEZ et Ramón GROSFOGUEL (dir.), El Giro decolonial, op. cit., p. 9-23, citation p. 16. Nous traduisons.

48. Cette notion de « politique de position » a été introduite par la poétesse Adrienne RICH, « Notes toward a politics of location », Blood, Bread and Poetry. Selected Prose, The Women’s Press, Londres, 1985.

49. José MARTI, « Congreso internacional de Washington » [1977], Nuestra América, Fundación Biblioteca Ayacucho, Caracas, 2005, p. 57-115, citation p. 57.

50. José MARTÍ, Notre Amérique, François Maspero, Paris, 1968, p. 161.

51. Ibid., p. 157.

52. Ibid., p. 158.

53. Le Premier congrès contre le colonialisme et l’impérialisme, qui se tint à Bruxelles le 10 février 1927 à l’initiative de l’Internationale communiste, réunit une grande partie des futurs leaders de ce que l’on allait appeler, quelques décennies plus tard, le mouvement tiers-mondiste. Parmi les délégués latino-américains qui assistèrent à l’événement, on peut mentionner le militant anti-impérialiste péruvien Víctor Raúl Haya de la Torre, le fondateur du Parti communiste cubain Julio Antonio Mella ou encore l’ex-secrétaire à l’Éducation du gouvernement révolutionnaire du Mexique, José Vasconcelos. Le congrès fut, selon les termes de Vijay Prashad, une « expérience de solidarité planétaire ». Sur ce sujet, voir Vijay PRASHAD, Les Nations obscures. Une histoire populaire du tiers-monde, Écosociété, Montréal, 2009, p. 30-47.

54. Ce n’est qu’en 1926, deux ans après la fondation de l’APRA à Mexico, que Haya de la Torre dote l’organisation d’une doctrine politique et d’un programme d’action dans un court article intitulé « What is the APRA ? », publié dans The Labour Monthly de Londres. Le programme s’articule autour de cinq points cardinaux : la lutte contre l’impérialisme yankee, pour l’unité politique de l’Amérique latine, pour la nationalisation des terres et de l’industrie, pour l’internationalisation du canal de Panama, pour la solidarité avec toutes les classes et les peuples opprimés. Víctor Raúl HAYA DE LA TORRE, « What is the APRA ? », The Labour Monthly, vol. 8, no 12, 1926, p. 756-759. La traduction en espagnol paraît l’année suivante dans le livre Por la emancipación de América Latina, Gleizer, Buenos Aires, 1927.

55. Jusqu’à sa dissolution en 1943, l’Internationale communiste soutient, en accord avec la définition classique de Lénine, que l’impérialisme constitue le stade suprême du développement du capitalisme ; une étape marquée par la décomposition du mode de production capitaliste et l’épuisement définitif de son rôle historique progressiste.

56. Víctor Raúl HAYA DE LA TORRE, El Antimperialismo y el APRA, Ediciones Ercilla, Santiago du Chili, 1936, p. 51. Nous traduisons.

57. Ibid., p. 117.

58. Eric HOBSBAWM, « ¿Qué hay de nuevo en Perú? » [1970], ¡Viva la revolución! Eric Hobsbawm sobre América Latina, Editorial Crítica, Barcelone, 2018, p. 355-368, citation p. 361.

59. L’indigénisme est un mouvement politique et culturel qui s’est développé dans les années 1930-1940 dans les pays andins à forte population autochtone. Il se caractérise par l’étude et la mise en valeur des cultures autochtones, ainsi que par la dénonciation des mécanismes d’oppression des peuples originaires de l’Amérique latine.

60. Voir Fernanda BEIGEL, El Itinerario y la brújula. El vanguardismo estético-político de José Carlos Mariátegui, Editorial Biblos, Buenos Aires, 2003.

61. Michael LÖWY, « Prólogo a tempestad en los Andes », El Marxismo en América Latina. Antología, desde 1909 hasta nuestros días, LOM Ediciones, Santiago du Chili, 2007, p. 110.

62. Aníbal QUIJANO, « Prólogo », in José Carlos MARIÁTEGUI, Textos básicos. Selección, Fondo de cultura económica, Mexico, 1991, p. 11.

63. Alberto FLORES-GALINDO, In Search of an Inca. Identity and Utopia in the Andes, Cambridge University Press, Cambridge, 2010, p. 167.

64. Dans les Andes, l’ayllu désigne la communauté villageoise, notamment chez les Quechuas et les Aymaras. L’ayllu correspond à un groupe de familles ayant un ancêtre commun.

65. José Carlos MARIÁTEGUI, 7 essais d’interprétation de la réalité péruvienne, François Maspero, Paris 1968, p. 82.

66. Adrián SOTELO VALENCIA, América Latina : de crisis y paradigmas. La teoría de la dependencia en el siglo XXI, Plaza y Valdés Editores, Mexico, 2005, p. 98-99.

67. Michael LÖWY, Le Marxisme en Amérique latine. Anthologie, François Maspero, Paris, 1980, p. 239.

68. Sergio BAGÚ, Economía y sociedad colonial. Ensayo de historia comparada de América Latina, Conaculta y Grijalbo, Mexico, 1992, p. 89-90. Nous traduisons.

69. Ibid., p. 111. Nous traduisons.

70. Ibid., p. 142. Nous traduisons.

71. Les thèses de Sergio Bagú commencent à être débattues en 1965, lorsque l’économiste allemand André Gunder Franck et l’historien argentin Rodolfo José Puiggrós entament une profonde discussion sur les modes de production dans les pages du supplément culturel du journal mexicain El Día. Puiggrós y défend l’idée que le mode de production de l’Amérique coloniale constitue une forme singulière de féodalisme issu d’une symbiose entre l’ordre social féodal ibérique et l’ordre social des communautés précolombiennes. Gunder Franck soutient pour sa part, en partant d’une approche qui prend en compte l’ensemble du système-monde, que celui-ci est déjà pleinement capitaliste.

72. L’indigénisme d’État fait référence à la politique mise en place par l’État mexicain postrévolutionnaire de patrimonialisation des « Indiens historiques », transformés en porteurs de l’essence antique de la nation, et de gestion des populations indiennes réellement existantes, perçues comme un problème social et une entrave à l’entrée du Mexique dans le concert des nations « modernes ». Bien que la politique étatique de « désindianisation » paternaliste remonte aux années 1920, c’est en 1948 que l’État mexicain fonde le grand organe central en charge du « problème indien », l’Institut national indigène. Il restera en activité jusqu’en 2003.

73. Pablo GONZÁLEZ CASANOVA, La Democracia en México, Siglo XXI, Mexico, 1978, p. 104. Nous traduisons.

74. Pablo GONZÁLEZ CASANOVA, « Sociedad plural, colonialismo interno y desarrollo », América Latina. Revista del Centro latinoamericano de investigaciones en ciencias sociales, vol. 6, no 3, 1963, p. 15-32.

75. Pablo GONZÁLEZ CASANOVA, Sociología de la explotación, Siglo XXI, Mexico, 1969, p. 241. Nous traduisons.

76. À noter que l’analyse de Stavenhagen diverge de celle de Casanova : alors que, pour ce dernier, le colonialisme interne est une structure de relations sociales de domination et d’exploitation entre des groupes culturels distincts, pour Stavenhagen, il constitue une matrice relationnelle totale qui produit des groupes sociaux différenciés au sein d’une même formation historique et sociale. Rodolfo STAVENHAGEN, Las Clases sociales en las sociedades agrarias, Siglo XXI, Mexico, 1969.

77. Guillermo BONFIL BATALLA, « El concepto de indio en América : una categoría de la situación colonial », Anales de Antropologia, vol. 9, 1972, p. 105-124.

78. Ibid., p. 110. Nous traduisons.

79. Voir Guillermo BONFIL BATALLA, México profundo. Una civilización negada, Grijalbo, Mexico, 1987. Pour la traduction française : Mexique profond, Zones sensibles, Paris/Bruxelles, 2017.

80. Arturo ESCOBAR, « Mundos y conocimientos de otro modo : el programa de investigación de modernidad/colonialidad latinoamericano », Tabula Rasa, 2003, no 1, p. 51-86, citation p. 53.

81. La FLACSO, fondée en 1957 à l’initiative de l’Unesco et de l’État chilien afin de promouvoir le développement des sciences sociales en Amérique latine, fut fondamentale dans le processus d’institutionnalisation et d’autonomisation de la discipline au niveau régional. Véritable centre de gravité de la pensée critique latino-américaine, elle forma, entre 1958 et 1973, près de deux cent cinquante étudiants latino-américains, principalement chiliens, brésiliens et argentins, qui diffusèrent les méthodes intellectuelles et les pratiques sociales de la FLACSO dans leur propre pays. Le CESO, créé en 1961, au sein de la Faculté d’économie politique de l’université du Chili, accueillit lui aussi des sociologues et des économistes en provenance de plusieurs pays de la région. Plus ouvertement politisé que la FLACSO, le CESO fut l’un des foyers où s’élaborèrent les grandes lignes du programme révolutionnaire de l’Unité populaire. Au cours des années 1960, Santiago du Chili devint l’axe central d’un vaste système de circulation interrégional des savoirs et des chercheurs qui englobait l’ensemble du Cône Sud. Le coup d’État militaire de 1973 démantela ces institutions et dispersa ses chercheurs, qui se redéployèrent partiellement au sein de l’UNAM à Mexico.

82. L’Unité populaire était une coalition unitaire de gauche regroupant des partis politiques très hétérogènes comme le Parti communiste, le Parti socialiste, le MAPU (Movimiento de acción popular unitario) ou la Gauche chrétienne. Doté d’un programme anti-impérialiste et démocratique radical prônant la « voie chilienne vers le socialisme », elle remporta avec une majorité relative les élections de 1970, portant son candidat Salvador Allende à la présidence de la République. Dépositaire d’immenses espoirs mais incapable de résoudre ses contradictions internes, le gouvernement d’Allende fut violemment renversé le 11 septembre 1973 par un coup d’État militaire soutenu par les États-Unis.

83. Fernanda BEIGEL, « El FLACSO chileno y la regionalización de las ciencias sociales en América Latina (1957-1973) », Revista mexicana de sociología, vol. 71, no 2, 2009, p. 319-349.

84. La Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) fut créée en 1948, dans un contexte global caractérisé par de profondes transformations systémiques, en particulier l’avènement de l’hégémonie étatsunienne et sa contestation par l’Union soviétique, puissance qui revendiquait le leadership mondial du socialisme réel.

85. Ruy Mauro MARINI, Dialéctica de la dependencia, Ediciones Era, Mexico, 1973, p. 81.

86. Vijay PRASHAD, Les Nations obscures, op. cit.

87. Eduardo GALEANO, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine. Une contre-histoire, Librairie Plon, « Terre humaine », Paris, 1981.

88. Raúl PREBISCH, « El desarrollo económico de América Latina y algunos de sus principales problemas » [1949], Naciones unidas, CEPAL, p. 5. Nous traduisons.

89. D’après la théorie classique du commerce international formulée initialement par David Ricardo en 1817, les nations doivent se spécialiser dans la production et la vente des produits pour lesquels elles détiennent un avantage comparatif, c’est-à-dire ceux pour lesquels les coûts de production relatifs sont les plus bas. La spécialisation productive avait été appliquée de manière rigoureuse en Amérique latine tout au long du XIXe siècle et jusque dans les années 1930 : les pays latino-américains avaient en effet privilégié le développement « vers l’extérieur », organisant leurs économies autour de la production et l’exportation de biens primaires vers les pays industrialisés, et de l’importation des biens manufacturés. La crise économique de 1929, qui déboucha sur un effondrement sans précédent du prix des matières premières et sur une dégradation brutale des termes de l’échange, contribua à la remise en cause progressive du modèle « primo-exportateur » et, plus largement, du libéralisme économique et politique.

90. La thèse de la « dégradation des termes de l’échange » – souvent appelée « thèse Prebisch-Singer » – cherche à rendre compte de la baisse relative du prix des produits primaires comparé à celui des produits manufacturés. Elle fut développée de manière simultanée par Raúl Prebisch et par le statisticien allemand Hans Singer en 1949. Ce dernier l’exposa dans le rapport Post War Price Relations in Trade Between Under-Developed and Industrialized Countries, rédigé pour la Commission économique de l’ONU.

91. « Quatrièmement, il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées. Plus de la moitié des gens de ce monde vivent dans des conditions voisines de la misère. Leur nourriture est insatisfaisante. Ils sont victimes de maladies. Leur vie économique est primitive et stationnaire. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères. Pour la première fois de l’histoire, l’humanité détient les connaissances techniques et pratiques susceptibles de soulager la souffrance de ces gens », cité in Gilbert RIST, Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sciences Po, Paris, 2001.

92. Walt WHITMAN ROSTOW, The Stages of Economic Growth. A Non-Communist Manifesto, Cambridge University Press, Cambridge, 1960. Il est intéressant de noter que la traduction française (Les Étapes de la croissance économique, Seuil, Paris, 1963) ne reproduit pas le sous-titre de l’édition originale en langue anglaise.

93. Rostow identifie cinq étapes, valables pour toutes les sociétés, menant à une société industrielle avancée : société traditionnelle, conditions préalables au démarrage, démarrage, marche vers la maturité, consommation de masse.

94. Fernando Henrique CARDOSO et Enzo FALETTO, Dépendance et développement en Amérique latine [1969], PUF, Paris, 1978, p. 46.

95. Ibid., p. 40.

96. Theotônio DOS SANTOS, Dependencia y cambio social, Amorrortu, Buenos Aires, 1974, p. 42.

97. Fernando HENRIQUE CARDOSO et Enzo FALETTO, Dépendance et développement en Amérique latine, op. cit., p. 40.

98. Ruy Mauro MARINI, Dialéctica de la dependencia, op. cit.

99. Aníbal QUIJANO, Redefinición de la dependencia y marginalización en América Latina, CESO, Santiago du Chili, 1970.

100. Fernanda BEIGEL, « Vida, muerte y resurrección de las “teorías de la dependencia” », Crítica y teoría en el pensamiento social latinoamericano, CLACSO, Buenos Aires, 2006, p. 287-326.

101. Juan Cristóbal CÁRDENAS CASTRO, « La subsunción de la Teoría de la dependencia por la Filosofía de la liberación : del giro dependentista al giro decolonial », in José Guadalupe GANDARRILLA, La Crítica en el margen, Akal Editores, Mexico, 2016.

102. Voir Paulo FREIRE, Educação como prática da liberdade, Paz & Terra, Rio de Janeiro, 1967. Pour la traduction française : L’Éducation. Pratique de la liberté, Cerf, Paris, 1973.

103. Voir Paulo FREIRE, Pedagogia do oprimido, Paz & Terra, Rio de Janeiro, 1970. Pour la traduction française : Pédagogie de l’opprimé, François Maspero, Paris, 1974.

104. Voir Paulo FREIRE, Educação como prática da liberdade, op. cit.

105. Orlando FALS BORDA, Ciencia propia y colonialismo intelectual, los nuevos rumbos, Editorial Nuestro Tiempo, Bogota, 1970.

106. Ibid., p. 18. Nous traduisons.

107. Idem.

108. Michael LÖWY, La Guerre des dieux, Éditions du Félin, Paris, 1998, p. 92.

109. Seconde conférence générale de l’épiscopat latino-américain, Documentos Finales de Medellín. Nous traduisons.

110. Gustavo GUTIÉRREZ, Théologie de la libération. Perspectives, Lumen Vitae, Bruxelles, 1974.

111. Ibid., p. 53.

112. Ibid., p. 156.

113. De nombreux prêtres furent victimes du terrorisme d’État dans le Cône Sud et en Amérique centrale, dans le cadre de la lutte contre la « subversion interne ». Le point d’orgue de cette répression fut sans doute l’assassinat de l’archevêque de San Salvador, Oscar Arnulfo Romero, tué en pleine messe le 24 mars 1980 par des escadrons de la mort à la solde du gouvernement salvadorien.

114. La révolution sandiniste (Revolución Popular Sandinista) désigne, au Nicaragua, la guerre livrée, dans les années 1960 et 1970, par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) à la violente dictature de la famille Somoza, et sa prise du pouvoir à partir de 1979 jusqu’à sa défaite électorale en 1990. Le gouvernement révolutionnaire se heurta à l’hostilité violente de l’administration Reagan, qui finança notamment les mercenaires de la Contra pour déstabiliser le pays.

115. Juan José TAMAYO, La Teología de la liberación, Ediciones de Cultura hispánica, Madrid, 1990, p. 21.

116. Luis MARTÍNEZ ANDRADE, Écologie de la libération. Critique de la modernité dans la théologie de la libération, Van Dieren Éditeur, Paris, 2016.

117. Voir, par exemple, Enrique DUSSEL, Histoire et théologie de la libération. Perspective latino-américaine, Éditions ouvrières, Paris, 1974.

118. Le Cordobazo (littéralement, le « coup de poing » de Córdoba) fut une insurrection populaire qui se déroula les 29 et 30 mai 1969 dans la ville argentine de Córdoba, poumon industriel et premier centre universitaire du pays. Le Cordobazo fut le théâtre d’une convergence inédite entre ouvriers, étudiants et classes moyennes urbaines qui déborda largement les canaux institutionnels (partis et syndicats). La reprise du centre-ville le 30 mai par l’armée, qui fit face à une résistance acharnée de la part des insurgés, se fit au prix d’un très lourd bilan humain. L’insurrection de masse de Córdoba et celles qui lui succédèrent dans d’autres villes du pays les mois suivants portèrent un coup fatal à la dictature militaire fascisante du général Juan Carlos Onganía.

119. Osvaldo ARDILES et al., Hacia una filosofía de la liberación latinoamericana, Bonum, Buenos Aires, 1973, p. 281. Nous traduisons.

120. Enrique DUSSEL, Filosofía de la liberación [1977], Fondo de Cultura Económica, Mexico, 2011, p. 91. Nous traduisons.

121. Enrique DUSSEL, Para una ética de la liberación latinoamericana, vol. 2, Siglo XXI, Buenos Aires, 1973, p. 132.

122. Ibid., p. 95. Nous traduisons.

123. Enrique DUSSEL, L’Éthique de la libération, L’Harmattan, Paris/Montréal, 2002, p. 119.

124. Enrique DUSSEL, Filosofía de la liberación, op. cit., p. 264. Nous traduisons.

125. Francisco Javier AYVAR CAMPOS et Enrique ARMAS ARÉVALOS, « El flujo migratorio en México : un análisis histórico a partir de indicadores socioeconómicos », Revista CIMEXUS, vol. 9, no 2, 2014, p. 71-90, citation p. 76.

126. Mario HERNÁNDEZ MORALES, Reporte sobre el número de migrantes que participaron en el programa Bracero, 23-26 juillet 2005.

127. Miriam PAWEL, The Crusades of Cesar Chavez. A Biography, Bloomsbury Press, New York, 2014, p. 8.

128. Ibid., p. 9.

129. Ibid., p. 12-13.

130. Ibid., p. 33.

131. Ibid., p. 205-206.

132. « Rodolfo “Corky” Gonzales, poeta, boxeador y activista chicano », El País, 19 avril 2005.

133. Antonio ESQUIBEL, Message to Aztlán. Selected Writings of Rodolfo « Corky » Gonzales, University of Houston, Houston, 2001.

134. Élisabeth VAGNOUX, Les Hispaniques aux États-Unis, PUF, « Que sais-je ? », Paris, 2000.

135. Rudolfo A. ANAYA et Francisco A. LOMELÍ, Aztlán. Essays on the Chicano Homeland [1989], University of New Mexico Press, Albuquerque, 1998, p. 1. Nous traduisons.

136. Rubén TORRES MARTÍNEZ, « Sobre el concepto de América Latina ¿Invención francesa? », Cahiers d’études romanes, no 32, 2016, p. 89-98.

137. José VASCONCELOS, La Raza cósmica, Espasa Calpe, Mexico, 1948.

138. Marianne M. BUENO, « Conferencia de mujeres por la Raza », in Tiffany K. WAYNE (dir.), Women’s Rights in the United States, ABC-CLIO, LLC, Santa Barbara, 2005, p. 161-165, citation p. 165.

139. Marta COTERA, « La Conferencia de mujeres por la Raza », in Alma M. GARCÍA (dir.), Chicana Feminist Thought. The Basic Historical Writings, Routledge, New York/Londres, 1997, p. 155-161, citation p. 155.

140. Idem.

141. Voir Elsa DORLIN (dir.), Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, L’Harmattan, « Bibliothèque du féminisme », Paris, 2008.

142. Cherríe MORAGA et Gloria ANZALDÚA (dir.), This Bridge Called My Back. Writings by Radical Women of Color, Kitchen Table, New York, 1981, p. 23. Nous traduisons.

143. Ibid., p. 28.

144. Ramón ESPEJO et al. (dir.), Critical Essays on Chicano Studies, Peter Lang, Berne, 2007, p. 23.

145. Il s’agit de quatre figures féminines rattachées à la culture mexicaine issue du métissage. La Malinche (Malintzin ou Doña Marina) fut l’une des vingt femmes nahuatl données en tribut aux Espagnols après la bataille de Centla (1519). Elle servit d’interprète et de guide à Hernán Cortés qui en fit sa femme. La Vierge de Guadalupe est une figure mariale à la peau mate et aux traits métis, qui serait apparue en 1531 à Juan Diego Cuauhtlatoatzin, un Autochtone chichimèque, sur la colline de Tepeyac, à l’endroit même où se dressait avant la Conquête un oratoire à Tonatzin, la déesse aztèque de la terre. La Llorona s’inscrit dans la mythologie des peuples autochtones des Amériques. Elle représente l’âme en peine d’une mère infanticide qui erre, repentie et malheureuse.

146. Cherríe MORAGA et Gloria ANZALDÚA, This Bridge Called My Back, op. cit., p. 220.

147. Gloria ANZALDÚA, Borderlands/La Frontera. The New Mestiza, Aunt Lute Books, San Francisco, 1987, p. 3. Nous traduisons.

148. Ibid., préface, p. 35.

149. Idem.

150. Cherríe MORAGA et Ana CASTILLO (dir.), Esta puente, mi espalda. Voces de mujeres tercermundistas en los Estados Unidos, Ism Press, San Francisco, 1988.

151. Silvia BETTI, « El spanglish en los Estados Unidos : ¿Estrategia expresiva legítima? », Lenguas modernas, no 37, 2011, p. 33-53.

2. Modernité/Colonialité/Décolonialité

« Le nouveau système de domination sociale avait pour élément fondateur l’idée de race. Voilà la première catégorie sociale de la modernité. »

Aníbal QUIJANO

Un « collectif d’interprétation »

En juillet 2002, lors d’une conférence tenue à Amsterdam dans le cadre du IIIe congrès international des latino-américanistes en Europe, l’anthropologue colombien Arturo Escobar présente la première synthèse de ce qu’il identifie comme une « perspective émergente », et qu’il propose d’appeler le « programme de recherche sur la modernité/colonialité1 ». Cet acte de nomination vient couronner un processus de gestation d’une demi-décennie qui a vu dialoguer, et progressivement converger autour d’une série de concepts clés, deux des grandes traditions critiques latino-américaines des années 1970, la critique dépendantiste et la philosophie de la libération, et le versant latino-américaniste de la critique postcoloniale et subalterne.

Le « moment » 1992

La reprise de la tradition critique anticoloniale à la fin des années 1990 peut être analysée comme l’une des conséquences indirectes de la séquence ouverte par la commémoration officielle de la « découverte » de l’Amérique et les contre-célébrations qui lui répondirent. Le moment 1992 est crucial à plusieurs égards : il montre en premier lieu que la nouvelle profession de foi multiculturelle des pays occidentaux n’a guère entamé leur vision radicalement autocentrée de l’histoire ; il remet au centre du débat, contre l’idéologie de l’interdépendance globale et de la mondialisation heureuse alors en vogue, la double question de la persistance des hiérarchies globales et des colonialismes internes ; il offre enfin et surtout une visibilité inédite aux critiques radicales de l’occidentalisme portées par les mouvements sociaux et intellectuels autochtones.

Pour la théorie critique latino-américaine, la secousse idéologique est d’autant plus puissante qu’elle se trouve alors engagée dans un processus d’aggiornamento radical. L’enterrement de la révolution sandiniste au Nicaragua, l’épuisement des guerres de libération en Amérique centrale, la dérive sanguinaire et délirante du Sentier lumineux au Pérou et, plus généralement, la dévaluation du marxisme comme lieu de la parole légitime contraignent toute une génération d’intellectuels à opérer une profonde transformation de perspectives. L’ethos libérationniste, solidaire de l’idée d’un transfert de connaissance comme base de la libération du « pauvrétariat », tend à se transformer – sans que cela se traduise forcément par un « adieu aux armes » – en un ethos démocratique radical, ouvert aux expressions populaires et autochtones d’une modernité alternative. Face à la clôture de l’horizon révolutionnaire, il devient nécessaire d’affirmer la vitalité et le potentiel des savoirs subalternes et, en particulier, de ces savoirs et formes de vie qui avaient été capables de traverser les malheurs de la modernité. Au seuil des années 1990, alors même que la violence des restructurations économiques semblent avoir porté un coup fatal aux mouvements sociaux et que paraît triompher, partout en Amérique latine, un néolibéralisme désormais hégémonique, les mouvements autochtones viennent rappeler que la « solitude » du continent ne date pas de la déroute de l’utopie socialiste ou nationale-populiste, mais qu’elle est le produit d’un projet colonial profond – auquel n’échappe d’ailleurs pas la gauche révolutionnaire –, né cinq cents ans plus tôt.

Le quincentenaire de la « découverte » de l’Amérique est l’occasion d’un débat continental qui voit la confrontation, dans l’espace public, d’interprétations radicalement opposées de l’événement 1492. Si les fastueuses commémorations officielles, soutenues par un intense lobbying du gouvernement socialiste espagnol, et pompeusement baptisées « Rencontre de deux mondes », cherchent à construire une version édifiante, pacifiée et horizontale de la conquête de l’Amérique, les secteurs autochtones mobilisés se chargent de rappeler que l’arrivée fracassante des Européens sur leurs terres a avant tout signifié le début d’un génocide et d’un écocide sans équivalent dans l’histoire.

Dans ce contexte, on perçoit sans peine l’importance des enjeux polémiques que recouvre la question de la nomination médiatique de l’événement : rencontre ou choc de deux mondes, célébration ou deuil, découverte ou invasion, etc. De 1989 à 1992, sous le mot d’ordre « 500 ans de résistance indigène et populaire2 », les marches, les contre-manifestations, les rencontres et les actions symboliques se multiplient dans les pays andins, au Mexique et en Amérique centrale. Les luttes symboliques atteignent leur point d’orgue le 12 octobre 1992, le jour où doivent culminer, en Espagne et en Amérique latine, les célébrations nationales du cinquième centenaire. Dans ce qui constitue un véritable coup de force médiatique, les actes de protestation, les contre-célébrations et les performances satiriques organisés par les Autochtones partout en Amérique parviennent à éclipser les célébrations officielles et à imposer leurs contre-récits de l’histoire coloniale. Dans les montagnes du Sud-Est mexicain, les manifestants, pour la plupart issus des communautés mayas – Tzeltales, Tzotziles, Tojolabales et Choles –, convergent vers le centre historique de San Cristobal de Las Casas et, dans un acte de préfiguration symbolique, jettent bas la statue du conquistador et fondateur de la ville Diego de Mazariegos. Deux ans plus tard, le 1er janvier 1994, le jour de l’entrée en vigueur de l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain), les troupes de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale), composées de milliers de paysans et paysannes indigènes arborant foulards rouges et passe-montagnes, pénètrent dans la capitale de l’État du Chiapas et occupent les bâtiments institutionnels pendant plusieurs heures. C’est l’acte de naissance du mouvement zapatiste. Tout en jouant un rôle pionnier dans l’articulation des luttes du Sud global contre la mondialisation néolibérale, le mouvement engage, au cours des décennies suivantes, un nouveau modèle de décolonisation, fondé sur la réappropriation intégrale des modalités de l’existence collective3. Du Mexique au Chili, à rebours des discours nationaux du métissage harmonieux, l’« Amérique profonde » récupère et revendique la catégorie coloniale par laquelle ils avaient été arbitrairement homogénéisés. Puisqu’ils ont été opprimés en tant qu’Indiens, c’est en tant qu’Indiens qu’ils reprennent la lutte pour la libération. Une libération, comme le note le sociologue bolivien Alvaro García Linera, qui défie ouvertement la « farce étatique séculaire de la modernité4 ».

Même si une partie des mouvements décoloniaux autochtones sont cooptés par un multiculturalisme d’État – notamment par le biais de réformes constitutionnelles –, il n’en reste pas moins qu’ils contribuent à affaiblir l’hégémonie néolibérale et à paver le chemin de ce qu’on appelle depuis le « virage à gauche » de l’Amérique latine. La décennie 2000 est en effet marquée, après les successives « thérapies de choc5 » néolibérales des années 1970 et 1980 et leurs effets dévastateurs sur les sociétés latino-américaines, par un démantèlement (partiel et discutable) du modèle social et économique prôné par le « consensus de Washington » ainsi que la formation d’un bloc politique et économique sud-américain revendiquant son autonomie face aux politiques du Nord. Pour Escobar, cette séquence historique se caractérise par une double crise : celle de l’hégémonie du modèle néolibéral et celle de l’idéologie de la modernité occidentale. De ce point de vue, l’avènement de la question décoloniale sur la scène universitaire constitue l’une des manifestations de cette double crise et des dynamiques sociales et politiques qu’elle a engendrées. La lutte pour la décolonisation des savoirs et pour l’élaboration d’un contre-récit de la modernité vient s’inscrire dans cette vaste lutte hétérogène, multidirectionnelle, conflictuelle contre l’hétéronomie imposée par le Nord et ses relais internes :

Il peut être utile d’envisager l’Amérique latine comme un carrefour : une formation régionale où les théories critiques provenant de trajectoires diverses (de l’économie politique marxiste et du poststructuralisme à la « pensée décoloniale »), où une multiplicité d’histoires et d’avenirs et où une grande diversité de projets culturels et politiques trouvent un espace de convergence6.

Aníbal Quijano et Immanuel Wallerstein : l’américanité

C’est dans ce contexte régional de réémergence d’un puissant mouvement décolonial autochtone et de controverses historiographiques et théoriques que Quijano propose ce qui va devenir, quelques années plus tard, le concept cardinal du groupe M/C/D : la colonialité du pouvoir. Le concept, qui apparaît pour la première fois dans un article publié en 1992 dans la revue de l’Institut indigéniste péruvien, Perú Indígena, est l’aboutissement du dialogue permanent qu’entretiennent, à partir du début des années 1980, Quijano et l’influent sociologue braudélien-marxiste étatsunien Immanuel Wallerstein. Sans céder à l’illusion biographique, il est difficile de ne pas faire le lien entre la socialisation du jeune Quijano, à la croisée d’expériences du monde hétérogènes et conflictuelles, et les orientations théoriques ultérieures, remarquablement cohérentes, du sociologue. Né en 1930 à Yanama, un village des Andes centrales dont la population est très majoritairement quechua, Quijano – lui-même bilingue – connaît intimement ce que l’on persistera à appeler au Pérou, tout au long du XXe siècle, le « problème indien ». Son père, l’instituteur de l’école bilingue du village, était engagé dans les luttes des paysans quechuas de la région dont les terres avaient été progressivement expropriées à partir de la fin du XIXe siècle par les grands propriétaires terriens. Quijano quitte sa ville natale en 1948 pour étudier les lettres puis la sociologie à Lima, où il s’engage activement dans le mouvement étudiant contre la dictature militaire du général Manuel Odría.

À partir du début des années 1960, la trajectoire du sociologue péruvien emprunte la voie presque « royale » de l’intellectuel de gauche latino-américain. Il rejoint, comme tant d’autres sociologues marxistes, Santiago du Chili, où il participe activement, d’abord comme chercheur au sein de la FLACSO puis comme fonctionnaire au sein de la CEPAL, au bouillonnement intellectuel et politique du Chili prérévolutionnaire. Proche du pôle le plus radical des dépendantistes réunis au sein du CESO, Quijano apporte, on l’a vu, d’importantes contributions à la théorie de la dépendance, en particulier dans ses travaux sur les phénomènes d’exode rural et d’exclusion urbaine. Comme Mariátegui, à qui il consacre une partie importante de son œuvre au cours des années 1970 et 1980, Quijano est certes un théoricien marxiste de première importance, mais il est aussi un militant politique engagé dans le soutien aux mouvements sociaux populaires. Très critique à l’endroit du gouvernement national-populiste du général Juan Velasco Alvarado (1968-1975), Quijano fonde en 1972, avec un groupe d’intellectuels et d’ouvriers, le Mouvement révolutionnaire socialiste (MRS), qui s’oppose à la bureaucratisation des partis de gauche et prône la « socialisation du pouvoir politique ». Le groupe s’implique activement dans l’organisation et le soutien de la communauté urbaine autogérée de Villa El Salvador (CUAVES), située dans un quartier populaire du Sud-Lima, peuplé majoritairement de migrants récents venus des Andes7. Cet engagement vaut d’ailleurs à Quijano d’être expulsé du Pérou en 1973 et le conduit à s’exiler au Mexique, où il enseigne pendant un an à l’UNAM avant de retourner au Pérou après la chute de Velasco Alvarado en 1975.

Après une période de réarmement théorique, Quijano rejoint en 1986, à l’invitation de son collègue et ami Wallerstein, le centre Fernand-Braudel de l’université d’État de New York. Le rapprochement entre les deux sociologues n’a rien d’étonnant. Si la notion de système-monde forgée par Wallerstein provient directement du concept braudélien d’économie-monde, sa conception de la division internationale du travail et de l’opposition du système-monde entre centre et périphérie s’inspire très largement du structuralisme de Prebisch et de la théorie de la dépendance. Le dialogue avec Wallerstein, et plus largement avec le néomarxisme étatsunien, permet à Quijano d’opérer un changement d’échelle temporelle et spatiale. Alors que ses travaux s’étaient, jusqu’à la fin des années 1970, focalisés sur le Pérou et l’Amérique latine, ils prennent une dimension explicitement globale à partir du début des années 1990, tout en mobilisant une perspective multidimensionnelle, ouverte aux formes culturelles de domination systémique.

La théorie néomarxiste du système-monde élaborée par Wallerstein depuis le début des années 1970 propose d’appréhender le monde moderne comme une entité sociohistorique concrète et cohérente faisant système, autrement dit comme un assemblage de mini-systèmes reliés par des rapports d’interdépendance. Selon Wallerstein, un système-monde peut prendre la forme d’une totalité politiquement unifiée – on parlera alors d’empire-monde – ou bien d’un ensemble constitué de diverses entités politiques articulées par le biais de liens économiques et d’une organisation interétatique du système de circulation marchand8. Depuis la fin du XVe siècle, le modèle de pouvoir en vigueur, l’économie-monde capitaliste – dont la dynamique est portée par une logique d’accumulation incessante du capital –, s’est graduellement substitué à toutes les autres formes d’économies-monde au point de s’imposer, à la fin du XIXe siècle, comme la première forme de pouvoir de portée réellement mondiale. Si le capitalisme a connu différentes phases géopolitiques, il se caractérise par l’extension durable de la logique centre-périphérie à l’ensemble de la planète, intégrant au cours de sa progression des structures plus anciennes de production économique et les articulant au sein d’une hiérarchie intrasystémique par le biais d’une division internationale du travail. Le processus d’expansion global de l’économie-monde capitaliste s’amorce au cours du XVe siècle avec la « découverte » de l’Amérique, s’intensifie avec l’entreprise expansionniste occidentale et se consolide avec l’instauration, dans les régions nouvellement intégrées à l’ordre économique capitaliste, d’un ensemble d’institutions, de rapports de pouvoir et d’un ordre symbolique universel qui légitime la domination occidentale sur l’ensemble de la planète et pérennise le caractère inégal de l’échange entre les États centraux « forts » et les régions périphériques. Le modèle de Wallerstein a le grand mérite de rompre avec la conception d’une histoire mondiale assimilée à l’histoire de la marche linéaire de la civilisation occidentale et de mettre en lumière la manière dont ont été érigées les structures de pouvoir à travers l’expansion coloniale occidentale.

