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Ouvrage initialement paru sous le titre Buda’s Wagon. A Brief History of the Car Bomb, aux éditions Verso en 2007.


Mike Davis

Petite histoire de la voiture piégée

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry


Sommaire
1. Wall Street, 1920
2. Le bombardier du pauvre
3. Détonations préliminaires
4. Des oranges pour Jaffa
5. Notre homme à Saïgon
6. Un festival de plastic
7. Graines diaboliques
8. Bienvenue à Bombsville
9. L'avènement du nitrate-fioul
10. Le rire macabre de Sammy Smith
11. La cuisine de l'enfer
12. Le Hilton de Beyrouth
13. L'université de la voiture piégée
14. Les tigres kamikazes
15. Cibles faciles
16. Los Coches Bomba
17. Villes en état de siège
18. La technologie de la peur
19. Attentat contre Bush, massacre en Oklahoma
20. La planète Djihad
21. La reine de l'Irak
22. Les portes de l'enfer


Pour Tom Engelhardt,
un ami extraordinaire
« Comment dormir avec la mort au coin de la rue ? »
Proverbe tchétchène.


1. WALL STREET, 1920
« Vous avez été sans pitié à notre égard ! Nous vous rendrons la pareille. Nous allons vous dynamiter ! »
Slogan anarchiste (1919)note.

Par une journée ensoleillée de septembre 1920, quelques mois après l’arrestation de ses camarades Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti (« mes meilleurs amis en Amérique »), un immigrant anarchiste italien assoiffé de vengeance, Mario Buda, gara son chariot tiré par un cheval aux abords du croisement de Wall Street et Broad Street, près du nouvel édifice du bureau de garantie des métaux précieux et juste en face du siège de J. P. Morgan and Company. Les partenaires de Morgan, parmi lesquels on comptait les fameux magnats Thomas Lamont et Dwight Morrow (futur beau-père de l’aviateur Charles Lindbergh), étaient en train de débattre d’importantes questions financières dans une salle de conférences à l’étage. Avant de descendre avec nonchalance de son véhicule et de disparaître incognito dans la foule de midi, peut-être Buda lança-t-il un salut ironique en direction des « barons voleurs » inconscients de la menace. À quelques rues de là, un postier ébahi tomba sur une pile de tracts mal imprimés portant cet étrange avertissement : « Libérez les prisonniers politiques, ou bien aucun de vous n’échappera à la mort ! » Les tracts étaient signés : « Les combattants anarchistes américains ».

Buda, alias Mike Boda, était un partisan de longue date de Luigi Galleani, théoricien anarchiste et éditeur de la Cronaca Sovversiva (« La chronique subversive »), condamnée en 1918 par le ministère de la Justice comme « le journal le plus dangereux du pays ». Les adeptes de Galleani (un noyau dur de guère plus de cinquante ou soixante militants) étaient les suspects numéro un dans un certain nombre d’attentats à la dynamite, dont la fameuse explosion du 22 juillet 1916 à San Francisco (pour laquelle furent inculpés injustement les syndicalistes Tom Mooney et Warren Billings) et les lettres piégées envoyées à plusieurs hauts fonctionnaires de l’administration Wilson ainsi qu’à J. P. Morgan et John D. Rockefeller en juin 1919. Fleurissant à l’ombre des usines textiles de Paterson et des hauts-fourneaux de Youngstown, les cercles de lecteurs de la Cronaca Sovversiva ne sont pas sans évoquer certains groupes d’étude du Coran qui se réunissent aujourd’hui dans les recoins obscurs de Brooklyn ou du sud de Londres. Ils cristallisaient le malaise des immigrants, un malaise virant à l’exaspération face à l’hystérie xénophobe suscitée par l’entrée en guerre des États-Unis. C’est cette hystérie qui, au lendemain du conflit mondial, allait engendrer une offensive tous azimuts contre les milieux de la gauche radicale. Quand le procureur général A. Mitchell Palmer signa l’ordre d’expulsion de Galleani en février 1919, on vit apparaître en Nouvelle-Angleterre des tracts anonymes promettant l’« annihilation » des responsables « dans un déluge de feu et de sang ».

L’ange de la mort voué à venger les anarchistes emprisonnés ou expulsés n’était autre que Buda. Alors qu’il s’enfuyait de Wall Street, les cloches de l’église de la Trinité commencèrent à sonner les douze coups de midi. Avant même qu’elles se soient tues, le chariot bourré d’explosifs (probablement du plastic dérobé sur le chantier de construction d’un tunnel) et de morceaux de ferraille se transforma en une énorme boule de feu, laissant un cratère monumental en plein milieu de la chaussée de Wall Street. La déflagration brisa les fenêtres des bureaux, blessant ou tuant les employés, tandis que les passants étaient fauchés par les shrapnels ou mutilés par les éclats de verre. Les auvents des immeubles et les voitures en stationnement prirent feu, et un nuage de fumée et de poussière asphyxia Wall Street. Les gratte-ciel se vidèrent en un clin d’œil, libérant une foule paniquée. Les trottoirs étaient parsemés de corps estropiés, dont certains se tordaient dans d’atroces souffrances. À chaque rafale de vent mêlée de cendres toxiques, des volées de feuilles vertes ornées des portraits de plusieurs présidents des États-Unis planaient au-dessus de l’avenue sans arbres – près 80 000 dollars en liquide abandonnés par des coursiers de banque terrifiés ou blessés. Nul ne savait si de nouvelles explosions étaient à craindre et, pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique, les autorités suspendirent l’activité de la Bourse de New York.

Un attentat contre Wall Street ne pouvait manquer d’être aussitôt perçu comme une catastrophe d’envergure nationale. La base militaire de Governor’s Island détacha aussitôt un contingent d’une centaine de soldats, baïonnette au fusil, pour monter la garde devant l’immeuble gravement endommagé du bureau de garantie des métaux précieux et l’édifice adjacent du Trésor. Simultanément, le limier en chef du Bureau of Investigation (ancêtre du FBI), William Flynn, débarquait du premier train en provenance de Washington. Pendant les jours qui suivirent, les détectives de la police de New York s’employèrent à collecter les débris grotesques de la « machine infernale » : une tête de cheval, quelques sabots mutilés et l’axe métallique tordu de l’essieu du chariot. Au premier rang des suspects, on signala aussitôt les anarchistes, les syndicalistes révolutionnaires de l’International Workers of the World (IWW) et les nouveaux venus de la gauche radicale, les « bolcheviki ». La une du New York Times dénonçait à hauts cris « une conspiration rouge derrière l’attentat ». Tandis que la police locale et les enquêteurs fédéraux harcelaient les « stars » de la subversion, comme le syndicaliste Carlo Tresca, Buda prenait tranquillement le chemin de son Italie natale. (On n’a jamais pu savoir si d’autres adeptes de Galleani avaient participé à l’organisation de l’attentat ou bien s’il faut l’attribuer au talent exceptionnel et solitaire de Buda.)

Le coroner put identifier quarante cadavres (dont certains totalement méconnaissables) et plus de deux cents blessés, dont le P-DG de la firme Equitable Trust, Alvin Krech, et le fils de J. P. Morgan Jr., Junius. Un des passants de Wall Street, Joseph P. Kennedy, père du futur Président, sortit de l’attentat indemne, bien que fortement secoué. Buda fut sans doute fort déçu d’apprendre que « Jack » Morgan se trouvait alors dans son pavillon de chasse en Écosse, et que ses associés Lamont et Morrow réchappèrent de l’explosion sans une égratignure. Il n’empêche qu’un pauvre immigrant n’ayant pour tout équipement qu’un maigre stock de dynamite, un tas de ferraille et un vieux canasson, dans un geste sans précédent, avait réussi à semer la terreur dans le saint des saints du capitalisme américain.


2. LE BOMBARDIER DU PAUVRE
« Une arme complexe rend le fort encore plus fort, tandis qu’une arme simple – tant que l’ennemi ne lui trouve pas une parade – donne des griffes au faible. »
George Orwellnote.

L’attentat perpétré par Buda à Wall Street (peut-être inspiré par la fameuse « machine infernale », elle aussi transportée par une voiture à cheval, qui faillit tuer Napoléon à Paris, rue Saint-Nicaise, le 24 décembre 1800note) était l’apogée d’un demi-siècle d’obsessions des artificiers anarchistes, qui rêvaient de réduire en fumée monarques et ploutocrates. Mais, tout comme la machine analytique de Charles Babbage, précurseur de l’ordinateur, l’invention de Buda était fort en avance sur son temps. Ce n’est qu’après l’avènement des bombardements stratégiques et la routine barbare des incursions aériennes contre les rebelles réfugiés dans les labyrinthes des villes du tiers monde que le potentiel radical de la « machine infernale » put s’épanouir pleinement. En fin de compte, le chariot de Buda était le premier prototype de la voiture piégée : le premier usage moderne d’un véhicule d’apparence totalement anodine dans la plupart des décors urbains, transportant une grande quantité d’explosifs meurtriers et visant une gamme de cibles de premier choix.

Malgré quelques tentatives improvisées (et généralement vouées à l’échec) dans les années 1920 et 1930, ce n’est qu’en 1947 que l’idée de la voiture piégée en tant qu’arme de guérilla urbaine trouva son incarnation définitive. Le 12 janvier de cette année-là, le groupe Stern, une troupe de combattants irréguliers de la droite sioniste, lança un camion d’explosifs sur un commissariat de police britannique de Haïfa, en Palestine, faisant 4 morts et 140 blessés. Le groupe Stern, bientôt rejoint par les miliciens de l’Irgoun, faction dont ils avaient scissionné en 1940, n’allait pas tarder à utiliser camions et voitures piégés contre les Palestiniens également. Cette créativité dans la barbarie fut aussitôt imitée par des déserteurs britanniques combattant du côté arabe. (Cinquante ans plus tard, les djihadistes entraînés dans les camps d’Al-Qaïda en Afghanistan étudiaient La Révolte de Menahem Begin, récit des combats de l’Irgoun, devenu un manuel classique du terrorismenote.)

Par la suite, on enregistre une utilisation sporadique des véhicules piégés dans un certain nombre de conflits, avec pour résultat des carnages d’ampleur notable à Saigon (1952), Alger et Oran (1962), Palerme (1963), et de nouveau Saigon (1964-1966). Mais la véritable ouverture des portes de l’enfer eut lieu en août 1970, quand quatre étudiants américains, en signe de protestation contre la collaboration de leur campus dans l’effort de guerre au Vietnam, firent exploser la première voiture piégée chargée de mélange de nitrate d’ammonium et de nitrate de fioul (ANFO) devant le Centre de recherches militaires en mathématiques de l’Université du Wisconsin. Deux ans plus tard (le 21 juillet 1972, connu comme le « Vendredi sanglant »), l’IRA provisoire employait le même équipement meurtrier pour ravager le quartier des affaires de Belfast. Fabriquée à partir de produits industriels d’usage courant et d’engrais synthétiques, cette nouvelle génération d’explosifs se caractérisait par leur faible coût et leur puissance stupéfiante : avec eux, le terrorisme urbain passait du stade artisanal au stade industriel, ouvrant la voie à des attaques massives contre des zones urbaines de grande ampleur et permettant la destruction intégrale de gratte-ciel de béton armé et de tours d’habitation.

En d’autres termes, la voiture piégée était tout d’un coup devenue une arme semi-stratégique comparable sous certains aspects à l’aviation dans sa capacité de détruire objectifs militaires centraux et cibles urbaines critiques, ainsi que de terroriser la population de villes entières. De fait, les camions suicide qui ont dévasté l’ambassade des États-Unis et les baraquements des marines à Beyrouth en 1983 se sont avérés à eux seuls plus redoutables que la puissance de feu combinée des bombardiers et des cuirassés de la Sixième flotte et ont obligé l’administration Reagan à battre en retraite de façon humiliante. D’autres attentats suicide à la voiture piégée ont joué un rôle crucial dans le retrait de l’armée israélienne, supposée invincible, du Sud-Liban à majorité chiite.

Dans les années 1980, l’impitoyable efficacité du recours aux voitures piégées par le Hezbollah pour contrer la technologie militaire de pointe des États-Unis et d’Israël ne tarda pas à encourager une douzaine d’autres groupes insurgés à transporter leurs djihads respectifs au cœur des métropoles. Parmi la nouvelle génération de spécialistes de la voiture piégée, on comptait bon nombre de diplômés des cours de sabotage et d’explosifs montés par la CIA et les services secrets pakistanais (l’ISI) en Afghanistan dans les années 1980 – et dûment financés par l’Arabie saoudite – afin que les moudjahiddines puissent terroriser les occupants russes. D’autres avaient acquis leurs compétences dans des camps d’entraînement parrainés par d’autres gouvernements (en particulier l’Inde et l’Iran), quand ils ne s’étaient pas contentés de recopier les formules chimiques ad hoc à partir de manuels d’usage courant aux États-Unis.

Le résultat de ce processus, c’est l’irréversible mondialisation du savoir-faire terroriste en matière de voiture piégée. Tel un virus implacable, une fois que la technique des véhicules piégés pénètre l’ADN d’une société hôte et attise ses contradictions, son usage tend à se reproduire indéfiniment. Entre 1992 et 1998, on compte 1 050 morts et près de 12 000 blessés dus à des attentats à la voiture piégée effectués dans treize villes différentes. Encore plus important d’un point de vue géopolitique, l’IRA provisoire et une cellule de Brooklyn du groupe islamiste égyptien Al-Gamaa Al-Islamiyya ont réussi à infliger des dommages s’élevant à plusieurs milliards de dollars à deux centres de contrôle vitaux de l’économie mondiale, la City de Londres (1992, 1993 et 1996) et Wall Street, à Manhattan (1993), forçant les multinationales de la réassurance à une réorganisation substantiellenote.

En ce début du nouveau millénaire, quatre-vingt-cinq ans après le premier massacre de Wall Street, les voitures piégées sont devenues un phénomène mondial presque aussi banal que les i-Pods et le sida, semant la mort et la confusion de Bogota à Mumbaï et éloignant les touristes de certaines des destinations les plus courues de la planète. L’occurrence d’attentats à la voiture piégée concerne actuellement, ou dans un passé récent, au moins vingt-trois États, tandis que trente-cinq autres pays ont souffert au moins un attentat majeur de ce type au cours du dernier quart de sièclenote. C’est l’Europe de l’Ouest et le Moyen-Orient qui détiennent conjointement le record historique des attentats à la voiture piégée, suivis par l’Asie du Sud, puis l’Amérique du Sud, l’Afrique du Nord, l’Afrique subsaharienne et l’Amérique du Nord. (L’exception est l’Extrême-Orient qui, jusqu’à présent, a échappé aux explosions de Toyota et de Datsun piégées.) Les camions suicide, jadis une spécialité exclusive du Hezbollah, font désormais partie du paysage au Sri Lanka, en Tchétchénie et en Russie, en Arabie saoudite, en Turquie, en Égypte, au Koweit, en Palestine, en Indonésie et en Afghanistan. Sur les tableaux statistiques du terrorisme urbain, la courbe de fréquence des attentats à la voiture piégée monte en flèche, de façon presque exponentielle.

Comme on pouvait s’y attendre, l’Irak sous occupation américaine est devenu un épicentre mondial du phénomène, un enfer barbare où plus de 9 000 victimes – des civils pour l’essentiel – étaient attribuables à l’explosion de véhicules piégés entre juillet 2003 et juin 2005. Depuis lors, la fréquence de ces attentats a augmenté de façon dramatique : cent quarante par mois pendant l’automne 2005 et treize à Bagdad dans la seule journée du 1er janvier 2006note. Si le minage des bords de route reste la technique la plus efficace contre les véhicules blindés de l’armée américaine, les voitures piégées sont l’arme idéale pour massacrer les civils chiites devant les mosquées et sur les marchés, alimentant ainsi un interminable cycle de vendetta confessionnelle. S’il ne fait pas de doute que Bagdad et Falloudja vont continuer à battre tous les records en la matière pendant un certain temps, c’est en Afghanistan qu’on constate la plus forte augmentation des attentats à la voiture piégée depuis le début de l’année 2006. Dans un pays où les moudjahiddines avaient jadis plutôt tendance à éviter la tactique de l’attentat suicide, les attaques de kamikazes au volant de véhicules piégés contre les convois de l’OTAN ou les policiers fidèles au régime du président Hamid Karzaï sont devenues presque quotidiennes.

Harcelés par une menace impossible à distinguer des véhicules courants, les infrastructures administratives et financières du pouvoir tendent à se réfugier derrière des « anneaux d’acier » ou des « zones vertes », ce qui ne modifie pas substantiellement le défi posé par les véhicules piégés. Certes, ce sont les spectres de l’anthrax, du gaz sarin et des armes nucléaires de contrebande qui alimentent nos paranoïas les plus extrêmes, tandis que les études stratégiques postmodernes révèrent leurs propres icônes abstraites sous les espèces de la « guerre en réseau » et du « swarming note », mais les voitures piégées sont le pain quotidien et l’infanterie lourde du terrorisme urbain. Plus que les menaces apocalyptiques d’une explosion nucléaire ou du bioterrorisme, ce sont elles qui détruisent systématiquement l’armature morale et physique des villes cibles, engendrant par là même les mutations les plus significatives de la réalité et du style de vie urbains.

Tableau 1. Évolution des attentats à la voiture piégée

type d’innovation date lieu organisation
1. prototype 1920 Manhattan anarchiste italien
2. camion piégé 1947 Haïfa Groupe Stern
3. plusieurs voitures piégées 1948 Jérusalem Palestiniens
4. hybride : voiture piégée plus autres explosifs 1964 Saigon Viet Cong
5. contre une ambassade 1965 Saigon Viet Cong
6. bombe au nitrate-fioul 1970 Madison (É.U.) « Gang du Nouvel An »
7. guerre économique 1972 Belfast IRA
8. Plus de 100 morts 1981 Damas Frères musulmans
9. kamikaze à bord de camion piégé 1981 Beyrouth (ambassade d’Irak) Syrie ?
11. enregistré en vidéo 1982 Beyrouth Hezbollah
10. 1 tonne d’équivalent TNT 1983 Beyrouth (ambassade des États-Unis) Hezbollah ?
12. impact géopolitique majeurnote 1983 Beyrouth (marines) Hezbollah
13. femme kamikaze 1985 Liban PPS
14. utilisé dans le cadre d’attaques conventionnelles 1985 Sri Lanka Tigres tamouls
15. transfert massif de technologie 1985 Pakistan CIA/ISI pakistanais
16. visant le tourisme fin des années 1980 Corse FLNC
17. un quartier entier 1992 Lima Sentier lumineux
18. patrimoine culturel 1993 Italie Mafia
19. plus d’un milliard de dollars de dégâts 1993 Londres IRA
20. contre des électeurs 1995 Johannesbourg racistes blancs
21. 5 tonnes d’équivalent TNT 1996 Dhahran Hezbollah/Iran ?
22. plusieurs villes simultanément, 1998 Afrique de l’Est Al-Qaïda
23. « aéroporté » 2001 Manhattan Al-Qaïda
24. manque de déclencher conflit nucléaire 2001 New Delhi ISI pakistanais ?
25. plus de 500 attentats meurtriers 2003-2006 Irak divers

La voiture piégée, comme toutes les technologies gagnantes de la modernité, mérite donc sa propre historiographie, qui devra prêter une attention spécifique aux innovations techniques et tactiques fondamentales. Le tableau 1 ci-dessus, qui décrit les étapes critiques de l’évolution de la voiture piégée vers son usage meurtrier universel, est un bref résumé de l’histoire narrée dans les chapitres qui suivent. Mais, avant de nous pencher sur cette généalogie, il est sans doute utile de résumer les principales caractéristiques qui font du chariot de Buda, par excellence, le « bombardier du pauvre ».

En premier lieu, les véhicules piégés sont des armes irrégulières dotées d’une efficacité et d’une puissance de destruction tout à fait surprenantes. Camions et camionnettes peuvent facilement transporter aux abords d’une cible de premier choix l’équivalent de la charge explosive d’un bombardier B-24 (le bombardier lourd classique des forces aériennes de la Seconde Guerre mondiale)note. Même un 4 × 4 familial ordinaire peut transporter une bombe de 500 kilosnote. Qui plus est, la puissance de feu de ces armes n’a pas fini d’évoluer, ce grâce aux innovations constantes d’artificiers ingénieux. On ose à peine envisager le degré de terreur déclenché par l’explosion d’un semi-remorque transportant l’équivalent de soixante tonnes de TNT, avec un rayon de destruction de près de deux cents mètres, ou d’une bombe sale assaisonnée d’un cocktail de déchets nucléaires susceptible de transformer toute la superficie centrale de la péninsule de Manhattan en no man’s land radioactif pendant plusieurs générations. À quoi il faut ajouter toute la gamme des moyens de transport, depuis les bicyclettes et les pousse-pousse jusqu’aux containers, aux navires et aux avions de ligne, qui offrent des variations à la carte du même principe fondamental : les attaques du 11 Septembre furent conçues par leur principal planificateur, Khaled Sheikh Mohammed, comme une version au carré de l’attentat à la camionnette piégée perpétré en 1993 par son neveu Ramzi Youssef contre le World Trade Centernote.

En deuxième lieu, les voitures piégées « font du bruit » dans tous les sens du terme. Outre leurs fonctions opérationnelles spécifiques (éliminer des ennemis, perturber la vie quotidienne, engendrer des coûts économiques insoutenables, etc.), de tels attentats sont généralement aussi une forme de propagande en faveur d’une cause, d’un leader ou d’un principe abstrait (dont le principe de la Terreur en elle-même). Pour emprunter une formule frappante de Régis Debray, ils sont un « envoi de lettre, écrite avec le sang des autresnote ». Contrairement à d’autres formes de propagande politique, des graffitis muraux aux assassinats individuels, leur occurrence est pratiquement impossible à nier ou à censurer. Cette certitude de pouvoir se faire entendre du monde entier, même dans un contexte d’isolation extrême ou sous un régime fortement autoritaire, constitue pour ses usagers potentiels l’un des principaux attraits de la voiture piégée.

En troisième lieu, les voitures piégées sont extraordinairement bon marché : on peut massacrer quarante ou cinquante personnes avec une voiture volée et environ 500 dollars d’engrais chimique et d’électronique de contrebande. Ramzi Youssef, le cerveau de l’attentat contre le World Trade Center de 1993, qui a provoqué près d’un milliard de dollars de dégâts, aimait à se vanter du fait que ce qui lui avait coûté le plus cher, c’était les appels téléphoniques de longue distance : en elles-mêmes, les dépenses en explosifs (une demi-tonne d’urée) se chiffraient à 3 615 dollars, plus 59 dollars par jour pour la location d’une camionnette Ryder de trois mètres de long. De même, Timothy McVeigh a dépensé moins de 5 000 dollars en engrais, fioul et location de camionnette pour pulvériser l’immeuble fédéral Alfred P. Murrah et tuer cent soixante-huit personnes à Oklahoma City en 1995. À titre de comparaison, les missiles de croisière, qui sont désormais la réponse classique du Pentagone aux attaques de terroristes en provenance d’outre-mer, coûtent près d’un million de dollars piècenote.

En quatrième lieu, du point de vue opérationnel, les attentats à la voiture piégée sont faciles à organiser. Bien qu’il y ait encore des gens pour se refuser à croire qu’un simple garde de sécurité et un modeste agriculteur aient pu passer à l’action sans l’aide d’un gouvernement étranger ou d’une mystérieuse organisation clandestine, c’est pourtant bien à deux individus totalement isolés, Timothy McVeigh et Terry Nichols, qu’on doit la planification et l’exécution du massacre d’Oklahoma City. Pour ce faire, il leur a suffi de consulter quelques manuels de fabrication d’explosifs et de glaner des renseignements épars sur le circuit des concours de tir. En 1996, en guise de réaction au carnage d’Oklahoma City, les congressistes votèrent une législation antiterroriste exigeant du ministère de la Justice « que la lumière soit faite sur la facilité avec laquelle les terroristes et autres délinquants peuvent acquérir un savoir-faire en matière de fabrication d’explosifs ». Les enquêteurs découvrirent avec horreur « qu’une exploration superficielle du catalogue de la Bibliothèque du Congrès permettait d’identifier au moins cinquante publications [comme par exemple un ouvrage intitulé Techniques de pointe pour la fabrication d’explosifs et de bombes à retardement] essentiellement consacrées à ce type d’information, et que toutes étaient entièrement à la disposition des lecteurs susceptibles de prendre connaissance de leur contenu et de le reproduirenote ». Le savoir ésotérique jadis prodigué dans les madrasas afghanes ou les camps d’entraînement parrainés par la CIA est désormais à la portée de tout un chacun sur les sites web des djihadistes islamiques (le célèbre « Irhabi 007 », aujourd’hui emprisonné, offrait sur son site une présentation Powerpoint sur « comment fabriquer une voiture piégée ») et même par le biais d’Amazon.comnote.

En cinquième lieu, à l’instar des bombes aéroportées soi-disant les plus « intelligentes », l’effet destructeur des voitures piégées est par définition indiscriminé : les « dommages collatéraux » sont pratiquement inévitables. Que l’objectif d’un attentat soit de massacrer des civils et semer un maximum de panique, mettre en œuvre une « stratégie de la tension » ou simplement démoraliser une collectivité tout entière, la voiture piégée est l’arme idéale. Mais il s’agit aussi d’une arme à double tranchant, qui s’avère non moins efficace pour détruire la crédibilité morale d’une cause politique et aliéner les soutiens de sa base de masse, comme ont pu respectivement s’en apercevoir l’IRA en Irlande du Nord et l’ETA en Espagne. Nous verrons ultérieurement que, depuis sa prison, Nelson Mandela eut la sagesse de s’opposer à l’emploi de telles méthodes par le mouvement antiapartheid en Afrique du Sud. En fin de compte, la voiture piégée est une arme fondamentalement fasciste, et la cause de ceux qui y ont recours reste irrémédiablement souillée par le sang des innocents. (Cette critique inconditionnelle vaut bien entendu a fortiori pour la terreur massive fréquemment mise en œuvre contre des populations par les forces terrestres et aériennes de « démocraties » telles que les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et Israël.)

En sixième lieu, la voiture piégée a un caractère fortement anonyme et ne laisse qu’un minimum d’indices probants pour d’éventuels enquêteurs. C’est ainsi que Buda, au lendemain de son attentat, a pu profiter impunément du soleil de sa Romagne natale (où l’on dit qu’il finit par changer de camp et devint un agent de Mussolini), ridiculisant les efforts de William Burns, J. Edgar Hoover et du Bureau of Investigation, entraînés de fausse piste en fausse piste pendant plus d’une décennie. La plupart des héritiers de Buda ont eux aussi échappé à la police et à la justice et n’ont même pas pu être identifiés. Cette garantie d’anonymat fait également partie des attraits majeurs de la voiture piégée du point de vue de tous les acteurs qui ont intérêt à effacer leurs traces, comme la CIA, le SAS britannique, le KGB soviétique, le Mossad israélien, le GSD syrien, les services de renseignements de l’armée libanaise, les pasdaran iraniens et l’ISI pakistanais. Tous ces services se sont un jour ou l’autre rendus coupables d’attentats à la voiture piégée atrocement meurtriers. Par une cruelle ironie, la classique « arme des faibles » est aussi l’instrument de terreur clandestin préféré des régimes autoritaires et des superpuissances.

Enfin – septième et dernier point – l’effet le plus spectaculaire de la voiture piégée est justement le rôle exceptionnel qu’elle offre aux acteurs marginaux de l’histoire moderne. Les véhicules piégés procurent une marge de manœuvre sociopolitique disproportionnée à des organisations de petite taille, voire à des groupes improvisés, sans base sociale significative ni légitimité politique de masse. C’est ainsi que des conspirateurs impopulaires et mal équipés, qui, en d’autres circonstances, végéteraient dans l’obscurité où se verraient voués à l’autodestruction, disposent aujourd’hui d’une panoplie fiable à la portée du premier bricoleur venu et susceptible de provoquer des dégâts spectaculaires. Mais la voiture piégée renforce également la puissance de feu (elle « aiguise leurs griffes », pour reprendre la métaphore d’Orwell) des organisations de résistance dotées d’une véritable base populaire, comme le Hezbollah ou l’IRA provisoire. Quoi qu’il en soit, il n’est pas d’autre exemple historique d’une arme capable de niveler de façon aussi radicale la capacité offensive des puces et celle des éléphants.