Reprenant les propositions théoriques et analytiques sur la dynamique du système-monde moderne, les travaux de Quijano du début des années 1990 s’emploient à réévaluer le rôle de l’Amérique latine dans l’apparition du capitaliste historique. Car, pour Quijano, le modèle de Wallerstein, en dépit de sa grande puissance explicative, reste encore trop marqué par un diffusionnisme eurocentré qui tend à appréhender les mondes non européens comme des espaces excentrés et secondaires au sein de la dynamique du capitalisme historique. Or c’est là l’une des principales torsions que fait subir Quijano à la théorie du système-monde : l’Amérique n’est pas seulement l’un des leviers du processus d’expansion du capitalisme à l’échelle globale, elle en est un élément fondamental. En d’autres termes, pour Quijano, la modernité capitaliste n’est pas une invention européenne mais le produit du « Nouveau Monde » qui se déploie après 1492. Le sociologue péruvien synthétise pour la première fois cette idée dans un entretien publié en 1991, à travers une formule aussi provocatrice que saisissante : « La modernité, le capital et l’Amérique latine naissent le même jour9. » Un an plus tard, dans un numéro de la Revue internationale des sciences sociales consacré à l’événement 1492, Quijano et Wallerstein coécrivent un article intitulé « De l’américanité comme concept10 ». Les deux sociologues proposent de réviser l’analyse du système-monde à la lumière du concept de colonialité, posant ainsi les cadres méthodologiques et analytiques des élaborations ultérieures du réseau M/C/D11. Dans ce texte fondamental, Quijano et Wallerstein opèrent un déplacement radical de la perspective analytique : l’Amérique n’y apparaît plus comme l’élément extérieur – la base matérielle de l’accumulation primitive – qui a assuré la viabilité de l’hégémonie européenne mais comme l’entité socioculturelle inaugurale à partir de laquelle se déploient le monde moderne et ses catégories de pensée. Quijano et Wallerstein l’affirment ainsi dès l’entame :

La création de cette entité géosociale, l’Amérique, fut l’acte constitutif du système-monde moderne. L’Amérique n’a pas été incorporée à une économie-monde qui lui préexistait. Il n’y aurait pas eu d’économie mondiale capitaliste sans l’Amérique12.

En affirmant que le surgissement de l’Amérique représente l’« acte constitutif » du système mondial moderne, les auteurs prennent à rebours le discours qui consiste à appréhender l’Amérique comme une invention européenne. À partir du XVIe siècle, c’est en effet l’Amérique qui invente l’Europe. Le mot-valise « américanité » vise précisément à expliciter cela : la stricte congruence entre l’émergence de l’Amérique et celle de la modernité. L’américanité a signifié l’avènement d’un monde moderne fondé sur quatre éléments structurants. Le premier est la colonialité, c’est-à-dire l’établissement d’un système interétatique hiérarchisé et inégalitaire au niveau global. Le deuxième est l’ethnicité, que les auteurs définissent comme la création d’un système de démarcations ethniques (Indiens, Noirs, Blancs, Criollos, métisses, etc.) et de classement hiérarchique de ces identités permettant d’organiser la division du travail et la distribution inégale des ressources. Le troisième est le racisme, en tant que processus d’inscription institutionnel des frontières sociales ethnicisés. En dernier lieu, « la déification et la réification de la nouveauté », qui fonctionnent comme un instrument idéologique de promotion permanente du « progrès » et de dénigrement des « traditions », redéfinies comme des usages archaïques et dépassés13. Les auteurs insistent particulièrement sur le fait que les indépendances américaines – bien souvent le fruit de « révolutions » préventives visant à conjurer les spectres de la République haïtienne ou des rébellions indigènes – n’ont pas signifié la fin du colonialisme. Celui-ci s’est transformé, se reproduisant sous des formes qui, bien que moins explicites, n’ont pas cessé de conditionner les formes d’exploitation de la main-d’œuvre, les hiérarchies sociales et culturelles, les modalités d’administration politique des sociétés et les subjectivités. En conséquence, l’américanité, affirment Quijano et Wallerstein, « a consisté en l’édification d’un gigantesque bouclier idéologique pour le système moderne mondial. Elle a établi, à partir du creuset américain, une série d’institutions et de manières de voir le monde qui ont soutenu le système14 ».

Enrique Dussel : le recouvrement de l’Autre

Parallèlement aux réflexions de Quijano et de Wallerstein, Dussel poursuit son projet de philosophie de la libération en élaborant, au début des années 1990, à l’occasion du cinquième centenaire de la conquête, une interprétation critique du paradigme de la « découverte » et de ses liens avec la constitution de la modernité occidentale. Ces réflexions, exposées au cours d’un cycle de conférences prononcées à l’université Goethe de Francfort en 1992, débouchent sur la publication du livre 1492. L’occultation de l’Autre, un texte capital dont il n’est pas exagéré de dire qu’il inaugure le champ des études décoloniales en Amérique latine15. Remarquons d’emblée que le titre de la traduction française n’a pas pu conserver le jeu de mots qui fait la force du titre original en espagnol – El encubrimiento del otro –, qui renvoie à cette idée fondamentale que l’Autre américain n’a été en aucun cas découvert mais bien recouvert par la machine discursive coloniale. En ce sens, la critique de la découverte développée par Dussel est une théorie du fétichisme. Le « recouvrement » colonial ne peut en effet apparaître sous la forme inversée et enchantée d’une découverte qu’à condition d’être détaché des rapports sociaux fondamentaux qu’il met en jeu. La découverte – et la prétendue « soif de découverte » qui animerait l’histoire occidentale – opère comme un artefact idéologique qui dissimule l’essence coloniale de l’expansion européenne.

Dans ce texte fondateur, Dussel se propose de délier l’idée de modernité de ses théorisations eurocentriques – et implicitement apologétiques –, par lesquelles il estime que celle-ci se voit tronquée et très largement mystifiée. À partir d’une analyse de l’histoire de la conquête du Nouveau Monde et des structures de domination et de dépendance qu’inaugure ce processus, Dussel montre à quel point ces pratiques ont constitué le fondement de la pensée autocentrée et sacrificielle caractéristique de la modernité européenne. Dans le prologue de son livre, le philosophe argentin pose ce qui constitue l’une des thèses centrales du programme M/C/D, l’idée selon laquelle la modernité est intrinsèquement liée à l’avènement, au sein de la conscience occidentale, de l’altérité américaine et aux processus coloniaux qui aboutissent à sa négation :

Selon notre thèse centrale, 1492 est la date de naissance de la Modernité, bien que sa gestation – comme celle du fœtus – comporte un temps de croissance intra-utérin. La Modernité prit naissance dans les cités européennes du Moyen Âge […]. Mais elle « naquit » quand l’Europe put se confronter à un « Autre » qu’elle-même et le contrôler, le vaincre, le violenter ; quand elle put se définir comme un ego découvreur, conquérant, colonisateur de l’Altérité constitutive de la Modernité elle-même. De toute façon, cet Autre ne fut pas découvert en tant qu’Autre, mais bien occulté car il fut assimilé à ce que l’Europe était depuis toujours. De sorte que 1492 est le moment de naissance de la Modernité comme concept de l’origine d’un mythe de violence sacrificielle très particulier et, en même temps, comme processus d’occultation du non-européen16.

Pour Dussel, la modernité n’a pas été sécrétée par des processus intra-européens, interprétation qui correspond à ce qu’il appelle le « mythe de la modernité ». Elle a littéralement surgi de la confrontation entre l’Europe et son Autre, et ce très précisément au moment de la mal nommée « découverte » de l’Amérique. Si l’influence de l’approche macrosociologique de Wallerstein, au demeurant explicitement revendiquée par Dussel, est ici patente, l’interprétation du philosophe argentin s’en départ cependant en affirmant la stricte congruence entre l’émergence de l’économie-monde eurocentrée et la modernité. Avant de revenir sur les profondes implications de cette opération de déplacement chronologique et d’élargissement spatial, il convient d’émettre deux remarques. D’une part, la proposition dusselienne replace l’Amérique au centre de l’histoire de la modernité. Car, pour Dussel, celle-ci ne constitue pas seulement l’un des leviers matériels ou symboliques de l’émergence de l’Europe comme centre du système-monde : elle en est l’autre scène, l’autre face du projet de la modernité occidentale. D’autre part, elle aboutit à une profonde redéfinition de la modernité. Celle-ci, une fois réinscrite dans l’horizon global qui est le sien dès le XVIe siècle, ne peut plus être appréhendée comme simple modernité – concept qui fait écran aux processus violents d’arraisonnement de l’Autre – mais comme un processus de « modernité-altérité » qui inclut l’expérience et la pensée discordantes de l’Autre17.

Ainsi, bien qu’elles soient le fruit d’une trajectoire intellectuelle très différente, les propositions de Dussel du début des années 1990 rejoignent les analyses de Quijano : tous deux proposent une critique du paradigme de la modernité en faisant concorder ce que cette philosophie de l’histoire a obstinément dissocié, la colonialité ou l’américanité pour Quijano, l’altérité pour Dussel.

Le GLES et la critique du latino-américanisme

C’est au sein de l’université étatsunienne, et plus spécifiquement à l’intérieur du domaine des études Chicano & Latin American Studies, que l’on peut repérer la troisième ligne critique qui va confluer, au début des années 2000, dans le champ de la recherche décoloniale. Dans un contexte académique marqué par l’hégémonie croissante des Cultural Studies18, un réseau d’universitaires spécialistes de l’Amérique latine – dont certains, comme Walter Mignolo et Fernando Coronil, feront partie du noyau initial du groupe M/C/D – propose de relire et de déconstruire la tradition de la modernité intellectuelle latino-américaine à partir des approches théoriques poststructuralistes. Le projet se concrétise en 1993, lorsqu’une poignée de chercheurs en littérature annoncent dans leur « manifeste inaugural » la naissance du Groupe latino-américain d’études subalternes (GLES), en se réclamant des analyses et postulats des Subaltern Studies indiennes19. Pour les membres fondateurs du groupe – au demeurant pour la plupart proches du marxisme, comme leurs homologues asiatiques –, les travaux des subalternistes indiens, centrés sur l’agentivité et l’autonomie épistémiques et politiques des subalternes, permettent d’entrevoir une issue honorable à l’épuisement des expériences nationales populaires et une reconversion des engagements révolutionnaires qui avaient été les leurs jusqu’à la fin des années 197020. Dans un contexte d’attentes historiques frustrées, l’heure n’est en effet plus tant à la transformation révolutionnaire du monde qu’à la révision des paradigmes d’interprétation de celui-ci :

Le démantèlement en cours des régimes autoritaires en Amérique latine, la fin du communisme et le déplacement des projets révolutionnaires, les processus de re-démocratisation, les nouvelles dynamiques créées par les mass media et le nouvel ordre économique transnational : tous ces processus nous invitent à chercher de nouvelles manières de penser et d’agir politiquement. À son tour, la redéfinition des sphères politiques et culturelles en Amérique latine au cours des dernières années a conduit de nombreux intellectuels de la région à réviser certaines des épistémologies préalablement établies dans les sciences sociales et les humanités21.

À grands traits, le manifeste propose une double critique du latino-américanisme. Il affirme, d’une part, la nécessité d’interroger les catégories, les constructions identitaires et les politiques de la représentation qui, depuis les indépendances, ont fait le lit de la domination des élites latino-américaines. Le « récit latino-américaniste », y compris dans ses variantes nationales-populaires ou révolutionnaires, aurait en effet partie liée avec une politique néocoloniale de la représentation : en souscrivant aux mots d’ordre de la modernité politique, elle a rendu invisible l’action historique des groupes subalternes. Le manifeste inaugural en appelle d’autre part à déconstruire le système de représentation impérial produit et organisé par les sciences sociales et les humanités au sein des Latin American Studies. Les représentations littéraires, historiques, philosophiques et sociologiques produites par l’université étatsunienne ont en effet contribué à produire une image figée et instrumentale de l’Amérique latine. Si le programme de travail esquissé reprend le mot d’ordre de la « lecture à contre-courant » de Ranajit Guha, il en propose une interprétation largement marquée par l’influence de la French Theory22. Il s’agit, pour l’essentiel, de déconstruire les traditions narratives hégémoniques afin d’y déceler les failles et les déplacements qui renverraient, en creux, aux pratiques autonomes des subalternes.

Les propositions du GLES sont à l’origine d’un débat qui a traversé le champ des études latino-américaines au cours de la décennie des années 1990 et qui constitue la toile de fond sur laquelle se détache l’interrogation décoloniale. La polémique porte sur l’espace institutionnel de production de la critique, l’université étatsunienne. Certains chercheurs du sud et du nord du continent contestent en effet la pertinence et la légitimité des cadres interprétatifs issus des Cultural et Postcolonial Studies. Leur productivité théorique résulterait selon eux davantage de la domination épistémologique de la machine académique métropolitaine que de leurs qualités intrinsèques. Vues sous cet angle, des notions comme celles d’hybridité ou de subalternité, loin de constituer des catégories « libératrices », ne font que réassigner l’Amérique latine à son statut de réservoir d’altérité23. Pire encore, cette nouvelle prescription théorique, en ce qu’elle ignore le chemin parcouru par les Latino-Américains dans le processus de décolonisation des savoirs, fonctionne en réalité comme une opération coloniale d’effacement de la mémoire et des connaissances produites in situ24. L’Amérique latine serait ainsi toujours un gisement inépuisable de connaissance mais jamais un espace de production du savoir. Au fondement de cette critique se trouve une question qui sera au centre de la réflexion du groupe M/C/D : la pensée critique latino-américaine n’avait-elle pas élaboré, depuis plusieurs décennies déjà, des catégories lui permettant d’appréhender réflexivement les différentes expressions du colonialisme, les occultations des récits nationaux, les rapports conflictuels et ambivalents entre les cultures globales et les processus culturels locaux ?

Walter Mignolo : le côté sombre de la Renaissance

Seule véritable vedette universitaire du courant décolonial, le sémiologue d’origine argentine Mignolo est un chercheur fortement internationalisé. Passé par l’École des hautes études à Paris, où il a reçu son doctorat, Mignolo a enseigné dans les universités de Toulouse, de l’Indiana puis du Michigan. Depuis 1993, il est professeur de littérature et directeur du prestigieux Center for Global Studies and the Humanities de l’université Duke aux États-Unis. Signe incontestable de cette internationalisation, il écrit et publie principalement en anglais. Après des recherches en théorie littéraire, Mignolo commence ce qu’il appelle sa seconde « incarnation25 » au début des années 1980, lorsqu’il se tourne vers l’herméneutique des textes de la période coloniale et engage une critique de l’historiographie traditionnelle de la période. Il intègre le GLES au milieu des années 1990 en y faisant valoir une position qui diffère sensiblement de celle de ses membres fondateurs. S’il reconnaît l’importance du programme de décolonisation et de réorganisation des savoirs inauguré par les études postcoloniales et subalternes, il considère cependant que la carte conceptuelle forgée par les historiens et les théoriciens indiens, formulée pour rendre raison d’une rencontre coloniale spécifique, ne peut être transposée mécaniquement à d’autres régions périphériques sans faire violence à la singularité des situations coloniales. L’expérience coloniale latino-américaine n’est pas celle de l’Asie ou de l’Afrique. Elle est avant tout l’histoire d’une occidentalisation, autrement dit d’une annexion et d’une conversion à l’ordre symbolique de l’Occident – processus dont rendent d’ailleurs compte les successives constructions imaginaires et nominations à travers lesquelles la région a été appréhendée : Indes occidentales, Nouveau Monde, Amérique, Hémisphère occidental, etc.26. L’extrapolation irréfléchie de l’appareil conceptuel postcolonial débouche immanquablement sur une forme de déshistorisation et de délocalisation des expériences, qui reproduit très exactement, sur le plan épistémologique, l’opération coloniale négatrice27.

Comment peut-on produire dès lors une pensée postcoloniale sans perdre de vue le moment historique et le lieu du processus colonial ? Pour Mignolo, les représentations et les discours, dans leurs modalités hégémoniques et contre-hégémoniques, ne peuvent être saisis hors d’un lieu d’énonciation, autrement dit en dehors de l’espace-temps, de la culture et des structures discursives à partir desquels le sujet de la connaissance produit la connaissance. De cette réflexion sur la nature intrinsèquement située des phénomènes sémiotiques, Mignolo tire une double conséquence. D’un côté, il existe déjà, en Amérique latine, une tradition de théorisation « postcoloniale » qui, bien avant que le terme ne s’impose au sein de la teaching machine étatsunienne, a proposé une analyse du colonialisme et de ses multiples effets de domination. Ainsi, depuis la première moitié du XXe siècle, des penseurs comme Edmundo O’Gorman, Gloria Anzaldúa, Fernando Ortiz, Darcy Ribeiro, Rodolfo Kusch, Silvia Rivera Cusicanqui, Enrique Dussel, Roberto Fernández Retamar, parmi tant d’autres, ont cherché, à partir de lieux d’énonciation marqués par les frontières coloniales, à libérer l’expérience et la connaissance des normes et des valeurs eurocentriques28. De l’autre, l’éventuel renouvellement de la réflexion anticoloniale ne pourra se faire qu’en renouant les fils de cette tradition théorique.

La démarche de Mignolo apparaît clairement dans son ouvrage The Dark Side of the Renaissance (1995), aujourd’hui considéré comme le texte fondateur des études « postcoloniales » latino-américaines29. Le sémiologue argentin y propose une lecture à rebrousse-poil des origines de la tradition humaniste occidentale, en montrant que la « renaissance » de la tradition classique est indissociable de l’émergence d’un discours de justification de l’expansion coloniale30. Pour ce faire, Mignolo incorpore au travail de l’interprétation philologique – traditionnellement centrée sur les textes écrits produits par les acteurs espagnols et métis de la conquête – les multiples réalités du « système colonial de significations », autrement dit, l’ensemble des interactions entre les différents systèmes d’écriture qui coexistaient pendant la période coloniale : l’alphabet latin, le système picto-idéographique mésoaméricain, les quipus du Pérou colonial, la cartographie occidentale, les représentations territoriales indigènes et d’autres objets matériels porteurs de signes. Si Mignolo prend appui sur l’herméneutique de Hans Georg Gadamer – et notamment sur ses critiques du positivisme historiographique –, il en propose une profonde redéfinition, plus apte selon lui à saisir les enjeux spécifiques de la situation coloniale. Alors que l’herméneutique « monotopique » de Gadamer ne peut penser l’acte d’interprétation qu’au travers d’un sujet se situant au sein d’une tradition homogène – en l’occurrence, la tradition européenne –, l’« herméneutique pluritopique » permettrait quant à elle de rendre raison, en situation d’héritage colonial, de la pluralité des lieux d’énonciation et, par conséquent, de la diversité des opérations de production du sens. Une telle herméneutique, expurgée de ses biais eurocentriques, doit ainsi permettre de déplier l’« autre moitié de l’histoire », c’est-à-dire de restituer les savoirs locaux et les imaginaires alternatifs qui ont non seulement survécu dans les décombres de la dévastation coloniale, mais se sont développés, parvenant à fracturer la logique totalisante de l’Occident.

En sa qualité de sémiologue attentif aux modalités symboliques du fait colonial, Mignolo s’intéresse particulièrement aux bouleversements épistémologiques produits par la conquête et la colonisation espagnoles. Il s’attache notamment à décrire la mutilation des langues autochtones formatées dans le moule de l’alphabet latin, la dévaluation et la dévalorisation systématiques des écritures pictographiques et la conversion de la différence culturelle spatialisée en hiérarchies chronologiques. Pour autant, si ce processus de colonisation de la langue, de l’imaginaire, de l’espace et du temps est bien parvenu à inférioriser durablement les cultures indigènes, il ne les a pas éradiquées. La nécessité, pour les Indigènes et métis, de penser à la frontière des cosmovisions occidentales et autochtones les a conduits à forger d’autres logiques discursives. Comme le montrent les huehuetlatolli mexicas31 ou les livres mayas de Chilam Balam, ils ont su élaborer dès le XVIe siècle des « formes émergentes de décolonialité du savoir et de l’être », leur permettant de stabiliser une mémoire autonome de leur passé, d’assurer la transmission des traditions et, in fine, de survivre à la colonisation de la langue32.

Pour Mignolo, le travail décolonial contemporain doit répondre au même défi. À l’exemple des contre-discours élaborés au cours de la période coloniale, la critique décoloniale située doit s’atteler à défaire simultanément la « négation de la co-temporalité » et la naturalisation de l’idée du temps historique linéaire qui sont au cœur de l’épistémologie dominante33. La récupération de la tradition « décoloniale » latino-américaine contemporaine, largement ignorée par la théorie postcoloniale dominante – notamment la pensée de Dussel –, obéit dès lors au même impératif : celui de déjouer le monolinguisme et le monologisme théorique. L’exercice vise à remettre au centre du débat, face à la temporalité évolutionniste qui régit implicitement l’économie impériale du savoir, les enjeux d’une géopolitique du savoir.

Le groupe Modernité/Colonialité/Décolonialité

Les premiers contacts entre les lignes critiques portées par la triade Quijano-Dussel-Mignolo commencent à se nouer en 1998, à l’occasion d’un colloque international organisé par les sociologues portoricains Ramón Grosfoguel et Agustín Lao Montes à l’université d’État de New York à Binghamton, intitulé « Transmodernité, capitalisme historique et colonialité : un dialogue post-disciplinaire ». En plus des trois auteurs mentionnés, les organisateurs invitent Wallerstein, dont les analyses en termes de système-monde moderne constituent le point de convergence théorique entre les chercheurs présents. La même année, le sociologue vénézuélien Edgardo Lander organise le symposium « Alternatives à l’eurocentrisme et au colonialisme dans la pensée sociale latino-américaine contemporaine », dans le cadre du XIVe congrès de l’Association mondiale de sociologie à Montréal. L’événement réunit plusieurs futurs acteurs clés du collectif M/C/D, dont Enrique Dussel et Aníbal Quijano, mais aussi l’anthropologue Arturo Escobar et le philosophe Santiago Castro-Gómez. Prolongeant les débats, la publication de l’ouvrage collectif La Colonialité du savoir : eurocentrisme et sciences sociales. Perspectives latino-américaines34 permet de poser les idées forces et les fragments de paradigmes qui vont être systématiquement mis en chantier lors des rencontres ultérieures. De fait, la notion de colonialité forgée par Quijano et Wallerstein à l’orée des années 1990 y apparaît déjà comme la catégorie centrale de l’interrogation décoloniale.

À cette première phase de repérage mutuel et d’homogénéisation progressive des thématiques et de l’outillage conceptuel succède, au début des années 2000, une phase d’institutionnalisation qui va permettre de transformer le réseau informel initial en une entité collective reconnue et consciente d’elle-même. Si l’Amérique latine est projetée par les auteurs du groupe M/C/D comme un point d’ancrage épistémique, éthique et politique à partir duquel la pensée se construit, c’est bien le contexte académique étatsunien – et sa puissance financière – qui a rendu possibles l’articulation du groupe et son rayonnement dans l’hémisphère35. Plus généralement, on peut même avancer que le modèle démocratique néolibéral et son prisme multiculturaliste fonctionnent comme l’espace a priori sur lequel réagit la pensée décoloniale.

Au cours des années 2000, le réseau connaît une phase d’extension rapide. Au fil des événements scientifiques quasi annuels organisés aux États-Unis (essentiellement à Duke et Berkeley), en Colombie et en Équateur, de nouveaux chercheurs, provenant d’horizons disciplinaires divers, comme María Lugones, Nelson Madonado-Torres, Rita Laura Segato, Boaventura de Sousa Santos, Zulma Palermo ou Javier Sanjinés, intègrent les débats, contribuant ainsi à multiplier les approches et les lignes de recherche décoloniales36. Même si les concepts clés de Quijano, Dussel et Mignolo restent aujourd’hui encore au centre de l’interrogation décoloniale, le collectif ne s’est jamais transformé en une école de pensée. Sans « maître à penser », il fonctionne plutôt comme une école d’activité qui, à partir d’un langage original, cherche à produire, par-delà les formations disciplinaires établies, les conditions de possibilité d’une « autre pensée ».

Si, depuis le début des années 2010, les divergences théoriques et politiques entre les auteurs de la première génération se sont accentuées – les prises de position sur la crise vénézuélienne ayant, semble-t-il, constitué une ligne de partage décisive –, l’arsenal théorique qu’ils ont forgé connaît une remarquable vitalité. On trouve aujourd’hui une deuxième génération de penseurs décoloniaux qui, socialisés dans le langage du groupe, ont pu se lancer sur le front de la décolonisation du savoir. Le rapport critique que la plupart des membres du collectif entretiennent avec l’institution académique, leur volonté d’extériorisation du logos universitaire et, inversement, de ventilation théorique à partir des pensées et pratiques décoloniales non universitaires ont par ailleurs permis une large dissémination du langage conceptuel décolonial hors de l’université, en particulier dans le champ de la militance politique.

Le mythe eurocentré de la modernité

La conquête de l’Amérique et l’avènement de la première modernité

À la différence des pensées critiques contemporaines eurocentrées, le programme M/C/D ne cherche pas à interroger les limites, les errements ou la décomposition des promesses émancipatoires de la modernité. Il vise à construire une critique de ce que Dussel appelle, dès le début des années 1990, le « mythe intra-européen de la modernité », soit l’ensemble des discours qui tendent à appréhender la modernité comme une disjonction spatio-temporelle résultant, pour l’essentiel, d’une série de processus endogènes à l’Europe. Pour Arturo Escobar, le récit autobiographique du processus historique de la modernité (porté, entre autres, par Max Weber, Émile Durkheim, Karl Jaspers, Jürgen Habermas, Marshall Berman ou Anthony Giddens) se déploie selon quatre grandes modalités interprétatives. La première est historique : la modernité serait apparue initialement en Europe du Nord au XVIIe siècle – principalement en Allemagne, en France et en Angleterre – autour des processus ouverts par la Réforme, les Lumières et la Révolution française. Elle se serait ensuite propagée aux mondes non européens. La deuxième est sociologique. La modernité se caractériserait par la consolidation d’un certain nombre d’institutions – notamment l’État-nation –, le primat d’une conception de l’action sociale orientée vers le calcul et l’efficacité, la montée en puissance de l’expertise scientifique, la désancrage de la vie sociale et la disjonction croissante entre le temps et l’espace. La troisième est culturelle. Elle se signalerait par une rationalisation croissante du monde vécu, elle-même accompagnée d’un double processus conjoint d’individuation et d’universalisation. Enfin, d’un point de vue philosophique, la modernité se singulariserait par la déchéance progressive et inéluctable des perspectives théocentrées (que l’on connaît sous le nom « sécularisation ») et par l’avènement d’une visée de vérité rationnelle dans l’appréhension du monde37. Dussel considère que ces récits de la modernité, dont les grandes lignes ont été élaborées à l’époque des Lumières, souffrent d’une vision eurocentrique étroite. Or, selon Dussel, lorsqu’on délie la modernité « réellement existante » de son interprétation apologétique, il devient manifeste que celle-ci n’a pas commencé au XVIIe siècle en Europe du Nord, mais un siècle plus tôt, avec la colonisation des Amériques par les royaumes ibériques et qu’elle est, par conséquent, d’emblée euro-américaine :

On ne peut dire du phénomène de la modernité qu’il est européen que si l’on considère l’Europe comme un système indépendant ; il ne l’est qu’en tant que l’on conçoit l’Europe comme centre. Cette hypothèse simple transforme complètement le concept de modernité – son origine, son développement et sa crise contemporaine – et par conséquent aussi ceux de modernité tardive ou de postmodernité. En outre, je voudrais présenter une thèse qui complète la précédente : la centralité de l’Europe dans le système-monde n’est pas le fruit d’une supériorité interne accumulée lors du Moyen Âge européen vis-à-vis des autres cultures. Elle est, bien plus fondamentalement, l’effet du simple fait de la découverte, de la conquête, de la colonisation et de l’intégration (subsomption) de l’Indo-Amérique. Ce simple fait apportera à l’Europe un avantage comparé déterminant sur l’Empire ottoman, l’Inde et la Chine. La modernité est la conséquence de ces événements, non la cause. Aussi est-ce l’administration de la centralité du système-monde qui permettra à l’Europe de se transformer en une sorte de « conscience réflexive » (la philosophie moderne) de l’histoire mondiale. Le capitalisme lui-même est le résultat et non la cause de cette convergence entre la planétarisation de l’Europe et la centralisation du système-monde38.

Ce déboîtement chronologique, on l’a dit, permet d’envisager tout autrement l’histoire de la modernité. En liant la question de la modernité à l’histoire de l’émergence d’une économie-monde après 1492, Dussel déplace en effet le débat du culturel vers la géopolitique. L’interrogation rituelle qui est la base des interprétations ontogénétiques de la modernité – « Pourquoi en Europe et seulement en Europe ? » – n’a dès lors plus de sens. La modernité est une structure et une modalité de pouvoir qui ont leur épicentre en Europe du Sud, leur périphérie en Amérique et qui prennent leur source dans la spécificité du rapport à l’autre qu’inaugure l’événement 1492. En d’autres termes, elle est l’ensemble des dispositifs matériels et symboliques par lesquels l’Europe conquérante administre sa nouvelle centralité dans le système atlantique. Dussel ne nie pas la réalité de facteurs plus anciens tels que la violence exercée contre les Maures et les Juifs pendant la Reconquista, les développements intellectuels et institutionnels en Italie, l’expansion portugaise en Afrique de l’Ouest ou la colonisation des îles atlantiques. Néanmoins, il considère que le basculement de l’Europe du Sud vers l’Atlantique et la brutale colonisation de l’Amérique qui s’ensuit constituent le moment charnière à partir duquel s’amorcent la dynamique expansionniste occidentale et sa logique prédatrice.

En conséquence, l’espace géoculturel de la « première modernité » est la péninsule Ibérique et l’invention du système colonial lui est strictement congruente. Cette première modernité coloniale est la condition de possibilité du déploiement de la « seconde modernité », qui trouve son épicentre aux Pays-Bas au XVIIe siècle, puis s’étend au reste de l’Europe occidentale39. Ce n’est qu’au tournant du XVIIIe siècle que l’Europe supplante la Chine et devient effectivement le centre du système-monde. C’est à la même période qu’elle met au point l’appareil idéologique qui lui va lui permettre d’administrer cette hégémonie : le grand récit autobiographique de l’exceptionnalité européenne40.

On aura reconnu dans cette proposition des éléments de la théorie du système-monde moderne élaborée par Wallerstein. En montrant que l’histoire de la modernité n’était pas coextensive à celle de l’Europe mais qu’elle surgit de l’interaction asymétrique entre l’Europe et les mondes non européens, le sociologue étatsunien pose les premiers jalons d’une critique de la modernité eurocentrée41. Pour Wallerstein, la modernité telle qu’elle se met en place au XVIIIe siècle n’est pas l’aboutissement du développement d’un quelconque ethos européen, mais la conséquence de la centralisation du monde autour de l’Europe au fur et à mesure de son expansion commerciale et coloniale42. Si Dussel reprend l’approche relationnelle de la théorie du système-monde, il s’écarte toutefois résolument du primat économiste qui caractérise les analyses du sociologue étatsunien. Car, pour le philosophe argentin, le pillage du Nouveau Monde n’est pas seulement le levier matériel de la conversion du capital en système capitaliste global. Il constitue aussi et surtout la manifestation concrète de la construction et du développement d’un rapport particulier au monde et aux autres, incarné dans une nouvelle forme subjective, l’ego conquiro :

La première expérience moderne fut celle de la supériorité quasi divine du « moi » européen sur l’autre primitif, rustre, inférieur. C’est un « moi » militaire et violent qui convoite, qui désire la richesse, le pouvoir et la gloire43.

Dussel croit déceler dans le traité du prêtre et chroniqueur officiel de la couronne espagnole, Ginés de Sepúlveda (1490-ca. 1573), Des causes d’une juste guerre contre les Indiens (1544), le premier effort de théorisation du « je conquiers » pratique déployé en Amérique, mais aussi, plus profondément, la formulation archétypique de la « mission civilisatrice » occidentale. L’argument est bien connu : la barbarie manifeste des habitants des Indes et la supériorité morale et culturelle tout aussi manifeste des Espagnols justifient la soumission des premiers aux seconds. Or le rejet de la conquête par les Indiens rend légitime la « guerre juste » qui leur est faite. Cette guerre n’a d’ailleurs d’autre but que de libérer ceux qui, dans leur aveuglement, refusent d’être éduqués « dans la vertu, l’humanité et la vraie religion44 ». L’emploi de la force se fait dans l’« intérêt des victimes », puisque, in fine, elle leur ouvre l’accès à une forme supérieure de civilisation fondée sur la raison. Les inévitables injustices commises par les conquérants, pour déplorables qu’elles soient, ne remettent pas en cause la légitimité de cette guerre intrinsèquement libératrice et juste45.

L’ego conquiro et la seconde modernité

Selon Dussel, la figure du conquistador est le prototype de l’homme moderne affranchi de la tutelle des institutions anciennes. La sensibilité humaniste qui émerge en Europe au XVIIe siècle a pour condition de possibilité l’expérience pratique de la liberté absolue dont les conquérants ibériques ont joui. Le Nouveau Monde est en effet la scène expérimentale où le sujet occidental a pu exercer une liberté que nulle tradition, nul pouvoir ne venaient limiter. La source de cette liberté et du pouvoir qu’elle rend possible ne venait ni de Dieu, ni du souverain, mais de la rencontre avec cet Autre dont l’humanité est d’emblée sujette à caution. La célèbre devise des conquistadors – « Dios está en el cielo, el Rey está lejos, yo mando aqui » (« Dieu est dans le ciel, le Roi est loin, ici, c’est moi qui commande ») – n’est pas uniquement l’expression des dynamiques centripètes qui travaillent l’ingouvernable Empire espagnol46. Elle est aussi et surtout l’expression d’une nouvelle subjectivité qui s’autonomise vis-à-vis de l’ordre symbolique médiéval et institue sa puissance d’agir dans la violence coloniale. L’ego conquiro de la première modernité hispanique apparaît ainsi comme la préfiguration pratique, la base matérielle et politique du sujet moderne « autonome », individualiste et délié.

L’apparition de l’ego conquiro implique la naissance symétrique d’un sujet colonisé dont la première caractéristique est d’être nié dans son altérité, c’est-à-dire purement et simplement supprimé dans son être propre : « L’autre dans sa spécificité est nié comme autre et il est aliéné, obligé, contraint de s’incorporer à la totalité dominatrice comme une chose, comme un instrument, comme un opprimé47. » Ainsi, la brutalité de la conquête coloniale est toujours redoublée – et parfois même précédée – par une violence ontologique qui s’applique à disqualifier puis à domestiquer les formes de vie et d’existence non européennes : la pluralité des identités historiques et des mémoires du continent – comme les Mayas, les Nahuas, les Incas, les Aymaras, les Chibchas, parmi tant d’autres – est regroupée dans un ensemble biologique/culturel stable et indifférencié. Tous deviennent, et pour longtemps, des « Indiens48 ».

Dans une formulation saisissante, Dussel affirme que l’ego conquiro pratique précède et préfigure l’ego cogito métaphysique formulé par Descartes en 163749. La thèse, radicale, a le mérite de bousculer les conceptions eurocentriques de l’histoire des idées et de rendre manifestes les connexions entre les dynamiques géopolitiques globales et le champ de la pensée philosophique européenne50. Selon Dussel en effet, l’instauration de la différence coloniale – le refus principiel de reconnaissance de l’Autre en tant qu’alter ego – doit être mise en relation avec la philosophie cartésienne du sujet. Le droit et la pratique de la conquête trouvent leur légitimité dans une opération intellectuelle qui, d’un point de vue formel, annonce et prépare la méthode cartésienne : celle par laquelle l’Europe renaissante suspend, in concreto, sa « croyance » en l’humanité pleine et entière des habitants du Nouveau Monde, s’arrogeant au passage la place d’arbitre de la raison universelle. Or, selon la lecture qu’en propose Dussel, l’apartheid entre « eux » et « nous » qui résulte de cette violence inaugurale constitue le fondement pratique et concret de l’ontologie cartésienne. Le dualisme – la distinction entre res extensa (le corps) et res cogitans (l’esprit) – apparaît ainsi comme la traduction dans le langage abstrait de la philosophie de la chosification des sujets colonisés, de leur transformation en corps-machines infiniment exploitables et de l’intronisation narcissique du sujet conquérant51.

Cette exhumation des racines coloniales du sujet moderne permet à Dussel de décrire la modernité européenne comme un Janus bifrons, le dieu romain à deux visages : un visage rationnel et émancipateur, à vocation prétendument universelle, mais en réalité tournée vers un « nous » restreint et exclusif, et, de l’autre côté de la différence coloniale, un visage irrationnel et dominateur. Appréhendée depuis une perspective non eurocentrique, la modernité n’apparaît plus comme le processus historique par lequel l’humanité s’affranchit de l’atavisme de la tradition, mais comme un récit fondamentalement apologétique permettant de justifier une « praxis irrationnelle de la violence » et un « projet de mort52 ». Mais cette déraison de la raison occidentale n’est pas le simple résultat de l’inévitable déphasage entre l’universel et sa réalisation concrète ou d’un déraillement temporaire et localisé. Elle se niche au cœur même de l’idéologie de la modernité. Celle-ci prend très exactement la forme, selon Dussel, d’une théodicée, autrement dit d’un plan d’ensemble dont le but ultime – la civilisation – permet de justifier l’impureté des moyens :

1) La civilisation moderne s’appréhende comme étant supérieure à toutes les autres ;

2) cette supériorité impose une exigence morale : offrir aux « barbares » la possibilité d’accéder au développement ;

3) la seule voie menant au développement est celle qu’a empruntée l’Europe ;

4) puisque le barbare s’oppose au processus civilisateur, le recours à la violence se révèle être une nécessité ;

5) cette violence possède la dimension quasi rituelle du sacrifice ;

6) la Modernité est fondamentalement innocente puisque sa violence ne vise qu’à émanciper le barbare de sa propre culpabilité ;

7) les souffrances que provoque la « modernisation » chez les peuples attardés, les races inférieures ou le « sexe faible » sont perçues comme des coûts inévitables53.

Dans l’archéologie de la modernité développée par Dussel, la première modernité euro-américaine jette les bases de ce « mythe intra-européen de la modernité ». Mais c’est la philosophie de l’histoire des Lumières qui lui donne sa forme achevée. Les notions téléologiques de maturité, d’aboutissement et, par conséquent, de supériorité du développement historique occidental sont en effet fondamentales pour justifier l’émergence historique d’une « nouvelle » Europe, dominée par une bourgeoisie dont les ambitions impériales sont désormais planétaires :

Cette position eurocentrique, formulée pour la première fois à la fin du XVIIIe siècle par les Lumières françaises et anglaises, ainsi que par le romantisme allemand, réinterpréta intégralement l’Histoire mondiale, projetant l’Europe dans le passé et prétendant démontrer (démonstration qui s’est révélée très profitable pour l’Europe) que tout avait été préparé dans l’Histoire universelle pour que ladite Europe fût – selon l’expression de Hegel – « l’aboutissement et le centre de l’Histoire mondiale ». L’origine de cette distorsion de l’histoire remonte aux « encyclopédistes » français – L’Esprit des lois de Montesquieu en est un bon exemple –, aux Lumières anglaises et à Kant en Allemagne ; elle se déploie pleinement chez Hegel, pour qui l’Orient était l’enfance (Kindheit) de l’humanité, le lieu du despotisme et de l’absence de liberté, le lieu d’où l’Esprit (Volkgeist) allait s’élever vers l’Ouest, engageant la marche vers la pleine réalisation de la Liberté et de la Civilisation. L’Europe aurait toujours été désignée par le Destin pour incarner le sens ultime de l’Histoire universelle54.

Cette grande mystification historique – qui irrigue selon Dussel toute la philosophie occidentale de Kant jusqu’à Habermas – est inséparable d’une rhétorique de l’innocence et de la supériorité morale. Or cette présomption d’innocence possède un envers : la présomption de culpabilité par laquelle les victimes de l’esclavage, du colonialisme ou du néocolonialisme sont considérées comme fondamentalement responsables de leur sort.

La colonialité du pouvoir

Colonialité et modernité

Quijano formule pour la première fois l’hypothèse de la colonialité en 1992, dans un article publié dans la revue de l’Institut indigéniste péruvien, inaugurant ainsi une veine de recherche qu’il s’obstinera à creuser au cours des deux décennies suivantes55. Dans un premier effort de définition du concept, le sociologue péruvien affirme que c’est avec la conquête des sociétés et des cultures de l’Amérique que commence la formation d’un ordre mondial qui atteint son point culminant, cinq cents ans plus tard, sous la forme d’un pouvoir global qui articule l’ensemble de la planète56. Une première remarque s’impose : la colonialité n’est pas le colonialisme. En tout cas, elle ne s’y réduit pas. Alors que le colonialisme se réfère au processus d’expansion territoriale de l’Occident et à son infrastructure idéologique, la colonialité s’efforce de décrire la dimension structurellement coloniale du pouvoir moderne. Si le colonialisme comme ordre politique explicite a certes été aboli par les révolutions américaines de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, puis par les grands mouvements de décolonisation asiatiques et africains des années 1960, les catégories qui ont permis de codifier et de réguler les relations entre colonisés et colonisateurs n’ont en revanche pas cessé d’opérer dans le monde dit « postcolonial » : elles forment encore aujourd’hui le socle invisible d’un colonialisme latent – la colonialité – qui continue d’organiser la distribution inégale des ressources et des droits à toutes les échelles de la vie sociale :

En effet, si l’on observe les grandes lignes de l’exploitation et de la domination sociale à l’échelle mondiale, les lignes matricielles du pouvoir mondial actuel, la répartition des ressources et du travail au sein de la population mondiale, il est impossible de ne pas voir que la grande majorité des exploités, des dominés, des discriminés sont exactement les membres des « races », des « ethnies », ou des « nations » qui, depuis la conquête de l’Amérique et tout au long du processus de formation de ce pouvoir mondial, avaient permis de catégoriser les populations colonisées. Ce processus a impliqué la concentration brutale des ressources mondiales, sous le contrôle et pour le bénéfice de l’étroite minorité européenne de l’espèce et en particulier de sa classe dominante. Bien que par moments tempéré sous l’effet de la révolte des dominés, cet accaparement n’a depuis lors jamais cessé57.

À ce stade de la réflexion, Quijano prend ses distances vis-à-vis de l’analyse dépendantiste qui avait marqué sa trajectoire intellectuelle tout au long des années 1970. Pour le sociologue péruvien, la « prison de la colonialité » va bien au-delà de l’hétéronomie économique et politique des États du Sud. Elle s’ancre dans l’hégémonie et l’autorité universelle des structures cognitives, des discours et des savoirs occidentaux ; autrement dit, dans la puissance prescriptive, à l’échelle du monde, de la « cosmovision spécifique d’une ethnie particulière58 ».

Le « complexe culturel » de la rationalité/modernité européenne, affirme Quijano, a pour présupposé fondamental l’idée que la connaissance, d’une manière tout à fait similaire à celle dont l’Occident a pensé le rapport de propriété, est une relation entre un individu et un objet, et non un rapport entre des sujets. Ce modèle cognitif, poursuit Quijano, en postulant l’« absence radicale de l’autre », nie l’« idée de totalité sociale59 ». Ce déni a des conséquences majeures, en particulier dans la manière dont l’Europe se représente sa propre histoire :

Comme le montrerait la pratique coloniale européenne, le paradigme permet d’omettre toute référence aux autres sujets hors du contexte européen, c’est-à-dire de rendre invisible l’ordre colonial comme totalité, au moment précisément où l’idée même de l’Europe est en train de se constituer dans son rapport avec le reste du monde colonisé60.

Rejetant, comme Dussel, les interprétations endogènes de l’émergence de la modernité européenne, Quijano affirme que le complexe culturel de la modernité – et, en particulier, sa prétention à se représenter comme le monde – est en réalité si profondément imbriqué dans les structures sociales, politiques et économiques de domination produites par le colonialisme européen qu’il devient rigoureusement impossible de les penser séparément ou même de les hiérarchiser :

En d’autres termes, le paradigme européen de la connaissance rationnelle n’a pas seulement été élaboré « dans le contexte de » mais aussi comme une composante d’une structure de pouvoir qui impliquait la domination coloniale sur le reste du monde61.

On trouve ici la formulation précoce de ce qui constitue sans doute le déplacement fondamental de la perspective décoloniale par rapport aux analyses systémiques néomarxistes et tiers-mondistes : la relation consubstantielle qui unit, à l’échelle globale, le capitalisme, la modernité et la production de la différence coloniale. En toute rigueur, Mignolo peut dès lors affirmer, au début des années 2000, que l’intégration analytique du concept de colonialité implique de reformuler le système-monde moderne en système-monde moderne/colonial ou en termes de modernité/colonialité62 : « En résumé, synthétise Mignolo, la modernité/colonialité constitue les deux faces de la même pièce. La colonialité est constitutive de la modernité : sans colonialité, il n’y a pas – il ne peut pas y avoir – de modernité63. »

Colonialité du pouvoir et classification de la population mondiale

Si les premiers jalons du concept de colonialité sont ainsi posés dès le début des années 1990, c’est au tournant des années 2000 que le sociologue péruvien s’applique à le définir rigoureusement et à en expliciter la portée analytique. Il parle dorénavant de « colonialité du pouvoir », déplaçant ainsi l’horizon de sa réflexion de l’infrastructure culturelle du colonialisme aux dispositifs de production de l’ordre social et aux techniques de gouvernement qu’inaugure le pouvoir colonial hispano-américain :

La colonialité est l’un des éléments constitutifs et spécifiques du modèle de pouvoir capitaliste. Elle s’appuie sur l’imposition d’une classification raciale/ethnique de la population mondiale qui constitue la pierre angulaire de ce modèle de pouvoir et elle opère à tous les niveaux, milieux et dimensions, matériels et subjectifs, de l’existence sociale quotidienne, ainsi qu’à l’échelle sociétale. Elle surgit et se mondialise à partir de l’Amérique64.

Pour Quijano, l’ethnicisation de la force de travail n’est pas seulement l’une des caractéristiques du capitalisme historique – comme l’avaient d’ailleurs montré Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein65 –, elle en est le principe profond. La structure coloniale du pouvoir naît de la convergence de deux processus historiques indépendants : d’un côté, la naturalisation de la différence entre les conquérants et les conquis à partir du principe de race ; de l’autre, l’« articulation de toutes les formes historiques de contrôle du travail, de ses ressources et de ses produits, autour du capital et du marché mondial66 ». La colonialité du pouvoir n’aboutit en effet nullement à une simple exclusion des sujets coloniaux, mais à leur incorporation, par l’appareil ethnopolitique tout entier, en vue de l’appropriation des ressources et l’accumulation du capital mercantile67. Ainsi, les formes de contrôle du travail les plus diverses sont réactivées par le capitalisme mercantile de la première modernité et distribuées selon une stricte hiérarchie ethnique et spatiale. Dès le début de la conquête du continent américain, le travail contraint destiné à alimenter en marchandises le nouveau marché transatlantique a été affecté, à travers la réorientation d’institutions sociales préexistantes – comme la mita68, la réciprocité, le servage ou l’esclavage – ou l’imposition de nouvelles formes institutionnelles – comme l’encomienda69 –, à ceux qui avaient été au préalable catégorisés comme des « barbares ». Pour parer aux conséquences de ce que le dominicain Bartolomé de las Casas (1474-1566) a appelé la « destruction des Indes », la couronne espagnole se tourne, dès le début du XVIe siècle, par le biais de contrats (asientos) passés avec des compagnies commerciales privées, vers le commerce atlantique d’esclaves africains70. Le recours au commerce massif de la traite et son articulation au régime de la plantation constituent un événement fondamental dans l’émergence de la colonialité du pouvoir. Elle naturalise la hiérarchie coloniale des populations, nouant durablement le racisme au fonctionnement du capitalisme. Pour le dire autrement, avec la déportation et l’exil forcé des Africains en Amérique, la race, sous la forme de la distinction phénotypique, se transforme en l’élément central du système-monde capitaliste et de sa logique extractive. Le terme Negro en vient ainsi à désigner tous les travailleurs serviles et les esclaves des sociétés coloniales. Même si les multiples rébellions d’esclaves, la guérilla permanente des cimarrones et le triomphe de la révolution haïtienne finissent par porter un coup fatal à l’économie de l’esclavage, l’articulation entre formes d’exploitation du travail et classification raciale ne disparaît pas pour autant. Elle débouche sur une racialisation de la force de travail à l’échelle globale, qui a survécu à toutes les décolonisations.

La suraccumulation primitive extraordinaire engendrée par la captation de la plus-value arrachée aux esclaves en Amérique entraîne en Europe la domination tendancielle de la forme salariat et son association, à l’échelle globale, à la blancheur sociale. Le salariat et l’esclavage, comme l’a très justement souligné Abril Trigo, sont deux formes d’exploitation marquées par la même logique profonde : celle de la forme marchandise. Mais alors qu’en Europe, comme l’a montré Marx, c’est la force de travail libre que le régime du salariat convertit en marchandise, en Amérique, c’est le corps même des travailleurs qui est réduit au statut de chose fongible71. Ce point est particulièrement important, car, pour Quijano, qui renoue le fil de la tradition du marxisme hétérodoxe latino-américain inaugurée par Mariátegui, la caractéristique fondamentale du capitalisme n’est pas, comme le prétend la critique marxiste eurocentrée, la forme capital/salariat, mais sa capacité à agréger et à faire tenir ensemble une multitude de relations de production autour de l’accumulation du capital :

L’expérience historique démontre […] que le capitalisme mondial est loin de fonctionner comme une totalité homogène et continue. Au contraire, comme le rend manifeste l’exemple américain, le pouvoir mondial que l’on connaît sous le nom « capitalisme » constitue, fondamentalement, une structure d’éléments hétérogènes, aussi bien du point de vue des formes de contrôle du travail-ressources-produits (relations de production) que du point de vue des peuples et des histoires qu’il articule72.

Pour Quijano, qui se ressaisit de la théorie du développement inégal et combiné développé par Léon Trotski, le capitalisme a toujours fonctionné comme une « hétérogénéité historico-structurelle », soit comme un régime d’exploitation multiple capable de mettre en relation des rapports sociaux de production provenant d’horizons historiques et civilisationnels différents. De fait, pour un observateur qui s’applique à décentrer son regard, il apparaît que, en cinq cents ans de système capitaliste moderne/colonial, seule la place relative des divers modes de spoliation a changé :

Supposons que nous sommes au début du XVIe siècle en Amérique, qui correspond, à ce moment-là, à ce que nous appelons aujourd’hui l’Amérique latine. Qu’y trouverions-nous en termes de contrôle et d’exploitation du travail ? Dans l’ordre, probablement les formes suivantes : l’esclavage, le servage, la réciprocité, la petite production mercantile et le salariat. […] Cinq siècles plus tard, que trouvons-nous en Amérique latine et partout dans le monde ? À nouveau, probablement les mêmes formes mais dans un ordre différent : le salariat, la petite production mercantile, le servage, l’esclavage et la réciprocité73.

L’articulation entre l’axe capital/travail et la dichotomie européen/non européen a eu des conséquences à la fois durables et d’une portée globale. Elle a non seulement permis que la race s’impose de manière durable – bien que selon des modalités diverses en fonction des lieux et des époques – comme le critère fondamental de classification sociale à l’échelle planétaire, mais elle a aussi débouché sur la naturalisation d’une « géographie raciale » des rapports sociaux de production qui, aujourd’hui encore, rend possible la dévaluation systématique du travail réalisé par les populations et les sujets marqués par un « capital racial » négatif :

Sur le long terme, on remarque que les formes d’accumulation « violentes » (ce qu’on nomme « accumulation primitive » dans le jargon marxiste) l’emportent à la périphérie, tandis que les formes dites « relatives » ou « amplifiées » prévalent dans les zones de travail libre des centres occidentaux74.

Tendanciellement, l’articulation de toutes les formes historiques de contrôle du travail au sein du système monde capitaliste colonial/moderne s’est en effet réalisée sur la base d’un grand partage : les formes de travail les plus violemment contraintes et spoliatrices aux vaincus historiques des guerres modernes/coloniales, le travail « libre » à la race des vainqueurs75. Autrement dit, la surexploitation d’un hyper-prolétariat racisé dans le Sud global76, hier concentré dans la périphérie mais aujourd’hui disséminé aussi bien dans « les périphéries du centre que dans les centres de la périphérie », a constitué et constitue encore la condition de possibilité de la « simple » exploitation des habitants du Nord global.

Loin de se réduire à la seule sphère économique, la colonialité du pouvoir concerne en réalité l’ensemble des registres de l’existence sociale où se logent les enjeux du pouvoir, comme la nature, la sexualité, la subjectivité et enfin les modes d’exercice de l’autorité77. Ainsi, les colonisés et leurs descendants n’ont pas seulement vu leur mémoire, leurs récits, leurs univers subjectifs, leurs agencements socionaturels, leurs dispositifs de contrôle de l’autorité déconsidérés, détournés ou rendus inconsistants. Lorsque les conditions de possibilité matérielles de leur existence n’ont pas été purement et simplement anéanties, ils ont été contraints de reconstruire leurs modes d’existence à partir des hiérarchies binaires (barbares/civilisés) et des identités instrumentales (Indien, Noir, Métisse, Blanc, etc.) forgées par les technologies modernes/coloniales de gouvernement.

Cette approche « totale » de la colonialité est au centre de la critique de l’économie politique proposée par le sociologue Ramon Grosfoguel. Le « capitalisme historiquement existant », souligne-t-il, n’apparaît comme un système essentiellement économique que si on l’envisage depuis une perspective occidentalocentrée. Qu’observe-t-on, en effet, si on l’appréhende depuis un point d’observation décentré ? Un « réseau de relations de pouvoir multiples et hétérogènes, inextricablement liées entre elles, qui privilégient les populations occidentales par rapport aux populations non occidentales78 ». Grosfoguel ne nie pas que l’Amérique soit l’espace initial de l’accumulation primitive du capital. Si l’extraction des ressources et l’oppression économique sont des dimensions centrales du colonialisme européen, celui-ci ne s’y résume en aucun cas, pas même d’ailleurs « en dernière instance ». Pour illustrer son propos, Grosfoguel propose un exercice de décentrement qui éclaire la nature multiple du pouvoir moderne/colonial :

Quelle vision du système-monde obtenons-nous si nous déplaçons le lieu de l’énonciation, et remplaçons l’homme européen par une femme amérindienne, la Guatémaltèque Rigoberta Menchu, par exemple, ou la Bolivienne Domitila Barrios ? Je n’ai pas la prétention de me faire le porte-parole de ces femmes indiennes, ni d’incarner leur point de vue. Ce que je veux, c’est déplacer le lieu à partir duquel s’élaborent ces paradigmes. Ce déplacement à l’intérieur de la géopolitique de la connaissance produit un effet : il apparaît que ce qui arriva en Amérique à la fin du XVe siècle n’était pas seulement un système économique capital/travail permettant de produire des marchandises qui se vendraient ensuite avec un gain accru sur le marché mondial. C’était là une donnée essentielle, mais pas la seule, de ce complexe « paquet » de rapports de pouvoir, imbriqués les uns dans les autres. […] Vu par une femme amérindienne, le système-monde qui se mettait en place était bien plus complexe que celui que décrivent les paradigmes de l’économie politique et l’analyse du système-monde. L’Européen (homme/capitaliste/militaire/chrétien/blanc/hétérosexuel) qui arriva en Amérique apporta en même temps une certaine façon de structurer l’espace et le temps ; et il avait recours pour cela à diverses hiérarchies qui s’imbriquaient les unes dans les autres79.

La matrice coloniale de la race

Si l’on délaisse un tant soit peu l’analyse politico-économique au profit d’une approche intégrale, il devient manifeste que le projet colonial qu’inaugure la conquête européenne de l’Amérique ne se réduit pas à l’instauration d’un régime juridique et politique axé sur la prise de terres et l’extraction des ressources. Il est inséparable, dès l’origine, d’un vaste processus de réorganisation des identités, des populations et des territoires, qui a pour fondement le principe de race. En somme, la première modernité américaine invente la racialisation du pouvoir :

L’idée de race est, sans nul doute, l’instrument de domination sociale le plus efficace jamais inventé au cours des cinq cents dernières années. Élaboré au tout début de la formation de l’Amérique et du capitalisme, au tournant du XVe et du XVIe siècle, il fut imposé au cours des siècles suivants à l’ensemble de la population mondiale dans le cadre de la domination coloniale européenne80.

La conception de la race que mobilise ici Quijano se veut radicalement antisubstantialiste. Celle-ci n’existe pas en tant que telle, comme une entité biologique, culturelle ou civilisationnelle séparée de l’histoire et des rapports de force concrets. La race est un artefact historique, un pur produit dont la remarquable longévité est avant tout l’effet d’une persistante violence structurelle. Si l’origine du principe de race se situe dans le rapport de force qu’instaure la conquête du Nouveau Monde, sa cristallisation et sa naturalisation sont le résultat de l’expansion globale du colonialisme européen. Avec la progressive racialisation du monde, c’est non seulement une nouvelle topologie des identités qui émerge et s’impose dans l’imaginaire occidental, mais aussi une nouvelle géographie du pouvoir, s’appuyant sur une nouvelle nomenclature : « Europe, Europe occidentale, Amérique, Asie, Afrique, Océanie, mais aussi, Occident, Orient, Proche-Orient, Extrême-Orient et leurs cultures, nationalités et ethnicités respectives81. »

Il importe ici de rappeler qu’en réalité les trois grandes identités du monde colonial de la première modernité – Espagnol ou Portugais, Noir et Indien – sont des identités relatives qui n’existent pas hors des relations sociales coloniales. Elles sont la reformulation « ethnique » des positions statutaires engendrées par la colonisation – colonisateur (exempt d’impôt), esclave, colonisé (payeur du tribut). La race constitue par conséquent, comme le résume très justement la sociologue Segato, une « espèce particulière de classe qui émerge […] de l’expérience coloniale82 ».

Quijano affirme que l’émergence d’un principe de race peut être repérée dès les premiers moments de la conquête, alors que s’impose parmi les conquérants l’idée que les différences civilisationnelles entre Américains et Européens pouvaient être interprétées comme les signes tangibles d’une inégale répartition de l’humanité entre « eux » et « nous » :

Au commencement même de l’Amérique, on établit l’idée d’une différence de nature biologique entre les populations de la planète, nécessairement associée à la capacité de développement culturel et mental en général83.

Pour Mignolo, qui reprend et précise l’argumentation de Quijano, l’inexistence d’une théorie des races stricto sensu dans l’Amérique coloniale du XVIe siècle ne signifie pas que des processus de racialisation n’y soient pas déjà à l’œuvre. Selon Mignolo, le principe de race apparaît lorsque les Européens se mettent à classer les groupes humains à partir d’un « modèle a priori d’humanité idéale84 ». Aussi, précise-t-il, « la catégorisation raciale ne revient pas seulement à dire “tu es noir ou indien, par conséquent tu es inférieur” mais surtout à dire “tu n’es pas comme moi, par conséquent tu es inférieur”, une désignation qui, dans l’échelle chrétienne de l’humanité, incluait les Indiens américains et les Noirs africains85 ».

Si l’émergence du principe de race est indissociable de la conquête et de la colonisation de l’Amérique, celui-ci puise ses racines profondes dans l’univers conceptuel médiéval ibérique. On peut en effet considérer que c’est le recyclage de l’idéologie de la pureté de sang (limpieza de sangre) dans le Nouveau Monde qui a rendu possible l’émergence de la race86. Les « statuts de pureté de sang » naissent dans le contexte de la Reconquista, la guerre multiséculaire menée par l’Espagne chrétienne contre les musulmans et les juifs. Codifiés en 1449, ces statuts ont vocation à instaurer une distinction statutaire dans les régions annexées entre les « vieux Chrétiens », les bénéficiaires de la conquête, et les néophytes, les juifs et musulmans récemment convertis. Après la chute du dernier royaume musulman et l’expulsion des juifs en 1492, la couronne de Castille s’appuie sur les « statuts de pureté de sang » pour purger et homogénéiser une société aux identités plurielles et imposer un nouvel ordre national fondé sur une conception unitaire de l’identité, de l’autorité et de la religion. Le concept de « pureté de sang » était avant tout une affaire de généalogie et d’hérédité. Un chrétien était considéré comme exempt de toute « tache de sang » et, dès lors, apte à occuper des charges publiques ou à intégrer les guildes d’artisans, s’il parvenait à démontrer qu’il n’avait pas d’ancêtre de « mauvaises races de Maures ou de Juifs87 ».

En traversant l’Atlantique, l’idée d’une « tache » spirituelle et morale indélébile se transmettant par le sang se transforme. En l’absence de Juifs et de Maures – interdits d’établissement dans le Nouveau Monde –, elle est « injectée dans le sang des Indiens et des Noirs88 », traçant ainsi une frontière ontologique étanche entre « Nous », les descendants d’Espagnols, et « eux », les descendants des vaincus ; une frontière que le caractère phénotypique vient graduellement matérialiser89. Alors que, dans la péninsule Ibérique, la pureté de sang constitue une exigence essentiellement patrimoniale, en Amérique, elle devint principalement une question physiologique. Elle débouche sur une « nouvelle idée de ce que signifiait être humain » : être non plus seulement un chrétien, mais aussi et surtout un Blanc90.

Si une classification des individus et des peuples s’instaure dès le début de la Conquête, le processus du déploiement d’une « politique de la race », largement conditionné par les nouveaux équilibres démographiques de la région, est graduel. L’importance croissante des populations métisses, notamment, bouleverse l’organisation raciale des colonies américaines. Ce n’est en effet qu’au XVIIe siècle que la différence morale et généalogique, métaphorisée par le sang, finit par se confondre avec les différences somatiques – à commencer par le phénotype – rendues « visibles » par la ségrégation coloniale et l’esclavage des Africains91. En passant du sang au corps, la race devient alors ce discours parfaitement tautologique qui, dans un va-et-vient permanent, permet de relier le visible à l’invisible. La pigmentation de la peau, l’apparence physique et les formes culturelles d’existence des groupes et des individus apparaissent ainsi comme un ensemble de signes cohérents exprimant leurs qualités morales, spirituelles et intellectuelles. Inversement, ces qualités invisibles expliquent les formes d’existence. Schématiquement, les sociétés hispano-américaines se segmentent alors en quatre groupes sociaux strictement délimités : tout en haut de l’échelle sociale se trouvent les Blancs, métropolitains ou « créoles », qui avaient accès aux droits et au pouvoir ; au-dessous, les différentes catégories de sang-mêlé (les « castes ») ; au rang inférieur, les Indiens ; plus bas encore, les Africains esclavisés.

Les relations sociales de race, pleinement historiques, se transforment constamment tout au long de la période coloniale. Dans son ouvrage La Hybris del punto cero, Castro-Gómez montre ainsi qu’au cours du XVIIIe siècle, alors que les frontières entre les trois « races » coloniales se font de plus en plus incertaines, la colonialité du pouvoir prend la forme d’une aspiration à la blancheur sociale qui mobilise tous les groupes sociaux92. Le principe de race, désormais pleinement intériorisé, devient la clé d’une organisation sociale pyramidale, fondée sur l’évaluation du capital « racial » des individus en fonction de leur degré d’hybridation par rapport à la norme blanche. La prolifération des nomenclatures raciologiques – matérialisée dans les fameux « tableaux de castes93 » – en Nouvelle-Espagne et au Pérou pendant la période rend d’ailleurs parfaitement compte de cette transformation de la race en une idéologie organique. À l’orée du XIXe siècle, à la veille des guerres d’indépendance, le naturaliste et voyageur prussien Alexander von Humboldt (1769-1859) fait un constat qui reste aujourd’hui pertinent : « En Espagne, c’est pour ainsi dire un titre de noblesse de ne descendre ni de Juifs ni de Maures. En Amérique, la peau plus ou moins blanche décide du rang qu’occupe l’homme dans la société94. » Contrairement à ce que prétend la chronologie conventionnelle, la raciologie « naturaliste » qui émerge en Europe à la fin du XVIIIe siècle et se développe au XIXe siècle ne vient pas marquer le passage d’un proto-racisme composite à un racisme pur et authentiquement racial. Elle est plutôt le résultat d’un processus de transcription dans le langage de la science de discours et de pratiques politiques déjà pleinement opératoires dans les sociétés coloniales ibériques. Dorénavant, le discours naturaliste confirme le bien-fondé du principe de distinction sur lequel repose, depuis la conquête, la ségrégation coloniale : certains groupes humains sont intrinsèquement plus aptes à la civilisation que d’autres.

Répétons-le, la colonialité survit au colonialisme : alors que la tutelle politique et administrative des métropoles européennes prend fin avec le cycle des révolutions atlantiques, la colonialité du pouvoir continue à structurer, sur de nouvelles bases institutionnelles, les sociétés nationales émergentes. À n’en pas douter, la défaite des grandes insurrections anticoloniales de Tupac Amaru II et de Tupac Katari dans les Andes centrales (1781) et l’étranglement organisé de la révolution haïtienne (1803), événements présentés comme de monstrueuses « guerres de races », sont des facteurs capitaux dans la persistance, voire le renforcement, après les indépendances américaines, des politiques de contention, de discipline ou de répression des groupes racisés. En réalité, comme le montre Quijano, les institutions républicaines des nouveaux États-nations latino-américains – pour l’essentiel imaginées par des Créoles-métisses dont la boussole idéologique pointait obstinément le Nord – sont édifiées sur un socle social et culturel hérité du monde colonial :

La colonialité du pouvoir fondée sur l’idée de race doit être appréhendée comme un élément fondamental de la question nationale et de l’État-nation. Le problème réside dans le fait que, en Amérique latine, les groupes dominants épousèrent la perspective eurocentrique, ce qui les conduisit à greffer le modèle européen de formation de l’État-nation sur des structures de pouvoir organisées autour de relations coloniales95.

Comme le rappelle Mignolo, la notion même d’Amérique latine est le nom de ce projet visant à effacer l’impureté fondamentale des nouvelles nations. Née au début de la seconde moitié du XIXe siècle sous la plume d’une élite intellectuelle créole francophile alarmée par les velléités impériales des puissances anglo-saxonnes, elle « fonctionna comme un concept qui […] effaça ou dévalua l’identité des Indigènes et des Sud-Américains d’origine africaine96 ».

La colonialité du savoir

La notion de colonialité du pouvoir de Quijano ouvre la voie à de nombreuses déclinaisons du concept. L’un de ces axes de réflexion concerne la colonialité du savoir. Celle-ci désigne la domination culturelle de l’Occident qui s’accompagne de l’infériorisation, voire de la destruction des savoirs et des connaissances non eurocentrés.

Universalisme et eurocentrisme

Même si elle n’en porte pas encore le nom, la réflexion sur la colonialité du savoir apparaît dans les travaux de Quijano dès les années 1990. Celui-ci emploie l’expression « colonialité culturelle » pour désigner l’infériorisation des formes d’expression, de connaissance et d’appréhension du monde des vaincus de 149297. À travers cette notion, il cherche à décrire comment les vainqueurs imposent leur propre cosmogonie et leurs références culturelles. Pour Quijano, la « colonialité culturelle » constitue l’un des outils privilégiés d’une « colonisation de l’imaginaire des dominés » :

Au début, [la colonialité culturelle] ne fut pas seulement la répression systématique des croyances, des idées, des images, des symboles et des connaissances qui ne servaient pas à la domination coloniale globale. La répression s’imposa sur tout, sur les manières de connaître, de produire des connaissances, des perspectives, des images et des systèmes d’images, des symboles, des modes de signification, sur toutes les ressources, les modèles et les instruments d’expression formalisée et objectivée, intellectuelle ou visuelle. Elle fut suivie de l’imposition de l’usage des modèles d’expression des dominants et de leurs croyances et images concernant le surnaturel, qui servirent non seulement à empêcher la production culturelle des dominés mais aussi à opérer un contrôle social et culturel très efficace, lorsque la répression immédiate cessa d’être constante et systématique98.

On l’a vu, la notion de colonialité du savoir s’inscrit d’abord dans une critique de l’eurocentrisme. Bien que le terme soit employé depuis le début du XXe siècle, il commence à être mobilisé dans une acception politique dans le contexte du mouvement des décolonisations de la seconde moitié du siècle. Dans le sillage des travaux de Saïd sur l’orientalisme, le concept connaît un remarquable développement théorique durant les années 1980 et 199099. Il a été notamment conceptualisé par l’économiste égyptien Samir Amin dans son ouvrage, désormais classique, L’Eurocentrisme. Critique d’une idéologie100. En économiste marxiste, Amin appréhende l’eurocentrisme comme une idéologie dont la principale fonction est de naturaliser la domination occidentale, tout particulièrement dans le domaine de l’économie. Pour Amin, l’eurocentrisme est un culturalisme : il part de l’idée que l’Europe possède une essence culturelle immuable – qu’il serait d’ailleurs possible de tracer depuis la Grèce antique – et que c’est précisément cette identité culturelle qui explique sa supériorité politique et économique. La domination culturelle de l’Occident ne tient pas à l’universalisme de ses valeurs. Elle ne s’est accomplie avec succès, à l’échelle de la planète, que parce qu’elle est attachée au projet mondial du capital.

La critique de l’eurocentrisme constitue l’une des préoccupations centrales des études postcoloniales et subalternes. À travers l’analyse de l’orientalisme, Saïd a décrit avec une grande acuité la dialectique identitaire sur laquelle repose l’eurocentrisme. Celui-ci s’est bâti sur l’essentialisation de la différence entre l’Occident et l’Orient. L’Orient est défini comme ce que l’Occident n’est pas. En cela, son image est constitutive de l’Occident. Cette construction en miroir, on l’a vu, fige l’Orient dans une altérité exotique tandis que l’Europe se voit elle-même figée dans une représentation qui, pour être positive, n’en est pas moins factice. L’eurocentrisme est l’effet de cette opération d’essentialisation de la différence culturelle et d’affirmation de la supériorité absolue du pôle occidental.

Les études subalternes se sont concentrées pour leur part sur la critique des formes dominantes de la pensée historique, devenue un agent de l’eurocentrisme. Elles se proposent donc de « provincialiser l’Europe101 », c’est-à-dire de sortir de ce modèle historiographique qui cherche à rendre compte de toutes les réalités historiques en passant par l’histoire de l’Europe. L’histoire des mondes non occidentaux n’est pas la copie d’une matrice originelle européenne. Pour autant, « provincialiser l’Europe » ne suppose pas de nier les circulations ou de rejeter en bloc les héritages occidentaux. Il s’agit plutôt, suggère Chakrabarty, de faire ressortir, contre les forces de l’homogénéisation eurocentrique, l’irréductible singularité des expériences historiques.