En d’autres termes, la voiture piégée est un des acteurs paradigmatiques de ce que les experts du Pentagone définissent comme les conflits « de quatrième génération », ou encore « open-source conflicts ». Certains théoriciens du contre-terrorisme, comme John Robb et Martin Shubik, vont même jusqu’à avancer l’idée que la diffusion mondiale des superprothèses technologiques qui multiplient la dangerosité des agresseurs isolés a engendré une révolution historique du potentiel meurtrier des organisations et des réseaux de petite taillenote. Qui plus est, cette révolution s’appuie sur une synergie extrêmement fluide entre plusieurs technologies : pris ensemble, la voiture piégée plus le téléphone portable plus Internet constituent une infrastructure sans précédent au service du terrorisme global en réseau. Grâce à elle, plus besoin de structures de commandement transnationales ou de systèmes hiérarchiques de décision trop vulnérables. Téléphones portables et autres appareils du même genre permettent désormais de synchroniser des attentats à la voiture piégée perpétrés à des distances continentales en se passant de contacts personnels ou de commandants en chef.

De même, les opérateurs de ces nouvelles machines infernales n’ont plus besoin d’attendre que les médias de l’ennemi retransmettent leurs attentats et décryptent leurs manifestes : grâce à la vidéo et à Internet, la « propagande par le fait » n’a jamais aussi bien porté son nom. Le web confère désormais aux auteurs d’attentats le statut d’artistes sophistiqués à même de filmer, de monter et de diffuser les images vidéo de leurs atroces méfaits avec un maximum d’impact sur les audiences visées. Comme le soutient Régis Debray, jadis théoricien de la guerre de guérilla et aujourd’hui gourou de la « médiologie », « terrorisme » et propagande ont toujours évolué en symbiose (« escalade concomitante de l’informatif et de l’explosif ») : du temps de Robespierre, c’était la guillotine et le sémaphore ; dans les années 1880, la dynamite et le télégraphe ; de nos jours, c’est l’alliance de la voiture piégée et du site web qui hante le monde de Bush et de Ben Ladennote.


3. DÉTONATIONS PRÉLIMINAIRES
« Un énorme nuage de fumée noire s’élevait vers le ciel, laissant percevoir les débris enchevêtrés d’une automobile. Un moignon de corps humain était resté prisonnier du volant. Trois ou quatre autres cadavres parsemaient le sol aux alentoursnote. »

Pendant l’entre-deux-guerres, aux États-Unis, les explosions d’automobiles pulvérisées par une bombe dissimulée dans le compartiment moteur ou sous le châssis devinrent une spécialité de la Mafia et des auteurs d’assassinats politiques. Il suffit de jeter un coup d’œil à l’index du New York Times de l’époque pour constater tout à la fois la popularité et la forte concentration géographique des attentats à la voiture piégée : la plupart sont enregistrés dans la région de New York et dans le New Jersey, même si on en signale aussi à l’époque dans le Maryland, en Californie et en Europe. En revanche, et de façon surprenante, on ne constate que très peu d’occurrences de véhicules automobiles utilisés comme vecteurs d’explosions meurtrières dans les espaces publics. (Tout au long de cet ouvrage, j’utiliserai le terme de « voiture piégée » comme synonyme de ce que le Pentagone désigne officiellement comme un VBIED : Vehicle Borne Improvised Explosive Device, soit « engin explosif improvisé transporté par véhicule ». Cet usage générique inclut les camionnettes et les camions piégés, mais pas les véhicules porteurs d’une bombe destinée exclusivement à éliminer leurs occupants.) Cependant, il faut mentionner plusieurs cas d’usage improvisé de voitures piégées stricto sensu par des groupes révolutionnaires en Catalogne et à Cuba, ainsi que son emploi par l’un des plus monstrueux assassins en série de l’histoire des États-Unis.

Le premier exemple de « motorisation » du chariot de Buda est dû aux anarcho-syndicalistes catalans et remonte au 24 avril 1921, à peine sept mois après l’attentat meurtrier de Wall Street. De fait, la Barcelone de l’époque et son arrière-pays étaient le véritable champ de bataille de l’Europe d’après guerre, avec environ neuf cents assassinats politiques entre 1918 et 1923note. Suite à la répression armée de la grève générale de 1919, des tueurs mercenaires organisés par le très réactionnaire général Jaime Milans del Bosch et financés par la confédération patronale s’employèrent à éliminer systématiquement les dirigeants de la combative Confederación Nacional del Trabajo (CNT). En guise de riposte, les pistoleros anarchistes, au nombre desquels il faut citer l’extraordinaire Buenaventura Durruti et son camarade Francisco Ascaso, multipliaient les atentados audacieux contre les patrons et les généraux. C’est dans le sillage de cette sinistre spirale de meurtres et de vengeances qu’un groupe de militants de la CNT conçut l’idée de faire sauter un défilé militaire au moyen d’un taxi bourré d’explosifs.

D’après l’auteur catalan Marc Viaplana, qui a enquêté sur cet attentat,

le 24 avril, par un beau dimanche ensoleillé, trois camaradas volèrent un taxi, installèrent à son bord ce qu’on suppose être un gros mortier de pharmacie ou une cloche d’acier remplie d’explosifs et essayèrent de le délivrer en colis express aux militaires en plein défilé. On dispose de deux versions des événements. La première rapporte que le taxi sans chauffeur, au lieu de terminer sa trajectoire au beau milieu du défilé, finit sa course contre un lampadaire. Dans la seconde version, les conspirateurs parquent le véhicule le plus près possible du cortège en uniforme et allument la mèche. Dans les deux cas, la bombe n’explose pas, et le taxi est remorqué par un wagon blindé jusqu’à une aire appropriée pour y être détruit. (Ce n’est pas pour rien que Barcelone gagna alors le surnom de « Cité des bombes » !note)

Quelques années plus tard, en mai 1927, le deuxième grand attentat à la voiture piégée de l’époque fut malheureusement couronné de succès. Contrairement aux méfaits de ses célèbres contemporains, les étudiants assassins Leopold et Loeb, ou à d’autres modernes disciples du diable tels que Charles Manson et Timothy McVeigh, l’abominable crime commis par Andrew Kehoe, un agriculteur du Michigan, a été étrangement refoulé par la mémoire nationale. Et pourtant, Kehoe, qui fit sauter l’école du village de Bath à la dynamite avant de lancer une voiture piégée sur les survivants, battit alors le macabre record du plus grand infanticide (trente-huit écoliers assassinés) de l’histoire des États-Unis.

Kehoe était convaincu que ses problèmes financiers – dont l’apogée fut la saisie de sa ferme par sa banque en 1927 – étaient essentiellement dus aux impôts locaux prélevés en vue de la construction de nouveaux bâtiments pour l’école de Bath, un petit village proche de Lansing, la capitale du Michigan. En 1926, après s’être opposé sans succès à cette entreprise en tant que trésorier élu de l’établissement, Kehoe s’arrangea pour se faire nommer appariteur par le conseil d’administration.

D’après l’historienne Debra Pawlak,

il profita de ce nouveau poste pour concocter sa vengeance. Pendant des mois, il écuma les magasins de la région de Lansing, achetant à chaque fois de petites quantités d’explosifs, qu’il transportait alors à l’école. Cela fait, il élabora un système de câbles sophistiqué reliant les charges de dynamite soigneusement dissimulées sous le plancher et à l’intérieur des murs et de la charpente de l’école. Au mois de mai de l’année suivante [1927], il avait installé des centaines de mètres de câbles connectant 500 kilos de dynamite qu’il entendait faire exploser au moyen d’un mécanisme d’horlogerie. Ne laissant rien au hasard, Kehoe prit soin de piéger également les bâtiments de sa ferme.

Le 17 mai 1927, Kehoe commença à mettre son plan minutieux en œuvre. En premier lieu, il remplit le siège arrière de sa camionnette de clous, de vieux outils, de pelles et de toutes les pièces de métal sur lesquelles il put mettre la main avant de disposer un paquet de dynamite au sommet de ce tas de ferraille. Ensuite, il plaça un fusil chargé sur le siège avant. Après quoi, il assassina son épousenote.

Le lendemain matin, aux alentours de 8 h 45, Kehoe déclencha les explosifs dont était truffée sa ferme. Un peu moins d’une heure plus tard, alors que ses voisins affolés, ne sachant rien du sort de la famille Kehoe, étaient encore en train d’essayer d’éteindre l’incendie, le village fut secoué par une terrifiante déflagration du côté de l’école. Malgré les préparatifs minutieux de Kehoe, seule la moitié de l’énorme stock de dynamite explosa. L’aile nord de l’établissement, qui accueillait les classes allant du CE2 à la sixième, s’effondra, écrasant les enfants et leurs professeurs sous les ruines. Les CP et CE1 de l’aile sud, eux, furent largement épargnés. « Les villageois accoururent, rapporte le New York Times, et commencèrent aussitôt à organiser les secours… Les sauveteurs transportèrent à bout de bras une bonne partie des quatre-vingt-dix enfants piégés dans les ruines du bâtiment, d’où s’échappaient cris et gémissements. Les lamentations déchirantes de leurs mères se mêlaient aux clameurs pathétiques des victimes et aux hurlements de terreur des enfantsnote. »

Au bout d’environ vingt minutes, Kehoe se gara devant la façade de l’école et sortit de son véhicule pour parler avec le directeur. Tout d’un coup, il se saisit de son fusil et tira sur la ferraille piégée à la dynamite du siège arrière. « Il y eut un éclair suivi d’un grondement terrible, écrit le correspondant du New York Times, et le corps démembré de Kehoe fut projeté dans les airs. » Trois autres adultes, dont le directeur de l’école, furent eux aussi déchiquetés, de même qu’un écolier de 8 ans survivant du carnage précédent. Au total, Kehoe avait massacré quarante-cinq personnes, pour la plupart mineures, et gravement blessé une cinquantaine d’autresnote. Quatre-vingts ans plus tard, les survivants de cette catastrophe et leurs descendants honorent encore la mémoire de cette belle journée de printemps sur un site web.

Kehoe n’était qu’un amateur diabolique. Les attentats ultérieurs, en revanche, allaient être le fait de véritables professionnels. Au début des années 1930, La Havane avait remplacé Barcelone en tant que capitale de la dynamite : de fait, le modèle catalan de terrorisme jouissait d’un grand prestige auprès des jeunes artificiers cubains, même si ces derniers appartenaient à la bourgeoisie locale plutôt qu’à un prolétariat famélique. Au début de l’année 1931, le dictateur Gerardo Machado et ses escadrons de la mort avaient étouffé l’opposition du Directoire étudiant de l’Université de La Havane et acculé professeurs et étudiants à une résistance clandestine de plus en plus violente. L’aile radicale – bien qu’anticommuniste – de l’opposition, composée essentiellement d’étudiants de classe moyenne et de membres des professions libérales, se regroupa autour d’une société secrète terroriste baptisée « ABC » en raison de sa structure hiérarchique (chaque membre d’une cellule « A » était censé organiser une cellule « B », et ainsi de suite)note.

À partir de l’été 1932, il ne se passait plus une journée sans qu’explose au moins une bombe dans la capitale. L’ABC avait réussi à éliminer le capitaine Calvo, chef des expertos, les redoutables tortionnaires de Machado. « Aucun fonctionnaire ou sympathisant du régime n’était à l’abri des bombes et des attaques, écrivait alors l’épouse du correspondant du New York Times à La Havane. Le gouvernement dut importer et faire construire en toute hâte des véhicules blindés pour se protéger. Il se vengea en assassinant des étudiants et la situation commença à être passablement compliquéenote. »

En avril 1933, la répression d’un régime aux abois s’abattit durement sur la base sociale de l’ABC : six dirigeants étudiants furent assassinés (en application de la fameuse ley de fuga, qui consistait à tirer dans le dos des suspects en fuite) et cent autres jetés en prison. Quelques jours plus tard, le 19 avril, la police fit une incursion au domicile du professeur d’ingénierie Antonio Chivas, enseignant à l’Université nationale, et y découvrit « une machine infernale qui était en réalité une automobile transformée en superbombe ». L’ingéniosité technique de l’autobomba apparemment construite par le fils de Chivas et deux autres étudiants stupéfia les enquêteurs de l’époque et, même de nos jours, elle arracherait probablement des cris d’admiration aux aficionados de l’ETA ou du Hezbollah. Les conspirateurs avaient caché 150 kilos de TNT dans un compartiment habilement dissimulé sous le châssis de l’automobile, avec un câble connecté à la magnéto et un autre au frein. « Les jeunes gens, soutenait la police, entendaient abandonner le véhicule à proximité du quartier général de la police. De telle sorte que, quand les freins seraient débloqués pour l’amener à la fourrière, le système ferait court-circuit, déclenchant l’explosion de la puissante charge de TNT et détruisant l’immeuble de la police et la majorité de ses occupantsnote. »

Mais la police eut vent de l’existence de la machine infernale et, outre l’arrestation de Chivas, de son fils et de deux de ses camarades, emprisonna également plusieurs médecins éminents (dont un parent de l’ancien président Alfredo Zayas) en tant que complices ou possibles dirigeants de l’ABC. Mais les apprentis terroristes échappèrent à une exécution sommaire au nom de la ley de fuga grâce à l’intervention indirecte de Franklin D. Roosevelt. En effet, au mois d’août de la même année, un émissaire de la Maison-Blanche suggéra que le très impopulaire Machado « prenne des vacances » pour le bénéfice mutuel de Cuba et des États-Unis. Mais la campagne d’attentats reprit de plus belle en octobre, l’ABC dirigeant désormais son courroux contre le nouveau gouvernement militaire de tendance progressiste du président Ramón Grau San Martín, qu’elle accusait d’être tout à la fois « contre-révolutionnaire » et « une marionnette des communistes ». Même si la construction d’autobombas prit fin, les attentats aux explosifs continuèrent à secouer les rues de La Havane jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondialenote.


4. DES ORANGES POUR JAFFA
« Ni la moralité ni la tradition juive ne peuvent s’opposer à l’usage de la terreur comme arme de combat. »
Groupe Stern, 1943note.

Les militants du groupe Stern étaient d’ardents adeptes de la violence ; dans l’ombre de la Shoah, ces jeunes sionistes aux tendances messianiques avaient profondément assimilé les traditions terroristes des socialistes-révolutionnaires russes d’avant 1917, des guérilleros macédoniens du VMRO et des républicains irlandais de l’IRA. Le fondateur de l’organisation, Avram Stern, connu pour sa prestance et son charisme (il fut assassiné par la police britannique en 1942), était un admirateur de Mussolini qui avait choqué la communauté juive en proposant une alliance militaire des sionistes avec les forces de l’Axe en 1941. Pour autant, le Lohamei Herut Israël (ou Lehi) – nom officiel du groupe Stern – se caractérisait moins par son homogénéité idéologique (les convictions individuelles de ses membres allaient de l’extrême droite à l’extrême gauche) que par une volonté farouche et presque suicidaire d’expulser de Palestine leur « ennemi principal » : les Britanniques. Le Lehi était une scission de l’Irgoun, un autre groupe militaire de droite. Il s’en était séparé au début de la Seconde Guerre mondiale, après que Stern eut refusé d’approuver une quelconque trêve avec le gouvernement de Churchill, fût-elle temporaire, dans le but de combattre Hitler.

Le groupe Stern était donc l’aile la plus extrémiste du mouvement sioniste en Palestine – l’Agence juive les définissait comme des « fascistes » et les Britanniques comme des « terroristes ». Par conséquent, sur le plan moral et tactique, aucune considération d’ordre diplomatique n’était susceptible de freiner ou de modérer leur action, pas plus que le souci de leur image face à l’opinion mondiale. Il semble aussi qu’ils aient été inspirés par un mélange de désespoir apocalyptique et d’espoir utopique. D’après un historien de la violence sioniste, « il n’est guère d’exemple d’une organisation révolutionnaire armée semblable au Lehi. Un petit groupe d’hommes et de femmes hors du commun, nourris par un désespoir sans mesure, complètement en marge de l’histoire, méprisés par leurs adversaires, abhorrés par les orthodoxes, reniés par leur propre communauté, harcelés et exterminés dans les rues ; pendant ces sombres années de désespoir, leur courte existence s’alimenta de pure audace plutôt que d’espérancenote ». La variété de leur répertoire terroriste était particulièrement impressionnante, mais ils étaient surtout connus pour leur expertise exceptionnelle en matière d’explosifs. Au moment de quitter l’Irgoun en 1940, Stern emporta avec lui une bonne partie de cette expertise, dont les effets meurtriers avaient été expérimentés par les civils palestiniens au cours d’une série d’attentats notoires contre des marchés, des cinémas et des cafés arabes en 1937 et 1938note.

On ne sera donc guère surpris d’apprendre que les militants du groupe Stern furent les premiers à avoir recours de façon systématique aux véhicules piégés, d’abord contre les forces britanniques, puis contre la population palestinienne. Au début de l’hiver 1946-1947, quand il commença à bricoler ses voitures piégées, le Lehi avait scellé une alliance informelle avec l’Irgoun afin de mener un combat désespérément inégal contre 80 000 parachutistes et policiers britanniques. Contre des policiers à pied, et même contre des véhicules blindés, valises piégées et mines terrestres pouvaient suffire, mais le Lehi souhaitait disposer d’une arme suffisamment puissante pour pouvoir faire sauter un poste de police et percer les murs de béton des « forteresses Tegart » (d’après le nom de l’officier de police britannique qui avait conçu ces véritables fortins policiers, Sir Charles Tegart). Les premières tentatives effectuées en 1946 avec des taxis volés connurent le même sort que les efforts des anarchistes catalans de 1921 : « Une de ces charges détona prématurément ; elle était déjà amorcée et une secousse la fit exploser, ne laissant que la carcasse noircie du taxi du Lehi près de la porte de Damas, à Jérusalemnote. »

Mais, le 12 janvier 1947, la chance sourit aux hommes du Lehi : trois militants déguisés en policiers stationnèrent un camion chargé d’explosifs à l’intérieur de la caserne de la police du district nord de Haïfa. Quelques minutes plus tard, un garde aperçut la mèche allumée mais commença à paniquer et se réfugia à l’intérieur du bâtiment de six étages, qui fut réduit en poussière. L’attentat fit quatre morts et cent quarante-deux blessés, y compris des civils qui se trouvaient dans les rues et les immeubles adjacents. D’après un correspondant de presse américain, « la ville tout entière fut secouée par la déflagration et les rues étaient couvertes de débris et d’éclats de verre sur des centaines de mètres alentour. Le bureau de poste et le central téléphonique voisins furent eux aussi sévèrement endommagés ». Tout comme pour d’autres opérations du groupe Stern, l’objectif de l’attentat était de saboter la trêve entre les Britanniques et les sionistes modérés. De fait, « cette attaque terroriste avait eu lieu juste au moment où l’on apprenait que le Haut-Commissaire pour la Palestine, le général Alan Cunningham, avait apparemment réussi à convaincre les autorités de Londres d’éviter l’instauration de la loi martiale en Terre Sainte ». En bombardant un objectif situé au pied du mont Carmel, dans un quartier mixte où cohabitaient juifs et Arabes, le Lehi espérait obliger les Britanniques à redéployer leurs troupes dans la rue, renforçant ainsi le camp des partisans d’une résistance sioniste sans concessions. Leurs vœux furent ponctuellement exaucés par les autorités du Mandat, qui firent occuper la ville par la 1re division d’infanterie, « assignant à résidencenote » la presque totalité de ses 95 000 habitants.

Quelques mois plus tard, le 1er mars, par un agréable samedi après-midi, le correspondant du New York Times, Clifton Daniel, contemplait depuis sa fenêtre les familles juives en promenade le long de la King George Avenue, à Jérusalem, quand, « au bout de trois minutes, [il] commenç[a] à entendre des rafales de fusil et de mitrailleuse, entrecoupées de petites déflagrations, bientôt suivies d’une gigantesque explosion ». Un commando de saboteurs de l’Irgoun avait réussi à faire pénétrer un camion bourré d’explosifs à l’intérieur de l’enceinte de fil barbelé d’un club d’officiers britanniques, dans la même rue que l’hôtel King David, que l’Irgoun avait fait sauter en juillet 1946, faisant alors quatre-vingt-onze morts. Avec une témérité incroyable, ils déchargèrent du camion plusieurs valises piégées et les lancèrent à l’intérieur du club par une fenêtre ouverte, avant de s’échapper sous une pluie de balles. La puissante déflagration pulvérisa les locaux du club, faisant seize victimes, dont un groupe de jeunes officiers en train de prendre un bain de soleil sur le toit. La loi martiale fut aussi imposée aux quartiers juifsnote. Deux mois plus tard, en réponse à l’exécution de plusieurs de leurs camarades, deux combattants du groupe Stern utilisèrent un camion postal volé et bourré de dynamite pour détruire un autre poste de police à Sarona, un faubourg de Tel-Aviv, faisant cinq morts et six blessésnote.

L’obsession antibritannique du Lehi (et, dans une certaine mesure, de l’Irgoun) amena le groupe à sous-estimer la résistance des Arabes à l’instauration d’un État juif, aussi modeste soit-il – sans parler du vaste empire biblique imaginé par Avram Stern. Mais, quand les Palestiniens se décidèrent à lancer leur propre formidable contre-offensive, le Lehi était passé maître dans le déploiement impitoyable de véhicules piégés en tant qu’armes de terreur massive. La cible numéro un était Jaffa. En décembre 1947, suite au vote des Nations unies sur la partition de la Palestine, le conflit s’embrasa entre les communautés juive et arabe, de Haïfa à Gaza. La seule exception à cette guerre ouverte était l’étrange « pacte de non-agression » négocié entre les dignitaires du Haut Comité arabe de Jaffa et leurs voisins et homologues de l’Agence juive à Tel-Aviv. Outre leur souci de préserver la sécurité de leurs familles respectives, les deux élites rivales partageaient un intérêt primordial : protéger les importantes exportations d’agrumes à destination de l’Europe. Mais les hommes du Lehi, véritables zélotes de la guerre totale, s’employèrent à saboter cette trêve à coups de massacres exemplaires.

Après l’échec d’une tentative initiale de semer la terreur sur le front de mer de Jaffa avec un cageot d’oranges piégées (en décembre 1946), le groupe Stern élabora un plan plus sophistiqué qui n’était pas sans évoquer le chariot de Buda : il s’agissait de camoufler une charge d’explosifs dans un camion d’oranges qui serait abandonné près de la Saraya, le centre administratif de la ville, qui datait de l’Empire ottoman. (On ne saura jamais si les dirigeants du Lehi étaient au courant que les bâtiments municipaux abritaient aussi une soupe populaire destinée aux orphelins de la ville.) Un volontaire parfaitement arabophone, dont le nom de code était « Rigoletto », se trouvait au volant du camion piégé. Il y eut toutefois un imprévu. Comme l’explique Uri Milstein, un des plus éminents historiens de la guerre d’Indépendance israélienne, notre homme fut victime de l’irascibilité des chauffeurs de taxi :

Tout allait bien pour Rigoletto jusqu’au moment où il découvrit que deux piliers de métal barraient l’entrée de l’allée où il entendait garer son véhicule… Les chauffeurs de taxi qui circulaient derrière lui sur cette artère très fréquentée commencèrent à s’énerver et à lui crier de dégager le passage. N’ayant pas le choix, Rigoletto, suivi par un conducteur soupçonneux, entreprit de faire le tour de la place à la recherche d’une place libre. Maintenant, c’était un camion arabe stationné devant un café qui lui barrait la route. Pour pouvoir le dépasser, Rigoletto dut monter sur le trottoir. Un des clients, furieux, commença à taper sur son camion avec une chaise. Rigoletto sortit son pistolet et lui tira dessus, se dégagea de l’embouteillage et s’enfuit par la King George Avenue (aujourd’hui boulevard de Jérusalem) avec un cortège de véhicules à sa poursuite. À la périphérie de la ville, des gardes arabes, croyant qu’il s’agissait de juifs traquant un Arabe, stoppèrent ses poursuivants en les menaçant d’ouvrir le feu. Rigoletto se réfugia à Tel-Avivnote.

Le 4 janvier 1948, « Rigoletto », accompagné d’un autre camarade déguisé en Arabe, retourna au centre de Jaffa à bord d’un autre camion ostensiblement chargé d’oranges. Cette fois, il pleuvait et il n’y avait aucun problème de stationnement devant la Saraya. Démontrant le sang-froid qui faisait la renommée du groupe Stern, les deux hommes s’attardèrent pour boire un café dans un établissement voisin, ne quittant les lieux que quelques minutes avant l’explosion. « Un fracas de tonnerre secoua la ville, écrit l’historien Adam LeBor. Des débris de verre et de maçonnerie furent projetés à travers la place de l’Horloge. Les façades centrale et latérales du nouveau Seray [sic] s’effondrèrent en un monceau de gravats et de poutres difformes. Seule la façade néoclassique résista. Après quelques instants de silence, les cris des victimes commencèrent à se faire entendre. Il y eut vingt-six morts et des centaines de blessés. La plupart étaient des civils, dont les nombreux enfants de la soupe populaire. » Les dirigeants palestiniens, qui se trouvaient dans un autre bâtiment, échappèrent à l’attentat, mais, comme le souligne LeBor dans sa triste histoire de Jaffa, le carnage réussit à accomplir brillamment trois objectifs : briser la trêve, terrifier les habitants et préparer le terrain pour l’exode ultérieur de la majorité de la population arabenote.

Les autres organisations combattantes sionistes ne tardèrent pas à imiter l’exemple du Lehi. Le 5 janvier, des artificiers de la Haganah – la milice nationale sioniste officielle – bombardèrent l’hôtel Sémiramis de Jérusalem, faisant vingt-six morts, dont le consul d’Espagnenote. Deux jours plus tard, toujours à Jérusalem, l’Irgoun improvisa sa propre version inédite de la voiture piégée. Cinq de ses hommes, déguisés en policiers juifs au service des autorités sionistes et circulant à bord d’un véhicule blindé volé, réussirent à convaincre les gardes britanniques de la porte de Jaffa de les laisser passer. Une fois entrés dans le quartier arabe, au milieu d’une foule de piétons, ils lancèrent deux énormes bidons d’explosifs depuis la porte arrière de leur véhicule. L’explosion fit quinze morts et trente-trois blessés parmi les civils. Quelques semaines plus tard, l’Irgoun essaya de répéter cet exploit, cette fois au moyen d’« un véhicule piégé camouflé en camion-citerne de Shell ».

D’après Milstein,

l’opération fut confiée à Menachem Madmoni, un natif de Kfar-Shiloah qui avait l’air arabe. Mais un agent de la circulation arabe en faction sur un barrage routier le reconnut et l’arrêta. Madmoni fut alors torturé à mort par les gardes arabes. La bombe fut démantelée et la voiture offerte au policier arabe en récompense pour sa vigilance. Ces événements inhibèrent la branche de Jérusalem de l’Etzel [l’Irgoun], qui n’entreprit aucune autre opération jusqu’au 9 avril [date du tristement célèbre massacre de cent vingt Palestiniens à Deir Yassine]note.

Si la direction nationale de la Haganah reculait devant les implications de cette violence indiscriminée contre les Palestiniens, le Lehi et l’Irgoun assumaient pleinement et froidement une stratégie de la terreur qui passait par les voitures piégées et les explosions dans les espaces publics, sachant parfaitement que les colons juifs ne tarderaient pas à en subir cruellement les conséquences. Milstein cite sans les désapprouver les propos d’un observateur arabe de l’époque :

Les juifs furent les premiers à avoir recours aux explosifs dans le but de tuer des Arabes de façon indiscriminée, de détruire leurs maisons, de leur infliger de lourdes pertes matérielles et d’instiller la peur dans leurs cœurs… Mais il fallut peu de temps aux Arabes pour commencer à riposter en empruntant les armes de l’ennemi. Une fois qu’ils eurent appris à se servir de ces armes et qu’ils furent devenus experts en mines et explosifs de toutes sortes, ils entreprirent des actions de représaillesnote.