Les théoriciens et théoriciennes de la critique décoloniale s’inscrivent dans la lignée de ces critiques de l’eurocentrisme, mais ils en proposent une interprétation encore plus radicale. L’eurocentrisme n’est pas un ethnocentrisme parmi d’autres. Il constitue, pour la critique décoloniale, la forme spécifique du savoir produite par la modernité/colonialité. Il prend sa source, précise Dussel, dans la confusion entre l’universalisme abstrait et l’hégémonie mondiale concrète issue de la centralité occidentale au sein du système-monde capitaliste102. Pour les auteurs décoloniaux, la domination planétaire de ce régime de vérité eurocentré n’obéit à aucune nécessité historique : elle est le résultat d’une violence coloniale qui s’est appliquée activement, depuis cinq cents ans, à rejeter les formes de vie et les savoirs sociaux non occidentaux dans l’inexistence. Aussi Grosfoguel propose-t-il d’appréhender l’eurocentrisme comme un « fondamentalisme qui ne tolère ni n’accepte la possibilité que d’autres épistémès puissent exister ou que les non-Européens puissent penser103 ».

Pour la critique décoloniale, la colonialité du savoir est la dimension épistémique de la colonialité du pouvoir. En d’autres termes, elle désigne le processus par lequel la modernité a invisibilisé, infériorisé ou anéanti les connaissances qui ne proviennent pas du monde occidental :

La colonialité du savoir [doit être] comprise comme la répression des formes autres de production de la connaissance (qui ne sont pas blanches, européennes et « scientifiques »), passant par l’intronisation de la perspective eurocentrée de la connaissance et la négation du legs intellectuel des peuples indiens et noirs, considérés comme primitifs, à partir de la catégorie basique et naturelle de la race104.

En réalité, la colonialité du savoir s’accompagne d’une visée universaliste dès le XVIe siècle, mais celle-ci s’accentue avec l’avènement de la deuxième modernité. En effet, à partir de la conquête de l’Amérique, l’Europe s’érige au centre de la modernité, définie comme un espace de civilisation et de raison qu’elle entend imposer dans les colonies. Cependant, à l’époque dite moderne (XVIe-XVIIIe siècle), la légitimité du pouvoir culturel européen est de nature théologique. Les peuples européens justifient leur suprématie par la volonté divine et par la supériorité du christianisme sur les autres religions. La philosophie des Lumières sécularise cette vision et en impose une autre, fondée cette fois-ci sur l’universalité de la raison occidentale. L’inégalité n’a dorénavant plus pour fondement l’ordre divin, mais la science.

Science moderne, hybris et projet colonial

La critique postcoloniale, centrée sur les impérialismes britannique et français, a montré que les processus d’émergence et d’instauration de la différence coloniale plongent leurs racines dans l’époque des Lumières. C’est à ce moment-là que se forgent les images en miroir de l’Orient et de l’Occident. Les auteurs décoloniaux situent la création des représentations de la norme et de l’altérité plus en amont, c’est-à-dire au XVIe siècle. On le voit notamment lors du débat de Valladolid (1550-1551), qui oppose deux théologiens espagnols, Juan Ginés de Sepúlveda (1490-ca. 1573) et Bartolomé de las Casas (1474-1566), autour de la notion de barbarie. Contrairement à une idée répandue, la controverse ne porte pas tant sur l’humanité des « Indiens » des Amériques – en réalité déjà ratifiée par les bulles pontificales antérieures – que sur leur degré de barbarie ; autrement dit, sur leur part d’inhumanité. En fait, il s’agit de déterminer à quelle catégorie de barbares appartiennent les « Indiens » et, ce faisant, de définir la méthode de colonisation et d’évangélisation la plus appropriée. En se fondant sur les écrits théologiques, Las Casas établit trois catégories de barbares qui supposent autant de modes de soumission à la domination espagnole105. Ginés de Sepúlveda considère que les « Indiens » sont des barbares de la troisième catégorie, à savoir des « fauves sauvages » aux « coutumes perverses » auxquels il est légitime et juste de faire la guerre afin qu’ils soient réduits en esclavage. De son côté, Las Casas, qui avait lui-même été encomendero (bénéficiaire d’une concession d’Indiens) à Cuba, soutient que les natifs des Amériques appartiennent à la deuxième catégorie de barbares, car ils font preuve d’une certaine civilité et sont par conséquent enclins à embrasser la religion chrétienne. Si ce statut intermédiaire suppose une colonisation moins violente – centrée principalement sur l’évangélisation – que celle préconisée par Sepúlveda, il ne remet nullement en cause la légitimité de la conquête et la subordination des Indigènes au sein de l’empire :

M. l’évêque [Las Casas] dit que, dans les endroits où il n’y aurait pas de danger, [il faudrait privilégier] la forme évangélique, avec seulement des prêcheurs, ceux qui pourraient apprendre [aux Autochtones] les bonnes coutumes, conformes à notre foi, et ceux qui pourraient traiter avec eux en paix. […] En revanche, pas d’ad dominium rerum particularium, ni pour en faire des esclaves, ni leur enlever leurs fiefs, sauf volonté de la juridiction supérieure, en échange d’un tribut raisonnable pour la protection de la foi ainsi que l’enseignement des bonnes coutumes et de la bonne manière de se gouverner106.

Le débat de Valladolid montre que les bases épistémologiques de la racialisation sont posées dès le XVIe siècle. L’Autre barbare, inférieur, qu’il incombe de civiliser naît à ce moment-là.

Les Lumières introduisent une rupture dans cette construction de la race. D’un côté, les mutations du capitalisme imposent des modifications dans l’organisation mondiale du travail. La révolution industrielle, les débuts de la production de masse ainsi que l’importance croissante prise par le capital financier supposent de nouvelles formes de production et de gestion de la main-d’œuvre des Amériques. La classe bourgeoise émergente se sent moins identifiée aux conceptions théologiques de l’Ancien Régime et lui oppose celle de l’honnête homme et de la rationalité. Dans ces conditions, l’autorité de Dieu est remplacée par celle de la science en tant que produit de l’homme moderne.

Le philosophe colombien Castro-Gómez a étudié ce processus dans son ouvrage La Hybris del punto cero. Après avoir analysé la manière dont l’Amérique, comme objet de connaissance, se trouve au cœur du discours des Lumières, Castro-Gómez s’intéresse à la construction de la science des Lumières comme discours universel, neutre et supérieur aux autres formes de connaissance. Le philosophe appelle ce phénomène l’hybris du point zéro, c’est-à-dire l’idée selon laquelle les scientifiques et les hommes des Lumières se sont positionnés sur une plateforme neutre d’observation qui ne peut elle-même être observée de nulle part107. Le point zéro est donc un espace central de pouvoir qui accorde à la science et aux scientifiques le privilège d’avoir un regard souverain sur le monde sans que celui-ci puisse être critiqué ou discuté. Rappelons que l’hybris, pour les Grecs, constituait le péché d’orgueil de l’homme mortel désirant s’élever au rang des dieux :

Tel Dieu, l’observateur observe le monde depuis une plateforme inobservée d’observation, avec l’intention d’engendrer une observation véridique et libre de tout doute. Comme le dieu de la métaphore, la science occidentale moderne se situe hors du monde (sur le point zéro) pour observer le monde. Mais, à la différence de Dieu, elle ne parvient pas à obtenir un regard organique sur le monde, mais seulement un regard analytique. La science moderne prétend se situer sur le point zéro d’observation pour être comme Dieu, tout en échouant à l’observer comme Dieu. C’est pourquoi nous parlons d’hybris, du péché de démesure. Lorsque les humains veulent être comme les dieux, mais sans en avoir la capacité, ils tombent dans le péché d’hybris, comme la science occidentale moderne. De fait, l’hybris est le grand péché de l’Occident : prétendre avoir un point de vue sur tous les autres points de vue, mais sans que ce point de vue puisse être tenu pour un point de vue108.

Dans cette nouvelle configuration du savoir, la science se substitue à l’autorité divine : elle devient, comme le souligne Grosfoguel, un « sujet sans visage [qui] flotte dans les cieux sans que rien ni personne le détermine109 ». L’assimilation de la science à ce regard absolu, désincarné, prétendument détaché de tout particularisme ethnique et de toute détermination historique, a des conséquences majeures. D’une part, il fait du discours occidental de la science l’expression de l’Universel. De l’autre, il invalide, par effet de contraste, toutes les autres formes de savoir et de rapport au monde, désormais considérées comme archaïques, particulières ou ethnocentrées.

Prenons le cas de la médecine. L’invalidation ou la dévaluation des autres épistémès s’observe notamment dans la façon de les nommer. Ainsi, le terme « médecine » tout court ne s’applique qu’aux connaissances sanitaires occidentales. Les autres savoirs en la matière sont appelés au mieux « traditionnels », au pire « magie » ou « superstitions ». Alors que les spécialistes de la santé occidentale sont appelés « médecins », celles et ceux des autres peuples sont désignés péjorativement : « sorcières », « chamans » ou « guérisseurs ». Les premiers sont les seuls à être consultés pour les questions de santé publique comme lors des épidémies ou des pandémies. Et ce sont uniquement les techniques et les remèdes occidentaux qui sont imposés au reste du monde, sans tenir compte des savoirs sanitaires locaux.

Bien entendu, la force hégémonique de l’épistémè moderne ne découle pas tant de son eurocentrisme que de son caractère colonial. L’hégémonie épistémique occidentale est en effet étroitement liée à la domination européenne sur les quatre coins du monde et à la violence physique et symbolique qu’elle a partout déployée. Comme le souligne le sociologue vénézuélien Lander, le savoir occidental a toujours fonctionné, au cours de son processus d’expansion global, comme « un dispositif de connaissance colonial et impérial qui articule la totalité [des] peuples, le temps et l’espace comme autant de parties de l’organisation coloniale/impériale du monde110 ». Dans la mesure où cette « cosmovision » universaliste se nourrit de la « défaite » des cultures et des savoirs non occidentaux, puis de leur intégration sous des formes dévaluées au grand récit du progrès, elle prend la forme concrète d’un « sens commun », d’une seconde nature, dont l’ancrage sociohistorique devient indécelable111.

Dans ces conditions, décoloniser le savoir suppose en premier lieu de reconnaître que le non-lieu depuis lequel prétend parler la science est une illusion, un effet de discours ; et que, par conséquent, l’idée selon laquelle le savoir scientifique est un savoir neutre, objectif et universel, miraculeusement détaché de ses conditions de production, est une mystification. En réalité, le non-lieu de la science occidentale a une histoire, un lieu et s’inscrit dans des corps particuliers. Il est le résultat d’un processus d’universalisation du particularisme occidental. Dans le droit fil des savoirs situés des féminismes étatsuniens, les études décoloniales proposent le concept de lieu d’énonciation (locus de enunciación) pour rendre visible l’ancrage géohistorique de toute connaissance. Pour Grosfoguel, il s’agit d’affirmer, contre ce qu’il nomme l’« ego-politique » solipsiste de la connaissance, que toute production de connaissances s’inscrit toujours à la fois dans une « corpo-politique » – une situation de classe, de genre, de race littéralement incorporée – et une « géo-politique » – une localisation au sein du système-monde moderne/colonial112.

Épistémicide et savoirs non eurocentrés

La colonialité du savoir est donc le processus d’imposition des savoirs et des formes de savoir occidentaux sur ceux des autres peuples. Cette emprise épistémique a pour corollaire l’infériorisation et l’anéantissement des savoirs autres qu’occidentaux. Ce phénomène débute dès la conquête des Amériques, à travers, notamment, la colonialité de la langue. En effet, aussitôt débarqués sur le continent, les Européens renomment les territoires et les peuples conquis : Hispaniola au lieu d’Ayiti, Nouvelle-Espagne, Mexico au lieu de Tenochtitlan, Pérou en lieu et place de Tawantinsuyu. Le terme même d’Amérique a invisibilisé et fait tomber dans l’oubli les multiples manières de catégoriser et de nommer cette région du monde dans les différentes langues autochtones. De la même manière, avec le système colonial, la multiplicité des groupes ethniques du sous-continent s’est trouvée réduite à un ensemble uniforme, regroupé sous l’étiquette « Indiens ». Or, comme le souligne l’anthropologue Bonfil Batalla, le terme « Indien » ne désigne pas une catégorie ethnique : il vise avant tout à faciliter l’identification collective des sujets soumis au tribut. En cela, il n’exprime rien d’autre que la condition coloniale des peuples vaincus113.

Dès le début du XVIe siècle, le castillan a été imposé comme la langue de domination et de communication principale. Les conquistadors ont recruté – souvent de force – de jeunes Autochtones pour apprendre leur langue et servir de traducteurs comme dans le cas de la jeune Nahuatl Malintzin (Malinche) ou du Tallán Felipillo au Pérou. L’évangélisation ordonnée par la couronne espagnole a servi à contrôler, uniformiser et castellaniser les Autochtones puis les Africains déportés dans les Amériques. Il en va de même dans les autres aires coloniales européennes, qu’elles soient portugaises, anglaises ou françaises. Cette politique a eu pour conséquence de faire décroître de manière régulière et significative le nombre de locuteurs des langues autochtones et africaines. Ainsi, alors qu’il existait plusieurs milliers de langues différentes dans les Amériques précolombiennes, elles sont aujourd’hui moins d’un demi-millier. Et un nombre croissant d’entre elles sont condamnées à une prompte disparition. Au Mexique, où subsistent encore soixante-huit langues indigènes, 60 % d’entre elles sont en voie d’extinction au profit du castillan114.

L’imposition des langues européennes en tant que vecteurs de pouvoir et de contrôle s’accompagne de l’infériorisation et de l’anéantissement des pratiques culturelles non occidentales. Cela concerne toutes les formes de sacralité et de spiritualité qui ont été réprimées ou poursuivies – y compris par des tribunaux ecclésiastiques comme l’Inquisition – tout au long de la période coloniale. Cela touche également toutes les autres pratiques culturelles, allant de l’alimentation à la façon de s’habiller, en passant par l’accouchement ou le maternage. L’accouchement, par exemple, s’est déroulé, jusqu’à la fin de la période coloniale, dans une relative autonomie dans les territoires hispano-américains. Les naissances se produisaient à domicile avec l’aide des familles ou d’accoucheuses qui étaient de véritables spécialistes de la santé115. Cependant, à partir de l’époque des Lumières, les scientifiques et les médecins se sont emparés de la question de la naissance et de la périnatalité et l’ont inscrite dans leur champ d’action. Comme dans le reste de l’espace occidental, ils ont imposé un nouveau paradigme de la naissance fondé sur le contrôle médical du corps des femmes et des bébés, et sur la négation des savoirs autochtones et africains. Parallèlement, les parturientes ont été dépossédées de leur capacité d’agir et sont devenues des sujets passifs, tandis que les accoucheuses traditionnelles ont été poursuivies et remplacées par les médecins et les sages-femmes diplômées116. Au Pérou, ce processus a été long mais continu. Alors que, jusqu’en 1992, la majorité de la population naissait à domicile avec l’aide de sages-femmes traditionnelles, ce mode d’accouchement s’est considérablement réduit, tombant à moins de 10 %. À l’inverse, le taux de césariennes a explosé et se situe à plus de 35 %. Boaventura de Sousa Santos qualifie d’épistémicide ce phénomène de dévaluation et de répression systématiques des savoirs non occidentaux et populaires :

Le génocide, qui a si souvent ponctué l’expansion européenne, a également été un épistémicide : les peuples étrangers ont été éliminés parce qu’ils possédaient des formes de savoirs étrangères ; inversement, les formes de savoirs étrangères ont été supprimées parce qu’elles provenaient de pratiques sociales et de peuples étrangers. Mais l’épistémicide est beaucoup plus large que le génocide car il a servi à subalterniser, à subordonner, à marginaliser ou à mettre hors la loi des pratiques et des groupes sociaux qui pouvaient menacer l’expansion capitaliste ou, pendant une grande partie de notre siècle, l’expansion communiste (dans ce domaine aussi moderne que le capitalisme). Et aussi parce qu’il s’est produit à la fois dans l’espace périphérique, extra-européen et extra-américain du système mondial et dans l’espace central européen et américain, contre les travailleurs, les Autochtones, les Noirs, les femmes et les minorités en général (ethniques, religieuses, sexuelles)117.

Le concept de colonialité du savoir met en évidence que les processus de circulation culturelle ne sont jamais exempts de rapports de pouvoir. En situation coloniale, la culture du dominant fonctionne selon une logique extractiviste, autrement dit en opérant un prélèvement sélectif et intensif des savoirs subalternes, en fonction des intérêts dominants. C’est ce qu’on appelle l’appropriation culturelle. Si la circulation des connaissances entre individus ou groupes humains est naturelle, voire nécessaire, l’appropriation culturelle est, comme le souligne le chercheur brésilien Rodney William, le résultat de la colonialité du savoir et de l’être :

En bref, l’appropriation culturelle est une action pratiquée par des groupes dominants et leurs individus. Elle consiste à s’approprier les éléments d’une culture minoritaire ou infériorisée, et à les utiliser sans les références dues, sans permission, en éliminant ou en modifiant ses signifiances et en taisant l’oppression systématique fréquemment imposée par ce même groupe dominant. Elle fait partie d’une structure qui a comme base le consumérisme et les besoins et significations symboliques qu’il crée, et trouve dans le racisme une de ses principales composantes118.

L’appropriation culturelle obéit à des logiques instrumentales qui relèvent de la colonialité. Elle commence par identifier et classer les savoirs non occidentaux en fonction de leur « exploitabilité », puis les soumet à un processus de prélèvement qui les coupe radicalement du complexe cosmoculturel dans lequel ils s’inscrivent. La colonialité s’exprime surtout dans le résultat final, où les connaissances expropriées, le plus souvent largement appauvries, sont utilisées pour accroître le pouvoir de la culture dominante et, in fine, affaiblir les formes de vie qui les rendaient possibles. Deux exemples permettent d’illustrer ce phénomène.

Le premier concerne les savoirs autochtones du peuple amazonien Awajún. Depuis l’époque coloniale, les connaissances des Awajún ont été situées dans le domaine des superstitions, de la magie et même de la barbarie. Les explorateurs européens des XVIIIe et XIXe siècles, comme Charles Marie de La Condamine, voient dans ces populations d’Amazonie des sauvages aux pratiques et aux coutumes barbares119. Cependant, la colonialité n’est pas un processus statique mais dynamique. En ce sens, la situation d’infériorité d’un savoir n’est pas figée et peut évoluer dans le temps au gré de reconfigurations des rapports sociaux de pouvoir, comme on l’observe à travers le cas d’une boisson et de la pratique spirituelle amazonienne qui lui est associée, devenue très populaire depuis quelques années : l’ayawasca. À l’origine, ce terme désigne une infusion élaborée par les peuples amazoniens dont l’emploi est attesté depuis au moins un millénaire120. Elle permet le passage de la personne qui ingère la boisson à ce qu’on appelle en psychologie un état modifié de la conscience, ou transe. Chez les peuples d’Amazonie, ce rituel s’intègre dans une cosmovision particulière qui ne connaît pas de séparation entre le corps et l’esprit, ni entre le profane et le sacré pour employer les termes occidentaux. Or, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, l’ayawasca devient un objet d’intérêt scientifique. Son utilisation connaît depuis un succès grandissant en Occident au point qu’on peut parler aujourd’hui d’un véritable tourisme chamanique autour de ce rituel121. Ce phénomène s’accompagne de l’expropriation des savoirs autochtones et de l’appropriation de ces savoirs par les dominants. En effet, des réseaux commerciaux de chamanisme se sont constitués dans l’Amazonie et en Europe, avec de plus en plus de chamanes non originaires des communautés amazoniennes. Le rituel lui-même est adapté à la demande d’une clientèle occidentale qui souhaite « être désintoxiquée, régénérée, guérie de maux corporels, émotionnels et spirituels au cours d’une expérience mystique122 ». L’intérêt du Nord global pour cette pratique semble avoir redoré le blason du savoir amazonien puisque l’ayawasca et ses usages ont été hissés au rang de spiritualité123.

Le second exemple concerne la spiritualité afro. Rodney William, babalorixá – prêtre des religions afro-brésiliennes – note que, dans le candomblé, l’invocation de l’orixá Exu est extrêmement importante car cette divinité incite à ne pas perdre espoir et à persévérer dans la lutte124. Dès le XVIe siècle, la religion chrétienne, percevant probablement la force d’Exu, l’associe au diable (Satan) car il est provocateur, irrévérencieux, astucieux et sensuel. Elle a procédé à sa dévalorisation et à la condamnation de son culte – comme celui des autres orixás du Brésil. Pour autant, des touristes blancs du Brésil et d’ailleurs sont très attirés par les spectacles de capoeira et de danse afro ainsi que par le candomblé. Ils paient pour connaître leur orixá protecteur125. Or les revenus de cette industrie ne vont pas aux « fidèles » du candomblé mais aux entrepreneurs touristiques. Ces derniers, de passeurs de connaissances culturelles, deviennent des prescripteurs de pratiques – celles qui vendent le plus – et, in fine, les propriétaires légaux de savoirs expropriés.

En contexte de colonialité, la circulation des savoirs fonctionne toujours selon des logiques de pouvoir qui excluent toute forme de rapport égalitaire. Même les processus d’acculturation – pourtant souvent présentés comme des formes d’hybridation à connotation positive – obéissent à cette logique. C’est pourquoi l’écrivain et plasticien Abdias do Nascimento (1914-2011), figure fondatrice du mouvement autonomiste noir contemporain au Brésil, parle de génocide126. Pour Nascimento, le mythe de la « démocratie raciale » brésilienne n’est que le paravent d’un projet historique pluriséculaire d’anéantissement du sujet noir brésilien. Les rapports entre la culture afro-brésilienne et la culture blanche n’échappent à cette logique négrophobe : la « folklorisation » des pratiques culturelles afro – la fossilisation de leurs éléments vitaux transformés en stéréotypes – constitue l’une des formes les plus subtiles et les plus efficaces de ce génocide « cordial ».

Dans les Amériques, l’acculturation et l’épistémicide sont les processus par lesquels les cultures occidentales ont pu imposer leur hégémonie culturelle. Néanmoins, cette hégémonie n’a jamais été totale : les peuples originaires et afro du continent ont toujours su opposer une résistance multiforme à l’extermination physique et culturelle. Cette résistance s’exprime non seulement dans la persistance jusqu’à nos jours des peuples originaires des Amériques, mais aussi dans la survivance de leurs langues, de leurs épistémologies, de leurs rapports au monde et de leurs pratiques culturelles. L’anthropologue brésilienne Lélia Gonzalez propose de saisir les traces de cette résistance dans les torsions que les colonisés ont fait subir aux langues européennes :

Il est certain que la présence noire dans la région des Caraïbes (comprise ici non seulement comme l’Amérique insulaire, mais aussi comme la côte atlantique de l’Amérique centrale et le nord de l’Amérique du Sud) a modifié l’espagnol, l’anglais et le français parlés dans la région […]. En d’autres termes, ce que j’appelle « pretoguês » [combinaison de preto – « nègre » – et de « portugais »] n’est rien d’autre qu’une marque de l’africanisation du portugais parlé au Brésil (il ne faut pas oublier que le colonisateur appelait les esclaves africains « nègres », et « créoles » ceux nés au Brésil). Cela est perceptible aussi dans l’espagnol de la région des Caraïbes. Le caractère tonal et rythmique des langues africaines apportées au Nouveau Monde, outre l’absence de certaines consonnes (comme le l ou le r, par exemple), témoigne d’un aspect peu exploré de l’influence noire dans la formation historico-culturelle de l’ensemble du continent (sans parler des dialectes « créoles » des Caraïbes)127.

La résistance des peuples indigènes s’observe également dans les pratiques culturelles liées à la langue (importance des références linguistiques dans l’espagnol de différentes aires géographiques), dans la cuisine, ainsi que dans les expressions artistiques et spirituelles. C’est le cas par exemple de la consommation de la feuille de coca dans les Andes. Présente dans la région depuis des millénaires, la plante possède une valeur rituelle et symbolique très importante qui rappelle le lien des communautés andines avec l’ensemble des existants, humains et non humains, englobés sous le concept de Pachamama (imparfaitement traduit par « Terre-Mère »). Dans le Tawantinsuyu, la feuille de coca constituait un cadeau spécial que l’Inca offrait aux kurakas (chefs incas) en guise de récompense pour leurs bons et loyaux services128. Dès la conquête, les Espagnols s’efforcent de discréditer la coca. L’Église catholique la condamne et la diabolise dans ses conciles ecclésiastiques de la seconde moitié du XVIe siècle. Cependant, comme le rapporte le métis inca Garcilaso de la Vega, la couronne comprend vite l’intérêt qu’elle a à autoriser et étendre la consommation de la feuille de coca. Les vertus stimulantes et anesthésiantes de la plante aident en effet les Autochtones à supporter la corvée dans les mines129. Malgré les demandes réitérées de prohibition de la part des tribunaux de l’Inquisition, le commerce et la consommation de la coca restent autorisés tout au long de la période coloniale130. Après avoir subi un intense processus d’appropriation culturelle au cours du XIXe siècle – par l’entreprise Coca-Cola notamment –, la coca est placée en 1961 dans la liste des stupéfiants. Sa production et sa distribution s’en trouvent dès lors considérablement restreintes et contrôlées. En réalité, la prohibition internationale touchant la culture de la coca a surtout servi de justification au redéploiement impérial des États-Unis dans la région après la fin de la guerre froide. La croisade contre la drogue, aujourd’hui réduite à une politique d’éradication forcée de la culture de la coca, permet de placer les gouvernements andins, via un système de certification, sous tutelle des agences étatsuniennes antidrogue. Contre cette criminalisation croissante, la mobilisation des producteurs de coca (cocaleros), et tout particulièrement celle du président bolivien Evo Morales, a été déterminante pour obtenir la légalisation de la production de coca en Bolivie en 2013.

Ces formes de résistance montrent, s’il le fallait, que les subalternes ne sont pas des agents passifs de la domination et qu’ils mettent en place des stratégies de subsistance culturelle et d’action politique. Cependant, ces mobilisations ne suffisent pas à elles seules à renverser la colonialité, comme le souligne le débat sur l’interculturalité.

Interculturalité critique et pluriversité

Depuis la fin du XXe siècle, la notion d’interculturalité prend une place de plus en plus importante dans les pays hispanophones de l’Amérique latine. Cette importance croissante est bien entendu en lien avec la mobilisation des peuples autochtones et des communautés afro-descendantes et leur lutte pour l’accès aux droits qui leur sont niés depuis l’époque coloniale. Étymologiquement, le terme met l’accent sur l’idée de réciprocité et d’horizontalité dans la relation entre une ou plusieurs cultures. En cela, elle s’oppose explicitement au multiculturalisme, qui suppose l’existence de minorités ethniques ou culturelles auxquelles l’État reconnaît des droits, mais dans les termes imposés par la culture hégémonique.

L’interculturalité est inscrite dans l’agenda politique des mouvements autochtones dès les années 1980 et dans celui des gouvernements latino-américains de gauche qui arrivent au pouvoir au début du XXIe siècle. Elle s’applique, entre autres domaines, aux politiques éducatives. En effet, après les indépendances, les nouveaux États latino-américains maintiennent le modèle éducatif instauré durant la période coloniale, à la fois eurocentré et monolingue. L’idée est que les populations autochtones s’intègrent au système culturel dominant grâce à l’école. Or cette école, loin de représenter une possibilité de formation et d’ascension sociale, se révèle partout être une barrière pour ces populations des Amériques. Ainsi, l’échec scolaire est très important chez les Autochtones. Au Guatemala, près de 90 % d’entre eux redoublent lors de leur scolarité dans le primaire. En Bolivie, les élèves indiens ont deux fois plus de chances de redoubler que les élèves blancs ou métis131. En ne reconnaissant pas les savoirs et les compétences, voire en les infériorisant et en les niant, l’école demeure un vecteur de colonialité. Dès la fin du XXe siècle, les demandes et les mobilisations des peuples autochtones pour une prise en compte de la diversité culturelle ont contraint les gouvernements des Amériques latines à infléchir leurs politiques éducatives en tenant compte du plurilinguisme et du multiculturalisme.

Les réflexions de la théoricienne de la culture Catherine Walsh sur la question de l’interculturalité sont sans nul doute parmi les plus fécondes du groupe, notamment en termes de pratiques et de perspectives pédagogiques concrètes. D’origine étatsunienne, Walsh enseigne à l’université Simón Bolívar de Quito où elle est responsable du programme doctoral en études culturelles. Joignant l’engagement militant au travail théorique, Walsh a entrepris de longue date un dialogue avec les organisations autochtones et noires équatoriennes, avec lesquelles elle mène un important travail, intra- et extra-académique, d’échanges interculturels et de décloisonnement des savoirs. C’est dans le cadre de ce dialogue qu’elle a notamment participé à la rédaction de la nouvelle Constitution plurinationale de l’Équateur en 2007. Dans ses travaux, elle s’intéresse tout particulièrement à la possibilité de construire en Amérique latine un horizon décolonial concret, non seulement à travers la mise en place de programmes éducatifs et scientifiques interculturels, mais aussi par le biais d’un approfondissement de la transformation des institutions politiques eurocentriques.

Pour Walsh, l’interculturalité doit être distinguée du multiculturalisme néolibéral132. Ce multiculturalisme s’exprime par exemple dans les politiques de l’identité développées aux États-Unis dans la seconde moitié du XXe siècle dans les médias ou l’éducation. Bien qu’il ait permis d’indéniables avancées en matière de représentation des groupes minoritaires, le multiculturalisme ne propose pas de modèle alternatif au libéralisme politique et économique. Il reste une pratique fondamentalement surplombante qui, en partant d’une conception largement dépolitisée de la différence culturelle, occulte les rapports d’inégalité structurels et de domination qui caractérisent les liens entre la société hégémonique et les « minorités » culturelles. À l’opposé des politiques de la reconnaissance, l’interculturalité cherche à développer un dialogue entre les cultures qui part « des rapports et des conditions historiques et actuels, de la domination, de l’exclusion, de l’inégalité et de l’iniquité, ainsi que de la conflictualité que ces relations et conditions engendrent, c’est-à-dire de la colonialité133 ». Ainsi, l’interculturalité ne constitue pas un dispositif de gouvernance visant le « vivre ensemble » sous une diversité fondamentalement inégalitaire, mais un projet politique de décolonisation des relations sociales fondé sur la participation active des groupes subalternes :

Plus qu’un concept d’interrelation ou de communication (comme on l’entend typiquement dans le contexte européen), l’interculturalité signifie, dans cette région du monde, pouvoir ; elle désigne des processus de construction et d’introduction des pensées, des voix, des savoirs, des pratiques et des pouvoirs sociaux « autres ». Une manière « autre » de penser et d’agir, en relation et contre la modernité/colonialité. On ne parle pas d’une pensée, d’une voix, d’un savoir, d’une pratique et d’un pouvoir supplémentaire, mais de pensées, de voix, de savoirs, de pratiques et de pouvoirs de et depuis la différence, qui sortent de la norme dominante et la défient radicalement, en ouvrant la possibilité de décoloniser et de construire des sociétés plus justes et équitables134.

L’interculturalité est un projet politique contre-hégémonique de dépassement des rapports sociaux de domination qui lie la culture occidentale aux cultures minorisées. Sur le plan épistémologique, elle cherche à renverser la stigmatisation des connaissances non occidentales considérées comme traditionnelles, folkloriques ou arriérées :

L’interculturalité et la décolonialité doivent être comprises comme des processus pris dans une lutte continue. Une lutte qui vise à affronter et à déstabiliser les constructions imaginaires de la Nation et de l’Amérique latine, conçues par les élites locales, l’Académie et l’Occident, et à élaborer des imaginaires distincts […] remettant en question l’idée que la solution aux problèmes et à la crise de la modernité doive venir de la modernité135.

Le concept d’interculturalité questionne l’uni-versalité et lui oppose la notion de pluri-versalité. Rompre avec le schéma universaliste du savoir suppose de revaloriser les savoirs et les connaissances « autres » en les mettant sur le même plan que la pensée occidentale hégémonique. Pour Walsh, le projet interculturel passe, concrètement, par l’élaboration de nouveaux espaces de production et de circulation des savoirs ; des espaces « pluriversitaires » à même de voir émerger une « pensée/connaissance plurielle […] connectée par l’expérience commune du colonialisme et marquée par l’horizon colonial de la modernité136 ». Un exemple de ce processus de décolonisation du savoir peut être observé dans la mise en place de deux projets éducatifs en Équateur.

Le premier, et le plus ancien, est celui de l’Université interculturelle des nations et des peuples autochtones Amawtay Wasi (Maison de la sagesse en kichwa) fondée en 2004 grâce à la mobilisation de la CONAIE (Confédération des nations indigènes de l’Équateur). Cette organisation avait inscrit dans son agenda, dès 1988, la création d’un établissement universitaire autochtone dans le cadre de la mise en place d’une véritable éducation interculturelle bilingue137. Ce projet s’est étoffé tout au long de la décennie 1990. Sa perspective décoloniale est tout à fait originale, puisqu’elle propose de mettre sur un pied d’égalité les épistémologies autochtones et occidentales. Pour ce faire, le programme d’études ainsi que la méthodologie universitaire sont fondés sur la cosmovision et la revalorisation des savoirs autochtones et communautaires. L’université Amawtay Wasi s’érige donc comme un modèle universitaire alternatif à l’université hégémonique, s’appuyant sur des valeurs autochtones. Son but est d’offrir une éducation décoloniale, un enseignement visant à apprendre à apprendre, pour retrouver une forme d’équité dans le cadre du bien vivre (sumak kawsay)138. L’établissement universitaire fonctionne jusqu’en novembre 2013. À ce moment-là, il entre dans un processus d’examen par le Conseil national d’évaluation et d’accréditation, qui travaille, comme les autres instances d’évaluation académique dans le monde, à partir d’une définition occidentale du savoir légitime et de ses modes de transmission. Ce Conseil considère que l’université Amawtay Wasi ne répond pas aux critères de qualité et l’institution se voit interdire d’ouvrir ses portes à la rentrée 2014. Pour la CONAIE, une telle fermeture est le résultat d’une longue série d’obstacles imposés par le gouvernement depuis son ouverture, ainsi qu’une vengeance politique de la part du président Correa, qui n’aurait pas apprécié le manque de soutien de la Confédération139.

Le second exemple est celui des écoles « gardiennes de la langue » mises en place en 2016. Ces établissements scolaires ont pour mission, outre le développement des langues autochtones, l’intégration de la cosmovision autochtone dans le programme éducatif. Contrairement aux politiques d’intégration éducatives précédentes qui proposaient les cours de langues indigènes en option – l’espagnol restant la première langue –, les écoles « gardiennes de la langue » proposent tout leur cursus en langue autochtone. Les élèves ne sont pas obligés de porter l’uniforme, ils sont invités à s’y présenter dans leurs vêtements traditionnels. L’idée est de rendre les élèves fiers de leur culture et de battre en brèche le stéréotype de l’Autochtone pauvre, triste et ignorant. En plus du programme national, les élèves des écoles gardiennes de la langue ont des cours de cosmovision andine, d’ethnosciences, d’ethnohistoire ou d’ethnomathématiques140. Ces expériences illustrent la notion d’interculturalité et de pluriversalité : décoloniser le savoir signifie établir l’égalité dans la différence.