Milstein rapporte qu’au début, les membres de l’Irgoun se gaussaient des piètres compétences techniques des Palestiniens, mais le Haut Comité arabe avait sa propre arme secrète : les déserteurs britanniques. Neuf jours après le massacre de Jaffa, certains de ces transfuges aux têtes blondes – dirigés par Eddie Brown, un ancien caporal de la police dont on dit que le frère avait été assassiné par l’Irgoun – réquisitionnèrent un camion postal qu’ils bourrèrent d’explosifs et le firent sauter au centre du quartier juif de Haïfa, faisant cinquante blessésnote.

Deux semaines plus tard, Brown, au volant d’une voiture volée suivie d’un camion de cinq tonnes conduit par un Palestinien en uniforme de police, franchit avec succès les postes de contrôle des Britanniques et de la Haganah et pénétra dans la Ville Nouvelle de Jérusalem. Le chauffeur du camion gara son véhicule devant l’immeuble du journal Palestine Post, alluma la mèche et s’enfuit à bord de la voiture de Brown. La destruction du siège du journal (qui abritait aussi des locaux et un arsenal appartenant à la Haganah) fit un mort et vingt blessés. Abdel Kader Al-Husseini, chef militaire du Haut Comité arabe, revendiqua publiquement l’attentat, mais la Haganah, qui continuait à douter de l’expertise des Palestiniens, l’attribua à la police britannique, tandis que Ben Gourion y voyait la main de « saboteurs allemands basés à Hébronnote ».

Toutefois, au bout de quelques jours, les sionistes commencèrent à accepter l’idée que l’invention infernale du groupe Stern avait été « franchisée » par leurs ennemis arabes. Le secteur juif de Jérusalem commença bientôt à bruisser de rumeurs et de rapports de services de renseignements parlant de « convois de voitures piégées » en route vers la ville. Le 10 février, la Haganah informa que « les Arabes [étaient] en train de planifier d’audacieuses opérations de pénétration similaires à celles exécutées par les juifs ». Effectivement, Al-Husseini avait de nouveau confié à Brown et à un commando de cinq renégats britanniques la mission de bombarder une autre des principales places fortes de la Haganah à Jérusalem. C’est ainsi qu’un véhicule blindé volé aux Britanniques, avec un grand blond en uniforme de police perché sur la tourelle et accompagné de trois camions, franchit le barrage routier de Romema, contrôlé par la Haganah, à l’ouest de la ville. Le convoi transportait une cargaison infernalenote.

Fawzi al-Koutoub, le spécialiste des explosifs, avait disposé dans chaque véhicule plus d’une tonne de TNT additionné d’un mélange particulièrement meurtrier : cinquante kilos de potassium et autant de poudre d’aluminium. La combustion de ces deux éléments devait augmenter considérablement la température de l’explosion et projeter à une grande distance une pluie de minuscules cocktails Molotov. Il avait réglé la mise à feu directement sur le tableau de bord au moyen de mèches reliées aux charges explosives. En outre, il avait pris la précaution de protéger la combustion des mèches en les passant dans un tube métallique.note

Le convoi se dirigea vers l’hôtel Atlantic, rue Ben Yehouda, quartier général des troupes d’élite de la Haganah (connues comme les « Furmans »), qui protégeaient les convois de réfugiés, de nourriture et d’armes entre Tel-Aviv et Jérusalem. Un vigile trop curieux fut abattu par le commando, qui s’enfuit dans le véhicule blindé après avoir allumé les mèches des trois camions. L’explosion fut spectaculaire :

La façade de l’immeuble Vilenchick se gonfla doucement et s’écroula dans la rue ; l’hôtel Amdursky s’effondra d’un mouvement lent et majestueux. En face, deux immeubles s’affaissèrent à leur tour comme s’ils avaient été écrasés par une presse géante.

On retira quarante-six cadavres des décombres et cent trente personnes furent gravement blesséesnote.

Face à un tel massacre, la Haganah garda son sang-froid et sa discipline, mais les combattants du Lehi et de l’Irgoun perdirent la tête. Déchaînés contre les Britanniques, ils écumèrent les quartiers juifs de Jérusalem, abattant sur-le-champ tous les soldats et les policiers qui avaient le malheur de se trouver là – soit seize hommes de troupe au total. Entre-temps, Ben Gourion était arrivé rue Ben Yehouda pour réconforter les survivants. Ce soir-là, il écrivit dans son journal : « Jamais je n’aurais pu imaginer une telle destruction. Je n’arrivais pas à reconnaître les rues. Horreur et haine. Mais je ne saurais oublier que ce sont “nos” voyous et “nos” assassins qui ont jeté les premières pierres à Haïfa, à l’hôtel King David, à la maison Goldshmidt et ailleursnote. »

Pendant ce temps, un commando clandestin de la Haganah, composé d’Arabes ou de juifs arabophones – les Mista’aravim – partait à la recherche du garage où avaient été préparés les véhicules homicides de Al-Husseini. Ils ne mirent pas longtemps à repérer le garage d’Abu Sha, au centre de Haïfa, et décidèrent de piéger à leur tour les piégeurs de voiture. D’après l’auteur d’une histoire des services de renseignements israéliens, les hommes de la Haganah martelèrent le capot avant d’une automobile pour faire croire qu’elle sortait d’une collision, puis ils dissimulèrent à l’intérieur du coffre une énorme charge d’explosifs – 300 kilos.

Un des Mista’aravim, Ya’akov (« Yakuba ») Cohen, déguisé en Arabe et s’exprimant avec un accent local impeccable, expliqua au mécanicien que la voiture avait eu un accident et avait besoin de ses services. « Par les temps qui courent, nous n’acceptons pas de clients inconnus, répondit l’homme. Qu’est-ce qui me prouve que vous n’avez pas mis une bombe à l’intérieur ? » Cohen s’indigna et menaça le mécanicien de le dénoncer auprès des représentants locaux du comité national pour avoir « refusé de venir en aide à un combattant qui venait juste de circuler en territoire juif hostile ». Le mécanicien, à moitié convaincu, dit à Cohen d’attendre le propriétaire du garage. L’agent juif en profita pour déclencher discrètement le détonateur de la bombe à retardement et s’enfuit aussitôt vers le « Triangle fortifié », une zone militaire britannique voisine, à bord d’un autre véhicule au volant duquel l’attendait son partenaire « Yitzhak ». Une minute plus tard, environ, la bombe explosa, faisant trente morts et soixante-dix blessés parmi les Arabesnote.

Si la Haganah pensait que le massacre du garage de Haïfa (qui avait eu lieu le 28 février) mettrait ses adversaires hors de combat, elle se trompait tragiquement. Au fur et à mesure que le conflit entre juifs et Palestiniens se rapprochait d’une guerre conventionnelle, les attentats à la voiture piégée devenaient de plus en plus improbables vu la difficulté croissante de passer, même déguisé, du secteur juif au secteur arabe et vice versa. Cela n’empêcha pas le principal artificier palestinien, Fawzi Al-Kuttub, d’envoyer un dernier cadeau meurtrier à la Haganah. Le 11 mars 1948, à Jérusalem, la limousine officielle du consul général des États-Unis, arborant la bannière étoilée et conduite par son chauffeur habituel, pénétrait dans la cour du complexe de bâtiments fortement gardés qui abritait les institutions nationales juives. L’état-major de la Haganah avait bien été averti d’une attaque imminente contre les bureaux de l’Agence juive, mais elle n’aurait jamais imaginé que l’assaillant pouvait être un citoyen américain, encore moins un ancien collaborateur des services de renseignements sionistes.

Il se trouve que le chauffeur d’origine arménienne du consul général, Anton Da’oud Kamilyo, également connu sous le nom d’Abou Youssef, était en fait un agent double au service des Palestiniens. Le coffre de la Ford verte du consul dissimulait 100 kilos de TNT : une quantité plus que suffisante, estimait Kuttub, pour anéantir l’état-major tout entier de la Haganah. Da’oud gara le véhicule devant le quartier général de l’Agence juive et s’enfuit en taxi, mais l’attention d’un officier de sécurité fut attirée par les câbles suspects qui pendouillaient du coffre. Chaïm Gour-Arieh, c’était son nom, décida de déplacer la voiture. « Au moment où Gour-Arieh actionna le frein, la charge explosa. Le mur de façade des deux étages inférieurs fut détruit et une partie de l’aile du bâtiment s’effondra, tandis que le reste était dévoré par les flammes. » Le président du Fonds national juif, Leib Yaffe, et six de ses collaborateurs perdirent la vie. Il y eut près de cent blessésnote. Les craintes de Ben Gourion étaient bien fondées : c’était le retour à l’envoyeur de la voiture piégée – un paiement assorti de lourds intérêts.


5. NOTRE HOMME À SAIGON
« Une femme assise sur le sol tenait sur ses genoux ce qui restait de son bébé ; par une sorte de pudeur, elle l’avait recouvert de son grand chapeau de paille de paysannenote. »

Ce bref mais intense échange de voitures piégées entre juifs et Arabes allait trouver sa place dans la mémoire collective du conflit moyen-oriental, mais il ne connut pas d’équivalent jusqu’en 1981, quand Israël et ses alliés phalangistes commencèrent à semer la terreur dans Beyrouth-Ouest au moyen de véhicules piégés : une provocation qui allait réveiller le dragon assoupi du chiisme libanais. En attendant, c’était à Saigon, pendant les derniers jours de l’occupation coloniale française, que le nouvel épisode de cette sanglante saga allait se dérouler : en 1952 et 1953, la capitale indochinoise fut secouée par une série d’explosions meurtrières de motocyclettes et de voitures piégées que l’écrivain britannique Graham Greene allait incorporer à la trame de son fameux roman à clef, Un Américain bien tranquille. Dans son livre, Greene, qui avait fait quatre séjours à Saigon en tant que journaliste, attribue les attentats à une opération clandestine orchestrée par l’agent de la CIA Alden Pyle, qui conspire en vue de remplacer le Viet Minh (accusé d’être l’auteur des attentats) et les Français (incapables de garantir l’ordre public) par un parti proaméricainnote.

Malgré les dénégations explicites de Greene, la plupart des critiques estiment que le véritable « Américain bien tranquille » n’était autre que le colonel Edward Lansdale, expert légendaire en techniques de contre-insurrection ; Lansdale lui-même se vantait d’avoir servi de modèle au héros idéaliste mais criminel du roman. De retour des Philippines, où il avait vaincu une rébellion communiste paysanne, Lansdale devint le parrain et le trésorier du général Trinh Minh Thé, un leader dissident de la secte religieuse Cao Dai (dépeint avec talent et sous son propre nom dans le roman de Greene) dont l’armée privée était basée sur les flancs de la Montagne sacrée, près de la frontière cambodgienne. D’après le biographe de Thé, il ne fait pas de doute que cet officier soutenu par les États-Unis « se rendit coupable de nombreux attentats terroristes à Saigon à l’aide de charges de plastique activées par un mécanisme d’horlogerie et installées dans des véhicules ou dissimulées à l’intérieur de cadres de bicyclette. En particulier, le Li An Minh [l’armée de Thé] fit exploser deux automobiles Dodge devant la façade de l’Opéra de Saigon en janvier 1952. On dit que ces « bombes à retardement » étaient fabriquées à partir de matériel de l’armée de l’air française, des engins de cinquante kilos qui n’avaient pas explosé et que le Li An Minh avait recueillis au solnote… »

Le massacre de l’Opéra, synchronisé avec un autre attentat à la voiture piégée devant l’Hôtel de Ville, fut alors immortalisé par une terrible photo publiée dans Life et représentant le torse sans jambes d’un conducteur de pousse-pousse. La même scène est dépeinte dans un célèbre passage de Un Américain bien tranquille :

Ce qui me frappa le plus sur cette place, c’était le silence. Ça me rappelait une église que j’avais visitée pendant la messe : les seuls sons y venaient de ceux qui officiaient, sauf que de place en place des Européens pleuraient, imploraient, puis retombaient dans le silence comme s’ils avaient honte devant la modestie, la patience et la décence des Orientaux. À la limite du jardin, le torse sans jambes continuait de tressauter comme un poulet dont on a coupé la tête. D’après la chemise de l’homme, il avait dû être conducteur de rickshaw.

– C’est horrible, dit Pyle.

Il regarda ce qui mouillait ses chaussures et demanda d’une voix écœurée :

– Qu’est-ce que c’est que cela ?

– Du sang, lui dis-je. N’en aviez-vous jamais vu ?

– Il faut que je les fasse cirer avant d’aller chez le ministre.

Y avait-il vraiment un « Alden Pyle » pour contempler la scène en coulisse, chorégraphier les atrocités et en rejeter la responsabilité sur Ho Chi Minh, le tout en vertu d’un complot machiavélique destiné à promouvoir une « troisième force » pro-américaine ? Lansdale n’était pas encore arrivé au Vietnam, mais il y avait une importante mission américaine à Saigon qui fonctionnait en fait, d’après le spécialiste français d’histoire militaire Jean Lartéguy, comme une couverture pour les opérations clandestines de la CIA. Toujours d’après Lartéguy, au cours de son enquête sur les attentats organisés par Thé, la Sûreté française avait découvert que le Li An Minh avait reçu des détonateurs militaires des mains d’un jeune membre de l’United States Information Service (l’USIS) qui obéissait aux ordres d’un certain « colonel Stubbs » basé à Bangkoknote.

Dans son autobiographie, Greene commente l’existence de « preuves de contacts entre les services américains et le général Thé » :

Les cadavres de deux jeunes Américaines furent retrouvés par un Français, planteur de caoutchouc, à bord d’une Jeep, sur la route de la montagne sacrée – on supposa qu’elles avaient été tuées par le Vietminh, mais qu’allaient-elles faire dans cette plantation ? L’ambassade des États-Unis s’empressa de récupérer les corps, et l’on n’entendit plus parler de l’incident. Il n’y eut pas un mot dans la presse. Un consul américain fut arrêté, tard le soir, sur le point de Dakow (où Pyle trouve la mort, dans mon roman) : sa voiture contenait des bombes au plastic. Là encore, l’affaire fut étouffée pour raisons diplomatiquesnote.

Le biographe le plus autorisé du romancier, Norman Sherry, souligne que « Greene resta toute sa vie convaincu que la CIA était impliquée ». Il confirme également, sur la base d’entretiens avec des officiers de renseignements américains, qu’au moins une des affirmations de Greene, celle qui concerne les cadavres des deux mystérieuses Américaines, est vraie, et que l’histoire du consul américain, malgré les dénégations de la CIA, provient directement d’une « source incontestable », le général Salan, commandant en chef des troupes françaises en Indochine (que nous allons de nouveau croiser comme organisateur des attentats à la voiture piégée de l’OAS à Alger en 1962)note.

Quoi qu’il en soit, il est incontestable que Lansdale, arrivé à Saigon quelques mois après les bombes de l’Opéra, était parfaitement au courant que l’auteur de ces attentats sophistiqués (les explosifs étaient dissimulés dans des compartiments factices près du réservoir des véhicules) était le général Thé. En effet, comme le ministre de la Sécurité nationale Nguyen Van Tam, un fonctionnaire profrançais, l’expliqua aux journalistes étrangers quelques semaines après les carnages de l’Opéra et de l’Hôtel de Ville, la radio contrôlée par Thé avait ouvertement célébré les deux attentats, tandis qu’un des lieutenants du général avait été capturé alors qu’il s’apprêtait à faire exploser des bicyclettes piégéesnote. Pourtant Lansdale choisit d’ignorer ces révélations et de défendre publiquement le seigneur de la guerre dissident du Cao Dai en le dépeignant comme un patriote dans le style de Washington et de Jefferson. Avec le soutien officiel des États-Unis, Thé fut invité à se joindre à la délégation sud-vietnamienne au sommet des pays d’Afrique et d’Asie réuni à Bandoeng ; le général retourna la faveur en apportant son appui au « Comité révolutionnaire » qui déposa l’empereur Bao Dai, marionnette des Français, et en fournissant des troupes pour aider les Américains à installer à la présidence Ngo Dinh Diem, représentant de la soi-disant « troisième force », ce en violation des accords de Genèvenote. Après que Thé eut été assassiné dans des circonstances obscures (aussi bien les Français que le Viet Minh et les rebelles de la secte Binh Xuyen furent aussitôt comptés au nombre des suspects), Lansdale fit l’éloge du général terroriste devant la presse : « C’était un homme bon, un modéré, un excellent général, il était de notre côté et il nous coûtait seulement vingt-cinq mille dollarsnote. »


6. UN FESTIVAL DE PLASTIC
« Dans les flammes, les exactions et les sangs mêlés s’achève l’aventure impériale de la France outre-mer. »
Benjamin Stora, Le Monde, 27 août 1992.

Après Jérusalem en 1948 et Saigon en 1952, la destination logique de la voiture piégée aurait dû être la Nicosie des années 1950, lors de la sanglante campagne des Chypriotes grecs pour chasser les Britanniques de l’île. Le colonel George Grivas, chef militaire des troupes de guérilla de l’EOKA, était un maître ès terreur qui semait les mines terrestres artisanales contre les véhicules blindés britanniques, anticipant leur usage actuel contre les Humvees américains sur les routes irakiennes. Et pourtant, curieusement, Grivas ne manifesta aucun intérêt à imiter les attentats improvisés par le groupe Stern à coups de véhicules piégés lancés contre les baraquements militaires et les stations de policenote. Peut-être était-il sensible aux inévitables « dommages collatéraux » qu’auraient à subir les civils grecs. Quoi qu’il en soit, c’est en Algérie que la voiture piégée trouva son nouveau champ d’action, dans une guerre coloniale qui finit par voir l’un des deux camps embrasser le carnage comme sa raison d’être.

D’après l’encyclopédie des crimes de guerre rédigée par Philippe Bourdrel (Le Livre noir de la guerre d’Algérie), la première tentative d’attentat à un véhicule piégé en Afrique du Nord fut organisée en août 1995 par Youssef Zighout, commandant du Front de libération nationale (FLN) pour le Nord-Constantinois (le littoral montagneux situé à l’est d’Alger), pendant une offensive majeure des rebelles algériens. Mais les deux camions bourrés d’explosifs et de carburant commandités par Zighout furent interceptés par les troupes françaises avant de pouvoir atteindre leur cible, le quartier général de la police de Philippevillenote. Trois ans plus tard, après la célèbre bataille d’Alger, le FLN décida de s’en prendre directement au territoire de la métropole, faisant sauter des dépôts de carburant, mitraillant des gendarmes et installant une mine magnétique sur un cuirassé dans le port de Toulon, mais sans lancer de voitures piégées ni provoquer de massacres de civils, comme le souligne Alistair Horne dans son ouvrage désormais classique sur l’histoire de la guerre d’Algérienote.

L’Organisation de l’Armée secrète (OAS) ne nourrissait pas de tels scrupules. Sous le commandement du général Raoul Salan, cette sinistre association de pieds-noirs extrémistes et de paras et légionnaires rebelles passa au terrorisme indiscriminé après l’échec de sa tentative de soulèvement d’avril 1961. N’ayant pas d’autre véritable objectif que la préservation du pouvoir des colons, l’OAS comptait au nombre de ses ennemis déclarés le général de Gaulle lui-même, les forces de sécurité, les communistes, les militants pour la paix (dont Jean-Paul Sartre) et, tout particulièrement, les civils algériens. (Curieusement, l’OAS évita presque systématiquement l’affrontement direct avec le FLN.)

Dans le but de faire échouer les négociations d’Évian entre les émissaires de De Gaulle et les dirigeants algériens, l’OAS lança une série de « festivals de plastic » (trois cent quatre-vingts attentats dans toute l’Algérie rien qu’en juillet 1961), utilisant 4 132 kilos de cet explosif et mille détonateurs électriques qu’elle se vantait d’avoir subtilisé aux arsenaux de l’arméenote. Le chef des redoutables « commandos Delta » de l’OAS était Roger Degueldre, un vétéran de Dien Bien Phu âgé de 36 ans qui commandait cinq cents déserteurs de la Légion et ultras de l’Algérie française depuis son QG clandestin du quartier pied-noir de Bab-el-Oued. Début 1962, alors que de Gaulle commençait à céder aux revendications d’indépendance complète du FLN, Salan déclara la « guerre totale » et ordonna à Degueldre de lancer ses commandos tout à la fois contre l’Algérie et contre la Francenote.

Alistair Horne mentionne l’énigme de la possible collaboration de la CIA avec les commandos Delta (liens qui « demeurent, encore aujourd’hui, partiellement inexpliqués ») et cite les propos de Salan (interviewé par lui dans les années 1970) sur sa réunion avec deux Américains prétendant représenter la CIA à Alger en novembre 1961 : « Non, ce n’étaient pas des agents provocateurs, lui expliqua Salan. Pourquoi ? Parce qu’ils commencèrent en fait à nous livrer la marchandise. Une cargaison de cinquante mitrailleuses arriva d’Espagne dans un petit port près de Cherchel. » D’après d’autres vétérans de l’OAS, la CIA espérait que Salan céderait aux États-Unis « des bases militaires et un traitement économique préférentiel (l’accès au pétrole saharien) si l’on réussissait à établir un État indépendant dominé par les pieds-noirs sur le modèle de la Rhodésienote. »

Quoi qu’il en soit, les commandos Delta n’avaient pas un grand besoin de l’aide clandestine des États-Unis dans la mesure où ils bénéficiaient d’un grand nombre de collaborateurs volontaires dans les rangs de la police et de l’armée, tous prêts à leur fournir explosifs et renseignements. Ces connexions étaient particulièrement utiles pour les terroristes de l’OAS chargés d’organiser les « festivals de plastic » sur le territoire métropolitain. Fin janvier 1962, par exemple, les Delta réussirent à faire exploser une bombe placée à l’intérieur d’une petite camionnette stationnée devant le Quai d’Orsay : un coursier du ministère périt dans les flammes et une douzaine d’autres fonctionnaires furent gravement blessésnote. Un mois plus tard, à Oran – décor de La Peste de Camus –, l’OAS fit sauter une grosse voiture piégée à un carrefour très fréquenté à l’entrée de la Ville Nouvelle, quartier contrôlé par le FLN, tuant trente civils musulmans. Cinq jours plus tard, ce sont deux camions chargés de plastic, d’essence et de bouteilles de butane qui explosèrent devant l’aile de la prison locale où étaient incarcérés les prisonniers musulmans, faisant quatorze victimesnote.

Le 2 mars fut la date de lancement de l’« opération Rock & Roll », cent vingt plasticages en deux heures, suivis une semaine plus tard par l’explosion d’une camionnette devant la mairie d’Issy-les-Moulineaux, où le Mouvement de la Paix, d’inspiration communiste, tenait son congrès national (3 morts et 47 blessés, dont 5 écolières)note. Même si l’OAS fut efficacement décapitée en avril avec les arrestations de Salan (nom de code : « Soleil »), de Degueldre et d’autres dirigeants clefs, les cadres intermédiaires encore en liberté – les colonels – étaient encore plus fanatiques que les généraux et fermement décidés à provoquer une véritable apocalypse algérienne. Leur stratégie presque démente était de massacrer un si grand nombre de musulmans ordinaires que le FLN, malgré sa discipline, serait obligé de rompre la trêve accordée avec les forces françaises et de lancer des représailles massives contre les pieds-noirs. En d’autres termes, le noyau dur de l’OAS s’employait délibérément à fomenter une guerre raciale qu’il espérait voir déboucher sur la chute de De Gaulle et l’ébauche d’une solution « à la rhodésienne » ou « à l’israélienne ».

Fin avril, l’OAS lança son offensive finale, la plus massive et la plus meurtrière, contre des segments ciblés du prolétariat musulman, des dockers aux femmes de ménage. Le 25 avril 1962, une voiture piégée explosa sur la place du Gouvernement, une des principales entrées de la Casbah, tuant deux musulmans qui se rendaient à leur travail et en blessant vingt-deux autres. Le 2 mai, les commandos Delta stationnèrent une automobile bourrée de plastic et de ferraille devant le bureau d’embauche du port d’Alger où, chaque matin, à l’aube, une longue file de dockers musulmans attendait dans l’espoir de trouver un peu de travail malgré la gravité de la situation économique. D’après le journaliste américain Henry Tanner,

quand l’explosion eut lieu, il y avait devant le bureau d’embauche entre cent et deux cents hommes qui furent fauchés et plaqués contre le mur par les morceaux de la voiture et des fragments de métal. Le sol était parsemé de chaussures déchiquetées et dépareillées, de lambeaux de vêtements et de fez rouges, le couvre-chef musulman traditionnel. Les témoins rapportent que la panique se saisit des dockers restés à l’intérieur de l’immeuble. Se répandant dans les rues adjacentes, ils se précipitèrent vers le quartier des affaires, puis vers les quartiers musulmans les plus proches. D’après certains témoignages, des hommes en fuite furent mitraillés depuis les balcons d’un des secteurs européens qu’ils devaient traverser.

Cette course effrénée bloqua complètement la circulation de l’heure de pointe. Les conducteurs européens effrayés qui s’approchaient de la scène du désastre stoppaient net, essayaient de faire demi-tour et se retrouvaient cernés par les voitures qui les suivaient. Nombre d’entre eux abandonnèrent leur véhicule et s’enfuirent à pied. L’un d’entre eux, un travailleur pétrolier d’âge mûr, fut soudain englouti par un maëlstrom de dockers en folie. Il disparut complètement. Quelques instants plus tard, son corps réapparut dans le caniveau, la gorge tranchéenote.

Ce furent là les seules représailles spontanées en réponse au meurtre d’au moins soixante-deux dockers arabes. Les militants du FLN s’employèrent aussitôt à maîtriser la situation, évacuant les blessés et rétablissant l’ordre avec l’aide des troupes françaises. Deux jours plus tard, les « colonels » essayèrent de nouveau de déclencher un conflit irrémédiable entre les deux communautés en ayant recours au dispositif le plus apocalyptique qui ait été conçu en huit ans de guerre. Les commandos Delta volèrent un camion-citerne d’une capacité de 15 000 litres, le piégèrent avec du plastic explosif et tentèrent de le lancer depuis une route de montagne sur un misérable bidonville musulman. Heureusement, les roues du véhicule furent bloquées par le rebord du talus et l’explosion se déclencha prématurément. Il y eut deux victimes dues au flot d’essence enflammée qui dévala les canalisations et les rigoles, mais Le Monde estima alors que 2 000 à 3 000 habitants auraient pu périr brûlés vifs si le camion était tombé sur leur agglomérationnote. (Un officier français présent sur le lieu du sinistre rapporta à Henry Tanner que, trois mois plus tôt, l’armée avait intercepté une directive de l’OAS dans laquelle Salan en personne proposait de « mettre le feu à des stations d’essence situées dans les zones résidentielles surplombant la ville pour que les flots de carburant enflammé dévalent les rues et incendient les bâtiments publics sur leur passagenote ».)

Les attentats à la voiture piégée de l’OAS continuèrent tout au long du mois de mai, accompagnés par des centaines d’autres explosions, assassinats et lynchages. En une seule journée (le 10 mai) dix-huit jeunes femmes et jeunes filles musulmanes furent assassinées, censément pour venger le meurtre d’une femme pied-noir. En fait, comme l’expliquait alors Tanner aux lecteurs du New York Times, ayant « pratiquement réussi à chasser tous les musulmans de leurs postes de travail dans les quartiers européens », les commandos Delta s’employaient désormais à terroriser les femmes de ménage et les employées de commercenote. Leur objectif n’était rien de moins qu’un apartheid intégral. Quelques jours plus tôt, Tanner s’émerveillait de l’« incroyable retenue » des musulmans ordinaires qui « se pliaient aux ordres des autorités nationalistes leur enjoignant de rester calmes face aux provocations violentes »note. Mais, à partir de la mi-mai, les représailles meurtrières des musulmans se firent quotidiennes et, conformément aux vœux de l’OAS, le nombre des civils pieds-noirs assassinés augmenta de jour en jour. Pourtant, loin de saper l’autorité de De Gaulle, les massacres d’Alger et d’Oran contribuèrent à rallier la majorité des électeurs français autour des accords d’Évian, tout en renforçant la détermination du FLN de ne faire aucune concession aux pieds-noirs et à leurs colonels fascisants. Grâce à l’OAS, « la valise ou le cercueil » resta désormais le seul choix possible pour plus d’un million de petits Blancs.

« En moins d’un an, observe Alistair Horne, l’OAS a tué 2 360 personnes et fait 5 418 blessés en Algérie ; … dans la seule région d’Alger, ses activités des six derniers mois de la guerre ont fait trois fois plus de victimes civiles que le FLN depuis le début de l’année 1956 ; et ce en comptant la bataille d’Algernote. » Les attentats à la voiture piégée prirent fin en juin, mais les artificiers de l’OAS – qu’ils soient réfugiés dans la clandestinité à Paris, accueillis comme des héros dans l’Espagne de Franco ou bien engagés discrètement dans de nouvelles activités criminelles en Corse, au Liban ou en Sicile – continuèrent à pratiquer leur art ou, tout au moins, à transmettre leurs compétences à des apprentis autochtones. C’est ainsi que le plastic allait devenir un ingrédient de la violence méditerranéenne presque aussi banal que les olives dans la cuisine locale.


7. GRAINES DIABOLIQUES
« Sur le plan historique, la voiture piégée de Ciaculli marqua un point de non-retournote. »

C’est à Palerme, un an seulement après l’exode pied-noir d’Algérie, que la voiture piégée – au plastic ou à la dynamite volée dans une carrière – fit de nouveau son apparition sur les rivages de la Méditerranée. La Mafia sicilienne, alors à la veille d’une véritable guerre civile entre deux factions en plein essor, avait suivi avec une attention toute professionnelle la vague de terreur et d’attentats en Algérie. Il est même probable qu’Angelo La Barbera, capo mafia du centre de Palerme, ait eu recours à l’expertise de l’OAS au moment de lancer son offensive sournoise et dévastatrice contre son rival Salvatore Greco, dit « Cicchiteddu » (« petit oiseau » en dialecte sicilien), en février 1963. (La signature indélébile de l’OAS, à savoir l’usage du plastic, était déjà lisible dans certains assassinats mafieux de l’année 1962 qui incitèrent le Sénat italien à promouvoir d’urgence une enquête sur l’augmentation de la violence en Sicilenote.) On ne sait plus trop quel était le prétexte initial du conflit (peut-être une transaction concernant le trafic de drogue et ayant mal tourné), mais le carnage provoqué par la « première guerre de la Mafia » est resté légendaire.

Retranché dans son bastion de Ciaculli, une petite ville des environs de Palerme, protégé par une forte armée de parents et d’hommes de main, Salvatore Greco semblait pratiquement invulnérable. L’arme secrète de La Barbera pour forcer les défenses de Greco était l’Alfa Romeo Giulietta : « Cette délicate berline, explique John Dickie dans son histoire de la Cosa Nostra, était un des symboles du miracle économique italien – “fine, pratique, confortable, sûre et fonctionnelle”, proclamaient les annonces publicitaires. » La première Giulietta bourrée d’explosifs détruisit la demeure de Greco ; la seconde, quelques semaines plus tard, tua un de ses principaux alliés. En mai, les sicaires de Greco ripostèrent en tirant sur La Barbera à Milan, mais ne réussirent qu’à le blesser ; en guise de représailles, deux lieutenants pleins d’ambition de La Barbera, Pietro Torreta et Tommaso Buscetta (qui allait devenir ultérieurement un des plus célèbres pentiti de la Mafia), firent sauter une série d’autres Giuliettanote.

Le 30 juin 1963, la nième Giulietta bourrée de TNT était abandonnée dans une des plantations de mandariniers qui entourent Ciaculli avec une bouteille de butane munie d’une mèche clairement visible sur le siège arrière. Une autre Giulietta avait déjà explosé le matin même dans une ville voisine, faisant deux victimes, attisant la vigilance des carabinieri, qui firent appel à l’assistance d’ingénieurs militaires. « Deux heures plus tard, deux artificiers arrivèrent sur les lieux, sectionnèrent la mèche et déclarèrent que le véhicule était désormais inoffensif. Mais, quand le lieutenant Mario Malausa se mit à inspecter le contenu du coffre, il fit sauter l’énorme charge de TNT qui y était dissimulée. Le lieutenant et six de ses hommes furent déchiquetés par une explosion qui ravagea les mandariniers sur des centaines de mètres. » Le cadavre des malheureux carabinieri était dans un tel état que leurs cercueils étaient « pratiquement vides » lorsque, trois jours plus tard, ils furent transportés de la cathédrale de Palerme jusqu’au cimetière, accompagnés par un cortège funèbre de 100 000 Siciliensnote.

Vers 1964, lorsque la guerre civile de la Cosa Nostra toucha à sa fin, la population sicilienne avait appris à trembler à la seule vue d’une Giulietta et les attentats à la voiture piégée étaient entrés dans le répertoire classique de la Mafia. Palerme fut de nouveau terrorisée par des Fiat meurtrières au début des années 1980, dans le cadre d’une campagne de matanza (extermination) de la Mafia contre des militants de gauche et des magistrats indépendants. Parmi les « cadavres exquis » semés par ces attentats (voitures piégées ou mines), on compte le dirigeant communiste Pio La Torre et le général Carlo Alberto Dalla Chiesa (1982), le juge Rocco Chinnici et ses gardes du corps (1983) et l’escorte du juge Carlo Palermo (lui-même gravement blessé dans l’attentat) en 1985note. Des assassinats judiciaires encore plus célèbres allaient suivre dans le sillage de l’inculpation des chefs de la Cosa Nostra lors d’une série de « maxiprocès » à sensation au début des années 1990. En 1993, après l’arrestation du parrain Toto Riina, des Fiat bourrées d’explosifs furent lancées contre certains des musées et des églises les plus renommés du pays. Le plus connu de ces attentats à la voiture piégée – organisé par le successeur de Riina, Bernardo Provenzano, dit « Binnu u trattoria » (« Ben le tracteur »), et son fameux gang de Corleone – fut l’explosion qui, en mai 1993, endommagea le prestigieux musée des Offices, au cœur de Florence (voir chapitre 17).

Les graines de violence semées par la guerre d’Algérie atteignirent aussi les rivages d’une autre île méditerranéenne. Contrairement à la Sicile, réputée pour ses plaines céréalières et ses terrasses de citronniers, la Corse est un territoire montagneux doté de maigres ressources : seuls 15 % de sa superficie sont composés de terres basses ou suffisamment planes pour être propices à l’exploitation agricole. La pénurie de terre arable était fortement exacerbée par l’installation de riches viticulteurs pieds-noirs chassés d’Algérie en 1962. Bénéficiant d’un traitement préférentiel de la part des autorités métropolitaines, en 1979, 378 de ces colons contrôlaient 90 % de la production vinicole de l’île, contre seulement 10 % pour 4 000 petits viticulteurs corses. La promotion du tourisme par l’État français empiétait elle aussi sur des terres agricoles déjà rares, tandis que la jeunesse de l’île, en l’absence d’emplois industriels et d’universités, était obligée d’émigrer vers la métropole. Tout cela se traduisait par une marginalisation croissante des autochtones, de leur langue et de leurs moyens de subsistance traditionnels. Entre 1900 et 1970, les locuteurs de la langue corse passèrent ainsi de 300 000 à 120 000 personnesnote.

Autrement dit, les revendications corses étaient tout aussi légitimes et profondément enracinées que celles des catholiques d’Irlande du Nord ou des Basques espagnols, mais elles étaient – et sont encore – presque invisibles aux yeux du reste du monde (qui tend à associer automatiquement la Corse avec la grande délinquance). Pour se faire entendre, les nationalistes corses furent obligés d’emprunter le verbe « plastiquer » à l’OAS et, dès juin 1965, ils commencèrent à organiser quelques attentats mineurs contre des exploitations agricoles pieds-noirs ainsi que contre les bureaux de la SOMIVAC, l’organisme de développement rural qu’ils estimaient beaucoup trop favorable aux rapatriés d’Algérie. Profitant du désordre régnant pendant les événements de mai 1968, les activistes corses réussirent à dérober plusieurs tonnes d’explosifs et des milliers de détonateurs qu’ils utilisèrent ultérieurement pour faire sauter des pylônes électriques, des propriétés de pieds-noirs et – cible nettement plus originale – des cargos transportant des déchets industriels en provenance d’Italienote.

À partir de 1973, le Fronte Paesanu Corsu di Liberazione (FPCL, précurseur du FLNC), dont le manifeste fondateur exigeait l’expulsion des colons qui monopolisaient les anciennes terres communales, commença à être pris au sérieux à Paris et à être perçu comme une espèce d’IRA corse émergente. En janvier 1974, le FPCL organisa la première de ses fameuses « nuits bleues », avec neuf bombes explosant de façon simultanée à Ajaccio, Bastia et Ghisonaccia. En août 1975, à Bastia, il prit la tête d’une quasi-insurrection marquée par la participation enthousiaste de la jeunesse locale. Quatre ans plus tard, le FLNC faisait sauter plusieurs agences de tourisme à Paris et, en 1981, une de ses bombes manqua de peu le président Giscard d’Estaing. En 1982 le groupe lança le « sommet du plasticage », une véritable offensive du Têt insulaire, avec plus de huit cents attentats à la bombe contre des administrations publiques, des restaurants, des hôtels, des villages du Club Méditerranée, des résidences secondaires, des commissariats de police, etc.note.

Ce n’est que tardivement que la voiture piégée commença à participer à ce festival d’explosions : probablement parce que, jusqu’à la fin des années 1970, la priorité était de détruire des biens plutôt que des vies. Le combat des indépendantistes corses se durcit considérablement pendant les années 1980 en raison de l’intensification de la répression associée au régime draconien du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua (dont le slogan officiel était : « Terroriser les terroristes ») et de tensions croissantes au sein du mouvement nationaliste. En réponse aux arrestations en masse d’avril 1988, la première voiture piégée « à la libanaise » explosait aux abords de l’aéroport international d’Ajaccio, blessant cinq gendarmes présents sur les lieux. À partir de 1990, le FLNC, tout comme l’IRA et l’ETA avant lui, se scinda en deux organisations. La plus petite, le FLNC canal habituel, favorisait les attentats à la voiture piégée comme stratégie publicitaire d’accès rapide au leadership du camp nationaliste.

Heureusement, personne ne fut atteint par le véhicule que le FLNC canal habituel fit exploser devant le Conseil général de Haute-Corse en mai 1991. En revanche, trois personnes furent gravement blessées par la bombe visant un centre de perception des impôts à Nice en décembre 1992. Comme le groupe indépendantiste s’y attendait, ces attentats suscitèrent des unes hystériques dans la presse, mais leurs rivaux du canal historique contre-attaquèrent en janvier 1996 en organisant une conférence de presse qui fit une impression encore plus grande sur les médias français : « Entre 500 et 600 nationalistes corses encapuchonnés et armés jusqu’aux dents se rassemblèrent près du village de Tralonca, en Haute-Corse. Ils exhibèrent devant la presse un arsenal à la fois stupéfiant et terrifiant : lance-missiles, lance-grenades, pistolets automatiques Glock et Jericho, fusils/mitraillettes Galil, UZI, HK, M-16, Kalashnikov – tout ce que vous vouleznote. » Mais cette démonstration de force du canal historique était organisée en vue d’un cessez-le-feu et de négociations avec Paris.

Quatre ans plus tard, le 1er juillet 1996, le canal habituel eut recours à une voiture piégée pour assassiner Petru Lorenzi, un leader historique du nationalisme qui défendait un accord politique sur le modèle de celui qui était en train d’être négocié par le Sinn Fein à Belfast. L’énorme explosion qui mit fin à la vie de Lorenzi sur le port de Bastia fit également quatorze blessés et ruina la saison touristique de 1996note. Enfin, en février 1998, un groupe dissident des historiques (qui allait bientôt rejoindre les militants du canal habituel au sein d’une nouvelle FLNC « union des combattants ») dirigée de façon présumée par Yvan Colonna assassinait le préfet de Corse Claude Érignac, la victime la plus éminente des indépendantistes en trente ans de conflit. Ces deux meurtres envoyaient le même message : « Nous n’abandonnerons jamais la lutte. » Ou encore, comme le déplorait Cuncolta Naziunalista, vitrine légale des anciens historiques, après l’assassinat de Lorenzi : « Il est incontestable que certains individus et certaines factions sont déterminés à faire obstacle à n’importe quel prix – y compris le prix du sang – à l’instauration des conditions d’un dialogue constructif susceptible de préparer la voie à des réformes essentiellesnote. » Quoi qu’il en soit, l’intransigeance nationaliste était renforcée par l’arrogance de Paris, la crise structurelle de l’économie insulaire et la prolifération continue des résidences secondaires qui rend le prix du logement inaccessible aux autochtones. Avec l’annonce faite en 2006 du cessez-le-feu permanent déclaré par les révolutionnaires basques de l’ETA, les héritiers rivaux et frustrés du FLNC veillent en solitaires sur la dernière expérience de lutte armée en Europe occidentale.


8. BIENVENUE À BOMBSVILLE
« Des terroristes communistes se sont infiltrés à Saigon pour faire exploser des installations militaires américaines et sud-vietnamiennes et tuer des soldats américainsnote. »

Le retour de la voiture piégée à Saigon entre 1963 et 1966 est un chapitre remarquable, même si aujourd’hui largement oublié, de la seconde guerre d’Indochine. Pendant trente-six mois, les guérilleros urbains du Viet Cong ont attaqué à la bombe pratiquement à volonté les garnisons américaines et même l’ambassade des États-Unis. Cette offensive était alors à la une des journaux du monde entier, mettant à nu de façon spectaculaire la crise sécuritaire au Sud-Vietnam et démentant la propagande selon laquelle le gouvernement de Saigon jouissait d’un soutien massif de la part de la population urbaine. « L’ingéniosité dont font preuve les saboteurs terroristes dans les villes ne connaît pas de limites », se lamentait alors un rapport top-secret de l’armée américainenote. La campagne du Viet Cong bénéficiait de l’antiaméricanisme croissant des classes populaires de Saigon, qui étaient souvent les premières victimes des réaménagements urbains requis par la présence accrue des troupes américaines.

Dès avant la chute de Dien Bien Phu, les Américains avaient commencé à s’intaller à Saigon en déployant une débauche de luxe impérial : « Même leurs toilettes étaient climatisées », remarquait d’un ton désapprobateur Thomas Fowler, l’alter ego de Graham Greenenote. En outre, à partir de la fin des années 1950, le régime de Diem commença à expulser des citadins ordinaires de leurs quartiers et de leurs logements pour faire place aux centaines, puis bientôt aux milliers, de conseillers et de techniciens américains. « À Saigon, se souvient l’ancien ministre de la Justice viet cong Truong Nhu Tang, le gouvernement encourageait une politique agressive de “développement urbain”, rasant des quartiers entiers au profit d’édifices commerciaux modernes et d’immeubles résidentiels de luxe auxquels seuls avaient accès les Américains et les élites locales… Les populations expulsées n’avaient guère d’autre choix que de se réfugier sur des sampans sur le fleuve ou de déménager vers des zones encore plus pauvres et plus éloignées. Dans les taudis et les bidonvilles, le ressentiment contre les Américains se mêlait à une rage croissante à l’encontre du régimenote. »

Cette colère se transforma rapidement en résistance active. Même si les attentats à la voiture piégée s’étaient interrompus pendant quelques années après la mort du général Thé, dans la capitale, la fin des années 1950 fut marquée par des attaques sporadiques à la grenade et au plastic contre des cibles américaines, attaques attribuées tantôt aux rebelles anti-Diem (en particulier les sectes Binh Xuyen et Hoa Hao), tantôt au Viet Minh (ultérieurement rebaptisé Viet Cong). En octobre 1957, par exemple, plusieurs bombes à retardement détruisirent les bureaux de l’United States Information Service (qui, d’après Lartéguy, servait de couverture à la CIA), ainsi qu’un autobus militaire et une résidence d’officiers américains, reflétant « un soudain déchaînement d’antiaméricanisme à Saigon ». L’année suivante, à Cholon, le mess des officiers américains était dévasté par une explosion qui faisait sept victimes parmi les employés de l’établissementnote.

À partir du début des années 1960, l’essor du complexe d’immeubles administratifs, de cantonnements, de bars et d’équipements sportifs réservés aux militaires américains devint une cible irrésistible pour les rebelles du Viet Cong. En mai 1963, ceux-ci lancèrent une attaque à la bicyclette piégée contre le bâtiment de la mission d’aide militaire américaine, dans un style d’opération directement imité du manuel de terrorisme du général Thé (lui-même probablement inspiré par les instructions du directeur de la CIA Allen Dulles). Une étude ultérieure effectuée par les services secrets américains explique les tactiques du Viet Cong : « Parfois, c’est la bicyclette elle-même qui est transformée en instrument de mort : son cadre tubulaire creux est bourré de plastic tandis que le mécanisme d’horlogerie est dissimulé sous la selle. Le terroriste circule à bicyclette jusqu’à son objectif, laisse l’engin contre le mur du bâtiment visé, enclenche le mécanisme et s’éloignenote. » Lors de l’attentat de mai 1963, ce sont deux bicyclettes qui furent abandonnées contre le mur de la mission militaire, tandis qu’une troisième était stationnée à l’extérieur de la résidence des officiers américains, à quelques centaines de mètres de là. « Il est clair que les bombes visaient les Américains, rapporte le Washington Post, mais ce sont les Vietnamiens qui en ont le plus souffert, comme cela a été le cas dans nombre d’attaques terroristes antérieures. » Il y eut en effet onze morts et trente-neuf blessés graves parmi les autochtones, contre trois blessés parmi les Américainsnote.

Février 1964 s’annonça comme une véritable saison de chasse contre les militaires et le personnel d’ambassade américains. Des attentats à la bombe meurtriers ravagèrent le Playboy Bar, le cinéma Kinh Do et le complexe sportif Pershing pendant un match de base-ball, faisant en tout neuf morts et cent douze blessés. La colonie américaine commença à colporter de véritables légendes urbaines sur l’existence d’une espèce de cour des miracles de la terreur. Le Chicago Tribune écrivait ainsi : « On sait que le Viet Cong recrute entre autres des chauffeurs de taxi, des mendiants et des petits voyous… ils sont envoyés pendant trois jours dans la zone D [au nord de Saigon] pour s’entraîner au maniement des explosifs, puis renvoyés à Saigonnote. » En réalité, les membres locaux du Viet Cong étaient plus souvent des étudiants, des dockers et des enseignants que des sous-prolétaires. Ils n’allaient pas tarder à faire de Saigon le premier laboratoire mondial de la guérilla urbaine.

Intentionnellement ou par hasard, le premier attentat à la voiture piégée du Viet Cong coïncida avec l’arrivée de Bob Hope à Saigon en décembre 1964, à la veille de Noël. Le célèbre artiste de music-hall venait juste de débarquer de son avion quand 100 kilos de plastic dissimulés dans une camionnette explosèrent dans le garage de l’hôtel Brink, une résidence fortifiée et très protégée réservée aux officiers de l’armée américaine, juste derrière l’ancien opéra, cible du général Thé en 1952.

L’explosion a eu lieu au rez-de-chaussée, dans le garage de l’hôtel, atteignant les militaires qui étaient en train de se préparer à participer à une réception dans les locaux – très appréciés – du club et du mess des officiers, au dernier étage… Toujours au rez-de-chaussée, la station de radio de l’armée, qui diffuse des programmes à l’intention des troupes américaines sur tout le territoire du Sud-Vietnam, a été pulvérisée… Neuf véhicules militaires ont été détruits et quinze autres endommagés. Les trottoirs étaient couverts de sang, tandis que les décombres de l’explosion – dont d’énormes pneus de camion – étaient projetés dans les airs.

« J’étais dans les locaux de l’imprimerie, raconte un sergent américain. Juste au moment où le contremaître appuyait sur le bouton de la sonnerie annonçant la fin de la journée de travail, nous avons entendu le fracas de l’explosion. Je me suis précipité dans la rue et j’ai vu un nuage en forme de champignon. De couleur rose. » Le sergent rit d’une telle incongruité. « De la même couleur que le coucher du soleil. Et puis le nuage rose est devenu noirnote. »

Les officiers se frayèrent un chemin à travers les flammes pour venir au secours de leurs camarades blessés et prisonniers de l’incendie. Une aile entière du bâtiment en équerre était sinistrée, un lieutenant-colonel et un civil américains avaient succombé à l’attentat, tandis que cent sept autres Américains et Vietnamiens étaient blessés. « La première vision de Saigon que purent contempler Bob Hope et ses accompagnateurs depuis les fenêtres de leur hôtel était le panorama du désastre de l’hôtel Brinknote. »

En février 1965, le Viet Cong introduisit un nouveau mot d’ordre de bataille : « Deux Américains par jour. » L’occasion en fut l’attentat à la voiture piégée contre un bâtiment de quatre étages, le cantonnement des conscrits américains de la cité côtière de Qui Nhon, à 430 kilomètres au nord de Saigon – répétition morbide de l’attentat de l’hôtel Brink (50 kilos de plastique dissimulés dans une automobile stationnée dans un parking en sous-sol). Avec vingt-trois morts américains, les rebelles atteignirent en un jour leur quota d’une semaine et demienote. En représailles de l’attentat de Qui Nhon, ainsi qu’à des attaques antérieures de la guérilla contre les baraquements de l’armée américaine à Pleiku, l’administration Johnson déclencha l’opération Rolling Thunder, à savoir le bombardement soutenu du Nord-Vietnamnote. (Du point de vue éthique, on se demande comment on peut comparer les attaques au mortier, les colis et voitures piégées du Viet Cong, avec les près de 8 millions de tonnes d’explosifs – l’équivalent de plus de cent Hiroshima – que les avions américains allaient lâcher sur le territoire indochinoisnote !)

Au lendemain de Qui Nhon, les experts américains en sécurité se préparaient avec anxiété à de nouvelles attaques dans la capitale. Début 1965, à l’insu des services de renseignements américains et sud-vietnamiens, le Viet Cong avait fusionné ses trois pelotons indépendants d’artificiers basés à Saigon en une seule unité que le magazine Life allait décrire comme « l’une des organisations terroristes les plus meurtrières de l’histoire : le F-100note ». D’après les aveux obtenus sous la torture de la bouche d’un cadre viet cong arrêté en 1967, le F-100 était une organisation partisane d’une sophistication pratiquement sans précédent, en tout cas sans commune mesure avec le maquis français de Lyon en 1943 ou le FLN à Alger en 1956. Seule la Haganah à Jérusalem, en 1947, disposait peut-être d’une structure organisationnelle aussi complexe. D’après Nguyen Van Sam, chef d’un commando viet cong capturé au moment où il allait faire sauter un nouveau baraquement américain, le réseau mère comprenait

des unités de diverses tailles et fonctions : groupes, cellules, inter-cellules et unités d’intervention spéciale… Alors que l’on suppose généralement que le terrorisme viet cong est largement improvisé sous l’impulsion du moment, les opérations du F-100 sont planifiées avec une minutie presque fanatique, testées au cours de plusieurs répétitions, exécutées au chronomètre et soumises a posteriori à un examen critique pointilleux. L’organigramme du F-100 inclut des cartographes, des photographes et des experts en démolition. Le F-100 dispose de sa propre section financière, de sa propre unité de communication et emploie un spécialiste qui transforme les simples montres en détonateurs de bombes à retardement. Son arsenal va du mortier lourd aux plus petites armes légères, et il imprime même des brochures expliquant comment fabriquer un lance-flammes à partir d’ustensiles communément disponibles dans le commerce à Saigon… Dans tous les quartiers de la capitale, l’organisation, qui semble disposer d’un budget inépuisable, entretient un vaste système de planques destinées aux réunions clandestines. Certaines de ces planques sont des domiciles privés, d’autres sont des établissements commerciaux du type épicerie ou atelier de réparation de bicyclettes, et le F-100 ne néglige aucune mesure pour garantir la sécurité intégrale de ce type de couverturenote.

Dirigé par l’énigmatique « Frère Hoang » et s’appuyant sur l’expertise technique d’ingénieurs et de diplômés en sciences naturelles, le F-100 s’employait à infiltrer au goutte-à-goutte de petites quantités d’explosifs dans Saigon, conformément à la méthode dite « de la fourmi » : les charges étaient dissimulées dans des cadres de bicyclette, des paniers à provision, des landaus et même des soutiens-gorgenote. Vers la mi-mars, la police de Saigon annonça fièrement qu’elle avait confisqué 25 kilos de plastic entreposés dans une planque viet cong, faisant ainsi avorter « un complot visant à faire sauter l’ambassade américaine ». Mais le « complot » était loin d’être avorté. Le 30 mars à 11 heures du matin, le chef de station de la CIA à Saigon, Peer de Silva, en pleine conversation téléphonique, contemplait machinalement le spectacle de la rue de la fenêtre du deuxième étage du bâtiment art déco de l’ambassade, au bout de la rue des Fleurs :

Sans faire trop attention, je remarquai une vieille Peugot qui était en train de se garer directement sous ma fenêtre… Le conducteur souleva le capot, contempla le moteur et commença à discuter avec le policier en faction, qui était armé d’une carabine M-1. Et, tout d’un coup, je l’ai aperçu. Depuis ma fenêtre, j’ai vu, coincé derrière le siège du conducteur, ce qu’on appelle dans le métier un time pencil. Il s’agit d’un détonateur constitué par un tube de laiton de la taille d’un crayon (d’où son nom) et rempli de poudre inflammable… C’est ce que j’ai vu, le détonateur et la fumée grise émanant des orifices. Au moment même où je réalisai que la voiture était piégée, ma perception du monde commença à se brouiller, tout semblait fonctionner au ralenti. Sans même lâcher le combiné, presque inconsciemment, je commençai à me jeter au sol, le plus loin possible, le dos vers la fenêtre. J’étais encore suspendu en l’air quand les 250 kilos de plastic C-4 dissimulés dans le châssis de la voiture explosèrentnote.

De Silva perdit un œil suite à l’attentat, sa secrétaire succomba et trente autres Américains, dont le premier adjoint de l’ambassadeur, U. Alexis Johnson, furent blessés. Le bureau de l’ambassadeur Maxwell Taylor, alors en visite à Washington, fut presque entièrement détruit. À l’extérieur du bâtiment, quinze passants vietnamiens perdirent la vie, ainsi que les deux Viet Cong et les policiers qui les interrogeaientnote.

Au-delà des dommages occasionnés à l’ambassade, le Viet Cong avait réussi à instiller la peur dans la communauté américaine, à tous les niveaux. D’après un habitant de Saigon, « les enfants vietnamiens ne tardèrent pas à surnommer les Américains les “grands singes”, parce qu’ils passaient leur existence derrière d’énormes grillages qui ressemblaient à des cagesnote ». Une infirmière de la marine, Bobbi Hovis, raconte que « Saigon était devenu un poste de plus en plus dangereux. Les militaires stationnés en dehors de la capitale la baptisèrent bientôt Bombsville. Beaucoup préféraient passer leur permission ailleurs – partout sauf à Saigon la périlleuse. J’ai rencontré des soldats qui se sentaient plus en sécurité en mission dans le delta du Mékongnote ». Cette appréhension n’avait rien d’irrationnel. Le dynamitage du restaurant flottant de My Canh, le 25 juin, qui fit trente-trois victimes (dont douze Américains), suscita une nouvelle panique généralisée et un renforcement drastique des mesures de sécurité.

En août 1965, dans ce qui est peut-être son opération la plus audacieuse, le F-100 frappa là où on l’attendait le moins. Un commando spécial à bord d’une Ford suivit une Jeep de policiers jusqu’au siège central de la police nationale, quartier général de campagne de la lutte contre le terrorisme urbain, et força l’entrée de la cour à leur suite. « Pendant ce temps, deux autres terroristes armés de mitraillettes qui avançaient derrière eux dans un véhicule de plus petite taille ouvrirent le feu sur les deux policiers en faction devant les grilles de l’entrée, les tuant tous les deux. Les hommes de la Ford sautèrent en marche de la voiture bourrée d’explosifs et se précipitèrent vers la rue. L’un d’entre eux fut touché par une balle de pistolet, mais ses camarades le transportèrent aussitôt à bout de bras. Deux autres agents du Viet Cong, eux aussi motorisés, les attendaient au carrefour le plus proche et, dès qu’ils eurent récupéré les quatre hommes du commando, leur véhicule s’éloigna aussitôt des lieuxnote. » L’attentat, qui fit cinq morts et dix-sept blessés parmi les policiers, fut une véritable humiliation pour les forces de l’ordre.

Bien entendu, le Frère Hoang n’avait pas oublié les Américains. L’hôtel Métropole, une résidence militaire du centre-ville de Cholon, était fortement gardé. Pourtant, le 4 décembre, sa façade fut pulvérisée sans trop de difficultés par deux cellules du F-100 au moyen d’un camion piégé. Charles Mohr, du New York Times, décrivit comme suit « le plus audacieux des actes de terreur du Viet Cong contre les Américains depuis plusieurs mois ».