La colonialité de l’être

La notion de colonialité de l’être, initialement formulée par Mignolo, est le concept clé des travaux du philosophe d’origine portoricaine Nelson Maldonado-Torres. Plus jeune que les autres théoriciens du projet M/C/D, Maldonado-Torres est professeur au département d’études hispaniques et caribéennes de l’université Rutgers (État de New York). Son œuvre, aussi stimulante que difficile d’accès, s’efforce de faire dialoguer la philosophie de la libération de Dussel, la philosophie afro-diasporique de Fanon et la philosophie juive de Levinas. Autant de pensées qui, selon Maldonado Torres, ont cherché à mettre au jour la violence ontologique et le déni éthique qui sont au fondement de la pensée moderne/coloniale. La catégorie de colonialité de l’être, développée à l’intersection de ces trois traditions intellectuelles, vise, d’une part, à rendre compte de la manière dont la colonialité/modernité a produit une mise en cause rationnelle de l’appartenance des colonisés au genre humain et, d’autre part, à décrire l’expérience du monde que cette mise en cause induit pour les sujets colonisés.

Dans « On the coloniality of being », aujourd’hui considéré comme un classique des études décoloniales, Maldonado-Torres reprend à son compte l’argument dussélien selon lequel le socle fondamental de la modernité est le « doute méthodique » jeté sur la pleine humanité des Indiens141. Selon Maldonado-Torres, ce doute, que les débats entre Sepúlveda et Las Casas lors de la controverse de Valladolid illustrent exemplairement, prend graduellement la forme d’un « scepticisme misanthrope » systématique et durable142. Ce scepticisme se retrouve bien entendu dans les jugements négatifs que les Européens profèrent à l’encontre des langues, des cultures locales, des formes d’organisation politique, des modes de connaissance non européens. Mais il prend surtout la forme d’un droit unilatéral à traiter l’autre comme un problème qu’il s’agit de résoudre :

Le scepticisme misanthrope consiste à mettre en doute les évidences premières. Des propositions du type Es-tu humain ? deviennent des questions rhétoriques cyniques : Es-tu vraiment humain ? Tu as des droits, se transforme en Crois-tu avoir des droits ? De même, Tu es un être rationnel devient : Es-tu vraiment rationnel ? Le scepticisme misanthrope est le ver qui ronge le cœur de la modernité143.

Pour Maldonado-Torres, ce doute jeté sur l’humanité de l’Autre implique l’éviction de toute considération éthique. À la suite de Levinas et de Dussel, Maldonado-Torres appréhende l’éthique comme la réponse qu’exige la primauté de l’Autrui sur le Moi. Or le rapport à l’autre qui naît de la conquête du Nouveau Monde postule d’emblée une asymétrie insurmontable entre le sujet conquérant et pensant – le chrétien lettré européen –, sa forme de vie, et les sujets conquis et non pensants. Pour Maldonado-Torres, qui pousse encore plus loin la mise en cause dussélienne de la philosophie occidentale, l’ego cartésien universel, le sujet souverain, n’est pas seulement la forme abstraite de l’ego conquiro, il en est la reformulation mystificatrice. L’ontologie cartésienne pose simultanément deux affirmations complémentaires, l’une explicite (je suis), l’autre implicite (d’autres ne sont pas) :

L’ego cogito ayant été formulé et s’étant développé à partir de l’ego conquiro, le « je pense, donc je suis » prend deux nouveaux sens, inattendus. Sous le « je pense », nous pouvons lire « d’autres ne pensent pas », quant au « je suis », nous y trouvons une justification philosophique de l’idée selon laquelle « d’autres ne sont pas » ou « sont dépourvus d’être ». Ainsi apparaît une complexité de la formule cartésienne restée cachée jusque-là : du « je pense donc je suis », nous passons à une notion plus complexe, mais aussi plus précise et plus exacte, du point de vue philosophique et historique : « je pense » (d’autres ne pensent pas, ou le font d’une façon incongruente), « donc je suis » (d’autres ne sont pas, sont dépourvus d’être, ne doivent pas exister ou sont superflus)144.

La suspension de l’éthique et la production d’un monde en grande partie dépeuplé de son humanité constituent par conséquent la césure fondamentale de la modernité. Cette scission ontologique entre « eux » et « nous » se manifeste, en pratique, par une « rupture avec la tradition européenne médiévale et ses codes de conduite » et l’usage systématique de la « guerre non éthique » à l’endroit des colonisés145. Alors que les guerres européennes suivent une stricte codification juridico-théologique, celles qui se livrent dans les « espaces libres » – et, comme tels, dépourvus d’ennemis146 –, en s’affranchissant de toute forme de médiation juridique, prennent la forme du déversement, souvent préventif, d’une violence que rien ne vient borner. Cette « guerre non éthique », d’abord expérimentée pendant la conquête dans le Nouveau Monde, puis étendue à tous les espaces coloniaux de la planète, a fait de la vie des sujets marqués par le stigmate racial – celles et ceux dont l’existence fait problème – une vie superflue et, partant, suppressible :

L’entreprise coloniale, c’était aussi cette absence d’éthique qui pouvait aller jusqu’à l’élimination et la réduction en esclavage de certains sujets (les Noirs et les Indiens pour l’essentiel, mais pas seulement). La colonialité, dans sa forme hyperbolique, va jusqu’au génocide qui représente le paroxysme de l’ego conquiro/cogito, un monde où il n’y a de place que pour ce seul sujet147.

Pour Maldonado-Torres, le processus de la modernité/colonialité doit être appréhendé comme « la radicalisation et la naturalisation de cette non-éthique de la guerre ». Loin d’avoir disparu avec les décolonisations, cette disposition de la modernité occidentale au déni d’humanité a débouché sur la production d’espaces sociaux et existentiels où la vie est vécue comme un état de guerre permanent. Empruntant l’expression à Fanon, Maldonado-Torres affirme que la colonialité, en tant qu’elle produit l’effondrement de toute relation subjective authentique, a plongé une partie de l’humanité dans une zone du non-être où l’expérience du sujet est celle d’une surexposition permanente à la mort :

Il faut affirmer, en nous démarquant du diagnostic de Giorgio Agamben, que les colonies – bien avant le camp de concentration et la politique d’extermination nazis – ont constitué le premier terrain d’expérimentation des limites et des possibilités de la modernité, révélant ainsi ses plus sombres secrets148.

Dans ce régime de l’exception permanente, l’horizon de la mort n’est nullement, comme le postule Heidegger, gage de subjectivation et d’authenticité. Pour le damné, contraint de s’expliquer en permanence avec la mort, celle-ci est une « menace quotidienne » qui n’ouvre à aucune forme de transcendance. En ce sens, l’expérience du damné n’est pas celle de l’ouverture, de la mise en jeu du Moi au-delà de son existence, mais bien celle du non-être. Aussi la question ontologique rituelle – « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » – se transforme-t-elle, dans l’espace qu’ouvre la réflexion des sujets racisés, en « pourquoi persister ? »149.

Selon Maldonado-Torres, qui rejoint les postulats radicaux de l’afropessimism, cette vie dans la mort – l’enfer du damné – n’est pas simplement « instrumentale », elle n’est pas réductible à une forme de surexploitation et d’extraction maximale de la valeur : elle indique plutôt la superfluité des sujets racisés, autrement dit l’« idée selon laquelle le monde serait fondamentalement meilleur sans eux150 ».

Au-delà de la modernité/colonialité

L’approche décoloniale n’est pas une pratique seulement négative. Même si elle passe nécessairement par le dévoilement des mécanismes de pouvoir de la colonialité, elle se présente aussi comme un programme positif visant, in fine, l’abolition de l’injustice cognitive radicale qui régit l’ordre du monde. Le geste propre à l’approche décoloniale implique en effet, selon les termes de Boaventura de Sousa Santos, d’œuvrer, contre le travail d’expansion du monde eurocentré et de ses catégories de pensée, pour l’avènement d’une « écologie » plurielle des savoirs, des mondes et des modes de perception du monde151, donc d’un monde où pourraient coexister et communiquer horizontalement divers mondes possibles.

À l’origine de ce projet de dépassement de l’universalisme eurocentré, il y a une triple conviction – sans doute fondée sur le constat empirique de l’extrême hétérogénéité des sociétés latino-américaines. D’abord, qu’il existe encore, après cinq siècles de modernité/colonialité, des espaces de pensée, de savoir et de vie qui, bien que marqués par la rencontre coloniale, par la perte et par l’oppression, ne sont pas entièrement réductibles à l’expérience moderne du monde. Ensuite, que ces « poches de résistance » ne sont ni des vestiges d’un monde ancien et irrémédiablement condamné à disparaître, ni des formes purement réactives, mais des « options décoloniales », des modes alternatifs de rapport au monde152. Enfin, que ces espaces sont des lieux de production d’un « savoir autre » qui peut nous aider à imaginer un au-delà des normes et des valeurs eurocentriques et, partant, à esquisser des voies pour sortir du labyrinthe colonial.

Pensée liminaire et pratiques décoloniales

Comme l’a régulièrement souligné Quijano, le fait que le projet moderne/colonial se soit toujours présenté comme totalisant – au prix d’une longue série d’épistémicides – ne signifie nullement qu’il ait réellement coopté ou assimilé l’ensemble des formes de vie, des expériences et des savoirs. Les systèmes de pouvoir – en l’occurrence, le système capitaliste – ne s’imposent pas en faisant table rase mais en réarticulant, de manière souvent conflictuelle et précaire, des formes matérielles et symboliques venues d’autres formations sociales, d’autres modes de rapport au monde, elles-mêmes issues d’autres temporalités historiques :

Cette hétérogénéité n’est pas simplement structurelle, fondée sur des relations entre des éléments contemporains. Étant donné que des histoires diverses et hétérogènes ont été articulées dans une structure de pouvoir unique, il est pertinent d’admettre le caractère historico-structurel de cette hétérogénéité. De ce fait, le processus de changement de la totalité capitaliste ne peut en aucun cas être une transformation homogène et continue de l’ensemble du système, ni de chacune de ses principales composantes. Une telle totalité ne pourrait pas non plus s’évanouir complètement et de manière homogène de la scène historique et être remplacée par une autre équivalente. Le changement historique ne peut être unilinéaire, unidirectionnel, séquentiel ou total. Le système, ou le modèle spécifique d’articulation structurelle, pourrait être démantelé. Mais chacun ou certains de ses éléments peuvent et devront être réarticulés dans un autre modèle structurel, comme cela s’est produit, évidemment, avec les composantes du modèle de pouvoir précolonial, par exemple, du Tawantinsuyu153.

Pour les auteurs décoloniaux, l’extrême hétérogénéité sociale et culturelle des sociétés latino-américaines peut certes être analysée comme le stigmate du colonialisme, mais elle témoigne surtout du fait que la modernité/colonialité n’a jamais été en mesure de réaliser pleinement ses prétentions totalisantes. Elle n’a jamais été un bloc homogène et exempt de fissures. Partout où elle s’est déployée, elle est entrée en conflit avec des sujets et des groupes sociaux qui, « à partir des ruines, des expériences et des marges créées par la colonialité du pouvoir154 », se sont employés à faire de la lutte contre l’oppression une puissance d’affirmation politique, culturelle et existentielle. S’inspirant étroitement de la notion de « double conscience » du sociologue afro-étatsunien W. E. B. Du Bois155 et des travaux de l’autrice chicana Gloria Anzaldúa, Walter introduit au début des années 2000 la notion de « pensée liminaire156 » pour décrire les productions intellectuelles des sujets dont l’arraisonnement au monde moderne s’est fait à travers l’expérience tragique de la violence coloniale et de l’inhumanisation. Comme l’indique l’idée même de frontière, une telle pensée critique ne jaillit pas d’un passé immaculé, d’une altérité non occidentale sans mélange. Née au cœur même de l’appareil de la modernité, inexorablement marquée par le contact colonial, la perte et l’exploitation, elle est le produit créatif de la « pulsion décolonisatrice » qui leur répond157. Évitant l’écueil du fétichisme culturaliste ou ethniciste, Mignolo décrit cette « pensée liminaire » comme le fruit d’une tradition intellectuelle qui, précisément parce qu’elle surgit à l’intérieur d’une existence traversée par le désastre colonial, s’est trouvée « contrainte » de saisir et d’objectiver la double nature du pouvoir moderne et, ce faisant, de mettre à distance les catégories à travers lesquelles le Nord global impose sa perspective158. Notons que, pour Mignolo, si la « blessure coloniale » constitue un élément génétique fondamental de la praxis et de la production décoloniales, cela ne signifie nullement que celles-ci soient l’apanage des sujets colonisés : les intellectuels et activistes du « Nord global » qui, en abdiquant toute position de surplomb épistémologique ou normative, s’engagent dans un dialogue transfrontalier horizontal avec les groupes se situant dans la « zone du non-être », peuvent eux aussi contribuer au démantèlement de l’entreprise mythique de la modernité occidentale159.

Bien qu’elle ait souvent été rendue invisible par la nature même des rapports sociaux en vigueur dans le monde moderne/colonial, la « pensée liminaire » n’est pas nouvelle. En dépit des béances de l’archive coloniale, le sémiologue argentin propose d’en situer le point de surgissement aux premiers temps de l’Amérique coloniale. Dans le sillage de sa collègue de Yale, l’historienne de la littérature coloniale Rolena Adorno, Mignolo a remis au centre des débats, à la fin des années 1990, un certain nombre de textes syncrétiques, oscillant entre deux systèmes culturels, souvent rédigé par des sujets eux-mêmes clivés. Parmi ces textes, c’est sans aucun doute La Nueva Corónica y el buen gobierno, rédigée au début du XVIIe siècle par le chroniqueur quechua Felipe Guamán Poma de Ayala (1556-1644), qui a suscité le plus grand intérêt et les débats les plus vigoureux160. Guamán Poma était un Autochtone, descendant de l’une des branches de l’élite inca, converti au catholicisme, qui officia comme scribe et interprète auprès des autorités coloniales espagnoles. La lettre qu’il adresse au roi d’Espagne, Philippe III, en 1615, prend la forme d’un codex monumental de 1 108 pages et 380 dessins à l’encre. Guamán Poma y combine l’écriture et le dessin, l’héritage du christianisme et la mémoire de ses ancêtres, la langue quechua et le castillan, pour proposer une histoire totale des Andes et de leurs peuples. Mignolo considère que la Nueva Corónica introduit une rupture historiographique majeure par rapport aux chroniques des Indes écrites par des Espagnols161. En resituant l’invasion et la colonisation espagnoles à l’intérieur d’une histoire andine appréhendée dans la longue durée, Guamán Poma déloge les Espagnols de leur prétention fondatrice. La conquête espagnole n’y apparaît plus que comme un événement parmi une longue série d’événements. En conséquence, note Mignolo, « la Nueva Corónica n’est pas une correction des erreurs espagnoles à l’intérieur de la logique épistémologique hispanique, mais une introduction à une nouvelle manière de raconter l’histoire162 ». Une logique nouvelle, en partie déliée des normes de l’écriture de la chronique historique alors en vigueur. Si la Nueva Corónica dresse un réquisitoire implacable des abus commis par les autorités impériales, civiles et religieuses, elle ne s’y résume pas. Elle propose aussi, à partir d’une série d’arguments éthiques et politiques, une réforme profonde du gouvernement de la vice-royauté du Pérou, afin de remettre sur pied ce qu’elle décrit comme un « monde à l’envers ». Selon Mignolo, cette proposition de « bon gouvernement » est doublement radicale : elle entend substituer au régime colonial castillan un ordre nouveau, bâti sur « les pratiques et les histoires de l’organisation sociale andine » et orchestré par un gouvernement des sages où siégeraient indistinctement Indiens, Castillans, Noirs et Maures ; elle entend aussi, dans le cadre d’un vaste empire chrétien polycentrique, réorganiser sur une base égalitaire les relations matérielles et symboliques entre le Tawatinsuyu et la Castille.

Pour Mignolo, l’intervention de Guamán Poma est exemplaire de la pensée liminaire. Celle-ci ne cherche pas, dans une logique d’opposition frontale à la pensée européenne, à substituer une centralité par une autre, mais à déjouer le piège de l’eurocentrisme en introduisant subtilement la mémoire et la perspective du colonisé – la « différence coloniale » – au sein même de l’héritage intellectuel européen. Le discours historique de Guamán Poma, en désaxant toute la mécanique discursive de l’empire, ne se résume dès lors pas à une entreprise de réfutation ; il cherche à déployer, au profit des vaincus, une utopie politique et existentielle inédite et littéralement impensable dans l’espace balisé du système de pensée impérial. En cela, il constitue une occurrence précoce de ce que Mignolo appelle le « détachement épistémique » : une pensée critique radicale, née de l’expérience des « damnés », qui choisit, en s’affranchissant des cadres de connaissance et de reconnaissance institués, de dénaturaliser « les concepts et les champs conceptuels qui totalisent une seule réalité163 ». Une telle pensée, en ce qu’elle accueille des sources qui ne sont pas exclusivement redevables à la « cosmologie occidentale », ne vise plus seulement à changer les contenus mais aussi les « termes de la conversation164 ».

On l’aura compris, les enjeux de ce travail généalogique ne sont pas à proprement parler scientifiques. Il ne vise ni à accroître la connaissance « vraie » du passé, ni à grossir le canon des œuvres « universelles », ni même d’ailleurs à rendre une voix à celles et ceux qui en ont été dépossédés. Pour le sémioticien argentin, les enjeux de la réactualisation de ces éclats fugaces du passé et la reconnaissance des propositions de déprise radicales qui s’élaborent continuellement dans les marges du système sont avant tout normatifs. In fine, il s’agit de dégager des virtualités éthiques et politiques laissées en suspens ou obscurcies par les représentations dominantes, et de les faire jouer au présent pour déjouer la clôture du système épistémique. Il s’agit, en quelques mots, de prendre parti pour la décohérence et la divergence des mondes.

Vers une transmodernité

Dussel s’accorde avec l’idée que l’altérité des subalternes résulte d’un processus historique de catégorisation et de construction coloniales de la différence. Pour autant, il considère qu’on ne saurait réduire toute différence culturelle aux déterminations des rapports coloniaux : affirmer que l’altérité ne peut pas être pensée en dehors du rapport colonial ne signifie pas qu’elle ne soit que coloniale. On l’a vu, la catégorie normative d’« extériorité » permet à Dussel de postuler l’existence d’histoires, d’expériences et de projets qui, bien qu’ils aient été systématiquement et activement disqualifiés, n’ont jamais été pleinement digérés ou anéantis par l’appareil d’homogénéisation eurocentrique. Selon Dussel, « cette extériorité n’est pas pure négativité165 ». Autrement dit, elle n’est pas le seul résultat du confinement opéré par le discours moderne ; elle est créatrice, productrice de différences. Elle persiste à créer, sous des formes toujours renouvelées, des manières de faire, de connaître, d’exister, « distinctes » de celles que valorise le système hégémonique. On l’a dit, comme beaucoup d’intellectuels de sa génération, Dussel a été fortement marqué par la résurgence spectaculaire des mouvements autochtones à la fin des années 1980 et par leur capacité à articuler leurs mémoires et leurs récits aux enjeux concrets soulevés par les nouvelles stratégies du capitalisme néocolonial en Amérique latine. Pour Dussel et d’autres, la « grande révolte indigène » montrait la formidable vitalité des peuples qui avaient dû affronter, pendant près de cinq cents ans, la ségrégation politique et la domination culturelle, épistémologique et ontologique. Marginalisés, métissés, ruralisés, ces peuples ont, de toute évidence, non seulement survécu à l’oppression coloniale mais aussi persisté à développer des traditions éthiques, esthétiques, politiques, des imaginaires d’avenir qui, tout en étant intégralement conscients du contexte moderne/colonial dans lequel ils se déploient, ne peuvent être ramenés à de simples adaptations locales d’une forme mondiale. Comme tant d’autres à travers le globe, ces peuples ont su se réinventer pour « faire irruption, renouvelés, dans un horizon culturel se situant au-delà de la modernité166 ».

Afin de réhabiliter ces perspectives périphériques et d’en dégager toutes les potentialités de résistance et de transformation, Dussel a proposé le concept, tout à la fois heuristique et normatif, de « transmodernité167 ». Il emploie pour la première fois ce terme dans la préface de l’ouvrage 1492. L’occultation de l’Autre. Il s’agit alors de dessiner les contours d’un horizon de libération qui ne soit pas contenu dans le développement d’une raison moderne autosuffisante ; donc d’imaginer un dépassement de la modernité existante qui soit capable de faire cohabiter, sur un plan d’égalité et de contemporanéité, la modernité et son altérité niée. La conversation que Dussel engage avec le philosophe italien Gianni Vattimo en 1993 le conduit à formuler le concept de transmodernité de manière plus précise, en le distinguant notamment de la notion, alors en vogue, de postmodernité168. Si Dussel partage le diagnostic de Vattimo sur le constat du déclin de certains des traits les plus saillants de la modernité historique, il récuse en revanche le métarécit optimiste qu’en propose le philosophe italien. À ses yeux, la postmodernité, comme période historique, reste essentiellement moderne : issue d’une crise interne à la modernité occidentale, elle en reproduit les mêmes impensés eurocentriques et coloniaux, niant aux autres, sommés de déconstruire leurs enracinements et leurs héritages, la « possibilité de l’histoire, de la subjectivité et d’un discours autoréflexif169 ». Pour Dussel, les espoirs placés dans les tendances émancipatrices de la postmodernité ont pour condition de possibilité l’invisibilisation massive des vécus non occidentaux. Observée depuis les Suds, la postmodernité n’apparaît pas comme une fin de la modernité mais comme son parachèvement.

À partir de cette lecture critique de Vattimo, Dussel propose une double définition de la notion de transmodernité. La première, inséparablement descriptive et normative, renvoie aux multiples savoirs et pratiques, nés d’expériences historiques qualifiées d’insignifiantes par le discours eurocentrique dominant, qui œuvrent à dégager des voies inédites pour sortir des impasses de la modernité :

Ainsi, le concept strict de trans-moderne s’efforce de nommer cette nouveauté radicale que signifie l’irruption, comme de nulle part, de l’extériorité altérative de ce qui est toujours distinct, de cultures universelles en cours de développement, qui relèvent les défis de la Modernité, et même de la postmodernité euro-américaine, mais qui répondent depuis un autre lieu […] et qui ont, par conséquent, la capacité d’y répondre avec des solutions radicalement inconcevables au sein de la seule culture moderne170.

Dans la seconde définition qu’en donne Dussel, la transmodernité comporte une visée ouvertement utopique et projective. Elle vise à scruter les germes d’un nouveau mode de civilisation se situant « au-delà de toute possibilité interne à la seule modernité ». Un projet de transition civilisationnelle à visée pluriverselle, fondé sur un dialogue ouvert et transversal entre les savoirs et les théories du savoir des Suds et des Nords :

L’affirmation et le développement de l’altérité culturelle des peuples postcoloniaux, mais aussi l’incorporation simultanée du meilleur de la Modernité, devraient permettre le développement, non pas d’un style culturel tendant à une unité globalisée, indifférenciée ou vide, mais d’un plurivers trans-moderne […], multiculturel, ouvert à un dialogue interculturel critique continu171.

1. Arturo ESCOBAR, « Mundos y conocimientos de otro modo : el programa de investigación de modernidad/colonialidad latinoamericano », loc. cit., p. 51-86.

2. La campagne continentale « 500 ans de résistance indigène et populaire » est lancée en 1989 à Bogota au cours de la Première Rencontre latino-américaine des organisations populaires et indigènes. Les délégués présents lors de cette rencontre affirment leur rejet de toutes les formes de célébration (1492 : nada que celebrar) et mettent en place une coordination continentale afin d’organiser des actions simultanées dans toute la région. Plus important encore, cette première réunion interethnique débouche sur un agenda visant à relancer les luttes au niveau continental pour l’égalité, l’autonomie et la récupération des territoires et des ressources.

3. La première déclaration de la forêt Lacandone, lancée le 1er janvier 1994, se réfère, comme beaucoup de mouvements indiens de la période, aux « 500 ans de colonialisme et résistance », décrivant très exactement ce que Quijano formule sous le terme « colonialité » : « Nous sommes le produit de cinq cents ans de lutte, d’abord contre l’esclavage, durant la guerre d’indépendance contre l’Espagne menée par les insurgés, ensuite contre les tentatives d’expansionnisme nord-américain, puis pour promulguer notre Constitution et expulser l’Empire français de notre sol, enfin contre la dictature porfiriste qui refusa une juste application des lois issues de la Réforme. »

4. Alvaro GARCÍA LINERA, « State crisis and popular power », New Left Review, no 37, 2006, p. 73-85, citation p. 78.

5. Naomi KLEIN, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, Arles, 2008.

6. Arturo ESCOBAR, « Latin America at crossroads », Cultural Studies, vol. 24, no 1, 2010, p. 3. Nous traduisons.

7. Fruit de l’association entre l’État « révolutionnaire » et ses habitants, la commune socialiste autonome de Villa El Salvador fut fondée au début des années 1970. Organisée autour des principes de réciprocité et de communalité, elle s’articula autour d’un réseau d’institutions communautaires impliquant tous les aspects de la vie sociale : marchés, unités de production, écoles, services de santé, planification urbaine, etc. La CUAVES, qui entretint des rapports complexes et souvent conflictuels avec les autorités militaires, entra en crise au début des années 1980, avec le retour d’un gouvernement civil, dans un contexte de réforme néolibérale des politiques de gestion urbaine. L’expérience de la CUAVES fut fondamentale dans le parcours intellectuel de Quijano : on peut considérer que ses réflexions sur l’hétérogénéité structurelle des sociétés latino-américaines et sur la race et l’ethnicité comme déterminants fondamentaux du pouvoir en constituent des échos théoriques directs. Sur cette question, voir Aníbal QUIJANO, « Del “polo marginal” a la “economía alternativa” », Cuestiones y horizontes. Antología esencial, CLACSO, Buenos Aires, 2014, p. 215-262.

8. Immanuel WALLERSTEIN, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, tome I, Capitalisme et économie-monde, Flammarion, Paris, 1980 ; tome II, Le Mercantilisme et la consolidation de l’économie européenne, 1600-1750, Flammarion, Paris, 1985. Pour une présentation de la théorie du système-monde, on pourra lire la passionnante synthèse d’Immanuel WALLERSTEIN, Le Capitalisme historique, La Découverte, Paris, 1985.

9. Aníbal QUIJANO, « La modernidad, el capital y América Latina nacen el mismo día », Illa. Revista del centro de educación y cultura, no 10, 1991, p. 42-57. Entretien : Nora Velarde.

10. Aníbal QUIJANO et Immanuel WALLERSTEIN, « La Americanidad como concepto, o América en el moderno sistema mundial », Revista internacional de ciencias sociales, no 134, 1992, p. 583-591.

11. La collaboration entre Wallerstein et Quijano au début des années 1990 s’inscrit dans le débat sur la crise des paradigmes de la modernité scientifique et sur la place des épistémologies non occidentales dans le renouvellement de la pensée sociale au niveau mondial. Le sociologue étatsunien, alors président de l’Association internationale de sociologie, participe à la création en 1993 de la Commission Gulbenkian, dont il préside les travaux. Le rapport final de la commission, intitulé Ouvrir les sciences sociales (1996), est considéré comme l’une des pierres angulaires du renouvellement des sciences sociales dans une perspective postcoloniale. Pour la version en langue française : Rapport de la Commission Gulbenkian pour la restructuration des sciences sociales. Ouvrir les sciences sociales, Descartes & Cie, Paris, 1996.

12. Aníbal QUIJANO et Immanuel WALLERSTEIN, « La Americanidad como concepto, o América en el moderno sistema mundial », loc. cit., p. 583. Nous traduisons.

13. Ibid., p. 586-587.

14. Ibid., p. 586. Nous traduisons.

15. Enrique DUSSEL, 1492. L’occultation de l’Autre, Éditions ouvrières, Paris, 1992.

16. Ibid., p. 5.

17. Ibid., p. 167.

18. Au milieu des années 1980, les Cultural Studies britanniques traversent l’Atlantique et s’installent dans les facultés de lettres étatsuniennes, non sans subir au passage une certaine édulcoration. Les Cultural Studies deviennent au cours des années 1990 l’un des bastions idéologiques du multiculturalisme néolibéral.

19. Le groupe initial est composé de John Beverley, Ileana Rodríguez, José Rabasa, Robert Carr, Patricia Seed et Javier Sanjinés. Au cours de la décennie, d’autres chercheurs intègrent le groupe. On peut mentionner, entre autres, Walter Mignolo, María Milagros López, Michael Clark, Alberto Moreiras, Sara Castro-Klaren ou encore Fernando Coronil. Après quelques publications collectives et une série d’événements scientifiques, le groupe est dissous en 2002.

20. La plupart des membres fondateurs du groupe avaient une solide expérience de militance politique au sein des mouvements révolutionnaires en Amérique latine, des organisations de solidarité de ces mouvements ou des organisations syndicales étudiantes. Ileana Rodriguez s’était engagée au cours de la décennie précédente dans le processus révolutionnaire sandiniste au Nicaragua. Robert Carr et Michael Clark avaient participé pendant les années 1970 au gouvernement socialiste de Michael Manley en Jamaïque.

21. GRUPO LATINOAMERICANO DE ESTUDIOS SUBALTERNOS, « Manifiesto inaugural », in Santiago CASTRO-GÓMEZ et Eduardo MENDIETA (dir.), Teorías sin disciplina, op. cit., p. 85. Nous traduisons.

Le manifeste fut initialement publié dans la revue Boundary 2 (vol. 20, no 3, 1993, p. 110-121), sous le titre « Founding statement ». Il ne fut traduit et publié en espagnol qu’en 1998.

22. La French Theory peut être définie comme une sorte de syncrétisme théorique issu de la réception, dans les campus nord-américains des années 1980 et 1990, d’un certain nombre de concepts provenant des œuvres de Jacques Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Julia Kristeva, Jean-François Lyotard, Jacques Rancière, Alain Badiou, Jean-Luc Nancy, Jacques Lacan, Félix Guattari, Louis Althusser ou Hélène Cixous, entre autres. Souvent associée au poststructuralisme, elle s’est imposée comme une sorte de lingua franca des théories critiques universitaires à l’échelle globale.

23. Mabel MORAÑA, « El boom del subalterno », Revista de crítica cultural, no 15, 1997, p. 48-53.

24. Hugo ACHUGAR, « Leones, cazadores e historiadores, a propósito de las políticas de la memoria y del conocimiento », Revista iberoamericana, vol. 13, no 180, 1997, p. 379-387.

25. Nelson MALDONADO-TORRES, « Walter Mignolo, una vida dedicada al proyecto decolonial », Nómadas, no 26, 2007, p. 186-195, citation p. 190.

26. Walter MIGNOLO, « Posoccidentalismo : las epistemologías fronterizas y el dilema de los estudios (latinoamericanos) de áreas », Revista de estudios iberoamericanos, vol. LXII, no 176-177, 1996, p. 679-696.

27. Walter MIGNOLO, « Are Subaltern Studies postmodern or postcolonial ? The politics and sensibilities of geo-cultural location », Dispositio, vol. 19, no 46, 1994, p. 45-73.

28. Walter MIGNOLO, « Occidentalizacion, imperialismo, globalizacion : herencias coloniales y teorias postcoloniales », Revista iberoamericana, vol. LXI, no170-171, 1995, p. 27-40.

29. Walter MIGNOLO, The Darker Side of the Renaissance. Literacy, Territoriality and Colonization, The University of Michigan Press, Ann Arbor, 1995. Les références renvoient à l’édition en langue espagnole : El lado más oscuro del renacimiento, Universidad del Cauca, Sello Editorial, Popayán, 2016.

30. Ibid., p. 23.

31. Signifiant littéralement en nahuatl la « langue des anciens », les huehuetlatolli appartiennent à la tradition orale mexica. Ils désignent une forme rhétorique spécifiquement destinée à la transmission des grands principes moraux régissant l’univers social, politique et religieux des Mexicas. Ils furent partiellement recueillis par le moine franciscain Bernardino de Sahagún et consignés dans le Codex florentin au cours de la seconde moitié du XVIe siècle.

32. Walter MIGNOLO, El lado más oscuro del renacimiento, op. cit., p. 258.

33. Ibid., p. 27.

34. Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber, op. cit.

35. Le partenariat académique entre le Romance Studies Center de l’université Duke (Durham), dirigé par Walter Mignolo, l’Institut Pensar de l’université Pontificia Javeriana (Bogota), coordonné par Santiago Castro-Gómez, et le doctorat en études culturelles latino-américaines de l’université Andina Simón Bolivar (Quito), créé par Catherine Walsh, a été, à n’en pas douter, un catalyseur décisif des intérêts du collectif. Il a fourni, tout au long de la décennie, une grande partie des ressources matérielles et symboliques qui ont permis d’assurer l’existence concrète du collectif et son pouvoir de mobilisation transnational.

36. L’adjectif « décolonial » semble s’imposer comme un terme-étendard à partir de la seconde moitié des années 2000, au moment où le groupe commence à établir un premier bilan critique de ses propres travaux. Les chercheurs, revenant sur leur propre parcours théorique, parlent volontiers de « tournant décolonial » (Ramón Grosfoguel), d’« inflexion décoloniale » (Eduardo Restrepo) ou encore d’« option décoloniale » (Walter Mignolo).

37. Arturo ESCOBAR, « Mundos y conocimientos de otro modo : el programa de investigación de modernidad/colonialidad latinoamericano », loc. cit., p. 55-56.

38. Enrique DUSSEL, « Más allá del eurocentrismo : el sistema-mundo y los límites de la modernidad », in Santiago CASTRO-GÓMEZ, Oscar GUARDIOLA-RIVERA et Carmen MILLÁN DE BENAVIDES (dir.), Pensar (en) los intersticios. Teoría y práctica de la crítica poscolonial, CEJA, Bogota, 1999, p. 148-149. Nous traduisons.

39. Enrique DUSSEL, Política de la liberación. Historia mundial y crítica, Editorial Trotta, Madrid, 2007, p. 242.

40. Ibid., p. 380.

41. Enrique DUSSEL, « Sistema-mundo y transmodernidad », in Saurab DUBE, Ishita BANERJEE et Walter MIGNOLO (dir.), Modernidades coloniales. Otros pasados, historias presentes, El Colegio de México, Mexico, 2004, p. 201-225. Nous traduisons.

42. Voir, par exemple, Immanuel WALLERSTEIN, Le Capitalisme historique, op. cit.

43. Enrique DUSSEL, 1492. L’occultation de l’Autre, op. cit., p. 44.

44. Ginés DE SEPÚLVEDA, Tratado sobre las justas causas de la guerra contra los indios, FEC, Mexico, 1967, cité in Enrique DUSSEL, « Meditaciones anti-cartesianas : sobre el origen del anti-discurso filosófico de la modernidad », Tabula Rasa, no 9, 2008, p. 166.

45. Sur cette question, voir Luis MORA-RODRÍGUEZ, Bartolomé de las Casas, op. cit.

46. Ruggiero ROMANO, Les Mécanismes de la conquête coloniale. Les conquistadores, Flammarion, Paris, 1970.

47. Enrique DUSSEL, 1492. L’occultation de l’Autre, op. cit., p. 41.

48. Aníbal QUIJANO, « Colonialidad del poder, cultura y conocimiento en América Latina », in Capitalismo y geopolítica del conocimiento, études réunies par Walter MIGNOLO, Ediciones del Signo, Buenos Aires, 2000, p. 120.

49. Enrique DUSSEL, « Europa, modernidad y eurocentrismo », in Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber, op. cit., p. 48.