L’attaque était parfaitement coordonnée. Une camionnette grise s’est garée devant le Métropole à 5 h 29. Un groupe de terroristes armés a sauté hors du véhicule. L’un des Viet Cong avait une mitraillette. Un garde américain a vidé le chargeur de son fusil et son pistolet sur eux mais, blessé à l’épaule, a dû se réfugier à l’intérieur du bâtiment. Tandis que les terroristes s’enfuyaient, la bombe transportée par la camionnette a explosé, creusant au milieu de la rue un cratère béant dans lequel un taxi vint culbuter de façon grotesque. L’explosion ouvrit une énorme brèche haute de trois étages dans la façade ouest de l’hôtelnote.

Il y eut huit morts et cent cinquante-sept blessés parmi les militaires américains, mais le nombre des victimes aurait pu être bien plus élevé. Les guérilleros avaient en effet dissimulé dans la rue une mine censée exploser au milieu des militaires fuyant l’hôtel et de leurs sauveteurs. « Le mécanisme d’horlogerie était bien entré en contact électrique avec le détonateur, explique Mohr, mais, pour une raison inconnue, ce dernier s’enrayanote. » La tactique diabolique qui consiste à faire sauter une bombe pour inciter la foule paniquée à se jeter sur une autre bombe encore plus meurtrière allait être imitée dans d’autres attentats à Belfast, Beyrouth, Bagdad et Bali.

En 1966, la population américaine de Saigon avait encore augmenté et était estimée à 35 000 civils et militaires. Dix mille d’entre eux étaient logés dans quatre-vingt-trois hôtels réquisitionnés à cet effet, ainsi que dans des immeubles résidentiels dispersés à travers les quartiers du centre. Pour protéger les Américains, les autorités avaient institué un comité de sécurité conjoint sous la direction du chef de la police nationale, Nguyen Ngoc Loan (le même homme qui devait devenir tristement célèbre en exécutant sommairement un suspect viet cong devant les caméras pendant l’offensive du Têt, en 1968). Tandis que des centaines d’hommes de la police militaire américaine étaient chargés de surveiller les ambassades, les hôtels et les restaurants, et que douze mille policiers locaux formaient un « cordon nocturne contre les infiltrés », les sept cents experts vietnamiens de la Special Branch, connus pour leurs techniques de torture et leurs exécutions sommaires, harcelaient les militants et les sympathisants du Viet Cong dans le dédale urbain de Saigon-Cholon (deux millions d’habitants)note.

La politique agressive de Loan était particulièrement appréciée par l’ambassade américaine, surtout après que ses hommes, en janvier 1966, avaient réussi à intercepter un camion de livraison transportant 150 kilos d’explosifs à destination de la résidence pour officiers de Bui Vien, à Cholon, à courte distance de l’hôtel Métropole en ruinesnote. Mais cette illusion de sécurité vola en éclats le 1er avril 1966 avec l’attentat contre l’hôtel Victoria, à Cholon, qui hébergeait près de deux cents jeunes officiers américains. Comme l’observait le New York Times, « la dernière attaque est difficile à reconstruire parce que tous les hommes qui ont pu être témoins de l’arrivée des terroristes sont morts ». Toutefois, les enquêteurs américains réussirent à déduire qu’il s’agissait d’une opération complexe impliquant dix-huit personnes et témoignant de la capacité exceptionnelle de planification du F-100 et de son audace opérationnelle.

Vers 5 h 15, un groupe de terroristes arriva à l’hôtel Victoria et commença à décharger ses armes automatiques sur les gardes américains et sud-vietnamiens postés à l’entrée. Profitant de cette couverture, un autre terroriste conduisit une camionnette grise jusque devant l’entrée, après quoi les assaillants s’enfuirent. Une déflagration de faible intensité, peut-être causée par une grenade, se fit entendre en provenance du trottoir opposé à l’hôtel. C’est alors que les 100 kilos d’explosifs détonèrent, broyant le véhicule qui les transportait et détruisant la façade du Victoria. Arrivés à l’angle sud de l’hôtel, les terroristes tombèrent sur une Jeep de la police militaire qui patrouillait le secteur avec à son bord un lieutenant et son chauffeur. Un violent échange de tirs s’ensuivit. Quand les cadavres des deux policiers militaires furent identifiés, leurs chargeurs étaient complètement videsnote.

Un des membres du commando viet cong put être capturé, mais le bilan des victimes se chiffrait à six morts parmi les policiers militaires américains et les gardes vietnamiens (d’autres comptes rendus mentionnent huit morts) et cent dix officiers blessés. Le mois suivant (le 10 mai), les guérilleros urbains du F-100 tentèrent de nouveau de faire sauter l’hôtel Brink, mais leur camion fut intercepté par la police et la bombe qu’il transportait explosa prématurément. Au milieu des décombres en flammes du véhicule, les Viet Cong blessés échangèrent un feu nourri avec les policiers militaires américains qui arrivaient à la rescousse à bord de Jeep équipées de mitrailleuses. Entre morts et blessés, il y eut huit victimes du côté américain et vingt-neuf parmi les passantsnote.

Un mois après l’attentat de l’hôtel Victoria, le secrétaire à la Défense Robert McNamara en vint à la conclusion que la seule solution face à la menace continue présentée par les voitures piégées du Viet Cong consistait à faire sortir le plus grand nombre possible d’Américains de Saigon. Pour ce faire, il ordonna la construction d’une vaste « cité militaire » complètement autarcique à vingt-cinq kilomètres au nord de la ville. Avec ses 16 kilomètres carrés établis sur une ancienne exploitation de caoutchouc française près de la base aérienne de Bien Hoa, le complexe de Long Binh, qui avait coûté pas moins de 130 millions de dollars, était conçu tout à la fois comme une forteresse et comme un petit bout d’Amérique. « Sur le papier, rapportait le New York Times à l’automne 1966, certaines des rues de Long Binh ont déjà un nom – de Fargo Street à Eisenhower Loop. Les soldats seront logés dans des préfabriqués en bois de deux étages et disposeront de toutes sortes d’aménités : entrepôts réfrigérés, terrains de base-ball et salles de cinéma. Les généraux habiteront des bungalows climatisésnote. »

Les attentats à la voiture piégée diminuèrent à partir de 1967 avec l’arrestation de plusieurs dirigeants du F-100 et la construction de Long Binh. Mais la victoire américaine dans la bataille de Saigon venait à peine d’être déclarée que l’offensive du Têt fut lancée, tandis que les sapeurs du bataillon C-10 du Viet Cong se frayaient un chemin jusque dans l’enceinte de la nouvelle ambassade américaine. La dimension spectaculaire de l’offensive du Têt – une opération du Front national de libération visant à briser le moral des Américains au prix d’un énorme sacrifice en vies humaines – tend à reléguer dans l’ombre la campagne d’attentats à la voiture piégée de 1963-1966 ; de fait, la plupart des ouvrages historiques sur l’interminable conflit indochinois ne consacrent guère à ces attaques audacieuses que quelques notes en bas de page. Et pourtant, l’action du F-100 – le régiment perdu de Frère Hoang et de ses centaines de combattants anonymes – constitue le prototype de toutes les guérillas urbaines ultérieuresnote. À titre d’exemple, elle a directement inspiré les spectaculaires attentats au camion piégé exécutés en 1983 par le Hezbollah contre les ambassades américaine et française et les baraquements des marines à Beyrouth. Les stratèges américains ont sans doute vite fait d’oublier les leçons de Saigon mais, pour les futurs ennemis de Washington, l’attaque du Viet Cong contre l’ambassade américaine en 1965, de même que les attentats de l’hôtel Brink, de Qui Nhon, de l’hôtel Métropole et de l’hôtel Victoria, restent des modèles classiques à imiter et à surpasser.


9. L’AVÈNEMENT DU NITRATE-FIOUL
« À partir de 1947, l’histoire controversée du nitrate d’ammonium ne pouvait plus être ignorée par les gouvernements et les états-majors militaires. Soit ils connaissaient cette histoire extraordinaire, soit ils auraient dû la connaîtrenote. »
Bill Minutaglio, historien.

Le stade ultérieur de l’évolution de la voiture piégée et de sa capacité de destruction doit quelque chose au Département de la chasse et de la pêche du Wisconsin et à l’auteur de Pothole Blasting for Wildlife, une innocente brochure – soigneusement analysée par un petit groupe d’étudiants radicaux en colère de l’Université du Wisconsin en 1969 – expliquant aux agriculteurs comment creuser à peu de frais une mare à canards à l’aide d’un mélange de fioul et d’engrais ordinaire au nitrate d’ammonium.

Le nitrate d’ammonium, ou ammonitrate, dont la synthèse industrielle à base d’ammoniac a libéré l’agriculture mondiale de sa dépendance à l’égard des engrais naturels et du guano, est également responsable des plus fortes explosions accidentelles de l’histoire. En septembre 1921, par exemple, à l’occasion d’une opération de nettoyage effectuée dans l’énorme usine de fabrication d’ammonitrate de BASF, à Oppau, en Allemagne, un silo rempli de 4 500 tonnes d’engrais explosa : l’onde de choc fut ressentie à 250 kilomètres de là et, en lieu et place des bâtiments de l’usine, il ne subsista qu’un immense cratère de vingt mètres de profondeur. Vingt-six ans plus tard, des sacs de nitrate d’ammonium à destination de la France entrèrent spontanément en combustion à bord d’un cargo datant de la Seconde Guerre mondiale ancré dans le port de Texas City, au Texas. L’explosion de cette cargaison de 2 000 tonnes d’engrais vaporisa le S.S. Grandcamp et réduisit en poussière ardente le port et les quartiers voisins, faisant 581 morts et au moins 5 000 blessésnote.

On ne sait pas si les membres de la petite section locale de l’organisation Students for a Democratic Society (SDS) étaient au courant de cette « histoire extraordinaire ». Le petit groupe, dirigé par Karl Armstrong et Leo Burt, avait déjà accédé à la notoriété locale en incendiant les locaux du corps des officiers de réserve du campus de Madison en signe de protestation contre la guerre du Vietnam. Appréciaient-ils vraiment la sinistre alchimie des explosifs à base d’engrais ? Quoi qu’il en soit, ils ne tardèrent pas à être fascinés par la perspective de creuser quelques « mares à canards » aux dépens de la branche locale du complexe militaro-industriel. D’autant plus que les ingrédients nécessaires étaient accessibles au premier venu, sans aucun contrôle, dans n’importe quelle station-service et n’importe quelle coopérative de produits agricolesnote.

Leur première occasion d’expérimenter le mélange explosif de fioul et de nitrate d’ammonium (nitrate-fioul) fut lors d’un raid aérien effectué à la veille du Nouvel An à bord d’un Cessna 150 contre la manufacture d’artillerie Badger Ordnance Works. Les pots de mayonnaise remplis de nitrate-fioul qu’ils lancèrent depuis leur avion sur l’usine de munitions ne produisirent pratiquement pas de dommages, mais cette attaque à la fois comique et audacieuse fit passer les membres du « Gang du Nouvel An » au rang de héros clandestins du mouvement antiguerre de Madison. Plutôt que comme des prototerroristes, ils étaient perçus par la gauche étudiante comme un groupe de guérilla théâtrale dont les explosions inoffensives constituaient une satire vivante des bombardements meurtriers effectués en Indochine par l’administration Nixon. Mais, avec le prochain exploit du Gang – la préparation d’une voiture piégée au nitrate-fioul pour faire sauter le Centre de recherches mathématiques de l’armée, basé sur le campus de Madison –, on était désormais fort loin d’un divertissement théâtralnote.

Les membres du groupe bourrèrent une camionnette Ford Econoline volée d’une tonne de nitrate d’ammonium (achetée pour la modeste somme de 48 dollars auprès de la Farmers Union Co-op) mélangé avec 75 litres de fioul. Pour ce faire, ils n’eurent qu’à suivre les instructions élémentaires de la brochure du Département de la chasse et de la pêche, puis à relier à leur charge un détonateur fabriqué à partir d’un câble Primacord dérobé dans une mine. Tôt dans la matinée du 23 août 1970, supposant que le bâtiment serait vide, ils abandonnèrent la camionnette devant le Sterling Hall, qui abritait le Centre de recherches mathématiques de l’armée ainsi que le département de physique de l’Université. Quand bien même ils auraient eu vaguement conscience que les bidons de nitrate-fioul transportés par leur véhicule représentaient l’équivalent de 3 400 bâtons de dynamite, il semble que nos apprentis terroristes – convaincus d’être l’« avant-garde de la révolution », si l’on en croit le message de revendication infantile qu’ils envoyèrent aux autorités – ne se rendaient pas bien compte de l’énorme puissance de destruction qu’ils s’apprêtaient à déchaîner. Ils téléphonèrent à la police du campus pour lui demander de faire évacuer le bâtiment, mais la camionnette explosa prématurément, avant que les policiers puissent atteindre Sterling Hallnote. Un des agents présents sur place (et interviewé par Tom Bates pour son ouvrage sur l’attentat de Madison) était Jack Schwichtenberg :

Il était tout près du carrefour de University Street et de Charter Street, séparé de Sterling Hall par la masse du bâtiment de chimie, quand la bombe détona dans un fracas assourdissant, projetant une lueur stroboscopique. Alors qu’il faisait un effort surhumain pour empêcher son véhicule de quitter la chaussée, il vit planer dans les airs, puis retomber lourdement dans la voie réservée aux autobus, la Toyota qui venait à peine de le laisser doubler. Schwichtenberg tourna à droite, emprunta Charter Street et contempla un spectacle d’apocalypse. Sous une véritable pluie de débris de verre, l’incendie faisait rage. Une colonne de feu orange s’élevait à des dizaines de mètres au-dessus de Sterling Hall, surmontée par un tourbillon nuageux de décombres en suspension. Ayant servi dans les marines au Vietnam, Schwichtenberg avait déjà eu sa dose d’explosifs en action ; ça ne l’empêcha pas de rester bouche bée. « On dirait une bombe atomique ! », pensa-t-ilnote.

De fait, l’énorme explosion secoua le campus tout entier, pulvérisant la façade d’une des ailes de Sterling Hall et endommageant sérieusement une vingtaine d’autres édifices. Un jeune physicien – un opposant à la guerre du Vietnam n’ayant absolument rien à voir avec le Centre de recherches mathématiques de l’armée – qui était resté travailler toute la nuit dans son labo perdit la vie, tandis que plusieurs autres étudiants étaient gravement blessés. Des dizaines de laboratoires furent détruits, et avec eux les résultats de plusieurs décennies de recherches. Et, à cause à la stupidité sans limites du « Gang du Nouvel An », la nouvelle gauche de Madison se retrouva tout d’un coup les mains couvertes du sang de victimes innocentes.

Mais, du point de vue strictement technique, la destruction du Centre de recherches mathématiques était le prototype des attentats à venir. La première génération de voitures piégées – à Jaffa, Jérusalem, Saigon, Alger et Palerme – était déjà passablement meurtrière (avec une capacité de destruction généralement équivalente à plusieurs centaines de kilos de TNT), mais elle dépendait encore de l’acquisition illégale d’explosifs industriels ou militaires. En revanche, le nitrate-fioul était facile à préparer (même si passablement risqué à manipuler) à partir d’ingrédients bon marché et universellement accessibles, et il augmentait de façon exponentielle le potentiel destructeur d’une camionnette ou d’un camion piégés : on passait désormais à l’équivalent de plusieurs tonnes de TNT, soit une puissance comparable aux armes conventionnelles les plus dévastatrices. En outre, si de simples étudiants du Wisconsin étaient à même de faire sauter la moitié de leur campus avec une bombe au nitrate-fioul, de quoi ne seraient pas capables des guérilleros urbains professionnels ?

Sans qu’on sache s’ils avaient eu vent de l’attentat de Madison, les combattants de l’IRA provisoire ne tardèrent pas à tomber sous le charme des véhicules piégés au nitrate-fioul et de leur potentiel de destruction pratiquement illimité. Dans son Histoire secrète de l’IRA, le journaliste de Belfast Ed Moloney rapporte que « le principe de la voiture piégée fut découvert entièrement par accident, mais son usage par l’IRA de Belfast ne doit rien au hasard. Tout commença à s’enchaîner à partir de la fin décembre 1971, quand le chef de l’intendance de l’IRA, Jack McCabe, fut mortellement blessé par une explosion accidentelle dans son garage de la banlieue nord de Dublin, alors qu’il était en train de brasser avec une pelle un mélange artisanal à base d’engrais connu sous le nom de black stuff. La direction de l’IRA avertit ses hommes que le mélange était trop dangereux à manipuler, mais la brigade de Belfast en avait déjà reçu une cargaison, et quelqu’un eut l’idée de s’en débarrasser en l’abandonnant dans une voiture équipée d’une mèche et d’un mécanisme d’horlogerie au centre de Belfastnote ».

L’explosion qui s’ensuivit fit une profonde impression sur les cadres de Belfast. « Nous avons ressenti la secousse jusque dans notre refuge. Nous avons aussitôt compris que nous avions mis la main sur quelque chose d’important, et tout est parti de lànote. » Le black stuff – que l’IRA apprit rapidement à manier sans risques – libéra l’armée clandestine des contraintes de l’offre : la voiture piégée augmentait la capacité destructrice des attentats de l’IRA tout en réduisant pour ses combattants la probabilité d’être arrêtés ou victimes d’une explosion accidentelle. En d’autres termes, la voiture piégée au nitrate-fioul représentait une révolution militaire inespérée. Mais cette révolution était grosse d’implications morales et politiques désastreuses, jadis découvertes à leurs dépens par les membres du « Gang du Nouvel An ». Comme le souligne Moloney, « la simple dimension des explosions augmentait considérablement le risque de provoquer des victimes civiles au cours d’opérations mal conçues ou mal préparéesnote ».

L’état-major militaire de l’IRA, dirigé par Sean MacStiofain, était trop ébloui par l’incroyable puissance de ce nouvel explosif pour saisir à quel point il s’agissait d’une arme à double tranchant. La technique de la voiture piégée renforça l’illusion partagée par la plupart des cadres de l’organisation en 1972 que l’IRA n’était plus qu’à une offensive près – l’équivalent irlandais du Têt – d’une victoire sur le gouvernement britannique. La campagne d’attentats commença précisément le 3 janvier, quand trois guérilleros républicains abandonnèrent un camion de bière volé devant un des grands magasins de la Royal Avenue, débordant d’une foule de clientes attirées par les soldes du Nouvel An. La bombe était suffisamment petite pour tenir dans un seul baril de bière et l’IRA n’avait probablement pas l’intention de tuer qui que ce soit, mais l’explosion pulvérisa les vitrines tout au long de l’avenue et expédia à l’hôpital soixante-trois personnes – dont cinquante-trois femmes – blessées par des éclats de verre. (« C’était comme si on nous tirait dessus avec des balles de verre », expliqua une des victimes.) Un mois plus tard, les hommes de l’IRA dérobèrent un camion-citerne de 15 000 litres et l’abandonnèrent devant les bureaux du Belfast Telegraph (porte-parole des autorités protestantes) avec une bombe à retardement sur le siège avant. Ils avertirent la rédaction par téléphone et une équipe d’artificiers de l’armée put intervenir à temps pour désamorcer l’engin et sauver le centre-ville de Belfast d’un véritable cataclysmenote.

Il y eut un nouvel attentat en mars, cette fois avec deux voitures piégées. Des coups de téléphone trompeurs amenèrent la police évacuer les civils, dont un bon nombre d’enfants, dans la direction d’une des explosions (sur Donegall Street) : cinq civils et deux membres des forces de l’ordre perdirent la vie. L’indignation de l’opinion et l’interdiction immédiate de la circulation automobile dans la zone commerciale de Royal Avenue ne firent rien pour diminuer l’enthousiasme de la brigade de Belfast à l’égard de la voiture piégée. En mai, la direction de l’IRA autorisa une attaque surprise contre une usine employant des ouvriers protestants dans la zone industrielle de Jennymount. Un coup de téléphone avisa la direction de la présence d’une bombe de gélignite dans l’établissement et les travailleurs évacuèrent rapidement les lieux pour se réfugier sur le parking, mais, quand la voiture explosa, soixante d’entre eux furent lacérés par les débris de verre et de métalnote. Enivré par de tels « succès », MacStiofain était désormais apparemment convaincu que l’IRA avait les moyens d’infliger un coup mortel au statu quo régnant en Irlande du Nord. Il envisageait une campagne d’attentats « d’une férocité impitoyable et sans précédent », capable de littéralement détruire l’« infrastructure coloniale » et de faire tomber le gouvernement unioniste de Stormont (siège du parlement d’Irlande du Nord)note.

Le vendredi 21 juillet, les hommes de l’IRA installèrent vingt-deux voitures piégées au nitrate-fioul avec des charges de gélignitenote à la périphérie du centre de Belfast, désormais inaccessible aux véhicules. Les détonations étaient calculées pour se succéder l’une après l’autre à environ cinq minutes d’intervalle. La première voiture piégée explosa à 14 h 40 devant la Banque de l’Ulster au nord de Belfast et mutila les deux jambes d’un passant catholique ; les explosions suivantes ravagèrent deux gares ferroviaires, le dépôt d’autobus d’Oxford Street, plusieurs embranchements de voie ferrée et une zone résidentielle mixte catholique-protestante sur Cavehill Road. « Au paroxysme du désastre, le centre de Belfast ressemblait à une ville pilonnée par l’artillerie ; des nuages de fumée suffocants enveloppaient les immeubles et les explosions se succédaient sans répit, étouffant pratiquement les hurlements hystériques des passants terrifiésnote. » Une série de coups de téléphone d’avertissement de l’IRA ne fit qu’ajouter à la confusion générale, incitant les civils à fuir une explosion pour se précipiter vers une autre. Il y eut sept morts parmi les civils, deux parmi les soldats et plus de cent trente blessés graves.

Même si l’effet de paralysie des activités ne fut pas aussi grave que l’espérait MacStiofain, le « Vendredi sanglant » inaugura une campagne d’attentats qui ne tarda pas à handicaper sérieusement l’économie locale, en particulier dans sa capacité d’attirer les investissements. Les attentats de juillet obligèrent également les autorités à renforcer l’« anneau d’acier » qui protégeait le centre-ville contre les véhicules piégés, faisant de cette zone de Belfast le prototype de futures enclaves fortifiées et autres « zones vertes ». Conformément à la tradition de leurs ancêtres Fenians, initiateurs des attentats à la dynamite dans les années 1870, les républicains irlandais venaient d’écrire une nouvelle page du manuel de la guérilla urbaine. On peut parier que les apprentis terroristes étrangers, tout particulièrement au Moyen-Orient, observèrent avec le plus grand intérêt cet usage stratégique des voitures piégées au nitrate-fioul dans le cadre d’une campagne d’attentats prolongée contre l’économie d’une région urbaine tout entière.

En revanche, ce qui était plus difficile à comprendre hors d’Irlande, c’était la gravité de la blessure infligée par les attentats au mouvement républicain lui-même. Le Vendredi sanglant détruisit largement l’image d’opprimé héroïque dont jouissait l’IRA auparavant, suscita un profond rejet au sein de la population catholique et offrit au gouvernement britannique une occasion inespérée de faire un peu oublier le massacre du « Dimanche sanglant » à Derry et sa politique d’internement sans procès, qui lui avaient valu la réprobation de l’opinion mondiale. Pour l’armée britannique, ce fut également le prétexte idéal pour lancer l’opération Motorman : un déploiement massif de treize mille soldats accompagnés par des chars Centurion dans les zones « interdites » de Derry et Belfast, détruisant les barricades républicaines et rétablissant le contrôle sur le territoire. (Le jour même où les blindés pénétraient dans les ghettos catholiques, un attentat à la voiture piégée bâclé fit neuf morts dans un village du comté de Londonderry, Claudy.)

La débâcle de Belfast entraîna des changements majeurs à la tête de l’IRA, sans pour autant dissiper la foi presque aveugle des dirigeants républicains dans le potentiel stratégique des attentats à la voiture piégée. Acculés à la défensive par l’opération Motorman et la réaction indignée de l’opinion face au Vendredi sanglant, ils décidèrent de frapper au cœur même du pouvoir britannique. La brigade de Belfast planifia donc l’envoi de dix voitures piégées à Londres via le ferry Dublin-Liverpool, en ayant recours à des volontaires encore inconnus des services britanniques, dont deux jeunes sœurs, Marion et Dolours Price. En raison de divers contretemps, seuls quatre véhicules purent faire le voyage jusqu’à Londres ; l’un d’entre eux explosa devant le tribunal criminel central (le célèbre Old Bailey), un autre dans le centre de Whitehall, à proximité du 10 Downing Street. Bilan : cent quatre-vingts blessés et un mort victime d’une crise cardiaque. Les huit responsables des attentats furent rapidement capturés, mais « l’ampleur de la couverture médiatique, souligne Ed Moloney, fut pour l’IRA une leçon que ses membres n’allaient pas oublier : une bombe à Londres en valait une douzaine à Belfastnote ».

Cette opération devint effectivement le prototype des futures campagnes d’attentats de l’IRA provisoire dans la capitale, dont l’apogée fut les énormes explosions qui secouèrent la City de Londres et traumatisèrent le secteur des assurances en 1992 et 1993.


10. LE RIRE MACABRE DE SAMMY SMITH
« On a de bonnes raisons de soupçonner que les terroristes ont bénéficié de l’assistance de membres des forces de l’ordre. »
Rapport du parlement irlandais, 2003note.

Il est également fort possible que ce soient les attentats de Londres qui aient incité des éléments de l’armée britannique à envoyer un message brutal au gouvernement de Dublin, injustement accusé de fermer les yeux sur les activités de l’IRA sur le territoire de la république d’Irlande. Les républicains irlandais soupçonnent depuis longtemps que les attentats à la voiture piégée qui, en mai 1974, ont dévasté trois rues commerçantes très fréquentées de Dublin étaient trop bien organisés pour être attribués aux extrémistes protestants d’Irlande du Nord et qu’ils avaient sans doute bénéficié de l’expertise technique du Special Air Services (SAS) ou d’une autre unité d’élite de l’armée britannique. Bien que le bilan de ces explosions fût le plus dramatique de toute l’histoire des « troubles » (trente-trois morts et plus de deux cent quarante personnes hospitalisées en une seule journée), les enquêtes policières parallèles menées à Belfast et à Dublin, malgré l’identification rapide des principaux suspects, se heurtèrent à de mystérieux obstacles et furent promptement archivées sans donner lieu à une quelconque arrestation, ni à la moindre inculpation.

Cet homicide collectif, dont les victimes étaient essentiellement des femmes faisant leurs courses et leurs enfants, était pratiquement tombé dans l’oubli pendant près de vingt ans. Mais, en 1993, la télévision du Yorkshire diffusa un documentaire d’une heure intitulé Hidden Hand : The Forgotten Massacre (La main invisible : le massacre oublié), qui offrait des preuves renversantes de la collusion de l’armée avec les terroristes loyalistes. C’est ainsi que, grâce à une chaîne de télévision indépendante, l’idée perçue jusque-là comme extravagante que les Forces armées de Sa Majesté (ou tout au moins un secteur de ces forces) aient pu aider les loyalistes à bombarder Dublin devint tout d’un coup une hypothèse sérieuse. La charge de la preuve passait désormais dans le camp des généraux en retraite et des politiciens de l’époque encore vivants, qui auraient du mal à réfuter l’accusation.

À l’arrière-plan des attentats de Dublin et de Monaghan, il y avait le conflit épique entre le gouvernement du Premier ministre Harold Wilson et le Conseil des travailleurs de l’Ulster (Ulster Workers Council), qui représentait en fait les paramilitaires loyalistes et les partisans protestants de la ligne dure. Les travaillistes britanniques étaient partisans de l’accord de Sunningdale, qui instaurait un semblant de partage du pouvoir entre les Unionistes officiels et les catholiques modérés au parlement d’Irlande du Nord, tandis que les extrémistes protestants s’employaient à paralyser l’économie par le biais d’une « grève générale » imposée à la population par des groupes d’émeutiers et des sicaires en passe-montagne. Les troupes britanniques en Irlande du Nord, dont on sait que le contingent le plus important (l’Ulster Defence Regiment, ou UDR) était infiltré par les paramilitaires protestants, firent tout pour entraver les efforts du gouvernement Wilson pour mettre fin à cette grève factieuse, refusant de lancer une nouvelle version – aussi limitée soit-elle – de l’opération Motorman pour reprendre le contrôle des services publics les plus importants. Un secteur pour le moins substantiel de l’armée et de la police était radicalement opposé à la moindre ébauche de solution politique et visait une défaite totale de l’IRA. Une génération plus tard, lors d’une interview télévisée, Merlyn Rees, le combatif secrétaire à l’Irlande du Nord, déplora le fait que « sa politique de l’époque avait été systématiquement mise en échec par une faction subversive des services de renseignements de l’armée… C’était une unité – une section – complètement incontrôlable. Il ne fait pas de doute que cette attitude reflétait l’opinion de nombreux militaires : on va régler ce problème une fois pour toutes à notre manièrenote ».

L’opinion irlandaise (du Sud) faisait apparemment partie du « problème ». Pourtant, pour les Dublinois ordinaires, les événements quasi insurrectionnels de Belfast (qui n’étaient pas sans rappeler ceux d’Alger en 1960) semblaient avoir lieu à des années-lumière de distancenote. Ce vendredi après-midi 17 mai 1974, leur souci le plus immédiat était la grève des autobus qui rendait la vie impossible aux salariés et aux chalands du centre-ville désireux de rejoindre leurs pénates en pleine heure de pointe. C’est alors que, tout d’un coup, en moins de 90 secondes, le monde sembla s’écrouler. Plusieurs voitures piégées explosèrent dans Parnell Street, Talbot Street et South Leinster Street (à proximité du Dail, le parlement irlandais), semant la chaussée du centre de corps mutilés, d’enfants hurlant de douleur, de carcasses de véhicules en flammes et des décombres incandescents des boutiques voisines. Dans un recueil de témoignages publié ultérieurement (et qui est sans doute la sélection la plus complète et la plus émouvante de paroles de victimes d’attentats à la voiture piégée que je connaisse), le journaliste irlandais Don Mullan donne la parole à Bridget Fitzpatrick, une des « heureuses » survivantes :

Après avoir recueilli mes enfants à l’école, servi leur dîner et fait leur toilette, je sortis avec deux de mes fils, Derek et Tommy, ainsi que ma sœur Kathleen, pour aller chercher la tenue de communion de Derek chez Hammill’s, une boutique de Parnell Street. C’était un jour de fête pour les garçons. Ils savaient que j’allais leur faire un petit cadeau et ils étaient tout excités […].

J’étais à mi-chemin de la rue, au niveau du garage Westbrook, tenant chacun de mes fils par la main, les vêtements de Derek sous le bras, quand, tout d’un coup, j’entendis cette horrible détonation. Au même instant, je vis la façade du garage s’effondrer et une voiture d’enfant projetée dans les airs, du moins je crois que c’était ça. Et puis, complètement paniquée, consciente qu’il n’y avait rien à faire malgré ma blessure, et obsédée par l’idée de courir à toutes jambes une fois que j’ai réalisé que c’était une bombe, j’ai serré les mains de mes gosses aussi fort que je pouvais et je me suis mise à courir droit vers l’hôpital de la Rotonde à travers la fumée aveuglante et les débris de verre qui me tailladaient les jambes. Mon pauvre Tommy criait : « Maman, Maman, arrête, je suis touché à la jambe. » Il avait seulement 5 ans. […]

Une fois arrivée à l’hôpital, on m’a installée dans une salle sur un lit. Les infirmières se sont occupées des garçons. J’ai vu un jeune homme étendu à même le sol. Le sommet de son crâne semblait avoir disparu. Il y avait une vielle femme assise sur une chaise avec une paire de lunettes, mais le verre des lunettes était enfoncé dans ses orbites ensanglantées. Une infirmière était en train de laver les bras d’un jeune garçon couvert de sangnote.

Ce terrible carnage traumatisa les Dublinois incrédules, mais il fut accueilli par une jubilation macabre du côté de certains cercles ultras en Irlande du Nord. Sammy Smith, le responsable de la communication du Conseil des travailleurs de l’Ulster, ne cacha pas sa satisfaction aux journalistes britanniques : « Je suis très content des attentats de Dublin. Nous sommes en guerre avec la république d’Irlande, et c’est à notre tour de rire un peunote. » Les enquêteurs découvrirent vite que les trois automobiles piégées utilisées à Dublin avaient été dérobées le matin même dans les quartiers protestants de Belfast. La police nationale irlandaise, la Garda, réussit à identifier plusieurs des terroristes grâce à des témoins. Il s’agissait de membres importants de l’Ulster Volunteer Force (UVF) originaires de Portadown, dans le comté d’Armagh, au sud-ouest de Belfast. Mais l’enquête tourna court en raison de la quasi-absence de coopération des homologues de la Garda au nord de la frontière, le Royal Ulster Constabulary (RUC), ainsi que des réticences du gouvernement de Dublin, visiblement peu désireux de conduire les investigations à leur terme, quoi qu’il en coûte. Une partie des preuves médico-légales finit par disparaîtrenote. En outre, la Garda avait du mal à résoudre la contradiction existant entre le rôle apparent des militants de l’UVF de Portadown et leur absence avérée d’expertise en matière d’explosifs, sans compter qu’ils ne disposaient pas de suffisamment de munitions pour organiser un attentat multiple aussi complexe.

Faute de mieux, la Garda finit par s’en prendre au mouvement républicain, organisant une série de battues dans tout le pays, tandis que l’enquête sur les attentats de Dublin et de Monaghan s’enlisait peu à peu, avant d’être complètement abandonnée. Les victimes et leurs familles furent complètement abandonnées, et leurs exigences de justice allaient être ignorées par les autorités pendant toute une génération. Hidden Hand, le documentaire tourné en 1993 pour la télévision du Yorkshire par l’équipe du programme d’investigation First Tuesday, laisse entendre que le gouvernement irlandais était sans doute mû par le souci d’éviter une détérioration de ses relations avec Londres. D’après les sources interviewées par First Tuesday – dont deux ex-agents secrets britanniques, cinq vétérans des paramilitaires de Portadown et « un gradé de la Special Branch du RUC » –, les véritables cerveaux des attentats n’étaient pas seulement « des personnels actifs ou retraités du principal régiment de l’armée britannique, l’UDR », mais aussi des membres d’une unité d’espionnage britannique ultra-secrète engagée dans des opérations de type « guerre sale » sur le territoire de la république d’Irlandenote.

Colin Wallace, un ancien officier de renseignements britannique – ultérieurement présenté par la commission d’enquête du parlement irlandais comme « un témoin extrêmement bien informénote » – a confirmé ces soupçons devant des millions de téléspectateurs : les cerveaux des attentats étaient « probablement membres d’un commando d’opérations spéciales lié au personnel du SAS. Ce commando était basé dans un château à Castledillon, dans les collines du comté d’Armagh. Ce groupe de combattants de l’ombre formés par le SAS constituait l’unité la plus secrète de l’armée britannique en Irlande du Nord ». À quoi le présentateur du programme, Philip Tibenham, ajoutait : « Le nom de code du commando était “Four Field Survey Troop”. Officiellement, il dépendait du quartier général de l’armée à Lisburn mais, dans la pratique, il opérait de façon totalement autonome. En dernière instance, il répondait à l’état-major du MI5. » D’après un ancien membre du commando, qui se présenta le visage dissimulé face à la caméra, « nous étions une unité de spécialistes entraînés à la surveillance et à la contre-surveillance, experts en armes silencieuses et en effractions. Nous étions également experts en sabotage à l’explosif et en assassinats. On nous faisait traverser la frontière irlandaise avec des explosifs pour aller faire sauter des dépôts d’armes, ou pour d’autres missionsnote ». (Une enquête ultérieure menée par le programme Prime Time de la télévision irlandaise démontra qu’« à l’époque des attentats de Dublin et de Monaghan, une unité en civil fortement armée et composée de personnel militaire bien entraîné du SAS opérait dans la capitale irlandaisenote ».)

Si l’on part de l’hypothèse assez plausible que le Taoiseach (Premier ministre irlandais) Liam Cosgrave, un politicien férocement antirépublicain, était plus ou moins au courant de l’implication du SAS, il apparaît que son cabinet et lui ont dû faire face à un choix difficile entre, d’une part, stimuler la recherche des coupables et risquer ainsi de provoquer une vague d’indignation contre Londres au moment même où les deux gouvernements tentaient désespérément de sauver l’accord de Sunningdale et, d’autre part, enterrer l’enquête et trahir les victimes. La froide logique de la collaboration avec Westminster, ainsi que l’animosité personnelle de Cosgrave contre le mouvement républicain plaidaient en faveur d’un silence prudent. On peut supposer que personne au sein du parti au pouvoir, le Fine Gael, ne souhaitait voir se confirmer les accusations de l’IRA sur la complicité des autorités britanniques avec le terrorisme loyaliste. C’est du moins la conclusion implicite à laquelle parvient une enquête parlementaire effectuée en 2003 par le Dail : « Le gouvernement de l’époque n’était pas intéressé par l’enquête sur les attentats. Quand il reçut des informations suggérant que les autorités britanniques possédaient des renseignements précis sur l’identité des coupables, il négligea de suivre cette pistenote. »

D’un autre côté, quel pouvait être l’intérêt rationnel des hommes du SAS ou de leurs chefs du MI5 à se rendre complices des massacres de Dublin et de Monaghan, qui constituaient des actes de sabotage non seulement contre le peuple irlandais, mais contre le gouvernement travailliste de Londres ? Pour répondre à cette question cruciale, les reporters de First Tuesday évoquèrent la mémoire refoulée d’un attentat qui avait eu lieu un an plus tôt : « En décembre 1972, deux voitures piégées explosèrent à Dublin, faisant deux victimes. L’attentat eut lieu en plein milieu du débat parlementaire sur de nouveaux projets de lois antiterroristes. L’opposition irlandaise était contre ces mesures, mais elle finit par voter en leur faveur, convaincue que les bombes étaient le fait de l’IRA. Pourtant, au bout de quelques semaines, on entendit de plus en plus dire que les véritables responsables étaient les Britanniques. Même le Premier ministre irlandais de l’époque, Jack Lynch, soupçonnait que Londres était impliqué dans les attentatsnote. » (Trente ans plus tard, les parlementaires irlandais allaient se heurter au refus du gouvernement britannique de coopérer d’aucune façon que ce soit à une nouvelle enquête sur les attentats de 1972note.)

De la même façon, soutenaient les journalistes de First Tuesday, en offrant à l’opinion irlandaise « un douloureux aperçu de l’hécatombe vécue depuis cinq ans en Ulster », les attentats de Dublin et de Monaghan décourageaient toute velléité qu’aurait eu le gouvernement du Sud de s’impliquer plus intensément dans la recherche d’une solution politique au conflit en Irlande du Nord. Grâce à la grève générale en Ulster et aux attentats en territoire irlandais, « les loyalistes avaient réussi à enrayer la volonté de Dublin et de Londres. L’accord de Sunningdale était mortnote ». Et l’Irlande du Nord se voyait condamnée à vingt-cinq années supplémentaires d’assassinats politiques, d’attentats à la voiture piégée, de massacres confessionnels, de dénis de justice et de déclin économique.


11. LA CUISINE DE L’ENFER
« En arrière-fond de ce conflit, il y avait la peur constante des voitures piégéesnote. »
Rashid Khalidi

Beyrouth, début des années 1980 : on ne connaît pas d’autre exemple historique d’une ville ayant servi de champ de bataille à un nombre aussi grand d’idéologies, d’allégeances confessionnelles, de vendettas locales, de conspirations et d’interventions étrangères. Le conflit triangulaire de Belfast – avec trois factions armées (les républicains, les loyalistes et les Britanniques) et leurs différentes scissions – paraît d’une simplicité enfantine comparé à la complexité fractale des guerres libanaises, qui s’emboîtent les unes à l’intérieur des autres comme des poupées russes : guerres entre factions (Abou Nidal contre Abou Iyad, ou Frangié contre Gémayel), guerres civiles (chiites contre Palestiniens), guerres confessionnelles (maronites contre musulmans et druzes), conflits régionaux (Israël contre la Syrie) et guerres par procuration (Iran contre États-Unis), le tout, en dernière analyse, dans le contexte de la guerre froide. À l’automne 1981, par exemple, il y avait cinquante-huit groupes armés différents rien qu’à Beyrouth-Ouestnote. Avec une telle profusion d’individus voués à l’élimination de leurs prochains pour toute une série de raisons différentes, la capitale libanaise était à la technologie de la violence urbaine ce que la forêt tropicale est à l’évolution des insectes et des plantes.

Avant 1981, les attentats à la voiture piégée étaient une méthode d’assassinat collectif spectaculaire mais encore peu fréquente à Beyrouth. Le premier cas de voiture piégée, en juillet 1972, correspond à l’assassinat par le Mossad israélien de Ghassan Kanafani, écrivain renommé et porte-parole du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP)note. À la veille de Noël 1976, peu de temps après la trêve mettant fin à la première phase de la guerre civile, une voiture piégée explosait devant le domicile de Kamal Joumblatt, faisant trois victimes mais laissant indemne le leader de l’alliance entre les Palestiniens et la gauche. En guise de représailles, le jour du Nouvel An, les partisans de Joumblatt ripostèrent en faisant sauter une voiture piégée à Beyrouth-Est, devant le quartier général du service de sécurité du parti phalangiste. Bilan : plus de vingt-cinq morts et au moins soixante-dix blessésnote. Deux ans plus tard (et sept ans après l’assassinat des onze membres de l’équipe olympique israélienne à Munich), les agents du Mossad éliminèrent le principal dirigeant de Septembre noir, Ali Hassan Salameh. Le « Prince rouge », selon le nom de code qui lui était attribué par ses poursuivants, circulait rue de Verdun, à Beyrouth-Ouest, à bord d’un break Chevrolet, quand les agents israéliens firent sauter une Volkswagen piégée au plastic qu’ils avaient stationnée sur son passage. L’attentat – dont le succès donna lieu à des réjouissances publiques en Israël – tua Salameh et quatre de ses hommes, ainsi que quatre passants innocents, dont une religieuse allemande et un étudiant britanniquenote.

Ces atrocités sporadiques n’étaient que le prélude à la terreur systématique exercée contre les quartiers musulmans de Beyrouth-Ouest à partir de la fin de l’été 1981 et jusqu’au début de 1983 : une succession d’attentats à la voiture piégée qui faisaient clairement partie de la campagne conjointe d’Israël et des phalangistes pour chasser du Liban l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Pendant dix-huit mois, se joua une partie d’échecs infernale avec des taxis et des camions bourrés de TNT en guise de pions, dans une vaine tentative d’intimider les forces populaires anti-israéliennes du Levant. Rien qu’en 1981, dans la capitale libanaise, plus de deux cents civils perdirent la vie dans dix-huit attentats à la voiture piégéenote. À la même époque, Damas était également secouée par une série d’explosions meurtrières de véhicules piégés que le régime de Hafez Al-Assad attribua aux Frères musulmans, mais où l’on peut tout aussi bien voir la main des milices chrétiennes libanaises, de l’Irak, de la Jordanie et/ou d’Israël. L’Iran et l’Irak, alors en guerre, échangèrent eux aussi à travers leurs alliés respectifs, le parti Al Dawa et les Moudjahiddines du peuple, plusieurs salves de voitures piégées en 1981 et 1982, le tout au milieu d’un ouragan d’artillerie classiquenote.

La vague d’attentats commença le 17 septembre 1981, quand un véhicule explosa devant le quartier général de l’alliance de la gauche palestino-libanaise, dans la ville portuaire de Sidon, faisant vingt-neuf morts (essentiellement des passants, dont des femmes et des enfants, et très peu de combattants) et cent huit blessés. De façon presque simultanée, à Chekka, dans le nord du pays, une autre voiture piégée détruisait une cimenterie, propriété d’un politicien prosyrien, l’ex-président du Liban Soleïmane Frangié, et faisant dix victimesnote. Les deux attentats étaient revendiqués par le « Front pour la libération du Liban des étrangers » – que l’OLP dénonça aussitôt comme « une simple couverture pour les opérations israéliennes au Liban ». Le lendemain, un porte-parole anonyme communiqua à la presse que ce même groupe revendiquait également un attentat à la voiture piégée qui avait tué trois personnes dans le quartier majoritairement chiite de Chiya, à la périphérie sud-ouest de Beyrouth. Il ajoutait aussi que le Front continuerait à poser des bombes « jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul étranger ou un seul comploteur vivant sur le territoire du Grand Liban », ce qui visait en particulier les Palestiniens et les Syriens. Cette étrange organisation fit sauter un cinéma à Beyrouth-Ouest (au moins quatre morts), mais, le jour suivant (21 septembre), la police réussit à désamorcer une grosse voiture piégée abandonnée devant un hôtel du secteur musulman. Une semaine plus tard, une Mercedes transportant un puissant mélange d’explosifs et de matériau inflammable explosa à proximité d’un poste de contrôle palestinien, devant un restaurant très fréquenté, faisant seize morts et quarante blessés, parmi lesquels un bon nombre de femmes et d’enfantsnote.

Face à cette offensive, l’OLP instaura de nouvelles mesures de sécurité antiattentats et eut recours à des chiens policiers est-allemands entraînés à détecter la moindre trace d’explosif aux abords de ses locauxnote. Cela ne fit rien pour dissuader les terroristes, qui disposaient apparemment de sources de renseignements extrêmement efficaces. L’attentat le plus meurtrier eut lieu le 1er octobre à Beyrouth-Ouest. Il fut décrit comme suit par le correspondant du New York Times John Kifner :

Une automobile chargée de plus de 50 kilos d’explosifs a détoné aujourd’hui devant les bureaux de la guérilla palestinienne, dans une rue très fréquentée, faisant d’après les autorités au moins cinquante morts et plus de deux cent cinquante blessés. L’explosion, qui est la sixième et la plus meurtrière en deux semaines, a détruit la façade de cinq immeubles et broyé les véhicules garés dans ce secteur du quartier musulman de Fakhani, à Beyrouth-Ouest. Tandis que les ambulances tentaient de se faufiler à travers la circulation et que les guérilleros tiraient des salves de mitraillette vers le ciel, les forces palestiniennes auraient identifié trois autres voitures piégées dans le secteur.

Le quartier de Fakhani, au sud de Beyrouth-Ouest, est contrôlé et quadrillé par les guérilleros palestiniens. Les rues sont pleines de jeunes hommes armés qui se mêlent à la cohue du marché aux légumes et de l’Université arabe de Beyrouth. Ce même quartier a été bombardé le 17 juillet dernier lors d’un raid de l’aviation israélienne qui a fait près de trois cents victimes, pour la plupart des civils. Sur le chemin du palais présidentiel, le Premier ministre Chafik Wazzan a attribué la responsabilité de l’attentat de Fakhani à des « agents d’Israël ».

« Maintenant qu’Israël ne peut plus semer la mort et la destruction au Liban par le biais de ses raids aériens ou d’autres attaques, a déclaré M. Wazzan, les Israéliens cherchent d’autres tactiques, comme ces lâches attentats perpétrés directement par eux ou par leurs agentsnote. »

Les attentats à la voiture piégée reprirent en décembre, où l’on compte dix-huit occurrences, dont une double attaque à la veille de Noël qui fit treize morts à proximité des bureaux d’organisations palestiniennes. « D’après les statistiques de la police libanaise, écrit Yezid Sayigh, attaques israéliennes, conflits internes et voitures piégées ont fait 2 100 morts pendant l’année 1981note. » Et puis, le 23 février 1982, deux voitures piégées faisant explosion à quelques minutes d’intervalle dévastèrent le marché de fortune installé le long du front de mer après la destruction du fameux souk de Beyrouth, six ans plus tôt, au début de la guerre civile. Fréquenté par des milliers de chalands et de boutiquiers, le marché de la Corniche était « perché de façon précaire le long de la falaise, occupant un des points de vue jadis les plus courus de la ville » et offrait une cible alléchante à quiconque aurait eu intérêt à semer le maximum de terreur parmi les civils musulmans. « Les explosions endommagèrent près de deux cents véhicules, détruisirent une station-service, mirent le feu à plusieurs édifices voisins et déchiquetèrent les fragiles étals en tôle, écrit le New York Times. Les hôpitaux se remplirent de victimes tandis que les miliciens locaux agitaient leurs fusils automatiques et tiraient en l’air pour dégager le passage aux ambulances. » Une fois de plus, le douteux Front pour la libération du Liban revendiqua l’attentat, qui fit près de cent morts. Quelques jours plus tard, pendant une visite à Beyrouth de l’envoyé de Reagan Philip Habib, la même organisation revendiqua également la voiture piégée qui tua huit personnes dans le bidonville de Ouzaïnote.

Au mois de juin de la même année, pendant le siège de Beyrouth, les voitures piégées ajoutèrent à la terreur provoquée par les bombes à fragmentation de l’aviation israélienne et les obus au phosphore lancés contre les quartiers musulmans par l’artillerie de Tsahal. Le premier d’une nouvelle vague d’attentats à la voiture piégée tua soixante réfugiés le 24 juin ; le 27, une deuxième explosion fit vingt-trois victimes civiles. Trois semaines plus tard, tandis que le général Sharon tentait de mettre en œuvre son objectif « de destruction des camps de réfugiés au Liban et d’expulsion en masse de 200 000 Palestiniens », trente-deux habitants de Beyrouth-Ouest étaient tués ou blessés par un autre véhicule piégé. Mais la résistance tenace et inattendue des Palestiniens (Arafat avait juré de faire de Beyrouth-Ouest le « Stalingrad arabe ») suscita des efforts redoublés pour éliminer la direction de l’OLP. En août, dans ce qui avait tout l’air d’être une tentative d’assassinat synchronisée, les bombardiers israéliens détruisirent un immeuble d’habitation utilisé par l’OLP, massacrant plus de deux cents réfugiés. Quand Arafat arriva sur le site du sinistre pour consoler les survivants, il échappa de peu au sort fatal que lui réservait l’explosion d’une voiture piégée dissimulée à proximiténote.

Tel-Aviv était-il directement ou indirectement responsable d’un tel carnage ? Personne ne fut très surpris quand des représentants de la coalition entre la gauche libanaise et les Palestiniens exhibèrent des preuves troublantes qu’Israël était le principal commanditaire des attentats à la voiture piégée de Beyrouth-Ouest. D’après l’historien Rashid Khalidi (qui cite les témoignages de correspondants de Newsweek et du Guardian), « au terme d’une série d’interrogatoires, plusieurs conducteurs capturés avouèrent que [les attentats à la voiture piégée] étaient utilisés par les Israéliens et leurs alliés phalangistes pour augmenter la pression visant à expulser l’OLP du Libannote ». Tabitha Petran attribue également à Israël une série d’explosions qui firent plus de cinq cents victimes civiles ; d’après elle, les voitures avaient été piégées dans la zone du Sud-Liban contrôlée par Saad Haddad, mercenaire protégé par les Israéliens, avant d’être conduites jusqu’au secteur occidental de la capitalenote. L’OLP, pour sa part, désigna d’un doigt accusateur Johnny Abdo, le chef des services de renseignements de l’armée libanaise, comme complice des attaques d’Israëlnote.

L’historien palestinien Yezid Sayigh ne doute pas un seul instant que « des services de renseignements hostiles étaient activement impliqués ». « Une voiture piégée découverte à temps dans le camp de réfugiés de `Ayn al-Hilwa le 13 mars contenait 200 kilos d’explosifs portant des inscriptions en hébreunote. » Une autre preuve crédible de l’implication israélienne émergea suite à un attentat contre un quartier chiite en juin 1982. Le journaliste britannique Robert Fisk se trouvait à proximité de la scène quand « une formidable explosion [due à une voiture piégée] creusa un cratère de 150 mètres de diamètre dans la chaussée et détruisit un bloc d’appartements entier. Le bâtiment s’effondra comme un accordéon, broyant au passage les corps de plus de cinquante de ses occupants, pour la plupart des réfugiés chiites du Sud-Liban ». Plusieurs des auteurs de l’attentat furent capturés et avouèrent que le véhicule avait été piégé par le Shin Bet, l’équivalent israélien du FBI ou de la Special Branch britannique. « L’un d’entre eux, rapporte Fisk, expliqua que son frère avait été arrêté par les Israéliens, qui avaient menacé de le tuer s’il ne les aidait pas à préparer l’attentat. Les explosifs – que nous pûmes voir le lendemain – portaient tous des inscriptions en hébreunote. »

Mais qui était responsable de la campagne d’attentats parallèle dont fut alors victime la Syrie ? Répondre à cette question, c’est un peu comme essayer de résoudre l’énigme d’un roman d’Agatha Christie où chacun des passagers d’un train ou des convives d’un dîner a des motifs suffisants d’avoir commis le meurtre. Presque tous les principaux acteurs du conflit moyen-oriental – les phalangistes, les Israéliens, les Irakiens, les Jordaniens, la faction majoritaire de l’OLP ainsi que la France et les États-Unis – avaient de bonnes raisons d’en vouloir au régime baasiste du président Hafez Al-Assad. Avec la discrète autorisation de Kissinger et d’Israël, des colonnes de blindés syriens étaient entrées au Liban en juin 1976 pour sauver les phalangistes d’une défaite presque certaine aux mains de l’OLP et de la gauche libanaise dirigée par Kamal Joumblatt. La « trahison » d’Assad fut aussitôt dénoncée d’un bout à l’autre du monde arabe, mais le sauveur des chrétiens ne tarda pas à entrer en conflit avec les phalangistes en raison de leurs liens avec Israël. En outre, comme le souligne le journaliste britannique Patrick Seale, « il avait exaspéré Washington par ses attaques contre le traité de paix israélo-égyptien. Il avait rompu avec l’Irak et, suite à l’émergence de l’ayatollah Khomeyni, s’était allié avec l’Iran révolutionnaire. Ses relations avec le roi Hussein de Jordanie étaient exécrables. Il avait joué un jeu dangereux avec Israël au Libannote ».

Un certain nombre de ces adversaires contribuèrent activement à la campagne terroriste, campagne menée en territoire syrien par ceux qui étaient sans aucun doute les ennemis les plus implacables d’Assad : les Frères musulmans (ikhwan). À partir de 1979, cette organisation clandestine sunnite avait entrepris d’assassiner systématiquement des cadres du régime – en particulier ceux qui, comme le Président lui-même, étaient issus de la minorité alaouite (une secte apparentée au chiisme). D’après Seale, l’incroyable efficacité des ikhwan (qui réussirent à tuer plus de trois cents baasistes rien que dans la ville d’Alep) devait beaucoup à l’aide clandestine venue de l’extérieur. « [Ils] disposaient d’une fortune en devises étrangères, d’un matériel de communication sophistiqué et de vastes dépôts d’armes – les autorités ne saisirent pas moins de 15 000 mitraillettes. Et leur préparation au combat était remarquable. Près de la moitié des terroristes capturés avaient été entraînés dans des pays arabes, essentiellement en Jordanie. » Assad lui-même désigna Israël, la CIA, la Jordanie et l’Irak : une accusation d’autant plus plausible que Saddam Hussein en personne avait admis effrontément avoir fourni des armes aux guérilleros musulmans, et que des équipements dernier cri portant des inscriptions israéliennes et américaines avaient été découverts dans des caches appartenant aux ikhwan note.

Quoi qu’il en soit, la campagne d’attentats de Damas commença pour de bon en août 1981 avec l’explosion d’une voiture piégée devant les bureaux du Premier ministre. Peu de temps après, le 3 septembre, une attaque contre le quartier général des forces aériennes syriennes fit au moins vingt morts. En octobre, une voiture piégée tua plusieurs conseillers soviétiques devant leur résidence. Damas « se remplit de troupes, la ville se transforma en véritable camp militaire. Il y avait des postes de contrôle partout, les fouilles au corps devinrent une routinenote ». Le 29 novembre – alors qu’Assad assistait à un sommet arabe à Fez –, des agents de sécurité abordèrent un individu qui essayait d’abandonner une voiture à Ezbekieh, un quartier très animé à proximité de la Banque centrale. Quand le conducteur exhiba une arme, les agents l’abattirent, mais un complice caché dans le secteur fit sauter les plusieurs centaines de kilos de TNT dissimulés à l’intérieur du véhicule à l’aide d’un appareil télécommandé. Une explosion spectaculaire démolit quatre immeubles d’habitation et dévasta une école : une bonne partie des deux cents morts et cinq cents blessés étaient des enfants. Ce massacre reste à ce jour l’attentat à la voiture piégée le plus meurtrier de l’histoire. Le gouvernement accusa aussitôt les Frères musulmans, mais le Front antiétrangers du Liban – auteur des attentats antérieurs de Beyrouth – revendiqua cet acte de terrorisme par le biais d’un coup de téléphone à l’Agence France Pressenote.