50. L’hypothèse dussélienne d’un lien généalogique entre la philosophie cartésienne du sujet et la « culture ibérique coloniale », formulée dès le début des années 1990, fait l’objet d’une argumentation beaucoup plus précise dans l’article « Méditations anticartésiennes », publié en 2008. À rebours du récit rupturiste de l’histoire traditionnelle de la philosophie, Dussel souligne les continuités qui lient la pensée de Descartes à la tradition intellectuelle néoscolastique développée par l’école de Coimbra et de Salamanque au cours de la seconde moitié du XVIe siècle. Le philosophe français y aurait eu accès pendant sa longue formation auprès des Jésuites au Collège royal de La Flèche. Le programme des études des collèges jésuites comprenait en effet l’étude des Disputationes metaphysicae (1597) du théologien et juriste Francisco Suarez et de la Logica mexicana (1606) d’Antonio Rubio, théologien jésuite qui enseigna au collège San Pedro de Mexico. Or, selon Dussel, la pensée néoscolastique des théologiens jésuites espagnols et portugais du XVIe siècle est imprégnée de l’aventure américaine et des nouvelles questions qu’elle suscite. Voir Enrique DUSSEL, « Meditaciones anti-cartesianas : sobre el origen del anti-discurso filosófico de la modernidad », loc. cit.

51. Ibid., p. 194. Voir aussi Patricio LEPE CARRIÓN, « Apuntes sobre la objetivación del “cuerpo” como “naturaleza” : del ego conquiro al ego cogito », Nómadas, vol. 42, no 2, 2014.

52. L’expression « projet de mort » est utilisée par le peuple nasa, dans le sud de la Colombie, pour se référer au modèle civilisationnel occidental. Les Nasas lui opposent un « projet pour la vie » fondé sur la défense des territoires. Voir, par exemple, ORGANIZACIONES INDÍGENAS DE COLOMBIA, Propuesta política y de acción de los pueblos indígenas. Minga por la vida, la justicia, la alegría, la autonomía y la libertad y movilización contra el proyecto de muerte y por un plan de vida de los pueblos, 2004.

53. Enrique DUSSEL, « Meditaciones anti-cartesianas : sobre el origen del anti-discurso filosófico de la modernidad », loc. cit., p. 49.

54. Enrique DUSSEL, « Sistema-mundo y transmodernidad », in Saurab DUBE, Ishita BANERJEE et Walter MIGNOLO (dir.), Modernidades coloniales, op. cit., p. 202. Nous traduisons.

55. Aníbal QUIJANO, « Colonialidad y modernidad-racionalidad », Perú Indígena, vol. 13, no 29, 1992, p. 11-20.

56. Ibid., p. 11.

57. Ibid., p. 12. Nous traduisons.

58. Ibid., p. 20. Nous traduisons.

59. Ibid., p. 15. Nous traduisons.

60. Ibid., p. 16. Nous traduisons.

61. Ibid., p. 16. Nous traduisons.

62. Walter MIGNOLO, « La colonialidad a lo largo y a lo ancho : el hemisferio occidental en el horizonte colonial de la modernidad », in Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber, op. cit., p. 34-52, citation p. 34.

63. Walter MIGNOLO, « La colonialidad : la cara oculta de la modernidad », in Sabine BREITWIESER (dir.), Modernologías. Artistas contemporáneos investigan la modernidad y el modernismo, Museo de arte contemporáneo de Barcelona, Barcelone, 2000, p. 39-49, citation p. 44. Nous traduisons.

64. Aníbal QUIJANO, « Colonialidad del poder y clasificación social », Journal of World-Systems Research, Festschrift for Immanuel Wallerstein, vol. VI, no 2, 2000, p. 342. Nous traduisons.

65. Étienne BALIBAR et Immanuel WALLERSTEIN, Race, nation, classe, La Découverte, Paris, 1988.

66. Aníbal QUIJANO, « Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina », in Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber, op. cit., p. 201-202. Nous traduisons.

67. Ibid., p. 202.

68. D’origine andine, la mita est un système de répartition collectif du travail par roulement, fondé sur le grand principe panandin de la réciprocité, qui est détourné et réorienté par le pouvoir colonial hispano-péruvien afin de pourvoir en main-d’œuvre servile l’économie coloniale extractiviste, en particulier les mines et le système plantationnaire.

69. L’encomienda est l’une des institutions fondamentales de l’ordre colonial ibérique jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Développé pendant la Reconquista, le dispositif est transplanté aux Antilles afin de permettre aux colons européens d’accéder à la terre et au travail des Autochtones. À travers l’encomienda, la couronne espagnole cède aux conquistadors et aux colons le droit de percevoir le tribut auquel étaient soumis les Autochtones, sous la forme de travail forcé. Le système, justifié en tant qu’il est un moyen d’évangéliser les Indiens, permet d’organiser le pillage des territoires et la mise en esclavage des populations.

70. La couronne espagnole a recours à l’asiento – un contrat qui cède l’exploitation du commerce des esclaves à des compagnies privées – pour l’introduction des Africains esclavisés en Amérique. Le premier asiento est accordé à un marchand flamand en 1518. Au cours des siècles suivants, le monopole est octroyé au Portugal, à la Hollande, à la France, puis à l’Angleterre.

71. Abril TRIGO, « Una lectura materialista de la colonialidad », Alter/nativas, no 3, 2014, p. 1-55.

72. Aníbal QUIJANO, « Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina », in Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber, op. cit., p. 222. Nous traduisons.

73. Aníbal QUIJANO, « El trabajo », Argumentos, no 72, 2013, p. 145-163, citation p. 152. Nous traduisons.

74. Ramón GROSFOGUEL, « La décolonisation de l’économie politique et les études postcoloniales : trans-modernité, pensée décoloniale et colonialité globale », in Claude BOURGUIGNON-ROUGIER et Philippe COLIN (dir.), Penser l’envers obscur de la modernité. Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine, PULIM, Limoges, 2014, p. 97.

75. Ibid., p. 205.

76. L’expression « Sud global » a commencé à être utilisée à la fin des années 1970, en remplacement du terme « tiers monde », pour désigner les États-nations économiquement défavorisées dans le cadre de l’échange asymétrique. Elle visait à substituer à la lecture Est/Ouest de la géopolitique mondiale une vision Nord/Sud, mieux à même de rendre compte des effets de prédation des politiques impériales et néocoloniales des pays du Nord. Dans ses usages actuels, l’expression ne renvoie plus tant à une entité géographique cohérente qu’à l’ensemble des espaces et des populations, parfois situés à l’intérieur même des frontières des nations les plus riches, qui subissent l’impact de la globalisation néolibérale.

77. Aníbal QUIJANO, « Colonialidad del poder y clasificación social », in Santiago CASTRO-GÓMEZ et Ramón GROSFOGUEL (dir.), El Giro decolonial, op. cit., p. 93-126, citation p. 96.

78. Ramón GROSFOGUEL et Heriberto CAIRO CAROU, « Descolonizar los sueños de la razón para dejar de producir monstruos », in Heriberto CAIRO CAROU et Ramón GROSFOGUEL (dir.), Descolonizar la modernidad, descolonizar Europa. Un diálogo Europa-América Latina, IEPALA, Madrid, 2010, p. 13.

79. Ramón GROSFOGUEL, « La décolonisation de l’économie politique et les études postcoloniales : trans-modernité, pensée décoloniale et colonialité globale », loc. cit., p. 84.

80. Aníbal QUIJANO. « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 51, no 3, 2007, p. 111. Nous traduisons.

81. Aníbal QUIJANO, « Don Quijote y los molinos de viento en América Latina », Pasos, no 127, 2006, p. 8.

82. Rita Laura SEGATO, « Los cauces profundos del mestizaje en América Latina », La Crítica de la colonialidad en ocho ensayos. Y una antropología por demanda, Prometeo Libros, Buenos Aires, 2015, p. 228.

83. Aníbal QUIJANO, « ¡Qué tal raza! », Revista venezolana de economía y ciencias sociales, vol. 6, no 1, 2000, p. 37-45, citation p. 42. Nous traduisons.

84. Walter MIGNOLO, La Idea de América Latina. La herida colonial y la opción decolonial, Gedisa, Barcelone, 2007, p. 41. Nous traduisons.

85. Ibid., p. 43.

86. Max HERING, « Raza. Variables históricas », in Claudia LEAL et Carl LANGEBAEK (dir.), Historias de raza y nación en América Latina, Universidad de los Andes, Bogota, 2010, p. 34-35.

87. Sur la question du lien entre idéologie de la pureté de sang, exclusion des « nouveaux chrétiens » et pensée raciale, voir Jean-Frédéric SCHAUB, Pour une histoire politique de la race, Seuil, Paris, 2015.

88. Irene SILVERBLATT, Modern Inquisitions. Peru and the Colonial Origin of the Civilized World, Duke University Press, Durham/Londres, p. 139.

89. María Helena MARTÍNEZ, Genealogical Fictions. Limpieza de Sangre, Religion, and Gender in Colonial Mexico, Stanford University Press, Stanford, 2008, p. 2.

90. Idem.

91. Dès les premières années de la Conquête, afin d’optimiser le prélèvement du surtravail et de s’assurer le contrôle politique de l’espace, le pouvoir colonial regroupe les « Indiens » dans des hameaux, sous la forme de « communautés » formellement autonomes et régies par le principe de la propriété collective de la terre. Des chefs locaux – Kurakas au Pérou – servent d’intermédiaires entre les communautés et le pouvoir colonial. Ils assurent, en particulier, le prélèvement du tribut et des services obligatoires imposés aux vaincus. Les colons espagnols, peu nombreux jusqu’au XVIIe siècle, s’établissent dans les centres urbains.

92. Santiago CASTRO-GÓMEZ, La Hybris del punto cero. Ciencia, raza e ilustración en la Nueva Granada (1750-1816), Editorial Pontificia Universidad Javeriana, Bogota, 2005, p. 73.

93. Destinée à cataloguer, à nommer et à classer l’ensemble des types humains nés du métissage colonial, la peinture de caste connaît son apogée durant la première moitié du XVIIIe siècle. Dans sa forme canonique, elle se compose de seize scènes réalisées sur des toiles distinctes ou d’un seul tableau divisé en autant de compartiments. Chaque image met en scène et étiquette un type de « mélange racial » particulier. Les séries sont organisées selon une progression hiérarchique explicite qui permet de parcourir l’ensemble du spectre ethnosocial de la société coloniale, des races les plus « pures » (les Blancs) aux plus mélangées (les non-Blancs). Les scènes se présentent comme autant d’études de mœurs et associent chaque « caste » à une série de marqueurs sociaux objectivés spécifiques (vêtements, nourriture, objets de la vie quotidienne, faune, flore, etc.). Sur ce sujet, on pourra lire l’étude classique d’Ilona KATZEW, La Pintura de castas, Turner, Barcelone, 2004.

94. Alexander VON HUMBOLDT, Voyages de Humboldt et Bonpland, troisième partie, Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, tome I, F. Schoell, Paris, 1811, p. 136.

95. Aníbal QUIJANO, « Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina », in Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber, op. cit., p. 201-246, citation p. 238. Nous traduisons.

96. Walter MIGNOLO, La Idea de América Latina, op. cit., p. 20.

97. Aníbal QUIJANO, « Colonialidad y modernidad-racionalidad » [1992], in Zulma PALERMO et Pablo QUINTERO (dir.), Aníbal Quijano. Textos de fundación, Ediciones del Signo, Buenos Aires, 2014, p. 60-70, citation p. 61.

98. Aníbal QUIJANO « Colonialidad y modernidad/racionalidad », loc. cit., citation p. 12. Nous traduisons.

99. Voir, par exemple, James M. BLAUT, Le Modèle des colonisateurs du monde. Diffusionnisme géographique et histoire eurocentrique [1993], Calisto, Créteil, 2018.

100. Samir AMIN, L’Eurocentrisme. Critique d’une idéologie, Anthropos, Paris, 1988.

101. Dipesh CHAKRABARTY, Provincialiser l’Europe, op. cit.

102. Enrique DUSSEL, « Europa, modernidad y eurocentrismo », in Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber, op. cit., p. 48.

103. « Diálogos decoloniales con Ramón Grosfoguel : transmodernizar los feminismos. Entrevista realizada por Doris Lamos Canavate », Tabula Rasa, no 7, p. 323-340, citation p. 337.

104. Catherine WALSH (dir.), Pensamiento crítico y matriz colonial, UASB-Abya Yala, Quito, 2005, p. 19. Nous traduisons.

105. Fray Bartolomé DE LAS CASAS, Disputa o controversia con Ginés de Sepúlveda contendiendo acerca de la licitud de las conquistas de las Indias [1552], Revista de Derecho Internacional y Política Exterior, Madrid, 1908, p. 46-48.

106. Ibid., p. 48. Nous traduisons.

107. Santiago CASTRO-GÓMEZ, La Hybris del punto cero, op. cit., p. 18.

108. Santiago CASTRO-GÓMEZ, « Descolonizar la universidad. La Hybris del punto cero y el diálogo de saberes », in Santiago CASTRO-GÓMEZ et Ramón GROSFOGUEL (dir.), El Giro decolonial, op. cit., p. 79-91, citation p. 83. Nous traduisons.

109. Ramón GROSFOGUEL, « Descolonizando los universalismos occidentales : el pluri-versalismo transmoderno decolonial desde Aimé Césaire hasta los zapatistas », in Santiago CASTRO-GÓMEZ et Ramón GROSFOGUEL (dir.), El Giro decolonial, op. cit., p. 64. Nous traduisons.

110. Edgardo LANDER, « Ciencias sociales : saberes colonials eurocéntricos », in Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber, op. cit., p. 22.

111. Ibid., p. 23.

112. Ramón GROSFOGUEL, « La descolonización de la economía política y los estudios postcoloniales. Transmodernidad, pensamiento fronterizo y colonialidad global », Tabula Rasa, 2006, no 4, p. 17-48, citation p. 22.

113. Guillermo BONFIL BATALLA, « El concepto de indio en América : una categoría de la situación colonial », loc. cit.

114. « Lenguas indígenas de México : en peligro de extinción el 60 % de ellas », La Verdad, 23 juillet 2019.

115. Lissell QUIROZ, « Descolonizar el saber médico. Obstetricia y parto en el Perú contemporáneo (siglos XIX y XX) », Revue d’études décoloniales, no 1, 2016.

116. Lissell QUIROZ, « De la comadrona a la obstetriz. Nacimiento y apogeo de la profesión de partera titulada en el Perú (siglo XIX) », DYNAMIS, vol. 32, no 2, 2012, p. 415-437.

117. Boaventura DE SOUSA SANTOS, Pela mão de Alice. O social e o político na pós-modernidade [1994], Edições Afrontamento, Porto, 1999, p. 283. Nous traduisons.

118. Rodney WILLIAM, L’Appropriation culturelle, Anacaona Éditions, Paris, 2020, p. 50.

119. Charles Marie DE LA CONDAMINE, Journal du voyage fait par ordre du roi, à l’Équateur, servant d’introduction historique à la mesure des trois premiers degrés du méridien, De l’Imprimerie royale, Paris, M. DCCLI., 1751, p. 190-191.

120. « Ancient hallucinogens found in 1,000-year-old shamanic pouch », National Geographic, 6 mai 2019.

121. Jean-Loup AMSELLE, « Le tourisme chamanique en Amazonie », Études, no 2, 2014, p. 33-42, citation p. 33.

122. Rodrigo ROJAS-LEÓN, « Turistas en ayahuasca. Etnografía de un servicio chamánico en la selva boliviana », Cultura y droga, vol. 19, no 21, 2014, p. 35-56, citation p. 50-51.

123. Sébastien BAUD, « Réappropriations mutuelles. Ayahuasca et néochamanisme péruvien internationalisé », Drogues, santé et société, vol. 16, no 2, 2017, p. 15-35, citation p. 20.

124. Rodney WILLIAM, L’Appropriation culturelle, op. cit., p. 54.

125. Idem.

126. Abdias DO NASCIMENTO, O Genocídio do negro brasileiro. Processo de um racismo mascarado, Paz & Terra, Rio de Janeiro, 1978.

127. Lélia GONZALEZ, « A categoria político-cultural de amefricanidade », Tempo brasileiro, no 92-93, 1988, p. 69-82, citation p. 70. Nous traduisons.

128. Roberto LEVILLIER, Don Francisco de Toledo, supremo organizador del Perú (1515-1582), Espasa-Calpe, Madrid, 1935, p. 295.

129. Inca Garcilaso DE LA VEGA, Comentarios reales de los Incas, http://museogarcilaso.pe/mediaelement/pdf/3-ComentariosReales.pdf, p. 426-427.

130. Alessandro STELLA, L’Herbe du diable ou la chair des dieux ? La prohibition des drogues et l’inquisition, Éditions Divergences, Paris, 2019, p. 69.

131. Sonia COMBONI SALINAS, « Interculturalidad, educación y política en América Latina », Política y cultura, no 17, 2002, p. 261-288, citation p. 261-262.

132. Catherine WALSH, Interculturalidad, estado, sociedad. Luchas (de) coloniales de nuestra época, UASB/Abya Yala, Quito, 2009.

133. Catherine WALSH, « Interculturalidad, plurinacionalidad y decolonialidad : las insurgencias político-epistémicas de refundar el Estado », Tabula Rasa, no 9, 2008, p. 140. Nous traduisons.

134. Catherine WALSH, « Interculturalidad y (de)colonialidad : diferencia y nación de otro modo », in XIV CONFERENCIA, Desarrollo e interculturalidad, imaginario y diferencia. La nación en el Mundo Andino, Academia de la Latinidad, Quito, 2006, p. 27-43, citation p. 35. Nous traduisons.

135. Ibid., p. 35-36.

136. Catherine WALSH, « ¿Son posibles unas ciencias sociales/culturales otras? Reflexiones en torno a las epistemologías decoloniales », Nómadas, no 26, 2007, p. 110.

137. Marie-Ève DROUIN-GAGNÉ, « L’Université interculturelle des nations et peuples autochtones Amawtay Wasi. L’éducation supérieure autochtone peut-elle contribuer à la décolonisation de la société en Équateur ? », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, no 15, 2016, p. 193-216.

138. Luis Fernando SARANGO, « La experiencia de la Universidad intercultural de las nacionalidades y pueblos indígenas Amawtay Wasi », Revista Yachaykuna, no 9, 2008, p. 38-65, citation p. 58-60.

139. « Universidad indígena Amawtay Wasi reabrirá en el 2020 », Servindi, 21 novembre 2018. Après de longues tractations avec le secrétariat de l’Enseignement supérieur (Senescyt), Amawtay Wasi a finalement rouvert ses portes en 2020.

140. « En Chibuleo, una escuela guardiana de las lenguas indígenas », RFI, 11 mai 2016.

141. Nelson MALDONADO-TORRES, « On the coloniality of being. Contributions to the development of a concept », Cultural Studies, vol. 21, no 2-3, 2007, p. 240-270. Pour la traduction française : « À propos de la colonialité de l’être. Contributions à l’élaboration d’un concept », in Claude BOURGUIGNON-ROUGIER et Philippe COLIN (dir.), Penser l’envers obscur de la modernité, op. cit., p. 135-175.

142. Sur la question de la problématisation ontologique de l’autre qu’inaugure la conquête du Nouveau Monde, on lira l’interprétation très convaincante de ce que Norman Ajari propose d’appeler le « paradigme de Valladolid ». Voir Norman AJARI, La Dignité ou la Mort. Éthique et politique de la race, La Découverte, Paris, 2019, p. 18-19.

143. Nelson MALDONADO-TORRES, « Walter Mignolo, una vida dedicada al proyecto decolonial », loc. cit., p. 117.

144. Ibid., p. 125.

145. Ibid., p. 140.

146. Sur cette question, voir Carl SCHMITT, Le Nomos de la terre, PUF, Paris, 2001.

147. Nelson MALDONADO-TORRES, « Walter Mignolo, una vida dedicada al proyecto decolonial », loc. cit., p. 119.

148. Nelson MALDONADO-TORRES, Against War. Views from the Underside of Modernity, Duke University Press, Durham/Londres, 2008, p. 217. Nous traduisons.

149. Ibid., p. 222. Nous traduisons.

150. Ibid., p. 218. Nous traduisons.

151. Boaventura DE SOUSA SANTOS, « Para além do pensamento abissal : das linhas globais a uma ecologia de saberes », Novos Estudos, no 79, 2007, p. 84.

152. Walter MIGNOLO, « La opción des-colonial : desprendimiento y apertura. Un manifiesto y un caso », in Heriberto CAIRO CAROU et Walter MIGNOLO (dir.), Las Vertientes americanas del pensamiento y el proyecto des-colonial, Trama editorial, Madrid, 2008, p. 175-209.

153. Aníbal QUIJANO, « Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina », in Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber, op. cit., p. 313. Nous traduisons.

154. Walter MIGNOLO, « Diferencia colonial y razón posoccidental », in Santiago CASTRO-GÓMEZ (dir.), Reestructuración de las ciencias sociales en América Latina, Pensar, Instituto de Estudios Sociales y Culturales, Pontificia Universidad Javeriana, Bogota, 2000, p. 23.

155. W. E. B. DU BOIS, Les Âmes du peuple noir, La Découverte, Paris, 2007.

156. Walter MIGNOLO, Local Histories/Global Designs, op. cit., p. 85.

157. Silvia RIVERA CUSICANQUI, Ch’ixinakax utxiwa, op. cit., 2010, p. 59.

158. Ibid., p. 85.

159. Dans la préface à la traduction espagnole de Local Histories/Global Designs, Mignolo – qui cherche à se défendre contre le procès en essentialisme qui lui est régulièrement fait – distingue deux modalités de cette pensée frontalière : une « pensée frontalière forte », dans laquelle « lieu d’énonciation » et « positionnement » coïncideraient, et une « pensée frontalière faible », dans laquelle le « lieu d’énonciation », situé du côté des dominants, serait en quelque sorte « compensé » par une prise de position éthique en faveur d’un projet de libération épistémique. Voir Walter MIGNOLO, Historias globales/diseños globales. Colonialidad, conocimientos subalternos y pensamiento fronterizo, Akal, Madrid, 2003, p. 28.

160. On peut consulter le facsimilé numérisé du codex sur le site Web de la Bibliothèque royale du Danemark : www5.kb.dk/permalink/2006/poma/info/en/frontpage.htm.

161. Walter MIGNOLO, Desobediencia epistémica. Retórica de la modernidad, lógica de la colonialidad y gramática de la descolonialidad, Ediciones del Signo, Buenos Aires, 2010, p. 38.

162. Ibid., p. 40.

163. Ibid., p. 35.

164. Ibid., p. 33.

165. Enrique DUSSEL, 20 Tesis de política, Siglo XXI, Mexico, 2006, p. 59.

166. Enrique DUSSEL, « Sistema mundo y transmodernidad », in Saurab DUBE, Ishita BANERJEE et Walter MIGNOLO (dir.), Modernidades coloniales, op. cit., p. 201.

167. Il est vraisemblable qu’Enrique Dussel emprunte le terme « transmodernité » à la philosophe espagnole Rosa María Rodríguez Magda. Celle-ci l’emploie pour la première fois en 1989 dans l’ouvrage La Sonrisa de Saturno. Le concept développé par Rodríguez Magda, très éloigné de celui de Dussel, vise à rendre compte des changements culturels provoqués par l’accélération de la globalisation capitaliste. Pour la philosophe espagnole, de même que la postmodernité – déjà dépassée – était la logique culturelle de la société postindustrielle, la transmodernité est celle de la société globale.

168. Enrique DUSSEL, La Ética de la liberación ante el desafío de Apel, Taylor y Vattimo, UEAM, Mexico, 1998.

169. Eduardo MENDIETA, « Modernidad, posmodernidad y transmodernidad », Universitas philosophica, no 27, 1996, p. 63-86, citation p. 79.

170. Enrique DUSSEL, Filosofias del sur. Descolonizacion y transmodernidad, Ediciones Akal, Mexico, 2015, p. 283. Nous traduisons.

171. Ibid., p. 294. Nous traduisons.

3. Élargissements théoriques et militants

« Pluraliser ce monde hétérogène, voilà ce qui nous guide. »

Rita Laura SEGATO

La colonialité du genre

Le concept de colonialité du pouvoir ouvre un champ de réflexion très large sur les systèmes de domination et sur la manière dont ils interagissent. Cela conduit les théoriciens et théoriciennes de la décolonialité à dialoguer avec d’autres pensées critiques. C’est le cas, on l’a vu, des études subalternes et des études postcoloniales, mais aussi des féminismes non blancs. Une chercheuse de l’université de Northampton, d’origine argentine, María Lugones (1944-2020), a proposé d’enrichir la définition du concept de colonialité du pouvoir forgée par son collègue Quijano, en le confrontant à sa propre réflexion sur le genre. Tout en reconnaissant la puissance heuristique de la notion, elle en propose une relecture critique qui, tout en pointant ses insuffisances, l’ouvre vers une compréhension élargie de la domination coloniale. En s’appuyant sur des travaux de féministes étatsuniennes non blanches, elle élabore la notion de colonialité du genre.

María Lugones

Pour Quijano, les différences sexuelles sont de tout autre nature que les différences fondées sur la race. Alors que les premières – et tout particulièrement le binarisme sexuel – s’ancreraient dans une réalité biologique, la différence raciale serait en revanche un pur artefact. En cela, on l’a vu, c’est la race qui est au fondement de la modernité/colonialité. Si Quijano intègre in extremis la question du genre dans la définition de ce concept, il la réduit à une simple manifestation de la lutte coloniale pour le contrôle du sexe, de ses ressources et de ses produits.

Lugones ne partage pas ce point de vue. Issue d’une famille d’émigrés catalans, elle est née en 1944 dans la province de Buenos Aires. L’Argentine vient alors de sortir d’une période où les régimes militaires d’inspiration fasciste se sont succédé au pouvoir. Parallèlement, un nouveau parti, populaire et populiste, le péronisme, du nom de son chef de file, le général Juan Domingo Perón (1895-1974), critique l’impérialisme et l’oligarchie argentine. Dans ce contexte, la vie des Argentines, sous domination patriarcale, est difficile. À l’âge de 17 ans, Lugones rencontre un jeune homme et annonce à ses parents qu’elle souhaite le fréquenter. Son père la fait interner dans un hôpital psychiatrique. Là, sans même qu’elle soit présentée à un médecin, on lui fait subir une thérapie de choc réservée aux personnes atteintes de schizophrénie, à savoir l’insulinothérapie, consistant à injecter de l’insuline à fortes doses pour provoquer coma et convulsions. On lui impose également la camisole de force, des séances d’électrochocs, et un lourd traitement médicamenteux. Cependant, Lugones s’accroche et résiste à cette violence. « Ils n’arriveront pas à me dompter1 », se répète-t-elle sans cesse durant son séjour. C’est là, dans cet asile, que Lugones dit avoir appris à résister. Lorsqu’elle sort de l’hôpital, elle retrouve le jeune homme. Celui-ci la viole. Lugones n’en parle pas à sa famille mais décide de fuir en allant étudier à l’étranger. Or son père lui impose de partir avec son violeur. Elle s’y plie et part étudier la philosophie à l’université de Californie. Logée dans une résidence universitaire non mixte, elle parvient finalement à échapper à la violence de son agresseur2. Les études universitaires lui permettent, à travers notamment la maîtrise de l’anglais, d’affirmer sa voix et son identité sexuelle.

La critique du féminisme blanc

Lugones obtient son doctorat en philosophie à l’université du Wisconsin en 1978. Son travail porte sur la moralité et les relations interpersonnelles et institutionnelles. Sa place aux États-Unis explique en partie son intérêt pour les questions de genre et de race. En Argentine, Lugones était une descendante d’immigrés européens. Elle jouissait des privilèges que supposait son appartenance à la majorité blanche. À ceux-ci s’ajoutait ceux provenant de sa classe sociale. Mais les identités de groupe ne sont jamais fixées une fois pour toutes, elles s’inscrivent dans un contexte spécifique. En s’installant aux États-Unis, Lugones devient une femme non blanche, identifiée comme hispanique ou latina.

Cette nouvelle situation au monde l’invite à réfléchir sur ses identités multiples et imbriquées. Dans cette quête, elle s’identifie tout particulièrement à la penseuse chicana Gloria Anzaldúa qui interroge le métissage et développe le concept de pensée frontalière3. La trajectoire d’Anzaldúa résonne fortement avec celle de Lugones. Née au Texas deux ans avant elle dans une famille d’ascendance mexicaine et basque, Anzaldúa n’aura de cesse de penser à cette situation au carrefour des langues et des cultures hiérarchisées (WASP4 et latina) ainsi que des identités sexuelles subalternisées. Lesbienne, elle est une théoricienne de la pensée féministe et queer. Comme Anzaldúa, Lugones se rattache à la coalition des femmes de couleur (Women of color), qui remettent en cause l’hégémonie du féminisme blanc et bourgeois. Comme d’autres féministes non blanches telles qu’Audre Lorde, Chela Sandoval, Mitsuye Yamada ou Elsa Brakley Brown, elle critique le fait que le féminisme blanc ait érigé la femme occidentale, blanche, urbaine et bourgeoise en femme universelle et qu’il ait développé un agenda politique tout entier soumis à ses propres intérêts, sans se soucier de ceux des autres femmes :

La lutte des féministes blanches de la « seconde libération des femmes » des années 1970 devient une lutte contre les positions, les rôles, les stéréotypes, les traits et les désirs dérivés de la subordination des femmes blanches et bourgeoises. Mais celles-ci ne se sont pas préoccupées de l’oppression de genre que subissaient les autres. Elles ont conçu la « femme » comme un corps évidemment blanc sans la conscience explicite de la construction raciale du genre5.

Pour Lugones, le féminisme blanc et occidental part d’un postulat hautement problématique : celui qui consiste à appréhender les « femmes » comme un groupe homogène et uniformément opprimé. En tant que féministe, elle reconnaît que les femmes blanches sont subordonnées aux hommes blancs qui se situent au centre du système de domination colonial. Mais les femmes blanches sont toujours supérieures aux colonisés et jouissent de ce fait de privilèges dont sont exclus les hommes et les femmes subalternes :

Seuls les civilisés méritaient le qualificatif d’hommes et de femmes. Les peuples autochtones des Amériques ainsi que les Africains esclavisés se situaient eux dans la catégorie des non-humains au sein de leur espèce. Comme les animaux, ils étaient perçus comme des sauvages à la sexualité débridée. L’homme moderne européen, bourgeois, colonial est devenu un sujet/agent, apte à gouverner, destiné à la vie publique ; un être de civilisation, hétérosexuel, chrétien, un être d’esprit et de raison. La femme européenne bourgeoise n’est pas perçue comme son complément, mais comme quelqu’un destiné à reproduire la race et le capital à travers sa pureté sexuelle, sa passivité, son attachement au foyer et à l’homme blanc européen et bourgeois6.

En d’autres termes, pour Lugones, la réflexion sur le genre ne peut pas faire l’économie de celle sur les structures racistes des sociétés occidentales modernes. Les femmes blanches et occidentales, parce qu’elles sont considérées comme des êtres humains, se situent dans une position sociale dominante vis-à-vis des hommes et des femmes racisés. Par conséquent, tous les hommes ne sont pas dominants et toutes les femmes ne subissent pas l’oppression patriarcale de la même manière. D’ailleurs, pour Lugones, les colonisés ne sont pas genrés mais appréhendés, à l’instar des animaux, comme des mâles et des femelles. Cette idée fondamentale est le point de départ du concept de colonialité du genre.

Le concept de colonialité du genre

Partant des travaux de Quijano sur la colonialité du pouvoir, Lugones propose la notion de « système moderne et colonial de genre » ou « colonialité du genre », aujourd’hui devenue l’une des matrices conceptuelles du féminisme décolonial. Pour Lugones, le genre est une catégorie aussi pertinente que la race pour définir la colonialité. Le concept de colonialité du genre s’articule pour elle autour de deux idées centrales. La première concerne la question du dimorphisme sexuel. Pour construire sa théorisation, elle s’appuie sur les travaux de la chercheuse et écrivaine métisse Paula Gunn Allen (1939-2008) qui compte des ancêtres kawaika et sioux. Cette penseuse étatsunienne montre que nombre de communautés autochtones d’Amérique du Nord ne connaissaient ni le patriarcat ni la binarité de genre7. Lugones postule l’existence d’une diversité des identités de genre dans les Amériques d’avant 1492 (de trois à cinq différentes). La colonisation aurait détruit cette diversité et imposé une catégorisation binaire et hiérarchisée des sexes (masculin et féminin).

Le second volet de la colonialité du genre est l’analyse de ce que signifie la catégorie « femme » dans les Amériques. Pour ce faire, Lugones s’appuie sur le travail de la chercheuse d’origine nigériane Oyèrónkẹ Oyěwùmí. Cette sociologue a montré que le genre n’était pas un principe organisateur de la société africaine yoruba. Dans ce peuple, il n’y a pas de binarité de genre fondé sur le dimorphisme sexuel ni même de domination masculine. Oyěwùmí constate que la notion de genre y est introduite par les Occidentaux au moment de la colonisation et qu’elle est utilisée comme un outil de domination. L’imposition de la dichotomie de genre s’accompagne en effet de l’infériorisation raciale et de la subordination sexuelle des colonisés. Parallèlement, la colonisation institue la catégorie « femme » qui n’existait pas en tant que telle auparavant. Une autre conséquence du colonialisme est la mise en concurrence des femelles et des mâles. Ces derniers acceptent l’organisation genrée qui les place au-dessus des femmes yorubas et deviennent ainsi complices du pouvoir colonial.

La religion chrétienne joue un rôle prépondérant dans ce processus. Le christianisme impose un être suprême masculin qui se substitue à la pluralité spirituelle gynécocratique. Cette colonisation de l’imaginaire sape l’idée que le féminin puisse être une puissance créatrice. À l’inverse, elle rattache le principe créateur divin au masculin. Parallèlement, toute diversité spirituelle et sexuelle est abolie. La structure du clan elle-même est bouleversée : celui-ci est démantelé au profit de la famille nucléaire tandis que les cheffes de clan sont remplacées par des commandants mâles désignés par les colonisateurs.

Le concept de colonialité du genre constitue ainsi un apport théorique important qui affine la notion de colonialité de l’être évoquée précédemment dans cet ouvrage. La colonisation justifie l’exploitation économique des colonisés à travers l’instauration d’une « ligne de l’humanité » qui sépare les humains des barbares. En contexte colonial, seules les Européennes sont considérées comme des « femmes ». Bien que subordonnées aux hommes, elles héritent des traits occidentaux de la féminité, à savoir la beauté, la fragilité, la délicatesse et le raffinement. Cela leur accorde des privilèges, comme celui d’être protégées ou de se reproduire plus ou moins librement. Quant aux autres, Autochtones, Noires, voire métisses, elles ne sont pas considérées comme des femmes à part entière : elles sont perçues comme des femelles, plus ou moins proches de l’animalité et de l’état dit de nature. De ce fait, elles sont affublées de traits opposés à ceux des « vraies » femmes. Elles seraient donc plus sauvages, lubriques, résistantes, fortes physiquement. Ces caractères servent à justifier leur surexploitation et leur position dans la division du travail à l’échelle mondiale.

À travers sa théorisation, Lugones montre que le genre est un élément constitutif du schéma global de pouvoir proposé par Quijano, au même titre que la race et la classe. De ce point de vue, le concept de colonialité, en imbriquant les différents systèmes de domination, s’apparente à celui d’intersectionnalité développé surtout par les féministes afro-étatsuniennes.

Le féminisme décolonial d’Abya Yala

Intersectionnalité et imbrication des oppressions

Au même titre que l’intersectionnalité, la notion de colonialité permet d’articuler et de penser les différentes oppressions comme un maillage où s’entrecroisent les fils des différentes formes de domination. Le féminisme décolonial d’« Abya Yala8 » pose cette articulation comme la matrice du modèle global de pouvoir, instauré dans le monde à partir de 1492, au bénéfice de l’Europe. Ce qui distingue la perspective décoloniale de l’approche intersectionnelle est l’importance accordée au colonialisme dans la genèse des systèmes de domination contemporains.