Néanmoins, Assad décida de s’en prendre en premier lieu aux Irakiens. En guise d’avertissement à ses autres ennemis, il fit lancer une voiture piégée conduite par un kamikaze à travers plusieurs barrières de sécurité contre les sept étages de l’ambassade irakienne à Beyrouth – d’après Le Monde, « l’édifice le mieux gardé de la ville ». L’ambassadeur périt dans l’attentat, ainsi que soixante-cinq employés de l’ambassade. Le Monde jugea « inexplicable » que cette structure censément inattaquable, entourée de guérites en béton et d’un haut mur de sécurité et protégée par un contingent nourri de gardes armés, ait pu s’effondrer « comme un château de cartes ». La dévastation était telle qu’il fallut aux sauveteurs plus de vingt-sept jours pour extirper tous les cadavres des décombres. Certains allèrent jusqu’à suggérer que d’autres explosifs avaient dû être dissimulés à l’intérieur de l’édifice, mais l’explication la plus évidente était la situation de l’ambassade, au milieu d’un quartier contrôlé par les troupes syriennes. La complicité de l’Iran – alors engagé dans un combat à mort avec l’armée de Saddam Hussein – était également probable, et la radio de Bagdad lança des accusations contre les deux paysnote. (Sept mois plus tard, à Paris, une camionnette explosa devant l’ambassade irakienne, déclenchant un incendie et blessant six personnes – les services de renseignements syriens et iraniens furent aussitôt soupçonnésnote.)

Le tour des ikhwan vint deux mois plus tard, suite à l’embuscade tendue à une patrouille de l’armée. Assad lança les féroces Brigades de défense spéciale (Saraya al Difa) de son frère Rifaat contre la ville de Hama, une pittoresque bourgade sur les rives du fleuve Oronte, à deux cents kilomètres de Beyrouth, qui était la place forte des Frères musulmans. La bataille fit rage pendant plus d’un mois et, quand le journaliste Robert Fisk visita Hama un an plus tard, elle offrait le spectacle d’une véritable Carthage des temps modernes : « La vieille ville – les remparts, les rues étroites, le musée de Beit Azem – avait tout simplement disparu, les ruines antiques avaient été rasées et remplacées par un immense parking. » D’après les estimations de Fisk, les commandos de Rifaat auraient tué près de dix mille partisans des ikhwan (d’autres sources avancent le chiffre de vingt mille morts)note. Dans un discours prononcé à Damas peu de temps après la bataille de Hama, le président Assad accusa le « boucher de Bagdad », Saddam Hussein, d’avoir incité les Frères musulmans à la rébellion, tandis que la télévision syrienne montrait des caisses d’armes saisies pendant les combats et porteuses de l’inscription « Propriété du gouvernement irakien » ; d’autres caisses trahissaient une origine américainenote.

En même temps qu’il s’employait à annihiler les ikhwan, Assad menait parallèlement une guerre secrète contre les Français. La France, architecte historique de la suprématie maronite, était revenue en force au Liban en 1978, lorsqu’un bataillon français arborant le casque bleu de l’ONU pénétra dans la ville de Tyr. Les relations avec la Syrie s’envenimèrent en 1981, quand Paris rejeta les exigences de Damas, qui demandait l’extradition des exilés accusés d’avoir planifié les attentats dans la capitale syrienne. Au mois de septembre, l’ambassadeur de France à Beyrouth était assassiné par des hommes de main chiites dont la presse libanaise, puis la télévision française soulignèrent les liens avec les services secrets syriens. « Pour nombre de Libanais bien informés, la responsabilité des Syriens dans l’assassinat de l’ambassadeur de France ne faisait pas de doute », écrivait alors le Washington Post. En mars 1982, une voiture piégée dévasta le quartier où se situait le Centre culturel français de Beyrouth-Ouest. Un mois plus tard, alors que la circulation matinale battait son plein, une autre voiture piégée explosa devant les bureaux parisiens du journal arabophone antisyrien Al-Watan Al-Arabi, tuant une femme enceinte et blessant soixante autres passantsnote.

Les enquêteurs français en vinrent rapidement à l’horrible conclusion que la bombe de Paris était destinée à tuer le plus grand nombre possible d’innocents. C’est ce que rapportait Henry Tanner dans le New York Times :

D’après la police, onze des quarante-six blessés se trouvaient dans un état grave. Un adolescent a eu les jambes déchiquetées par la déflagration. Des sources policières rapportent que le véhicule avait été abandonné à un endroit où l’explosion ferait nécessairement un maximum de victimes parmi les passants plutôt que d’endommager les bureaux du journal, de l’autre côté de la rue. L’automobile était immatriculée à Vienne, en Autriche, mais elle avait été louée à Ljubljana, au nord de la Yougoslavie. L’explosion l’a complètement détruite. Plus d’une douzaine de véhicules stationnés à proximité ont également été détruits ou sévèrement endommagés. La détonation a pulvérisé non seulement les vitrines des commerces, mais aussi les fenêtres des étages les plus élevés des immeubles voisinsnote.

Même si certains médias suggérèrent que l’attentat pouvait être lié à l’ouverture du procès de deux terroristes associés à Carlos, dit « le Chacal », l’Élysée dévoila promptement le point de vue officiel en expulsant deux diplomates syriens identifiés comme membres des services secrets et en rappelant son ambassadeur à Damas. Mais les Français n’auraient sans doute jamais imaginé ce qui allait se passer le 25 mai suivant.

Tout comme celle de l’Irak, l’ambassade de France à Beyrouth, gardée par un contingent de paras récemment renforcé, était considérée comme pratiquement invulnérable. Cela ne l’empêcha pas d’être pulvérisée par une bombe cachée dans une automobile appartenant à la secrétaire de l’ambassadeur. Pendant les semaines précédant l’attentat, quelqu’un avait réussi à dissimuler dans le coffre du véhicule 50 kilos d’explosifs dont la détonation fut déclenchée à distance quand la conductrice pénétra innocemment dans l’enceinte de l’ambassade, un lundi matin. À l’exception de la secrétaire et d’un parachutiste, les douze victimes étaient des Libanais qui faisaient la queue pour obtenir un visa. Un groupe jusqu’alors inconnu, l’Organisation libérale nassérienne, revendiqua cette opération hautement sophistiquée, mais la plupart des médias français tirèrent la conclusion logique qu’il s’agissait d’un nouvel exploit des services secrets syriensnote. En outre, Le Monde révéla que le service de contre-espionnage français, le SDECE, avait exhorté les autorités à suivre l’exemple « musclé » d’Israël et à exercer clandestinement une violence ponctuelle contre les ennemis de la France, à savoir la Syrie et ses alliés locauxnote. La France avait-elle déjà pris une initiative dans ce sens ? Le SDECE était-il l’un des parrains du mystérieux Front antiétrangers du Liban ? Il semble bien qu’Assad en ait été convaincunote.

En septembre, une autre des bêtes noires d’Assad, le nouveau président libanais Béchir Gémayel, accompagné de vingt-cinq de ses partisans, succombait à l’explosion d’une valise piégée dans le quartier général fortifié du parti phalangiste, à Beyrouth-Est – un événement qui déclencha les massacres de Palestiniens des camps de Sabra et Chatila. D’après l’ancien agent du Mossad Victor Ostrovsky, « l’attentat fut attribué à Habib Chartouni, 26 ans, membre du Parti populaire syrien, une organisation rivale des phalangistes. L’opération avait été orchestrée par les services de renseignements syriens au Liban sous la direction du lieutenant-colonel Mohammed G’anen ». (Mais Ostrovsky – un fan d’Agatha Christie – suggère également une autre possibilité : le Mossad serait entré en collusion avec un de ses protégés, le chef de la sécurité du parti phalangiste, Élie Hobeïka, ennemi de Béchir, afin d’assassiner le Président à peine élu ou bien de le laisser sans protection face à un complot syriennote.)

Le président syrien, qui aimait visiblement régler ses comptes dans le plus pur style Michele Corleone, est probablement aussi responsable de l’attentat à la voiture piégée qui, en janvier 1983, détruisit un immeuble de trois étages occupé par les services de renseignements militaires du Fatah (le « 17 », comme on l’appelait alors) dans la plaine de la Bekaa, contrôlée par les Syriens. La veille, un groupe dissident palestinien prosyrien avait publiquement menacé de mort Yasser Arafat. « La déclaration d’Al-Saiqa, écrivait Thomas Friedman dans le New York Times, décrit M. Arafat comme un traître en raison de ses ouvertures diplomatiques envers le roi Hussein de Jordanie et menace le chef de l’OLP de subir le même sort que le grand-père du souverain jordanien, le roi Abdallah, et que le président égyptien Anouar Al-Sadate. Tous deux avaient essayé de faire la paix avec Israël. Tous deux furent assassinésnote. »

Une semaine plus tard, pour s’assurer qu’Arafat comprenne bien la colère de Damas, une deuxième voiture piégée détruisit le Centre de recherche sur la Palestine, dernier organisme de l’OLP encore présent à Beyrouth, ainsi que l’ambassade libyenne adjacente. Non seulement l’explosion fit vingt morts et cent trente-six blessés, mais elle détruisit ce qui restait des archives nationales de la culture palestinienne recueillies par l’OLP (et qui venaient juste d’être pillées et saccagées par l’armée israélienne). Officiellement, les partisans d’Arafat mirent en cause Israël et son « Front » libanais, mais les observateurs les mieux informés étaient enclins à penser qu’il s’agissait probablement de l’apogée de la vendetta froidement planifiée par Hafez Al-Assadnote. Tout au long de cette interminable année, les services secrets syriens avaient démontré qu’ils étaient encore plus doués que le Mossad dans l’usage des voitures piégées anonymes en tant qu’arme meurtrière de la raison d’État. (Une génération plus tard, en février 2005, ce sont les mêmes services que tous allaient pointer d’un doigt accusateur suite à l’assassinat du Premier ministre libanais Rafik Hariri à l’aide d’un camion piégé.) Mais les agents syriens et israéliens allaient bientôt être dépassés sur ce terrain par de nouveaux acteurs, protégés de Téhéran et alliés réticents de Damas : les kamikazes du Hezbollah, surgis des bidonvilles chiites de Beyrouth-Ouest.


12. LE HILTON DE BEYROUTH
« Nous sommes des soldats de Dieu et nous aspirons à la mort. Nous sommes prêts à faire du Liban un nouveau Vietnamnote. »

Parmi les centaines de martyrs et de héros confessionnels qui ont arrosé de leur sang la terre libanaise, Sheik Ahmed Qassir, un militant chiite du village de Dair Qanoun al-Nahr, au Sud-Liban, est l’un des plus adulés. Le Hezbollah rend ainsi un culte au premier combattant suicide embarqué au volant d’une voiture piégée. Le 11 novembre 1982, ce guerrier implacable réussit à tuer ou blesser cent quarante et un Israéliens dans une attaque contre le quartier général de Tsahal à Tyr. (Un an plus tard, une autre voiture piégée par le Hezbollah démolit de nouveau le bâtiment, faisant soixante morts, dont plusieurs hauts responsables du Shin Bet.) Cet attentat reste à ce jour « la catastrophe la plus meurtrière de l’histoire d’Israëlnote ». Même si le conducteur anonyme du véhicule piégé qui avait détruit l’ambassade irakienne près d’un an auparavant pouvait en fait revendiquer le privilège d’être le premier, c’est Sheik Qassir qui est passé au panthéon de la culture moyen-orientale comme le Edison ou le Lindbergh de l’attaque suicide à la voiture piégée. Cette célébrité doit beaucoup à l’ingénieuse innovation publicitaire du Hezbollah, qui a entrepris de filmer en vidéo ces opérationsnote. L’anniversaire de l’attentat est aujourd’hui la principale festivité politique du Parti de Dieu, le « Jour des martyrs », qui est célébré dans tout le Sud-Liban et dans les quartiers pauvres de Beyrouthnote.

De fait, l’attentat de Tyr et le mythe qu’il a suscité constituent probablement le saut qualitatif le plus important dans l’évolution de la voiture piégée vers le statut d’arme de destruction massive à vocation universelle. À la recette américaine et irlandaise – véhicule plus nitrate-fioul – venait désormais s’ajouter un ingrédient décisif propre à la cuisine libanaise : le kamikaze à la volonté implacable, capable de foncer à travers des postes de contrôle sous les yeux de gardes abasourdis et de transporter sa charge meurtrière jusqu’au seuil d’une ambassade ou d’une caserne.

Mais le kamikaze chiite, ce monstre de Frankenstein, est largement une création de l’apprenti sorcier Ariel Sharon. L’invasion israélienne du Liban en juin 1982, suivie par la destruction de l’aviation syrienne, le bombardement indiscriminé des quartiers musulmans de Beyrouth, puis l’entrée des parachutistes israéliens dans les faubourgs de la ville en août engendrèrent un réalignement radical des forces en présencenote. La poigne de fer du ministre de la Défense Sharon au Sud-Liban et à Beyrouth – il n’est pratiquement pas une famille qui ait échappé à des dommages matériels ou corporels, ou bien à l’arrestation d’un de ses membres masculins – a tôt fait de transformer les chiites (près de 40 % de la population libanaise), anciens alliés informels d’Israël, en opposants résolus et efficacesnote. (Vingt ans plus tard, le Premier ministre israélien Ariel Sharon, poursuivi pour crimes de guerre par un tribunal belge, allait être accusé par des responsables libanais d’avoir commandité l’attentat à la voiture piégée – à Beyrouth – qui mit fin à la vie d’un témoin clef prêt à comparaître à la demande de l’accusationnote.)

Le nouvel activisme chiite s’incarnait dans le Hezbollah, formé en 1982 à partir de la fusion d’Amal islamique (scission du mouvement Amal) et d’une série de groupuscules khomeynistes. Entraîné et conseillé par les pasdaran iraniens, eux-mêmes installés dans la plaine de la Bekaa avec l’autorisation de Damas, le Hezbollah était tout à la fois un mouvement de résistance autochtone profondément enraciné dans les villages et les bidonvilles chiites et la branche levantine de la révolution théocratique de Téhéran. Même si certains experts défendent des hypothèses différentes, le Hezbollah/Amal islamique est généralement considéré comme l’auteur – avec l’assistance technique des Syriens et des Iraniens – des attaques dévastatrices qui décimèrent les forces américaines et françaises à Beyrouth pendant l’année 1983. Prenant exemple sur les attentats de l’ambassade irakienne et de Tyr, et visiblement assez bien informé de la tactique des Viet Cong pendant la bataille de Saigon, le Hezbollah se servit des attentats suicide à la voiture piégée comme un moyen de transformer les équilibres de pouvoir au Moyen-Orientnote.

Les États-Unis et la France devinrent les cibles du Hezbollah et de ses parrains syriens et iraniens après que la Force multinationale déployée à Beyrouth, et censée protéger l’évacuation de l’OLP, se fut transformée en allié d’abord informel, puis pratiquement officiel, du pouvoir chrétien maronite dans sa guerre contre la majorité druze et musulmane. « À partir du printemps 1983, explique Robert Fisk, la Force multinationale appuyait le gouvernement phalangiste, reconnaissait ouvertement ses liens avec les troupes israéliennes et, par le biais des Américains, encourageait la négociation d’un traité de paix non officiel entre Israël et le Libannote. » Malgré une série prémonitoire d’attaques à la grenade, de salves de roquettes et de tirs de snipers contre l’ambassade américaine à Beyrouth entre 1979 et 1982, l’administration Reagan ne semble guère avoir prêté attention à l’émergence du Hezbollah ou aux griefs des chiites, sans même parler d’anticiper la menace des camions piégés conduits par des kamikazesnote.

La sanction du soutien flagrant de Washington aux maronites ne se fit pas attendre. Le 18 avril 1983, une camionnette chargée d’une tonne de nitrate-fioul effectua un brusque virage sur le front de mer de Beyrouth et s’engagea dans la voie d’accès à l’ambassade des États-Unis. Le véhicule passa à toute allure devant un garde effaré et défonça la porte d’entrée. « Même pour une Beyrouth habituée aux attentats, écrit l’ancien agent de la CIA Robert Baer, l’explosion était spectaculaire, fracassant toutes les vitres des alentours. Le USS Guadalcanal, ancré à huit kilomètres, fut secoué par la déflagration. La partie centrale de l’édifice de sept étages fut propulsée à des dizaines de mètres de hauteur et resta suspendue en l’air pendant quelques fractions de seconde qui donnèrent l’impression de durer une éternité, avant de retomber dans un nuage de poussière, de lambeaux humains, de débris de meubles et de feuilles de papiernote. »

Robert Fisk, qui habitait à quelques centaines de mètres de l’ambassade, fut témoin de cette extraordinaire destruction.

Une brise soudaine venant de la mer commença à dissiper le rideau de fumée. La partie centrale de l’ambassade s’était volatilisée. La base, le rez-de-chaussée, les étages inférieurs des deux ailes avaient disparu. La moitié de l’édifice s’était désintégrée et les entrailles des étages supérieurs de la partie centrale béaient à ciel ouvert, comme si quelqu’un en avait découpé les bords au couteau. Derrière les pans de sol suspendus à la verticale, on devinait des bureaux, des téléphones, des chaises et des tapis. Accroché par les pieds à un de ces lambeaux de maçonnerie, le cadavre d’un diplomate américain en costume cravate se balançait dans les airs, les bras pendouillant cruellement autour de son crâne chauve.

Nous trébuchions sur les cadavres. La chaussée était couverte d’une substance visqueuse faite d’eau, de bris de verre, de sang et de restes innommables qu’une équipe d’hommes et de femmes de la Croix-Rouge libanaise entassaient sur des brancards. Dans la section d’attribution des visas, où des dizaines de Libanais étaient en train de faire la queue pour obtenir un droit de visite aux États-Unis, tout le monde avait été brûlé vif. Ce n’était pas des corps entiers que les sauveteurs en retiraient, mais des torses, de jambes, des monceaux d’intestins empilés sur des brancards, des têtes décapitées sommairement enveloppées dans des couvertures. Une jeune femme de la Croix-Rouge était en train de ramasser ces débris humains et de les vider dans un seau. Un agent de sécurité de l’ambassade, vivant mais choqué par l’explosion qui lui avait brisé les tympans, commença à déambuler frénétiquement devant les ruines fumantes en hurlant sans arrêt : « Ça va sauter, ça va sauter. » Plusieurs corps – et fragments de corps – flottaient dans la Méditerranéenote.

Sans qu’on puisse savoir si c’était le résultat d’un remarquable travail de collecte de renseignements ou du simple hasard, le fait est que l’attentat coïncidait avec la visite à l’ambassade de Robert Ames, le chef du département Moyen-Orient de la CIA, principal agent de liaison entre Washington et la direction de l’OLP (qui lui transmettait souvent des informations d’une valeur inappréciable). Ames perdit la vie dans l’attentat (« on retrouva sa main arrachée flottant à mille cinq cents mètres du rivage, avec son alliance intacte au doigt »), et avec lui la totalité des six membres de la CIA en poste à Beyrouth. « La CIA n’avait jamais perdu autant d’agents dans une seule attaque. C’était une tragédie dont l’agence n’allait jamais se relevernote. » L’attentat laissa les Américains complètement aveugles à Beyrouth, les obligeant à mendier des miettes d’information auprès de l’ambassade de France ou de la station d’écoute britannique installée à Chyprenote.

Les responsables du Pentagone et de la National Security Agency (NSA) étaient unanimes quant à la complicité des Iraniens dans l’attentat (dont l’organisation était attribuée à l’ambassadeur de Téhéran à Damas, Mohammed Mohtashami-Pur), mais le rôle éventuel des Syriens ne faisait pas consensus. D’après Bob Woodward, du Washington Post, le directeur de la CIA William Casey « avait envoyé certains de ses hommes à Beyrouth pour y mener une enquête qui les avait amenés tout droit sur la piste des services secrets syriens », mais un des agents américains avait torturé à mort un suspect, ce qui avait obligé Langley à clore l’enquêtenote. Un autre service, dépendant du Pentagone, l’ultra-secrète Intelligence Support Activity (« une unité officiellement non existante ») s’était également rendu à Beyrouth. À son retour, ses agents avaient averti les autorités américaines que l’horizon était lourd de menaces encore plus terrifiantes. Mais le général John Vessey, chef de l’état-major conjoint des trois armes, restait sceptique face à ces avertissements : d’après lui, l’attentat de l’ambassade n’était qu’une « inexplicable aberrationnote ». Le résultat, c’est que les Américains ne surent pas anticiper ce qui restera sans doute dans l’histoire comme la mère de toutes les attaques à la voiture piégée. (Il existe aussi une autre explication plutôt déplaisante : les Israéliens auraient délibérément omis de transmettre à leurs collègues américains des renseignements vitaux sur les prochains attentats – accusation formulée par l’ancien agent du Mossad Victor Ostrovsky dans un livre autobiographique dont Tel-Aviv essaya d’empêcher la publicationnote.)

Pendant ce temps, du point de vue des Syriens ou des chiites, la politique de Washington au Liban relevait de la pure provocation. En septembre, malgré les protestations du colonel Timothy Geraghty, commandant des unités de marines déployées à Beyrouth, le conseiller spécial du président Reagan Robert McFarlane ordonna aux destroyers américains de bombarder les milices druzes qui menaçaient de balayer les positions des Forces libanaises dans les collines surplombant Beyrouth. Cette action engagea les États-Unis dans le conflit aux côtés du gouvernement réactionnaire d’Amine Gémayel. « Du moment où la sixième flotte ouvrit le feu pour venir en aide aux forces de Gémayel, explique Robert Fisk, les marines en poste à Beyrouth se transformèrent en participants de la guerre civile. Dès l’instant où le premier obus de l’US Navy atterrit au milieu des troupes druzes à Souq al-Gharb, les Américains se retrouvèrent alignés aux côtés des phalangistes et en guerre ouverte contre les musulmans du Liban. Toutes les règles du “maintien de la paix” avaient été violéesnote. »

D’autres mesures attisèrent encore plus directement la colère des chiites : un mois après le bombardement américain des lignes druzes (le 16 octobre), l’armée libanaise attaqua les habitants d’un bidonville chiite en pleine expansion qui jouxtait le camp des marines installé aux abords de l’aéroport international de Beyrouth. Il y avait longtemps que les soldats américains se plaignaient des jets de pierre de leurs voisins et du danger que constituait leur amoncellement de masures pour les avions effectuant leur atterrissage. Les habitants du bidonville, pour la plupart des réfugiés misérables ayant fui les bombardements israéliens dans le sud, déclenchèrent une émeute quand les Américains essayèrent de raser au bulldozer leurs foyers et leur mosquée encore en construction. Une femme périt écrasée par un véhicule de transport de troupes et plusieurs autres personnes, dont un adolescent, furent abattuesnote. Ce petit massacre, ainsi que la destruction de la mosquée locale, est pratiquement absent de la plupart des récits de l’intervention américaine au Liban, mais il est probable qu’il ait bien plus enflammé la colère des chiites que le bombardement des Druzes en septembre. Or, parmi les résidents du bidonville de l’aéroport, on comptait un certain Imad Faiz Mugniyah.

Mugniyah, qui avait combattu dans les rangs du Fatah et servi comme garde du corps d’Arafat, était le chef des opérations du Hezbollah et probablement le plus grand virtuose mondial de la voiture piégée. En réponse à l’escalade du soutien américain aux chrétiens et aux Israéliens promue par McFarlane, il planifiait désormais un Pearl Harbor chiitenote. Le timing de l’opération était d’ailleurs pratiquement le même qu’en 1941 : à six heures du matin, à l’aube d’un dimanche encore ensommeillé (le 23 octobre), un camion benne Mercedes conduit par un individu arborant une grimace maniaque dépassa à toute allure les sentinelles postées derrière leurs sacs de sable et éventra le rez-de-chaussée du « Hilton de Beyrouth », sobriquet qui désignait les baraquements militaires américains qui occupaient un ancien siège de l’OLP jouxtant l’aéroport international. Le camion était chargé de six tonnes d’explosifs (probablement de l’hexogène)note, une quantité incroyable accompagnée de bonbonnes de butane ou de propane destinées à en amplifier la puissance destructrice.

Le rapport officiel du Pentagone mentionne que « le laboratoire médico-légal du FBI décrivit l’attentat comme la plus importante détonation d’explosifs conventionnels jamais observée par les experts en la matière… la Commission estime que l’édifice du quartier général du BLT [Battalion Landing Team] aurait probablement subi des dommages très importants et un nombre significatif de victimes même si le camion terroriste n’avait pas pénétré le périmètre de défense de l’USMNF [US Multinational Force] et n’avait explosé que sur la voie d’accès, à une centaine de mètres du bâtimentnote ».

Quoi qu’il en soit, le camion explosa à l’intérieur du hall d’entrée avec suffisamment de force pour tuer sur le coup 70 % des occupants de l’édifice et inviter à une sérieuse révision de tous les manuels sur la physique de la démolition. Malgré leur incrédulité initiale, les ingénieurs de la commission du Département de la Défense en vinrent à la conclusion stupéfiante que l’énorme bâtisse, tout comme précédemment l’ambassade des États-Unis, avait été littéralement soulevée dans les airs par la déflagration.

L’explosion du camion a creusé un cratère oblong d’environ douze mètres sur neuf et de deux mètres soixante de profondeur. L’extrémité sud du cratère pénètre sur quatre mètres à l’intérieur du hall d’entrée. Pour créer un tel cratère, l’explosion a dû entamer et détruire un sol de béton épais de dix-huit centimètres renforcé par des barres d’acier de trois centimètres de diamètre. L’effet de l’explosion a été fortement amplifié par la structure du bâtiment qui comprend un vaste préau couvert s’étendant du hall d’entrée jusqu’au toit. Cette amplification est due au confinement de la déflagration à l’intérieur du bâtiment et à la convergence des vecteurs de force qui en résulte. Cet « effet de distorsion » a multiplié l’impact de la détonation au point que la base de l’édifice semble avoir été pulvérisée tandis que la partie supérieure semble s’être effondrée sur elle. La force de l’explosion a soulevé le bâtiment tout entier dans les airs, cisaillant les colonnes de béton de quatre mètres cinquante de circonférence, chacune d’entre elles renforcée par des barres d’acier de trois centimètres de diamètre. Suite à quoi le bâtiment a implosé et s’est effondré sur son point le plus faiblenote.

Deux hommes qui étaient en train de dormir sur le toit ont pu en quelque sorte « surfer sur l’explosion », accompagnant l’effondrement de la structure jusqu’au sol sans trop de dommagesnote. Mais le nombre de marines tués ou blessés était tel qu’au début, seuls quelques dizaines d’hommes étaient disponibles pour aider à délivrer les survivants des ruines. Un membre d’une équipe de sauvetage ultérieure crut qu’on l’avait emmené dans une décharge à ciel ouvert. Les efforts des sauveteurs étaient entravés par l’explosion constante de munitions et par les tirs des snipers chiites du quartier voisin que les marines avaient surnommé « Hooterville » (« La cité des yous-yous »). Un aumônier militaire en était réduit à prodiguer les derniers sacrements à des lambeaux de cadavres et à des torses suspendus aux décombres d’un étage supérieurnote. Le bilan définitif des victimes était de 241 jeunes recrues des marines et de l’US Navy, soit la plus forte hécatombe militaire en un jour depuis Iwo Jima en 1945.