Les concepts d’intersectionnalité et de colonialité ont été forgés concomitamment – au tournant des années 1990 – mais depuis deux lieux d’énonciation différents, ce qui explique leur diffusion respective et les modalités différenciées de leur circulation dans les champs militants et académiques. L’intersectionnalité est un concept proposé par la juriste étatsunienne Kimberlé Crenshaw en 1989 pour répondre à une impasse posée par le système judiciaire étatsunien9. En effet, les cours étatsuniennes jugeaient des affaires liées au racisme et au sexisme de manière séparée. Crenshaw montre que, dans le cas des femmes noires, il faut prendre en compte les oppressions de manière conjointe car ces personnes se retrouvent à l’intersection des deux systèmes de domination. À partir de là, le concept d’intersectionnalité s’étoffe en intégrant les théorisations issues du Black feminism étatsunien. La notion est non seulement un concept mais aussi un outil d’analyse sociale car elle permet d’appréhender la domination en prenant en compte différents critères tels que la classe, la race, le genre, la sexualité, les capacités physiques, le statut migratoire ou la religion pour déterminer la position sociale (de pouvoir) d’un individu.

Cette conceptualisation a été pensée et appliquée à des individus qui vivent dans la société libérale étatsunienne. La notion y est mobilisée par les groupes minoritaires (Afro-Étatsuniens, Latinos, Asiatiques, personnes handicapées, etc.) pour réclamer des droits dans un cadre juridique précis, celui des politiques de l’identité. Concrètement, le concept d’intersectionnalité sert à déterminer la nature de la domination que subit une personne, puis à mettre en place des politiques qui pallient ces discriminations. Le fait que l’intersectionnalité soit née aux États-Unis et qu’elle ait été conçue comme un instrument visant à répondre aux logiques de fonctionnement d’une société marquée par l’individualisme libéral a sans doute contribué à son succès hors de son territoire d’origine et à son adoption par les institutions internationales de lutte pour la parité et l’égalité.

L’histoire de la création et de la circulation du concept de colonialité est tout autre. En premier lieu, comme son étymologie l’indique, la notion place au centre de la réflexion non pas la somme des dominations que serait susceptible de subir un individu mais l’inégalité systémique produite par les multiples formes de la domination coloniale occidentale à l’échelle de la planète. (Dé)coloniser signifie alors défaire le système global de pouvoir qui régit les sociétés occidentales et occidentalisées, et favoriser l’éclosion d’une pluralité de formes d’organisation sociale réellement égalitaires. Dans ces conditions, la colonialité n’est pas conçue comme un outil de lutte contre les discriminations, mais comme un élément de réflexion permettant de comprendre la construction historique des rapports sociaux inégalitaires. En cela, elle ne vise nullement à corriger les dysfonctionnements qu’engendrent ces inégalités mais à les dépasser collectivement. La radicalité du projet décolonial et son ancrage dans le Sud global expliquent qu’il ait connu une diffusion internationale beaucoup plus restreinte que celle de l’intersectionnalité.

À la recherche de généalogies féministes locales

Les féministes décoloniales d’Abya Yala mobilisent le concept de colonialité élaboré par les théoriciens de la décolonialité, mais revendiquent aussi d’autres savoirs, locaux, issus des luttes sociales du continent. Les féministes décoloniales rappellent que les femmes autochtones et afro ont toujours été en première ligne dans la résistance anticoloniale mais que leur action a été rendue invisible ou tenue pour quantité négligeable. C’est notamment le cas lors des révolutions anticoloniales de la fin du XVIIIe siècle dans les Andes, où des femmes autochtones comme Bartolina Sisa (ca. 1750-1781), Gregoria Apaza (1751-1782), Micaela Bastidas (1744-1781) ou Isidora Katari ont combattu et commandé des troupes aux côtés des hommes. Au Brésil, les Quilombos, ou communautés autonomes de marrons, comptaient des guerrières comme Dandara dos Palmares. Depuis des siècles, les femmes racisées d’Abya Yala ont fait preuve d’une grande capacité d’action. Pourtant, les luttes féminines qui sont le plus souvent mises en avant dans l’histoire des mobilisations sociales latino-américaines sont, pour l’essentiel, celles qui ont été menées par des femmes blanches, urbaines et bourgeoises. Contrairement aux résistances des subalternes, ces luttes trouvent en effet naturellement leur place, en termes d’agenda, de grammaire militante et de périodisation (féminisme par vagues successives), au sein du grand récit intra-occidental de l’émancipation des femmes.

Comme l’affirme bell hooks, ces femmes ont été réduites au silence alors qu’elles réclamaient la parole. En effet, dès 1988, la féministe afro-brésilienne Lélia Gonzalez (1935-1994) propose de noircir le féminisme et plaide pour un féminisme afro-latino-américain. En Argentine, peu de temps après la fin de la dictature militaire, des femmes organisent des rencontres féministes nationales, autonomes et autogérées (Encuentro nacional de mujeres), la première datant de 1986. En Bolivie, les féministes anarchistes María Galindo, Mónica Mendoza et Julieta Paredes fondent en 1992 le collectif Mujeres Creando dans l’intention de questionner et de dépasser le féminisme blanc et bourgeois, qu’elles entendent remplacer par un féminisme radicalement antiraciste, qui prend en considération la réalité des femmes autochtones. Depuis lors, Mujeres Creando occupe l’espace public à travers la pratique du graffiti et les performances.

D’autre part, les femmes latino-américaines se sont beaucoup exprimées dans les mouvements sociaux des années 1960-1970, même si l’histoire n’a pas toujours retenu leurs noms. Les guérillas marxistes-léninistes des années 1960-1970 comptaient un pourcentage non négligeable de femmes. Chez les Tupamaros (1960-1970) d’Uruguay, un quart des guérilleros étaient des femmes. Il en va de même dans le Movimento Negro Unificado, fondé à São Paulo en 1978 et où militait notamment Lélia Gonzalez.

Les féministes décoloniales d’Abya Yala revendiquent leur filiation avec ces mouvements sociaux régionaux, issus des femmes racisées et subalternes, mais ayant été occultés par l’histoire hégémonique. C’est ce que souligne la philosophe, chercheuse et écrivaine dominicaine Yuderkys Espinosa Miñoso. Préférant se présenter comme militante et membre du GLEFAS (Groupe latino-américain d’étude, de formation et d’action féministe), elle est aujourd’hui considérée comme l’une des figures majeures du féminisme décolonial10 :

[Le féminisme décolonial] est héritier du féminisme noir, de couleur et tiers-mondiste des États-Unis et de ses apports pour penser l’imbrication des oppressions (de classe, de race, de genre, de sexualité). En même temps, il se propose de récupérer l’héritage critique des femmes et des féministes afro-descendantes et autochtones qui, depuis l’Amérique latine et les Caraïbes, ont posé la question de leur invisibilité dans leurs mouvements et dans le féminisme lui-même. Il ouvre ainsi un travail de révision sur le rôle et l’importance qu’elles ont eus dans la survie et la résistance de leurs communautés. En deuxième lieu, le groupe reprend certains apports de la théorie féministe produite en Europe et aux États-Unis. Ainsi, certaines féministes décoloniales reprennent le féminisme matérialiste français et son prompt questionnement de la notion de nature, sa définition de la catégorie femmes comme « classe de sexe » et l’analyse de l’hétérosexualité comme régime politique. Il se nourrit aussi de la révision critique de l’essentialisme, du sujet du féminisme et des politiques de l’identité développée par le féminisme postmoderne. Dans cette même veine, le féminisme décolonial récupère l’héritage d’autrices clés du féminisme postcolonial et leur critique de la violence épistémique, la possibilité d’un essentialisme stratégique, l’appel à une solidarité féministe Nord-Sud et la critique du colonialisme de la production de connaissances de l’académie féministe du Nord. La troisième influence est celle du courant féministe autonome latino-américain. Dans sa lignée, le féminisme décolonial dénonce la dépendance idéologique et économique qu’introduisent les politiques développementalistes dans les pays du « tiers monde », ainsi que les processus d’institutionnalisation et de technocratisation des mouvements sociaux, imposés par un agenda global de droits utile aux intérêts néocoloniaux en lien avec les logiques de la coopération internationale depuis le Nord11.

La centralité de la praxis constitue l’une des spécificités des féministes décoloniales d’Abya Yala. Cette volonté d’articuler la théorie et la pratique apparaît de manière tout à fait manifeste dans les multiples formes d’artivisme cultivées dans la région. Ce néologisme permet de rendre compte des formes militantes qui articulent étroitement la pratique artistique et l’activisme politique. Comme le note l’anthropologue et activiste dominicaine Ochy Curiel, l’art détient une puissante capacité de politisation dans la mesure où il engage, mieux que d’autres pratiques, la totalité de l’expérience corporelle. Il permet en outre d’accueillir dans les mobilisations collectives des personnes parfois éloignées de toute socialisation militante. Le cas des batucadas féministes qui essaiment depuis quelques années dans tout le sous-continent latino-américain constitue un remarquable exemple de cet artivisme. Contrairement aux formes ritualisées des mobilisations classiques (marches), les batucadas proposent une articulation puissante et toujours renouvelée entre le rythme, le discours et le message politique. De nombreuses batucadas prennent les rues, du Mexique à la Patagonie, comme la Tremenda Revoltosa de Colombie, la Batucada Feminista du Brésil ou Yemayá au Pérou. Les performances sont également devenues, au cours des années, l’un des modes d’action privilégiés des féministes d’Abya Yala. Ces actions, qui mêlent l’expression artistique, la théorie et le combat politique, sont particulièrement travaillées par les collectifs féministes. C’est notamment le cas du collectif Las Tesis au Chili qui est parvenu à mondialiser sa performance Un violador en tu camino (« Un violeur sur ton chemin »). Ces exemples montrent la vitalité et le dynamisme de ce courant féministe dont s’inspirent les collectifs européens, et une circulation des savoirs féministes du Sud vers le Nord.

Le féminisme communautaire :
un féminisme des voix autochtones

Un autre courant féministe local est celui du féminisme communautaire. Celui-ci est né en Bolivie à la fin du XXe siècle et il s’est étendu depuis cette zone vers d’autres espaces du continent et des Caraïbes. Il est essentiellement porté par des femmes des peuples originaires d’Abya Yala. Depuis les années 1970, les femmes autochtones latino-américaines dénoncent la non-prise en compte de leurs revendications par les mouvements sociaux de la région et notamment par les collectifs féministes. C’est le cas par exemple de la leadeuse syndicale bolivienne Domitila Barrios de Chungara (1937-2012). Celle-ci milite dans le syndicat des mineurs et participe à plusieurs grèves dans les années 1960 et 1970. À ce titre, elle intègre la délégation des femmes boliviennes lors de la Conférence des femmes organisée par l’ONU à Mexico en 1975. Là, elle prend la parole et confronte les féministes blanches, en particulier la militante et écrivaine Betty Friedan. Cette dernière lui enjoint de laisser son activisme de classe et son « bellicisme » de côté et de les suivre dans la « vraie lutte ». Barrios leur rétorque qu’elles n’ont pas la même vie et qu’elle ne se reconnaît pas dans leur féminisme.

C’est précisément en Bolivie que se forme, quelques années plus tard, le féminisme communautaire. Celui-ci est issu des mouvements sociaux autochtones dans les mines et l’agriculture. Les femmes sont très actives politiquement dans ces espaces, mais leur marge d’action est réduite en raison de la discrimination qu’elles subissent. En l’occurrence, les pouvoirs publics boliviens ne traitent pas directement avec elles – sauf en ce qui concerne la distribution des aliments. En revanche, les hommes sont mis en avant dans les discussions et pourparlers au moment des grèves ou des négociations. Ce constat mène des femmes comme Julieta Paredes, Adriana Guzmán ou María Galindo à reconsidérer profondément la forme et la nature de leurs engagements. Elles fondent en 1992 le collectif Mujeres Creando et forgent dans la foulée la notion de féminisme communautaire. Sa leadeuse, Julieta Paredes (1967), est une féministe lesbienne aymara qui a participé à la rédaction du programme de gouvernement d’Evo Morales (président de la Bolivie de 2006 à 2019).

Le féminisme communautaire se distingue du féminisme blanc en ce qu’il considère la femme moins comme un individu que comme un membre d’une communauté et comme insérée dans des liens sociaux qui l’unissent aux autres et à l’environnement (la Pachamama). Les féministes communautaires se voient comme des mères, des sœurs, des épouses, des filles, avant de se définir comme des femmes. Elles développent une pensée qui intègre les idées marxistes adaptées aux réalités locales et à la cosmovision andine où, comme le disait Barrios dès les années 1970, femmes et hommes coexistent dans un rapport de complémentarité :

L’important, pour nous, c’est la participation commune du camarade et de la camarade. Il n’y a que de cette manière que nous pourrons avoir un temps meilleur, des gens meilleurs et le bonheur pour tous. Car si la femme ne s’occupe que du foyer et reste à l’écart des autres aspects de notre réalité, nous n’allons jamais avoir des citoyens qui puissent diriger notre patrie […]. C’est comme ça que nous travaillons, nous les femmes. Et par leurs actes, nombre de mes camarades ont démontré qu’elles peuvent assumer un rôle important aux côtés des travailleurs12.

Les féministes communautaires mettent en avant le concept de territoire corps-terre. Dans les cosmovisions autochtones, les corps humains ne sont pas séparés de la Terre-Mère : ils font partie intégrante de cette entité. Pour ces féministes, la colonisation a signifié non seulement la prise des terres et des richesses, mais aussi et inséparablement l’appropriation par les colons blancs du corps des femmes autochtones. Le métissage, souvent encore présenté comme une spécificité « heureuse » des sociétés latino-américaines, porte en lui, comme le rappelle la penseuse maya Lorena Cabnal, l’histoire violente de l’expropriation coloniale du corps des femmes :

Les peuples de ce côté-ci du monde, nous n’avions jamais expérimenté, jusqu’à l’invasion coloniale venue depuis l’autre côté de l’océan, la manifestation du racisme. Pas de conquête, il n’y a pas eu conquête, ce fut une invasion, le dépouillement, le saccage, le génocide, la violence sexuelle contre nos grands-mères. Et de ces violences sexuelles, nombre d’entre nous sommes nés. Le métissage est fondé sur des relations extrêmement violentes13.

La violence de la colonisation s’est donc cristallisée dans le corps des femmes. C’est pourquoi, pour les féministes communautaires, la révolution décoloniale ou anticoloniale doit passer par leur guérison (sanación) physique et mentale, l’abolition du patriarcat – « dépatriarcaliser » est le terme employé par les féministes communautaires – et la réinstauration de l’équilibre entre les hommes et les femmes. Cabnal définit la sanación comme un chemin cosmique et politique. « Cosmique » car il fait appel à la mémoire curative des ancêtres et à la connexion qui relie le corps au territoire et à la terre. Le chemin est inséparablement politique car la guérison est la condition de possibilité de toute lutte libératrice : « revendiquer la joie sans perdre l’indignation14 » qui mène à la révolte, disent les féministes communautaires. De fait, l’ancrage dans une communauté et la revendication de la joie comme arme de lutte sont des caractéristiques des féminismes communautaires et décoloniaux d’Abya Yala.

Théories sur l’origine du patriarcat à Abya Yala

La notion de colonialité du genre pose la question de l’origine du patriarcat dans les Amériques. Le patriarcat désigne la domination du pater familias sur les personnes qui vivent dans son foyer et, par extension, la domination de ces hommes sur le reste de la société. En Amérique, depuis 1492 au moins, toutes les personnes de sexe masculin n’ont pas été considérées comme des pater familias. Ce privilège n’a été accordé qu’aux hommes d’origine européenne (nés en Europe ou descendants d’Européens). À l’inverse, les Autochtones masculins et les hommes esclavisés ne se sont jamais vu attribuer le statut de pater familias ni même d’ailleurs, on l’a vu, celui d’homme à part entière. Dans les sociétés coloniales et esclavagistes d’Amérique latine, ils ont été subordonnés aux femmes d’origine européenne, qui pouvaient les dominer, voire les posséder. En conséquence, l’analyse du patriarcat ne peut être menée à partir des seuls paramètres de genre, elle doit inclure également la race et la classe.

Les penseurs latino-américains s’intéressent, depuis le début du XXe siècle au moins, à la question de l’équilibre social des sexes avant la conquête européenne du continent, même si ce n’est que de manière sommaire. Mariátegui, par exemple, lorsqu’il théorise l’idée d’un socialisme incaïque incorporé dans les structures sociales des communautés andines, affirme qu’il existe une solidarité collective qui inclut les hommes et les femmes. Cette idée est réfutée par certaines féministes autochtones et notamment par les féministes communautaires. Des féministes de ce courant comme Julieta Paredes, Adriana Guzmán ou Lorena Cabnal considèrent que le patriarcat préexistait dans la région avant l’arrivée des Européens. Ces derniers ont apporté leur propre système patriarcal qui s’est fondu dans l’ancien. C’est ce que les féministes communautaires appellent la fusion des patriarcats (entronque patriarcal).

La position des féministes décoloniales est différente. Dans le sillage des travaux de Lugones sur la colonialité du genre, elles soutiennent l’idée que le patriarcat et le genre sont des inventions occidentales qui ont été transplantées en Amérique après l’invasion européenne. Dans sa théorisation du système moderne/colonial de genre, Lugones montre que le binarisme sexuel n’était pas le mode d’organisation hégémonique à Abya Yala. Dans beaucoup de sociétés du continent, les genres étaient fluides et les nuances possibles, multiples. Des vestiges de cette fluidité des genres précoloniale persistent aujourd’hui encore dans la communauté des « Muxes » du Mexique par exemple. À Oaxaca, où vit une communauté autochtone zapotèque importante, les Muxes sont des personnes de sexe masculin qui sont socialisées de manière féminine, portant souvent les tenues, la coiffure et le maquillage distinctifs des personnes de sexe féminin.

Du point de vue du féminisme décolonial, la colonisation a mis fin à cette souplesse et imposé, en lieu et place, un binarisme sexuel rigide. Les féministes de ce courant fondent leurs analyses en s’appuyant notamment sur les travaux de la sociologue Oyěwùmí, qui considère que c’est la colonisation occidentale qui a « inventé » la catégorie « femme » chez les Yorubas. À Abya Yala, on retrouverait le même phénomène. Au moment de la conquête, les colons auraient imposé le système moderne/colonial de genre qui divise la société en catégories distinctes. D’un côté, les Européens qui, ayant le privilège d’être considérés comme des humains à part entière, peuvent être rangés dans les catégories « hommes » et « femmes » avec les attributs de genre respectifs que ces étiquettes impliquent en Occident ; de l’autre, les populations autochtones et africaines, placées sous le seuil de l’humanité, et, comme tels, cantonnés aux rangs de « mâles » et de « femelles ». Cette dévaluation radicale des sujets racisés a entraîné une bestialisation et une hypersexualisation de leurs corps en fonction de leur sexuation. Là encore, les personnes noires, assignées à leur corporéité matérielle, ont été considérées comme des objets sexuels. Pour les féministes décoloniales d’Abya Yala, la colonialité est donc à l’origine du système moderne/colonial de genre qui prévaut encore aujourd’hui dans la région et qui explique que les violences sexuelles touchent principalement les jeunes personnes racisées de genre féminin.

En somme, la notion de colonialité du genre ouvre des perspectives de réflexion riches et originales sur la construction du genre. Elle se distingue du concept d’intersectionnalité, qui a tendance à individualiser les êtres humains et qui sert davantage la lutte pour l’égalité des droits dans une société capitaliste et libérale. La notion de colonialité ne fonctionne pas comme un outil des politiques de l’identité mais plutôt comme un outil théorique pour penser la décolonialité. Celle-ci ne peut pas se concevoir comme un palliatif ni un correctif dans des sociétés structurellement inégalitaires et oppressives. La réflexion sur la colonialité du genre invite plutôt à penser des stratégies de lutte qui ont pour horizon la construction de formes alternatives à celle de la société capitaliste occidentale.

Approches décoloniales de l’écologie politique

L’écologie politique latino-américaine a connu une trajectoire parallèle et homologue à celle des études décoloniales. Apparue il y a une trentaine d’années dans un contexte de reprimarisation néolibérale des économies et d’essor concomitant des luttes politiques et environnementales, elle s’est constituée à la croisée des mondes militants et académiques, dans un dialogue constant avec la political ecology étatsunienne et européenne. Parmi les auteurs les plus reconnus qui ont contribué à l’édification de ce courant théorique, on peut mentionner, notamment, les Mexicains Enrique Leff et Gian Carlo Delgado ; le Colombien Arturo Escobar ; les Argentins Héctor Alimonda, Maristella Svampa et Hector Sejenovich ; l’Uruguayen Eduardo Gudynas ; l’Équatorien Alberto Acosta ; le Brésilien Carlos Walter Porto-Gonzalvez. Le champ de l’écologie politique latino-américain a connu un processus d’institutionnalisation remarquable au cours des deux dernières décennies : là encore, il importe de souligner le rôle central du Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO), dont le très actif groupe de travail sur l’écologie politique, animé par le sociologue Alimonda, a non seulement contribué à promouvoir ce courant de pensée au sein des espaces académiques du sous-continent mais aussi à pérenniser les conditions d’un dialogue entre chercheurs et acteurs des mouvements socio-environnementaux.

La colonialité de la nature :
deux approches pionnières

Si, dans un article publié en 2003, Escobar pouvait déplorer l’absence d’une réflexion spécifique et systématique sur les questions écologiques au sein du cercle initial du programme M/C/D, appelant de ses vœux l’instauration d’un dialogue interdisciplinaire, les points de connexion entre l’écologie politique et la théorie décoloniale se sont, depuis, multipliés. On peut d’ailleurs considérer que ce dialogue constitue, avec celui qui s’est noué autour des études de genre, l’un des chantiers les plus prometteurs des études décoloniales. La fécondité de cette jonction théorique n’a rien d’étonnant : lorsque la question de l’écologie est envisagée depuis l’Amérique latine, l’espace inaugural de l’accumulation primitive occidentale, les liens entre la domination coloniale, l’hétéronomie structurelle de la région, l’exploitation des humains et la dévastation écologique apparaissent sous un jour particulièrement cru.

Il ne saurait être question de rendre ici justice à la vaste production académique et militante latino-américaine dédiée aux rapports structurels qui lient colonialisme et crise écologique. Dans ce riche et vaste corpus, nous avons choisi de présenter trois auteurs, dont le point commun réside dans leur tentative de croiser et d’articuler, depuis des points d’entrée divers, la question écologique avec les questionnements issus de l’approche décoloniale : Fernando Coronil, Héctor Alimonda et Arturo Escobar. Coronil réinterprète la tradition dépendantiste en réintroduisant l’espace et la nature comme catégorie centrale d’analyse. Alimonda relit de son côté l’histoire environnementale au prisme de la catégorie de colonialité. Quant à Escobar, il fait se rencontrer critique du développement, écologies populaires et approche ontologique des conflits environnementaux.

Par ses analyses novatrices sur les liens entre matrice productive, régime d’autorité politique et modes de construction de la nature, Fernando Coronil (1944-2011), anthropologue vénézuélien, professeur à l’université du Michigan, fait figure de pionnier au sein du groupe M/C/D. Coronil publie à la fin des années 1990 un livre qui fait grand débat en Amérique latine, The Magical State. Nature, Money and Modernity15. Ouvrage majeur de l’écologie politique, L’État magique pose les premiers jalons d’une réflexion qui débouchera, à la fin des années 2000, sur la critique latino-américaine de l’extractivisme16. L’auteur y propose une relecture de l’histoire de la formation de l’État moderne vénézuélien en intégrant ce qui constitue sa condition matérielle et symbolique, pourtant toujours maintenue hors-champ, la ressource pétrolière. Selon Coronil, l’appropriation symbolique et économique de cette ressource par l’État vénézuélien entre les années 1960 et 1980 et la destruction concomitante des autres secteurs productifs ont engendré l’apparition d’une forme étatique et d’une conception de la puissance publique tout à fait singulières : un État « magique » dont la richesse supposément inépuisable lui permet de prendre en charge, par le biais de logiques clientélistes, la collectivité nationale tout entière. L’« État magique », c’est cet État qui recrée sans cesse la société nationale en y déversant, dans une perpétuelle fuite en avant, la rente pétrolière. La magie de l’État vénézuélien provient du fait que la dimension destructrice – le côté obscur du processus de création/destruction qu’implique toute transformation de la nature – de l’extraction du pétrole est rendue invisible. L’externalisation de la nature fait apparaître l’État comme un État-fétiche capable de reproduire sans cesse, à partir de rien, l’immense richesse qui fonde sa puissance.

À la lumière du cas limite vénézuélien, Coronil soumet à la critique l’interprétation marxiste du développement capitaliste, fondé sur la contradiction entre capital et travail. S’appuyant sur les analyses d’Henri Lefebvre, Coronil affirme que cette vision reste prisonnière, au même titre que l’interprétation libérale, des cadres de l’analyse anthropocentrée moderne. La nature, l’espace, les territoires n’y apparaissent jamais comme une source de richesse – puisque la valeur ne peut être que sociale – mais comme un substrat passif17. Sur le plan épistémologique, le désintérêt moderne pour la nature a des conséquences majeures : en coupant l’histoire du capitalisme de ses bases matérielles – situées, en grande partie, dans la zone tropicale –, il fait apparaître le développement capitaliste comme un processus eurocentré qui « trouve ses origines dans les centres avancés et s’étend vers la périphérie arriérée18 ». Pour Coronil, la réintégration de la nature dans l’analyse des dynamiques globales du capitalisme permet de saisir le fait que la division internationale du travail entre centre et périphéries est toujours déterminée par une division internationale de la nature19. Cette vision élargie du « développement inégal et combiné » rend justice à l’expérience historique des périphéries coloniales, dans lesquelles la surexploitation humaine est inséparable d’une exploitation effrénée de la nature.

Si le concept de colonialité de la nature, aujourd’hui largement mobilisé par les approches décoloniales de l’écologie politique, apparaît dès le début des années 200020, ce sont principalement les travaux du sociologue argentin Hector Alimonda (1947-2017), compagnon de route du groupe M/C/D qui vont lui donner une véritable assise théorique. Professeur à l’Université fédérale rurale de Rio de Janeiro, coordinateur du Groupe de travail en écologie politique au sein du Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO), Alimonda est souvent considéré, à juste titre, comme l’un des fondateurs du champ de l’écologie politique au sein des sciences sociales latino-américaines. Dans sa contribution au remarquable ouvrage collectif, publié en 2011, La Naturaleza colonizada, Alimonda se propose de repenser la question écologique à partir de l’appareil conceptuel du programme M/C/D. Déployant une vaste érudition théorique et historique, le sociologue argentin soutient que la nature, et singulièrement la nature américaine, occupe une place centrale au sein l’appareil idéologique de la modernité/colonialité. Selon Alimonda, la colonisation de l’Amérique est à l’origine d’une profonde reconfiguration de la manière dont l’Occident allait concevoir les interactions entre l’humain et le non-humain. Elle rend possible, au moment même où se fissure l’ordre du savoir médiéval fondé sur une conception organique de la nature où l’humain trouvait sa place parmi d’autres existants, la pleine accessibilité matérielle et symbolique de ce qui, dorénavant, apparaît comme une entité découplée de l’ordre de la polis et, de ce fait, infiniment exploitable.

Pour Alimonda, la « colonialité de la nature » américaine – le système de représentation à travers lequel celle-ci est produite – prend sa source dans le geste originel des expéditions scientifiques impériales. Ces « découvertes » consistent en réalité en une incorporation subordonnée des espaces et des ressources socionaturels, exclusivement orientée vers la production de valeurs d’échange. Cette annexion dépendante trouve son expression la plus achevée dans la monoculture intensive née au XVIe siècle avec la plantation sucrière – et depuis lors sans cesse réactivée –, dont la condition de possibilité consiste en l’éradication continue des formes de vie (humaines et non humaines) et des relations socionaturelles préalablement existantes21. Mais la colonialité de la nature n’a pas seulement entraîné une rupture sans précédent et irréversible du métabolisme société-nature : elle se traduit également par l’hétéronomie historique des sociétés latino-américaines, et en particulier des populations historiquement colonisées, quant aux usages des ressources naturelles ainsi qu’à leur capacité à définir les buts de ces usages. Appréhendée comme un fait structurel inscrit dans la longue durée, la colonialité de la nature peut être définie comme une « dévastation qui détruit ou désorganise les écosystèmes et les formes productives autochtones, et annule le potentiel d’autonomie de ces sociétés22 ». À la lumière du concept de colonialité de la nature, les conflits actuels autour des territoires ne peuvent pas être appréhendés comme de simples « problèmes de distribution » : ils sont l’expression de cette « colonialité persistante » qui charrie et mêle inextricablement ces structures de domination multiples amoncelées depuis la conquête. Ils sont aussi la manifestation de cette hétérogénéité historico-structurelle analysée par Quijano. En Amérique latine, l’hétérogénéité concerne aussi le statut ontologique de la nature. Malgré l’hégémonie du mode naturaliste – fondé sur la vision d’une nature objective et extérieure –, la région est encore marquée par la coexistence conflictuelle d’une grande diversité de « régimes de nature ».

Des trois auteurs abordés, l’anthropologue Escobar est sans nul doute celui dont la notoriété internationale est la plus grande23. Né en Colombie, où il effectue la première partie de ses études dans le génie chimique, Escobar poursuit sa formation universitaire aux États-Unis, d’abord dans le domaine des sciences de l’alimentation, à l’université Cornell, puis dans le domaine de l’anthropologie du développement, à Berkeley. Il y prépare sa thèse, qu’il soutient en 1987 sous la direction de l’anthropologue Paul Rabinow. Sa carrière de chercheur s’est déroulée aux États-Unis, à l’université du Massachusetts puis en Caroline du Nord, à Chapell Hill, où il intervient toujours en tant que professeur émérite. Il est difficile, dans un si court espace, de rendre justice au parcours intellectuel d’Escobar, tant son œuvre est prolifique et ses objets multiples, touchant à des domaines aussi divers que l’épistémologie des sciences sociales, le discours du développement, l’écologie politique, l’anthropologie culturelle, la décroissance ou encore les technologies digitales. Escobar est par ailleurs l’un des fondateurs du programme M/C/D, dénomination qu’il a lui-même proposée en 2002. Les pages qui suivent sont entièrement consacrées au cheminement intellectuel d’Escobar, depuis ses premiers travaux sur le développement et le post-développement jusqu’à son approche « ontologique » de l’altérité culturelle des subalternes, en passant par le dialogue théorique fructueux qu’il tisse avec les mouvements sociaux afro-descendants colombiens. Elles ont l’ambition de rendre intelligible la contribution décisive de l’anthropologue colombien à l’élaboration d’une écologie politique décoloniale.

L’invention du développement

Loin d’être un phénomène récent, la critique du développement a toujours accompagné, comme son ombre portée, les théorisations sur la nécessaire modernisation des sociétés du Sud et les politiques censées mener ces sociétés sur la voie du « décollage ». On l’a vu, la critique du développement surgit dès le début de la seconde moitié du XXe siècle et culmine dans les années 1960 et 1970 avec le courant dépendantiste. La critique portée par les théoriciens de la dépendance était une critique radicale. Elle ne cherchait pas à dénoncer les errements, l’inefficacité ou encore les effets indésirables des politiques d’aide au développement. Elle rejetait les présupposés normatifs implicites sur lesquels reposait l’idée même d’un sous-développement des pays du Sud. La question de la dépendance ne pouvait dès lors se résoudre à l’intérieur des « cadres de la conversation ». Il était urgent de rompre avec le système international d’allocation des ressources existant, en dernier lieu responsable, selon la célèbre expression de Gunder Franck, du « développement du sous-développement » et de l’asservissement des sociétés du Sud24. À la même époque, Ivan Illich fustigeait, depuis le Centre interculturel de formation (CIF) qu’il avait fondé à Cuernavaca, le misérabilisme et le paternalisme sous-jacents aux politiques d’aide au développement promues par l’administration Kennedy25. Une politique qui s’inscrivait, au-delà de ses objectifs stratégiques manifestes, dans la « guerre à l’économie de subsistance » menée par l’Occident capitaliste partout dans le monde. Après une éclipse relative au cours des années 1980 – marquées par le triomphe de l’humanitaire compassionnel et clinquant –, la critique du développement connaît une nouvelle impulsion à l’orée des années 1990 avec l’apparition d’une nouvelle forme de critique, en provenance de l’anthropologie poststructuraliste principalement, dont l’approche se caractérise par la déconstruction du discours du développement26. L’ouvrage d’Arturo Escobar Encountering Development. The Making and Unmaking of the Third World, issu de sa thèse doctorale et publié en 1995, peut être rattaché à ce courant27. L’influence de Foucault, dont il a pu suivre les cours à Berkeley durant l’année 1983, est évidemment prégnante dans l’approche du développement qu’y développe Escobar. Alors que, dans ses travaux antérieurs, il avait cherché à mettre en évidence l’écart entre les objectifs proclamés du développement et la maigreur de ses résultats concrets, situant le problème au niveau de sa mise en œuvre, The Making and Unmaking of the Third World en propose une analyse radicalement constructiviste, fondée sur l’examen des énoncés et des systèmes de pouvoir qui l’ont produit et le soutiennent.

Le point de départ de l’essai d’Escobar est simple : le développement est une invention culturelle d’origine occidentale qui a constitué et constitue encore le rouage central de la production économique, sociale et politique du tiers monde. Comme d’autres spécialistes de la question, Escobar considère que l’ère du développement contemporain se met en branle le 20 janvier 1949, lorsque, dans le point IV de son Discours sur l’état de l’Union, le président Harry Truman énonce le nouvel impératif moral qui doit guider la politique extérieure des États-Unis : celui d’aider les pays insuffisamment développés à sortir de la pauvreté ; autrement dit, de refaire le monde à l’image des États-Unis. Adossé à l’ordre néocolonial de l’après-guerre, le discours du développement se transforme rapidement en une utopie imparable, qui justifie la création d’un vaste appareil de politiques, de procédures, d’institutions, de techniques – un dispositif, au sens foucaldien – articulant de manière systématique pouvoir et savoir. Fort de la puissance prescriptive et de l’ubiquité que lui confèrent ses multiples relais institutionnels – Banque mondiale, FMI, agences de coopération, organisations non gouvernementales (ONG), fondations, universités, organisations locales –, le développement a fini par modeler non seulement la réalité économique, sociale, culturelle des sociétés « sous-développées » mais aussi les subjectivités des populations ciblées : partout dans les pays du Sud, le développement est devenu le cadre discursif a priori à partir duquel la réalité sociale est appréhendée, le diagnostic prononcé, et le remède formulé.

Le développement a œuvré en créant des anormalités (les pauvres, les sous-alimentés, les analphabètes, les femmes enceintes, les sans-terre), anormalités qu’il essayait ensuite de corriger. En cherchant à éliminer tous les problèmes de la surface de la terre, du tiers monde, ce qu’il a concrètement fait, c’est de les multiplier à l’infini. En se matérialisant dans un ensemble de pratiques, d’institutions et de structures, il a eu un profond impact sur le tiers monde : les relations sociales, les manières de penser, les visions de l’avenir ont été durablement marquées par cet opérateur omniprésent. Dans une large mesure, le tiers monde en est venu à être ce qu’il est à cause du développement28.

Pris pour ce qu’il est réellement, soit une technologie politique et un instrument de contrôle social, le développement s’est révélé être, contrairement à ce que prétendent les tenants du développement alternatif, un franc succès : en quelques décennies, il a permis d’intégrer, de gérer et de contrôler des pays et des populations de manière toujours plus fine et à une échelle toujours plus vaste. L’indéniable cohérence des effets obtenus par le discours du développement dans les pays du Sud ne signifie pourtant nullement qu’il obéit à un vaste plan unifié et orchestré depuis un lieu unique :

Il est, bien au contraire, constitué d’une infinité de pratiques hétérogènes et discontinues, parmi lesquelles certaines concernent nos paysans, d’autres les habitants des quartiers populaires, ou les femmes, ou les populations sous-alimentées, ou les analphabètes et sans-emploi, ou les grands propriétaires terriens, ou bien encore nos villes et nos institutions. Ce sont ces pratiques, et les multiples relations de savoir et de pouvoir qui leur donnent forme et les soutiennent, qui constituent le « développement »29.

Inextricablement lié à une conception ethnocentrique et impériale du monde, le discours du développement s’est principalement appliqué à transformer en « problèmes » puis à réformer les formes de vie non occidentales qui résistent à l’impératif universel de modernisation. Ce faisant, il dépossède les populations du Sud de leur autonomie, leur impose verticalement un système de savoir allogène et dévalorise les pratiques traditionnelles et les savoirs locaux. En cela, le développement et ses multiples avatars constituent aujourd’hui l’une des technologies centrales de la colonialité du pouvoir à l’échelle globale : exactement comme le colonialisme « historique », il affirme simultanément la réformabilité des populations sous-développées et leur infériorité intrinsèque.

Vers le post-développement

On comprend dès lors que, pour Escobar, il est non seulement vain mais aussi naïf de prétendre « réformer » l’aide au développement. Seule une perspective résolument post-développementiste peut permettre de sortir des impasses pratiques et théoriques engendrées par le discours du développement. Le post-développement tel que le conçoit Escobar ne cherche pas à faire des conjectures sur la disparition du développement et de ses cadres cognitifs. Il vise avant tout à jeter la lumière sur les pratiques, les langages et les modes de connaissance qui remettent en cause les normes sociales les plus profondément ancrées dans l’imaginaire de la modernité (primauté de l’économie, individu, rationalité, distinction nature/culture, etc.) et qui, ce faisant, déploient ici et maintenant des alternatives au développement ; en d’autres termes, il tend à détecter et amplifier les pratiques réellement existantes de post-développement :

Le post-développement affirme la nécessité de multiplier les centres et les agents de production de connaissances, dans le but de rendre visibles les formes de connaissances produites par ceux qui sont habituellement les « objets » du développement, et de les transformer en sujets et en agents. Deux manières particulièrement efficaces permettent d’y parvenir : premièrement, en se focalisant sur les adaptations, les subversions et les résistances que les populations locales opposent aux interventions de développement ; deuxièmement, en mettant en évidence les stratégies alternatives produites par les mouvements sociaux lorsqu’ils rencontrent des projets de développement30.

Une telle approche implique bien entendu de renoncer aux approches totalisantes de la modernité qui, sous des formes plus ou moins euphémisées, finissent toujours par réintroduire le métarécit de la grande convergence :

Giddens l’a affirmé avec force : la globalisation implique une radicalisation et une universalisation de la modernité. La modernité n’est toutefois plus une affaire purement occidentale : elle est partout. Le triomphe de la modernité réside précisément dans le fait qu’elle est devenue universelle. On pourrait appeler cela l’« effet Giddens » : désormais, la modernité est la seule voie, en tout lieu, jusqu’à la fin des temps. Non seulement l’altérité radicale est à jamais expulsée du champ des possibles, mais toutes les cultures et sociétés du monde sont réduites à n’être que les manifestations de l’histoire et de la culture européennes. L’« effet Giddens » semble être en jeu, directement ou indirectement, dans la plupart des travaux actuels sur la modernité et la mondialisation. Quelles que soient les multiples manières dont on la caractérise, la « modernité mondiale » est là pour rester31.

À distance des approches globalocentriques, Escobar revendique le travail d’une « anthropologie de la différence », attentive aux trajectoires culturelles et épistémologiques divergentes qu’empruntent les groupes historiquement spoliés. À l’instar de Dussel et de Mignolo, l’anthropologue colombien considère que la colonialité doit être appréhendée comme un double processus parallèle impliquant, certes, la « suppression systématique des connaissances et des cultures subordonnées par la modernité dominante », mais aussi, et inséparablement, le « surgissement nécessaire de connaissances particulières modelées par cette expérience », qui rendent possible l’émergence d’une pluralité de « configurations socionaturelles32 ». En d’autres termes, pour Escobar, la colonialité – sous la forme du développement, du capital ou de la violence armée – produit toujours, dans les lieux concrets où elle se déploie, à la fois le rejet de certains des présupposés de la modernité (l’hégémonie du marché, l’individu, la rationalité, la démocratie libérale, les droits, la propriété, la nature, etc.) et l’expérimentation collective de nouvelles manières d’être au monde.

L’approche d’Escobar est particulièrement attentive aux luttes qui se jouent au niveau moléculaire, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle abandonne toute volonté de compréhension molaire. D’une part, le local est traversé par le capitalisme global, les politiques de développement et les discours de l’expertise académique, lesquels limitent ou potentialisent les pratiques et savoirs émergents. D’autre part, « le potentiel épistémologique des histoires et des pratiques et les histoires locales » du Sud, en inspirant d’« autres desseins sociaux, économiques et écologiques », transforment insensiblement les modèles universels et finissent par produire, à des échelles plus vastes, des processus de divergence et de désidentification ; pour le dire autrement, du pluriversel33.

Une politique du lieu

Le lieu est au centre de l’anthropologie de la différence que pratique Escobar. La marginalisation du lieu comme échelle d’analyse pertinente, note l’anthropologue colombien, a des conséquences capitales dans notre compréhension actuelle de la culture, de la nature et de l’économie. Celles-ci sont en effet perçues comme étant essentiellement déterminées par les dynamiques globales. Pourtant, si l’on entend par lieu l’« expérience d’une implication spatialement située, associée à un certain ancrage (bien qu’instable), à la perception de limites (bien que perméables), et en étroite connexion à la vie quotidienne », force est de constater qu’il demeure encore aujourd’hui une dimension centrale de la vie de la plupart des gens34. Ainsi appréhendés, les lieux ne sont dès lors pas seulement des nœuds du système capitaliste global mais des sites où se déploient des formes culturelles, des pratiques économiques et environnementales, des épistémologies relativement autonomes et, comme telles, sources de différence. Le lieu, souligne Escobar, est l’« emplacement d’une multiplicité de formes de politique culturelle, donc de pratiques culturelles se transformant en politique35 ».

Partant de l’exemple concret des mouvements afro-colombiens de la côte du Pacifique, Escobar affirme que le lieu est devenu aujourd’hui l’une des dimensions fondamentales des luttes subalternes qui tentent de répondre, à partir de leurs conditions concrètes d’existence, aux logiques culturelles de déracinement et aux projets d’occupation territoriale engendrés par la colonialité globale. Ces « politiques du lieu » ou « politiques-fondées-sur-le-lieu » se distinguent des formes politiques « modernes » – dans leur acception eurocentrée – en ceci qu’elles ne sont pas tant le produit d’un corpus d’idées politiques abstraites posées a priori que des contextes pratiques et locaux qui les rendent possibles. Reste que cette dimension pratique et incarnée ne signifie pas, tant s’en faut, que les politiques du lieu soient rivées à l’ici-et-maintenant et incapables de réflexivité. Pour Escobar, « la politique du lieu est un discours de désir et de possibilité qui s’appuie sur des pratiques subalternes de différence pour la construction de mondes socionaturels alternatifs36 ». En ce sens, les politiques du lieu ne peuvent pas être réduites à des mouvements autoréférentiels uniquement centrés sur la défense des traditions ou des lieux de vie : dans la mesure où elles sont ancrées dans le contexte et l’expérience concrète de la division moderne/coloniale, elles sont aussi des projets ; des projets narratifs qui impliquent des stratégies réflexives de réappropriation, de reconstruction, de réinvention, de traduction et de négociation. En outre, comme le montre, parmi tant d’autres, l’exemple du néozapatisme dans le Chiapas ou du mouvement afro-colombien dans le Pacifique, elles sont en dialogue constant avec une multitude de discours exogènes – comme les discours de l’expertise environnementale – et sont toujours connectées à de multiples réseaux sociopolitiques et cybernétiques. Les politiques du lieu sont des projets de réexistence continus qui, dans leur déploiement réticulaire, engagent la totalité du réel. On peut d’ailleurs considérer que la défense des formes locales d’existence et de rapport au monde articulée par ces mouvements paysans et indigènes du Sud, sous la forme de discours ou de pratiques théoriques et narratives, participe du vaste « tournant cognitif » des mouvements sociaux :

De nombreuses pratiques de ces mouvements peuvent être considérées comme faisant partie d’un moment expérimental ou théorique plus large, dont le terrain est micropolitique et qui a pour objet d’expérimenter ou de rendre visibles les possibilités de nouveaux ordres ou imaginaires sociaux. Leur « réussite » ne réside dès lors pas seulement dans leur capacité à créer des transformations immédiates dans le présent, mais plutôt dans leur faculté à fertiliser l’imagination et les désirs des gens – en rendant possible l’imagination d’« autres mondes »37.

Ni purs, ni exempts de contradictions internes, traversés par les rapports de force inhérents au monde dans lequel ils sont nés, les mouvements sociaux centrés sur la défense de lieux de vie sont des espaces de production de connaissances incontournables ; des espaces d’avant-garde où sont interrogées, de manière inséparablement pratique et théorique, les catégories – comme celles de nature et culture – qui soutiennent le projet moderne/colonial du monde. Tel est sans doute l’un des apports fondamentaux de l’approche post-développementiste au projet Modernité/Colonialité. Ce postulat se nourrit d’abord d’une pratique particulière du travail intellectuel : l’anthropologue colombien a noué, depuis le début des années 1990, une conversation théorique intense avec les activistes des organisations sociales et politiques afro-colombiennes de la région du Pacifique. D’une certaine manière, le savoir situé produit par ces mouvements constitue la condition de possibilité du projet théorique d’Escobar.

Une écologie politique située, relationnelle et intégrale : le cas du PCN

Aboutissement de plus d’une décennie de recherche-action, l’ouvrage Territories of Difference, publié en 2008, se veut à la fois une étude ethnographique sur la production de connaissances au sein des mouvements afro-colombiens et un espace d’interlocution qui cherche à faire résonner, en évitant toute position de surplomb, les savoirs forgés par les activistes – notamment sur les territoires, l’identité, l’autonomie politique ou le développement – et ceux produits au sein des espaces académiques. À travers ce cheminement dialogique, le texte retrace les dynamiques et les stratégies de réinvention communautaire qui ont abouti, malgré la violence extrême qui s’est abattue sur les habitants de la région au cours des deux dernières décennies, à la construction d’un cadre d’interprétation socionaturel original du territoire et de l’identité.

Il peut être utile de revenir sur ce qu’implique une « politique du lieu », en particulier du point de vue écologique, à partir de l’exemple concret des mouvements afro-descendants de la région du Pacifique colombien (Chocó). La région, qui s’étend sur près de 900 km le long de la côte pacifique entre le Panama et l’Équateur, est encore très largement recouverte d’une épaisse forêt pluviale, l’une des plus riches au monde du point de vue de la biodiversité. Elle est peuplée principalement par des communautés noires, descendantes des Africains introduits à partir du XVIIe siècle dans les enclaves minières, et par quelques groupes autochtones, comme les Emberas. Relativement isolée des centres du pouvoir historiquement implantés dans la Cordillère, la région a toujours été perçue et intégrée à l’ordre économique national et international par le biais d’un colonialisme interne. Deux images coloniales, encore prégnantes aujourd’hui, lui sont associées : celle d’une terre d’abondance offerte à l’extraction et celle d’une population noire, irrémédiablement irrationnelle, elle-même naturellement vouée à l’exploitation. Oublié après le déclin de l’économie minière au XIXe siècle, le Chocó est soumis depuis les années 1980 à un nouveau cycle d’accumulation extractiviste particulièrement dévastateur, fondé sur la culture industrielle du palmier à huile et de la coca. Cette expansion de l’économie capitaliste s’est traduite par l’intensification de la déforestation et par une pression accrue sur les populations, qui ont été soumises à un processus d’accaparement des terres sans précédent et à des stratégies planifiées d’expulsion de leurs territoires collectifs38. Parallèlement, la grande diversité bioculturelle de la région en fait aussi la cible des politiques de conservation néolibérales axées sur sa « mise en tourisme » des ressources, des formes de vie – resignifiées en folklore – et des territoires. C’est dans ce contexte d’une pénétration sans précédent du front du « développement » dans la région que naît un important mouvement politique de défense des droits des communautés noires. Ce mouvement multiple, articulé autour du Processus des communautés noires (PCN), s’appuie sur les droits territoriaux et culturels collectifs accordés aux minorités ethniques par la Constitution nationale de 1991, pour organiser la défense de leurs modes de vie, de leurs terres et de leurs ressources. Tout en revendiquant leur ancrage dans le temps long d’une occupation ancestrale du territoire (le « mandat ancestral ») marquée par l’esclavage et le projet libertaire du marronnage, les activistes du PCN ont élaboré, à travers un patient dialogue avec les habitants, les acteurs du développement, les ONG et les anthropologues, un cadre théorico-pratique communautaire profondément original, fondé sur une conception dynamique et non essentialiste du rapport symbiotique qu’entretiennent les communautés et les territoires :

Les activistes ont introduit [des] innovations conceptuelles importantes, parmi lesquelles certaines sont apparues au cours du processus de négociation avec les agents d’un projet de conservation de la biodiversité piloté par le gouvernement, avec qui ils ont maintenu une relation difficile et tendue, quoique productive à maints égards. La première est la définition de la biodiversité comme « territoire plus culture ». Cette idée est étroitement liée à celle du Pacifique comme « territoire-région » de groupes ethniques, unité écologique et culturelle, comme espace patiemment construit par les pratiques culturelles, écologiques et économiques quotidiennes des communautés noires et indigènes39.

À bien des égards, le projet narratif – el proyecto de vida – élaboré par les activistes du Pacifique est exemplaire de ces « politiques du lieu » qui s’efforcent, partout dans les Suds, de changer les termes de la conversation imposés par le discours du développement. Ni simple reformulation d’une tradition immaculée, ni produit d’une réflexion purement théorique détachée de ses conditions d’émergence, le cadre de pensée proposé par le PCN s’est développé dans la trame quotidienne de l’existence communautaire ; une expérience marquée par l’historicité profonde d’un usage matériel et spirituel du territoire, mais aussi par la violence des conflits qui se sont noués autour de ces usages avec les forces néocoloniales – entrepreneurs, agents de l’État, groupes armés légaux et illégaux – qui se disputent le contrôle de la région. On peut dire du travail théorico-pratique du PCN qu’il est une pensée-action qui cherche à faire coïncider de manière ininterrompue l’être, le faire et le connaître.

« Senti-pensée » tramée dans la vie concrète et le lieu où elle se déploie, l’écologie politique intégrale du PCN concerne tout autant les communautés qui vivent sur le territoire que le territoire lui-même. La notion de « territoire-région » développée par le PCN permet de saisir cette coextensivité du territoire et des communautés humaines :

Le territoire-région du Pacifique est une unité géographique qui part de la propriété et de la continuité des territoires collectifs des communautés noires et indigènes – comme conception et pratique dans la définition d’une stratégie de défense sociale, culturelle et environnementale de l’espace vital – en vue de la structuration d’une région autonome qui permette de promouvoir un choix de développement compatible avec son environnement et les relations qu’y ont traditionnellement entretenues les communautés40.

La reformulation de la côte pacifique et de son hinterland comme « région-territoire », autrement dit comme un espace bioculturel ancestral indivisible, s’oppose à ce qui constitue l’un des piliers des politiques de gestion capitaliste des territoires et de la nature : la segmentation fonctionnelle des espaces, classées en zones de sacrifice, parcs naturels et réserves intégrales. Cette vision intégrale du territoire prend sa source dans les pratiques d’habitation concrètes des communautés, qui déploient leurs activités symboliques et matérielles à travers une grande diversité d’espaces et de paysages, comprenant souvent plusieurs bassins fluviaux. En ce sens, le projet de vie déployé à l’échelle du territoire-région est la condition de possibilité de la biodiversité : c’est précisément en défendant non pas la « nature », mais l’appropriation diversifiée et relationnelle des espaces que les communautés assurent la préservation des dynamiques écologiques. Symétriquement, c’est la préservation de la diversité des formes de vie, humaines et non humaines, qui rend possibles la continuité matérielle de la vie sociale et la cohérence de la vie spirituelle. Dans cette perspective, le « territoire-région » n’est ni un arrière-plan, ni un support matériel de vie. Il est, d’un point de vue matériel et symbolique, constitutif du projet de vie des communautés. Car les communautés sont le territoire qu’elles ont contribué et contribuent continuellement à faire exister à travers leurs pratiques. Notons que cette conception relationnelle et intégrale de l’écologie ne signifie en aucun cas l’abandon des actions spécifiques visant à protéger, contre les activités des acteurs du « développement », les écosystèmes. Comme le rappelle Escobar, depuis les années 1990, le PCN s’est engagé dans une multitude de conflits écologiques, au point qu’il est aujourd’hui la principale force de défense des écosystèmes et des cultures des forêts pluviales du Pacifique41.

Conflits ontologiques

Les projets de vie décoloniaux des communautés afro-descendantes, autochtones et paysannes d’Amérique latine concernent tout autant les conditions de vie dans le monde que les conditions de vue du monde. Ils expriment en effet une divergence fondamentale quant à la manière de voir, de faire et d’habiter le monde. Cette conviction conduit Escobar à formuler l’hypothèse, avec d’autres, que les luttes pour des territoires renvoient, en dernière instance, à des « conflits ontologiques42 », au sens où elles mobilisent, en pensée et en pratique, des visions et des versions du monde non seulement différentes, mais ouvrant à des formes radicalement alternatives de vie politique :

La persévérance des communautés et des mouvements ethnico-territoriaux implique la résistance, l’opposition, la défense et l’affirmation des territoires, mais peut souvent être décrite de manière plus radicale comme ontologique. De même, bien que l’occupation de territoires collectifs comporte généralement des aspects militaires, économiques, territoriaux, technologiques, culturels et écologiques, sa dimension la plus importante est ontologique. En ce sens, ce qui « occupe », c’est le projet moderne d’Un Monde qui cherche à réduire les nombreux mondes existants en un seul (le monde de l’individu et du marché), et ce qui persévère, c’est l’affirmation d’une multiplicité de mondes43.

Pour comprendre la nature de ce conflit ontologique, Escobar propose de décomposer le domaine du savoir en trois plans distincts bien qu’étroitement interconnectés. En premier lieu, le plan épistémologique, où s’élaborent les règles de production de la connaissance ; deuxièmement, le plan de l’épistémè, qui renvoie à ce qui est pensable et connaissable pendant une période sociohistorique déterminée. Enfin, le plan ontologique, qui concerne les « présupposés sur les types d’entités qui existent et sur leurs conditions d’existence44 » ; soit ce qui constitue, en dernier ressort, la réalité. Il importe ici de souligner que l’approche ontologique d’Escobar présuppose une anthropologie des mondes multiples. Les régimes ontologiques ne sont, en effet, ni de simples points de vue projetés sur une réalité préexistante, ni de pures constructions subjectives, détachées du monde environnant. Intégrés et traduits dans les pratiques concrètes, ils produisent des mondes réellement existants. Pour penser la dimension performative de l’ontologie, Escobar emprunte la notion d’« énaction » forgée par le neurobiologiste chilien Francisco Varela45. Selon l’anthropologue colombien, le déploiement ontologique doit être compris comme un processus à travers lequel les pratiques des groupes humains « s’énactent » – font exister et réalisent – des mondes ; donc des configurations socionaturelles spécifiques. Ces mondes constituent un plurivers, autrement dit, un ensemble de mondes partiellement connectés les uns aux autres qui se déploient et se réalisent constamment. Bien entendu, la coexistence et l’interaction des mondes ne se produisent pas dans un espace abstrait et lisse : elles interviennent dans des contextes de pouvoir qui conditionnent fortement non seulement leur puissance symbolique mais aussi leur aptitude à persister en tant que monde.

L’approche politique de l’ontologie – qu’Escobar appelle l’« ontologie politique » – implique une double opération : d’une part, la déconstruction des prétentions du monde moderne à être Le Monde ; d’autre part, la mise en lumière des multiples formes alternatives de mise en monde de la vie. Le monde euromoderne dominant constitue l’énaction constamment renouvelée d’une proposition ontologique particulière, qu’Escobar formule ainsi : nous sommes « des sujets autosuffisants confrontés à un monde composé d’objets qui existent par eux-mêmes et peuvent être manipulés à volonté46 ». L’ontologie des modernes, en mettant en présence des individus et des choses préexistantes qui entrent en rapport les uns avec les autres, institue une forme de relationnalité tout à fait particulière, le dualisme. Cette matrice dualiste, fondée sur une scission primordiale entre le sujet et l’objet, se manifeste concrètement dans la cascade d’antinomies asymétriques qui informent l’ensemble des dimensions de la vie socionaturelle des modernes : humain et non-humain, vivant et inerte, raison et émotion, idées et sentiments, esprit et corps, séculier et sacré, individuel et collectif, science et doxa, développement et sous-développement, etc. À son tour, la distribution structurelle de la réalité en pôles antinomiques induit une segmentation croissante du continuum de la vie socionaturelle, décomposée en « domaines séparés et autonomes comme l’économie, la nature, la culture, les systèmes de gouvernement, l’individu, etc. », et distribuée en systèmes hiérarchisés47. Enfin, la collusion historique entre l’ontologie moderne et le colonialisme, sans cesse renforcée par l’effet d’une boucle de rétroaction, a entraîné l’occupation des autres terrains ontologiques et conduit à une confusion entre le monde euromoderne et ses formes d’existence et la réalité totale du monde.

On l’a vu, le fait que le monde moderne soit devenu aujourd’hui hégémonique et que cette domination, produit d’une guerre multiséculaire contre les autres mondes, ait provoqué l’érosion et la minoration des autres expériences du monde ne signifie pas, loin de là, que ces dernières aient disparu. Escobar propose d’appeler ces expériences non dualistes du monde, ancestrales ou émergentes, « ontologies relationnelles ». Ces ontologies déploient un monde radicalement différent du monde moderne : ce qui s’énacte, ce n’est pas un monde constitué d’entités homogènes et séparées mais, d’emblée, une radicale interexistence, un écheveau de relations dont le redéploiement continu recrée sans cesse l’intégralité des communautés humaines et non humaines. En somme, dans un monde relationnel, rien ne préexiste aux relations qui le constituent : « Nous existons parce que tout existe. » Du coup, on le comprend, ce n’est pas la nature – en tant que réalité objective – mais le territoire, au sens d’un système de relations, qui est au centre des visions relationnelles du monde :

Dans ces ontologies, les territoires sont l’espace-temps vital de toute communauté d’hommes et de femmes ; mais ce n’est pas seulement cela, c’est aussi l’espace-temps de l’interrelation avec le monde naturel qui l’entoure et qui en est une partie constitutive. En d’autres termes, l’interrelation engendre des scénarios de synergie et de complémentarité tant pour le monde des hommes et des femmes que pour la reproduction des autres mondes qui entourent le monde humain. Dans de nombreux mondes indigènes et dans certaines communautés afro-descendantes d’Amérique latine, ces espaces matériels se manifestent sous la forme de montagnes ou de lacs qui sont considérés comme ayant une vie ou comme des espaces animés48.

Dans la mesure où ces mondes relationnels sont continuellement aux prises avec l’Uni-monde moderne et ses dispositifs d’occupation, leur persistance est inséparable de ce qu’Escobar appelle une « pratique politique de l’ontologie ». Reste que si ces mondes constituent des propositions politiques, ce n’est pas seulement parce que leur simple existence y déploie toujours une pratique obstinée de la réexistence et de la reconnexion, mais aussi et surtout parce qu’ils contestent, en acte, le monopole de la modernité sur la définition et le vocabulaire du politique. Par leur manière d’envisager l’espace du politique comme un champ qui inclut d’emblée la communauté et la relation à la terre, les sociétés relationnelles fracturent les cadres modernes du politique et du droit, fondés sur l’expulsion de tous les Autres – colonisés et non-humains – de l’espace sacré de la communauté, et redéfinissent radicalement l’horizon du politique. Nul n’est apolitique, telle est sans doute la proposition radicale que déploient concrètement les politiques du lieu d’Abya Yala :

Le territoire est bien plus qu’une base matérielle pour la reproduction de la communauté humaine et de ses pratiques. […] Lorsque l’on parle d’une montagne, d’un lac ou d’une rivière comme d’un ancêtre ou d’une entité vivante, on fait référence à une relation sociale, et non à une relation de sujet à objet. Chaque relation sociale avec les non-humains obéit à des protocoles spécifiques, mais ce ne sont pas (ou pas seulement) des relations instrumentales ou d’usage. Ainsi, le concept de communauté, en principe centré sur les humains, s’élargit pour inclure les non-humains (non-humains qui peuvent englober les animaux ou les montagnes en passant par les esprits, en fonction des territoires spécifiques). Par conséquent, le champ de la politique s’ouvre aux non-humains49.

Les perspectives des mondes relationnels, qui persistent dans les Suds à entraver la marche triomphale des vainqueurs, permettent de ne pas tomber dans le pessimisme paralysant des récits de l’effondrement. Sans minimiser la dévastation en cours et la puissance des forces de l’Uni-monde, ni tomber dans la fascination romantique, l’attention portée à ces luttes décoloniales en Amérique latine/Abya Yala, qui ont commerce de longue date avec le désastre, nous invite à concevoir des manières inédites de nous déprendre de nous-mêmes et de forcer le passage vers d’autres mondes. « Il faut chercher ailleurs qu’en Europe », comme nous le rappelait Fanon.

1. Claudia ACUÑA, « Maestra : María Lugones, teórica feminista », Lavaca, 19 août 2019.

2. Idem.

3. Gloria ANZALDÚA, Borderlands/La Frontera, op. cit.

4. Acronyme de White Anglo-Saxon Protestant, qui désigne les Étatsuniens et Étatsuniennes blancs protestants détenant les rênes du pouvoir aux États-Unis.

5. María LUGONES, « Colonialidad y género », Tabula Rasa, no 9, 2008, p. 73-101, citation p. 95.

6. María LUGONES, « Hacia un feminismo descolonial », La Manzana de la discordia, vol. 6, no 2, 2011, p. 105-119, citation p. 106.

7. Paula Gunn ALLEN, The Sacred Hoop. Recovering the Feminine in American Indian Traditions, Beacon Press, Boston, 1992.

8. Abya Yala (« Terre de pleine maturité ») est le terme par lequel le peuple kuna, qui vit dans la région de l’isthme de Panama, nomme le territoire de leurs ancêtres. Depuis 1992, les organisations autochtones du continent ont proposé d’abandonner la catégorie eurocentrée d’Amérique et d’y substituer celle d’Abya Yala, désormais étendue à l’ensemble du continent. Le terme s’est aujourd’hui largement répandu dans les milieux universitaires et militants décoloniaux.

9. Kimberlé WILLIAMS CRENSHAW, « Demarginalizing the Intersection of race and sex : a black feminist critique of antidiscrimination doctrine, feminist theory and antiracist politics », University of Chicago Legal Forum, no 1, art. 8, 1989, p. 139-167.

10. Le GLEFAS est créé en 2007 par Yuderkys Espinosa Miñoso. Le but de ce collectif est d’articuler à la fois les différentes formes de la « matrice de domination » (le racisme, l’exploitation économique, le binarisme sexe-genre et l’hétérosexualité normative), la théorie et la pratique féministes, ainsi que la recherche et les mouvements sociaux. Le GLEFAS compte six membres permanentes, à savoir Ochy Curiel, Yuderkys Espinosa Miñoso, Ana Milena González, Breny Mendoza, Laura Montes et Ana Reis.

11. Yuderkys ESPINOSA MIÑOSO, « Una crítica descolonial a la epistemología feminista crítica », El Cotidiano, no 184, 2014, p. 7-12.

12. Domitila BARRIOS, Si me permiten hablar. Testimonio de Domitila, una mujer de las minas de Bolivia, Siglo XXI, Mexico, 1977, p. 30.

13. « Lorena Cabnal : Sanar y defender el territorio-cuerpo-tierra », Universidad Autónoma Metropolitana, 7 avril 2021.

14. Idem.

15. Fernando CORONIL, The Magical State. Nature, Money and Modernity in Venezuela, The University of Chicago Press, Chicago/Londres, 1997. Nous nous référons à l’édition en langue espagnole : El Estado mágico. Naturaleza, dinero y modernidad en Venezuela, Nueva Sociedad, Caracas, 2002.

16. On doit la notion d’extractivisme au sociologue uruguayen Eduardo Gudynas, qui la propose pour la première fois en 2009 pour décrire une forme particulière d’extraction des ressources naturelles, extrêmement intense, dont la plus grande partie, pas ou peu transformée, est destinée à l’exportation. Sur cette question, voir Miriam LANG et Dunia MOKRANI, Au-delà du développement, critiques et alternatives latino-américaines, Éditions Amsterdam, Paris, 2014 ; Anna BEDNIK, Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Le Passager clandestin, Paris, 2016.

17. Fernando CORONIL, The Magical State, op. cit., p. 71.

18. Ibid., p. 76.

19. Ibid., p. 35.

20. La notion de « colonialité de la nature » est proposée pour la première fois en 2004 par l’anthropologue José Eduardo MARTINEZ-REYES dans son travail de thèse (codirigé par Arturo Escobar), « Contested place, nature, and sustainability : a critical anthropo-geography of biodiversity conservation in the “Zona Maya” of Quintana Roo, Mexico », University of Massachusetts, Amherst. Elle sera ensuite reprise par Arturo ESCOBAR en 2008 dans son livre Territories of Difference. Place, Movements, Life, Redes, Duke University Press, Durham/Londres, 2008.

21. Héctor ALIMONDA, « La colonialidad de la naturaleza. Aproximación a la ecología política latinoamericana », in Héctor ALIMONDA (dir.), La Naturaleza colonizada. Ecología política y minería na América Latina, CLACSO, Ediciones CISSUS, Buenos Aires, 2011, p. 47.

22. Ibid., p. 51. Nous traduisons.

23. Signalons que deux ouvrages d’Arturo ESCOBAR ont été récemment traduits en français : Sentir-penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident, Seuil, Paris, 2017 ; Autonomie et design. La réalisation de la communauté, EuroPhilosophie Éditions, Toulouse, 2020.

24. André GUNDER FRANCK, Capitalisme et sous-développement en Amérique latine, François Maspero, Paris, 1972, p. 18.

25. Ivan ILLICH, « To hell with good intentions », discours prononcé le 20 avril 1968 au séminaire de St. Mary’s Lake of the Woods à Niles, dans la banlieue de Chicago.

26. Parmi les études que l’on peut rattacher à ce courant, on peut mentionner : James FERGUSON, The Anti-Politics Machine. Development, Depoliticization, and Bureaucratic Power in Lesotho, Cambridge University Press, Cambridge, 1990 ; Frédérique APFFEL-MARGLIN et Stephen MARGLIN, Dominating Knowledge. Development, Culture, and Resistance, Oxford University Press, New York, 1990 ; Gilbert RIST, Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sciences Po, Paris, 1996 ; Mark HOBART (dir.), An Anthropological Critique of Development. The Growth of Ignorance, Routledge, Londres, 1993.

27. Arturo ESCOBAR, Encountering Development. The Making and Unmaking of the Third World, Princeton University Press, Princeton, 1995.

28. Arturo ESCOBAR, « Imaginando un futuro : pensamiento crítico, desarrollo y movimientos sociales », in Margarita LÓPEZ MAYA (dir.), Desarrollo y democracia, Unesco, Editora Nueva Sociedad, Caracas, 1991, p. 142. Nous traduisons.

29. Arturo ESCOBAR, « La invención del desarrollo en Colombia », Lecturas de economía, no 20, 1986, p. 9-35, citation : p. 23-24. Nous traduisons.

30. Arturo ESCOBAR, « El postdesarrollo como concepto y práctica social », in Daniel MATO, Políticas de economía, ambiente y sociedad en tiempos de globalización, Universidad central de Venezuela, Caracas, 2005, p. 17-31, citation p. 20. Nous traduisons.

31. Arturo ESCOBAR, « Mundos y conocimientos de otro modo : el programa de investigación de modernidad/colonialidad latinoamericano », loc. cit., p. 57. Nous traduisons.

32. Arturo ESCOBAR « Ecología política de la globalidad y la diferencia », in Héctor ALIMONDA, La Naturaleza colonizada, op. cit., p. 72. Nous traduisons.

33. Arturo ESCOBAR et Manon BOULIANE, « Développer autrement, construire un autre monde ou sortir de la modernité ? », Anthropologies et sociétés, vol. 29, no 3, 2005, p. 139-150.

34. Arturo ESCOBAR, Territories of Difference, op. cit., p. 30.

35. Arturo ESCOBAR, « El lugar de la naturaleza y la naturaleza del lugar : ¿globalización o postdesarrollo? », in Edgardo LANDER (dir.), La Colonialidad del saber, op. cit., p. 113-143, citation p. 128.

36. Ibid., p. 67.

37. Arturo ESCOBAR et Michael OSTERWEIL, « Movimientos sociales y la política de lo virtual. Estrategias deleuzianas », Tabula Rasa, no 10, 2009, p. 123-161, citation p. 151. Nous traduisons.

38. Sur le déplacement forcé des populations locales et les stratégies de reconfiguration de la région en fonction des mégaprojets extractivistes, voir Arturo ESCOBAR, « Déplacement, développement et modernité en Colombie du Pacifique », Revue internationale des sciences sociales, no 175, 2003, p. 171-182.

39. Arturo ESCOBAR, « El lugar de la naturaleza y la naturaleza del lugar : ¿globalización o postdesarrollo? », loc. cit., p. 131. Nous traduisons.

40. PROCESO DE COMUNIDADES NEGRAS E INVESTIGADORES ACADÉMICOS, Territorio y conflicto desde la perspectiva del Proceso de Comunidades Negras de Colombia, rapport du Proyecto PCN-LASA, Otros Saberes, Cali, 2007, p. 11. Nous traduisons.

41. Arturo ESCOBAR, Territories of Difference, op. cit., p. 155.

42. La notion de conflit ontologique a été développée par l’anthropologue argentin Mario Blaser pour rendre compte des conflits qui surgissent lorsque des modes de construction du monde incompatibles se rencontrent. Voir Mario BLASER, Storytelling Globalization from the Chaco and Beyond, Duke University Press, Durham/Londres, 2010.

43. Arturo ESCOBAR, « Territorios de diferencia : la ontología política de los derechos al territorio », Cuadernos de antropología, no 41, 2015, p. 25-38, citation p. 28. Nous traduisons.

44. Arturo ESCOBAR, « En el trasfondo de nuestra cultura : la tradición racionalista y el problema del dualismo ontológico », Tabula Rasa, no 18, 2013, p. 15-42, citation p. 25.

45. Francisco VARELA, Evan THOMPSON et Eleanor ROSCH, L’Inscription corporelle de l’esprit. Sciences cognitives et expérience humaine, Seuil, Paris, 1993.

46. Arturo ESCOBAR, « En el trasfondo de nuestra cultura : la tradición racionalista y el problema del dualismo ontológico », loc. cit., p. 26.

47. Ibid., p. 30.

48. Arturo ESCOBAR, « Territorios de diferencia : la ontología política de los derechos al territorio », loc. cit., p. 33. Nous traduisons.

49. Ibid., p. 33. Nous traduisons.