Le colonel Geraghty fut réprimandé pour ne pas avoir anticipé l’attentat ou réussi à le stopper, mais nombre de journalistes, y compris le correspondant du New York Times Thomas Friedman, partageaient l’opinion du chef des marines de Beyrouth sur l’impossibilité de prévoir une attaque aussi spectaculaire :

C’était un événement complètement inédit, sans précédent. Nous avions reçu plus de cent menaces d’attaques de ce type : il était question de camionnettes, d’ambulances, de véhicules de l’ONU, toutes sortes de véhicules piégés. Nous avions pris les mesures de prévention appropriées contre toutes ces éventualités. Mais un camion benne de cinq tonnes fonçant à 80 ou 100 à l’heure avec une charge de 6 à 8 tonnes d’explosifs, ça, c’était inimaginable. Aucune mesure préventive ne pouvait nous protéger d’une telle monstruosité. Vous avez déjà entendu parler d’une bombe de cette taille ?… Le conducteur du camion était peut-être un fanatique, mais je vous garantis que le cerveau de l’attentat a tout calculé et tout planifié froidement et de façon implacablement politiquenote.

Le cerveau en question, c’était bien entendu Mugniyah, et ce dimanche-là, son plan était double. Deux minutes après la destruction du « Hilton », un autre kamikaze propulsa une camionnette chargée d’explosifs contre le cantonnement des troupes françaises à Beyrouth-Ouest. De nouveau, Robert Fisk était un des premiers journalistes présents sur place :

Le lieutenant-colonel Philippe de Longeaux jette un regard effaré à l’intérieur du cratère brûlant, contemplant le désastre qui s’est abattu sur ses hommes. Encore sous le choc, il parle lentement, comme dans un rêve : « Nous avons trouvé trois survivants. Il y a encore environ une centaine de soldats sous les décombres. La bombe a soulevé l’édifice. Elle l’a projeté en l’air, vous comprenez ? Et ensuite il est retombé sur place. »

D’un geste vague, il fait signe vers les décombres. La bombe a soulevé le bâtiment de neuf étages dans les airs et l’a déplacé à sept mètres de distance. L’immeuble s’est transformé en objet volant, laissant place à un cratère. Comment cela a-t-il été possible ? « C’était une voiture piégée, répond l’officier. Avec un chauffeur suicide, comme pour l’ambassade américainenote. »

Si la bombe de l’aéroport rétribuait les Américains pour avoir sauvé Gémayel et poussé à bout les bidonvilles chiites, cette seconde explosion était probablement une réponse à la décision française de fournir à Saddam Hussein des avions Super-Étendard et des missiles Exocet pour attaquer l’Iran. À la mi-décembre, la distinction assez floue entre les griefs locaux des chiites libanais et les intérêts de Téhéran et de Damas se fit encore plus indiscernable quand deux membres du Hezbollah se joignirent à dix-huit militants irakiens du parti de la Dawa islamique (pro-iranien) pour lancer un camion piégé contre l’ambassade des États-Unis au Koweit. L’ambassade avait pris la précaution d’interdire la présence de tout véhicule dans son enceinte, à l’exception des camions à ordures. Les deux kamikazes se firent donc un devoir d’arriver en camion à ordures. Les gardes koweitiens réagirent trop tard et ne purent empêcher le véhicule de pénétrer dans la cour, où il explosa en face du bâtiment consulaire et de la chancellerie, faisant huit morts et soixante-trois blessés. L’ambassade de France, la tour de contrôle de l’aéroport, la principale raffinerie de pétrole et un immeuble habité par des résidents étrangers furent également la cible de voitures piégées dont la détonation fut déclenchée à distance. L’avertissement aux ennemis de la Syrie et de l’Iran ne pouvait pas être plus clairnote.

Suite à l’explosion d’un autre camion piégé visant les Français, ainsi qu’à d’autres attaques meurtrières contre des postes avancés de marines et à une escarmouche entre l’aviation américaine et les batteries antiaériennes syriennes, la Force multinationale commença à se retirer du Liban en février 1984. C’était la défaite géopolitique la plus spectaculaire de l’administration Reagan et le plus grave revers des puissances occidentales dans le monde arabe depuis la victoire de la révolution algérienne. Comme le résuma sans prendre de gants Bob Woodward : « La vérité, c’est que nous nous sommes enfuis du Liban la queue entre les jambes. » À quoi Thomas Friedman ajoutait que, « pour neutraliser la puissance américaine au Liban, il avait suffi de 6 tonnes de dynamite et d’un camion volénote ». Abandonné par ses soutiens occidentaux, le président Gémayel, boucher phalangiste des camps de réfugiés palestiniens, fut forcé d’abroger son traité avec Israël et de se rendre à Damas pour y mendier le pardon d’Assad.

Cependant, retranchés à l’abri de leurs porte-avions et de leurs cuirassés, les Américains et les Français continuaient à harceler les Syriens, les Druzes et le Hezbollah. Et Washington persistait à émettre son veto contre toutes les résolutions de l’ONU condamnant la brutale occupation israélienne du Sud-Liban à majorité chiite. En outre l’administration Reagan commença à fournir de l’aide militaire à Saddam et à mettre ses satellites de renseignements à disposition de l’Irak, alors que ce pays était l’agresseur initial dans l’interminable conflit sanglant qui l’opposait à l’Iran révolutionnaire. Ce rapprochement entre Washington et Bagdad se fit encore plus éhonté avec le pèlerinage de Donald Rumsfeld auprès de Saddam Hussein en décembre 1983. Imad Mugniyah sut en tirer les conclusions. Les services de renseignements du Pentagone ne tardèrent pas à signaler les menaces imminentes pesant sur ce qui restait du personnel américain à Beyrouth. « Ils soulignèrent aussi le fait que l’Iran faisait entrer des explosifs au Liban par le biais de son ambassade à Damasnote. »

Tableau 2. Ambassades victimes d’attentats à la voiture piégée*

date lieu nombre de morts auteurs
1965 États-Unis (Saigon) 6 Viet Cong
1981 Irak (Beyrouth) 66 Syrie
1982 France (Beyrouth) 14 Syrie
Irak (Beyrouth) Syrie/Iran ?
1983 États-Unis (Beyrouth) 63 Hezbollah
États-Unis (Koweit) 8 Hezbollah et Dawa
Libye (Beyrouth) 20 (?)
1984 États-Unis (Beyrouth) 23 Hezbollah
États-Unis (Bogota) 1 (?)
Israël (Nicosie) Fatah
1986 États-Unis (Lima) Tupac Amaru
États-Unis (Lisbonne) Groupe 25 avril
1987 États-Unis (Rome) « Brigades anti-impérialistes »
1988 Israël (Nicosie) 3 Fatah ?
1992 États-Unis (Lima) 2 Sentier lumineux
Israël (Buenos Aires) 29 Hezbollah
1994 Israël (Ankara) 1 Hezbollah
Israël (Londres) Hezbollah
1995 Égypte (Islamabad) 16 (?)
1998 États-Unis (Nairobi) 213 Al-Qaïda
États-Unis (Dar-es-Salaam) 11 Al-Qaïda
2002 États-Unis (Lima) 9 Sentier Lumineux
2003 Jordanie (Bagdad) 11 Al-Zarkawi
Turquie (Bagdad) 1 Al-Zarkawi
2004 Australie (Djakarta) 9 Jemaah Islamiyah
2006 États-Unis (Damas) 4 (?)

* y compris les résidences des ambassadeurs.

Mais les responsables américains vivaient dans l’illusion que la nouvelle annexe de l’ambassade, située à Beyrouth-Est, dans le secteur chrétien, avec ses puissantes fortifications et sa garde de mercenaires maronites, était invulnérable aux attaques de voitures piégées. Et pourtant, le 20 septembre 1984, le conducteur d’un gros break américain stupéfia les gardes en slalomant comme un pilote de course autour des bornes pyramidales en béton – dites « dents de dragon » – qui protégeaient l’ambassade. Une fois de plus, une explosion dévastatrice (« on entendit la déflagration jusque sur le front de mer de Beyrouth-Ouest, à plus de quinze kilomètres de distance ») tua seize personnes et en blessa soixante-neuf autres, dont l’ambassadeur britannique David Miers, en visite chez son homologue américainnote. En moins de vingt-quatre heures, la CIA transmit à la Maison-Blanche des photographies satellites étonnantes de précision du camp Sheik Abdullah, situé à proximité de Baalbek, dans la vallée de la Bekaa. C’est là que les gardiens de la Révolution iraniens (pasdaran) étaient censés entraîner les hommes du Hezbollah et que plusieurs otages occidentaux étaient détenus, disait-on. Lesdites photographies montraient la présence d’une reproduction parfaite du labyrinthe d’obstacles en béton qui protégeait l’accès à l’annexe de l’ambassade. « Un examen plus attentif de ces images révéla des traces de pneus contournant les obstacles : le kamikaze s’était entraîné à guider son véhicule à travers le labyrinthenote. » Le Hezbollah et les Iraniens géraient une véritable école de professionnels de la voiture piégéenote.


13. L’UNIVERSITÉ DE LA VOITURE PIÉGÉE
« Putain, nom de Dieu, gardien de la foi, j’aime ça, dit Casey. Putain, qu’est-ce que j’aime ça, gardien de la foinote. »

La CIA et ses amis n’allaient pas tarder à organiser leurs propres académies de terrorisme urbain. Au Liban, la diplomatie de la canonnière avait été mise en déroute par les voitures piégées ; l’administration Reagan et, surtout, le directeur de la CIA William Casey étaient assoiffés de revanche contre le Hezbollah. La tentation la plus évidente était de revenir à la tradition du Saigon des années 1950 et de rendre au Hezbollah la monnaie de sa pièce. De fait, la directive de sécurité nationale numéro 138 (NSDD 138), rédigée par le colonel Oliver North en 1983, accordait au Président le pouvoir de donner son blanc-seing à des opérations spéciales destinées à « neutraliser » des terroristes étrangersnote. (D’après Bob Woodward, North, dans son style inimitable, avait expliqué qu’« il était temps de tuer ces salopards de terroristesnote ».) Mais l’impatience du bouillant Casey se heurtait aux objections du secrétaire à la Défense Caspar Weinberger, un homme plus réfléchi qui craignait à juste titre que la stratégie du talion ne débouche sur de nouveaux massacres de civils, suscitant encore plus de haine à l’égard des États-Unisnote.

Pourtant, Casey ne voulait pas en démordre. « Finalement, en 1985, explique Woodward, il élabora avec la collaboration des Saoudiens un plan d’attentat à la voiture piégée visant à tuer le Sheikh [Mohammed Hussein] Fadlallah. D’après eux, le leader du Hezbollah était non seulement l’un des cerveaux de l’attaque contre la caserne des marines, mais aussi l’un des responsables des enlèvements d’otages américains à Beyrouth… Casey décida ainsi de jouer cavalier seul, raisonnant comme suit : “Pour résoudre ce problème, il faut se montrer plus dur ou au moins aussi dur que les terroristes dans le recours à leur arme favorite – la voiture piégée.”note »

Mais les agents locaux de la CIA se montrèrent parfaitement incapables de mener à bien une telle entreprise. Casey décida donc de sous-traiter l’opération à une équipe de spécialistes libanais dirigée par un ancien officier du SAS britannique recommandé par l’ambassadeur saoudien à Washington, le prince Bandar, qui déposa en outre trois millions de dollars sur un compte suisse de la CIA pour financer l’attentatnote. Woodward reconstitua l’opération comme suit :

L’Anglais divisa ses troupes en compartiments opérationnels complètement étanches. Chacun d’entre eux était chargé de mettre en œuvre une partie spécifique du plan d’assassinat sans aucune communication avec les autres, si ce n’est à travers leur chef commun. Il y avait une équipe chargée de se procurer une grosse quantité d’explosifs ; un autre homme avait pour tâche de trouver un véhicule ; des informateurs étaient payés pour savoir où se trouverait exactement Fadlallah à tel ou tel moment ; enfin, une autre équipe avait pour mission de monter une opération de diversion au lendemain de l’attentat, ce afin de camoufler la participation des Saoudiens et de la CIA ; les services de renseignements libanais se chargèrent de recruter les responsables de cette opérationnote.

Par un après-midi ensoleillé de mars 1985, les mercenaires de Casey stationnèrent une camionnette Datsun chargée de 400 kilos d’explosifs dissimulés sous des caisses de légumes en face du domicile du Sheikh Fadlallah, près d’une mosquée du quartier populeux de Bir al-Abed, au sud de Beyrouth. D’après les témoins interrogés par la journaliste Nora Boustany, « les premières victimes de la déflagration furent deux cent cinquante femmes et jeunes filles drapées dans leur long tchador noir qui venaient d’assister à la prière du vendredi dans la mosquée de l’imam Riad. Au moins quarante d’entre elles succombèrent, et un grand nombre fut mutilé par l’explosion. » La puissance de la détonation détruisit la façade de quatre immeubles d’habitation voisins et endommagea une vingtaine d’autres édifices dans un rayon de 200 mètres. « Des bébés furent carbonisés dans leur berceau. Une jeune femme qui achetait son trousseau de mariage dans une lingerie mourut sur le coup. L’explosion pulvérisa trois enfants qui rentraient de la mosquée et laissa une petite fille de 9 ans handicapée à vie, avec un morceau de shrapnel dans le cerveau. » Le bilan total était de 80 morts et 256 blessés, mais la cible principale, Mohammed Hussein Fadlallah, sortit indemne de l’attentatnote.

Malgré les opérations de diversion de la CIA et les mensonges à destination des congressistes, le Hezbollah n’avait aucun doute sur l’origine de l’attentat et ses militants suspendirent aussitôt au-dessus des décombres une grande banderole porteuse de l’inscription : « MADE IN THE USA. » La vengeance des chiites ne se fit pas attendre. Trois mois plus tard, à l’aéroport de Beyrouth, des activistes du Hezbollah jetèrent le corps d’un marine américain par la porte d’un avion de ligne de la TWA qu’ils avaient pris en otage, en criant : « Nous n’avons pas oublié le massacre de Bir al-Abednote ! » À l’automne, le Hezbollah revendiqua l’enlèvement et l’exécution de onze membres des services de renseignements de l’armée libanaise qui avaient avoué être les auteurs de l’attentat contre Fadlallah, ainsi que de nombre des explosions à la voiture piégée attribuées à l’énigmatique Front pour la libération du Liban des étrangers. D’après ces hommes, la campagne de terreur des services de l’armée, eux-mêmes contrôlés par le parti phalangiste, avait été étroitement coordonnée avec le Mossad et la CIAnote.

Le fiasco de l’attentat contre Fadlallah et ses conséquences auraient pu en décourager plus d’un, mais William Casey ne perdit rien de son enthousiasme à l’égard du terrorisme urbain comme véhicule des objectifs de l’administration Reagan. Son attention se tourna toutefois désormais vers les Soviétiques et leurs alliés en Afghanistan. D’après le journaliste Stephen Coll, le directeur de la CIA nourrissait une vision assez singulière des possibles usages du fanatisme religieux contre l’Union soviétique. Fervent partisan de Franco pendant sa jeunesse étudiante dans les années 1930, Casey « voyait l’islam politique et l’Église catholique comme des alliés naturels » dans la croisade clandestine contre le Kremlin et ses diverses succursalesnote. Le congressiste démocrate texan Charlie Wilson, dont les deux grandes passions étaient de collectionner les blondes et de tuer des Russes, se fit le porte-parole de Casey et ne cessa de harceler ses collègues pour défendre l’augmentation du budget destiné aux opérations clandestines en Afghanistan. Un an après le massacre de Bir al-Abed, Casey convainquit le président Reagan de signer le décret NSDD 166, une directive secrète qui, d’après Coll, inaugurait « en Afghanistan une ère nouvelle d’injection directe de technologie militaire avancée, d’entraînement intensif de guérilleros islamistes aux techniques du sabotage et de la manipulation d’explosifs et d’attaques ciblées contre des officiers soviétiquesnote ». Il ne s’agissait pas seulement d’infliger un maximum de dommages aux troupes soviétiques – en guise de revanche aux revers vietnamiens –, mais de faire capoter les efforts de l’ONU en vue d’une solution négociéenote.

De nouveau, Casey conçut une chaîne de commandement compartimentée destinée à camoufler son propre rôle de chef terroriste. Au sommet de la pyramide, on trouvait Casey et le prince Turki, chef des services de renseignements saoudiens ; un échelon en dessous, le président Mohammed Zia, dictateur du Pakistan (qui se croyait sans doute complètement maître de la situation), et le chef des services de renseignements pakistanais, le très islamiste général de brigade Mohammed Yousaf. Des experts des Forces spéciales américaines enseignaient clandestinement les plus récentes techniques de sabotage, dont la préparation de voitures piégées au nitrate-fioul, aux officiers de l’Inter-Services Intelligence (ISI) dirigés par Yousaf. À leur tour, ces derniers (avec l’aide de quelques agents de la CIA agissant dans l’ombre) entraînaient des milliers de moudjahiddines afghans et étrangers, dont les futurs militants d’Al-Qaïda, dans une myriade de camps financés par les Saoudiens et les émirats du Golfe. Mais c’est l’ISI qui contrôlait la sélection des candidats à l’entraînement, canalisant l’essentiel des flux d’armes et d’explosifs vers les quatre groupes islamistes les plus radicaux ; les factions plus modérées ou modernistes s’en trouvaient fatalement affaiblies. « À partir de la fin des années 1980, écrit Coll, l’ISI avait réussi à éliminer tous les mouvements politiques laïques, de gauche et monarchistes qui s’étaient formés à l’époque où les réfugiés afghans commençaient à fuir la domination communistenote. »

La préparation de voitures piégées était au centre du cursus de camps d’entraînement tels que l’« Université de la Dawa et du Djihad », près de Peshawarnote. « Sous l’égide de l’ISI, écrit Coll, les moudjahiddines recevaient une formation et étaient approvisionnés en explosifs plastiques destinés à des attentats à la voiture piégée, voire au chameau piégé, visant généralement les officiers et les hommes de troupe soviétiques dans les villes occupées par l’Armée rouge. Casey approuvait totalement ces méthodes malgré les objections de certains officiers de carrière de la CIAnote. » On rapporte que Gust Avrakotos, l’homme de confiance de Casey sur le terrain afghan, aurait dit aux instructeurs de la CIA et des Forces spéciales : « Enseignez aux moudjahiddines à tuer : bombes-tuyaux, voitures piégées, etc. Mais je ne veux pas savoir comment vous le faites. Pas de rapports écrits, contentez-vous d’agir. » De même, Coll explique que « Yousaf a profondément intériorisé la règle que lui ont enseignée les agents de la CIA avec lesquels il a travaillé : ne jamais utiliser les termes sabotage ou assassinat devant des congressistes américains en visite officiellenote. »

Pendant près de quatre ans, les moudjahiddines mirent leurs talents d’artificiers et de saboteurs en pratique à Kaboul. Les Russes censuraient toute information sur les attentats, mais de nombreuses sources non officielles suggèrent que la situation dans la capitale afghane était comparable à celle de Beyrouth. Début avril 1986, une voiture piégée explosa aux abords de l’hôtel Kabul, faisant vingt-deux victimes. En févier 1987, un attentat à la voiture piégée visant l’ambassade de l’Inde tua plusieurs écolières d’un établissement d’éducation voisin et blessa une douzaine de diplomates. En octobre de la même année, l’explosion d’une voiture piégée devant une mosquée fréquentée par des fonctionnaires du gouvernement afghan fit vingt-sept morts et trente-cinq blessés à l’heure de la prière du soirnote. D’autres bombes visaient les lieux fréquentés par les intellectuels de gauche. Coll remarque que « Yousaf et les équipes d’artificiers afghans qu’il entraînait considéraient les enseignants de l’Université de Kaboul comme un gibier de choix, de même que le public des cinémas et des événements culturelsnote ».

En 1988, tandis que les Soviétiques préparaient leur départ, la campagne d’attentats s’intensifia. Le 27 avril – alors qu’une trentaine de bombes avaient déjà explosé ou été désamorcées en seulement un mois –, un camion piégé abandonné dans une rue du centre de Kaboul décima les spectateurs d’un défilé commémorant le dixième anniversaire de la révolution communiste : « La détonation, que toute la ville put entendre, détruisit deux autobus et deux taxis et brisa les vitres des édifices voisins dans un rayon de près de 300 mètres. » La plaque d’immatriculation pakistanaise du véhicule fut retrouvée dans les décombresnote. Un mois plus tard, un autre gros camion piégé explosa près des tribunes destinées aux spectateurs de la cérémonie d’adieux de l’Armée rouge, faisant huit morts et vingt blessésnote. Mais la bombe la plus puissante – environ une demi-tonne d’explosifs dissimulés dans une camionnette de fabrication américaine – fut réservée à une audacieuse attaque contre le complexe abritant le président post-soviétique Mohammed Najibullah et le comité central du Parti démocratique du peuple. Il y eut au moins vingt-deux morts, et Najibullah envoya au président George Bush un message personnel l’implorant de mettre fin à une campagne de terreur dont la « responsabilité morale, matérielle et financière » (selon la formule du ministre des Affaires étrangères afghan) incombait à Washington et Islamabadnote.

Casey, signale Coll, « se montra ravi de ces résultatsnote ». Il en fut de même des moudjahiddines et autres djihadistes. C’était le plus important transfert de technologie terroriste de l’histoire : les islamistes en colère n’avaient pas besoin de prendre des cours auprès du Hezbollah, vu qu’ils pouvaient acquérir un diplôme de sabotage urbain certifié par la CIA dans les provinces frontalières du Pakistan. On estime qu’entre 1982 et 1992, l’ISI a entraîné près de trente-cinq mille combattants musulmans de divers paysnote. Le retour de manivelle – et quel retour ! – était pratiquement inévitable. « Dix ans plus tard, aux États-Unis, explique Coll, l’énorme infrastructure d’entraînement que Yousaf et ses collègues avaient construite grâce aux budgets faramineux accordés par le décret NSDD 166 – les camps spécialisés, les manuels de sabotage, les détonateurs électroniques, etc. – allait être couramment désignée comme une “infrastructure terroriste”note. » Et les diplômés des camps de l’ISI, tels que Ramzi Youssef, cerveau du premier attentat contre le World Trade Center en 1993, ou encore son oncle Khalid Sheikh Mohammed, auquel on attribue l’orchestration du deuxième, n’allaient pas tarder à mettre en œuvre leur expertise dans le monde entier.

(Jason Burke, le correspondant chevronné de l’Observer au Moyen-Orient, critique à juste titre l’habitude actuelle d’étiqueter ces camps – qui ont continué à entraîner des milliers d’activistes aux techniques du sabotage pendant les années 1990 – comme « les camps de Ben Laden » ou « les camps d’Al-Qaïda » : « Or rien ne prouve que le Saoudien ait joué un rôle significatif dans les camps créés par les fondamentalistes afghans et pakistanais… La vérité est simple : Ben Laden était alors un acteur marginalnote. » Les véritables parrains des camps continuaient à être les Saoudiens et l’ISI, ces derniers y ayant recours pour entraîner des guérilleros destinés à combattre au Cachemire.)

Bien entendu, le KGB ne resta pas les bras croisés face aux attentats organisés contre l’Armée rouge par la CIA, les Saoudiens, l’ISI et leurs complices à Kaboul – sans parler des raids de moudjahiddines en territoire soviétique encouragés par Casey, qui semblait flirter avec l’idée de déclencher la Troisième Guerre mondiale à lui tout seulnote. Il est plus que probable que plusieurs attentats dévastateurs à la voiture piégée perpétrés au Pakistan étaient orchestrés par Moscou. On peut supposer qu’il en est de même de certaines des attaques terroristes organisées alors contre des installations américaines en Europe. À la même époque que la guerre secrète de Casey en Afghanistan (1985-1988), une coalition informelle de groupes d’extrême gauche européens – dont Action directe en France, la Fraction armée rouge en Allemagne et l’Organisation révolutionnaire du 17 novembre en Grèce – mena sa propre miniguerre contre l’OTAN. Il est fort possible que des attaques comme celle d’août 1985 contre une base aérienne américaine près de Francfort (voiture piégée ; deux morts, vingt blessés), celle de février 1985 contre l’ambassade américaine à Lisbonne (voiture piégée ; pas de victimes), ou l’explosion qui tua cinq personnes en avril 1988 devant un club militaire américain à Naples et, en juin de la même année, l’assassinat de l’attaché militaire de l’ambassade des États-Unis à Athènes au moyen d’un véhicule piégé contrôlé à distance aient été des messages envoyés par le KGB. Dans le code de stricte réciprocité qui régissait la guerre froide, une voiture piégée en appelait une autre.


14. LES TIGRES KAMIKAZES
« On dit que leur ruse et leur cruauté sont surhumaines et qu’ils jouissent du don d’ubiquité, comme les démons. »
Perception cinghalaise des Tigres tamoulsnote.

Il s’est écrit tellement de bêtises sur les mystères insondables de la culture militaire japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale qu’on oublie souvent que les kamikazes, au contraire des charges au cri de banzaï et des suicides collectifs, étaient les instruments d’une brillante stratégie. Au vu de la disproportion entre le grand nombre d’avions disponibles et la pénurie de pilotes expérimentés, l’état-major japonais calcula froidement la façon la plus efficace d’infliger un maximum de dommages à la flotte américaine du Pacifique. D’après le Bureau des études historiques de l’aviation américaine, « un nombre approximatif de 2 800 kamikazes réussirent à couler 34 bâtiments de l’US Navy et à en endommager 368, tuant 4 900 marins et en blessant plus de 4 800note ». En outre, comme le souligne Edwin Hoyt dans son histoire de la stratégie navale américaine dans le Pacifique, les États-Unis « étaient incapables d’élaborer un système de défense vraiment satisfaisant contre des hommes disposés à sacrifier leur vie pour frapper un navire » (avec un taux de succès impressionnant de 14 %). Si les kamikazes n’ont finalement pas réussi à changer le cours de l’histoire, les sources officielles américaines reconnaissent que leur stratégie était « macabre, efficace et extrêmement pratique dans les circonstances existantesnote ».

De même, dans les années 1980, les camions suicide du Hezbollah furent une des innovations militaires les plus meurtrières – et les plus surprenantes dans leur simplicité – depuis la première attaque kamikaze dans le golfe de Leyte en 1944. Avec le recul dont nous disposons en ce début du XXIe siècle, nous pouvons soutenir que la débâcle de l’intervention américaine au Liban en 1983-1984 a eu des conséquences géopolitiques beaucoup plus graves que la perte de Saigon en 1975. Bien sûr, la guerre du Vietnam était un combat aux dimensions épiques dont l’impact sur la politique intérieure des États-Unis reste très profond, mais elle appartient à l’époque de la guerre froide et de la rivalité bipolaire entre les superpuissances. En revanche, la guérilla du Hezbollah à Beyrouth et au Sud-Liban anticipe (et a même sans doute inspiré) les conflits « asymétriques » qui caractérisent le nouveau millénaire. (On oublie parfois que la fameuse « doctrine Weinberger-Powell » – l’usage de la force uniquement en dernier ressort et avec un avantage logistique écrasant – était une réponse directe non pas à la chute de Saigon et aux leçons du Vietnam, mais aux camions piégés du Hezbollahnote.) Même si les guérillas rurales survivent dans des contrées inaccessibles et reculées comme l’Himalaya, la passe de Khyber ou les Andes, le centre de gravité mondial des insurrections s’est déplacé vers les zones urbaines et leurs périphéries de bidonvilles. Dans ce contexte d’après guerre froide, l’attentat du Hezbollah contre les baraquements des marines à Beyrouth constitue l’étalon-or du terrorisme. Les attaques du 11 septembre 2001 ne représentent dès lors qu’une inévitable escalade de la même tactique : de fait, les armes choisies n’étaient autres que de véritables véhicules piégés aériens.

Mais les divers groupes de guérilla et mouvements insurrectionnels ne sont pas tous pareillement disposés à mettre des kamikazes au volant : nombre d’entre eux, y compris les moudjahiddines afghans des années 1980, éprouvent une profonde aversion morale ou culturelle à l’égard du suicide. L’image stéréotypée du terroriste kamikaze est celle d’un fanatique religieux monomaniaque avide d’obtenir son ticket d’entrée dans une éternité voluptueuse. Il s’agit peut-être là d’une description pertinente des motivations de certains kamikazes étrangers opérant depuis quelques années en Irak (je reviendrai sur ce point en temps voulu), mais le politologue Robert Pape a démontré dans un ouvrage fameux que la plupart des attentats suicide sont le fait de militants nationalistes réagissant à une injustice collective, et en particulier à l’humiliation engendrée par une occupation étrangère, surtout quand l’occupant essaie d’imposer à la population locale une religion ou un système de valeurs allogènes.

Les kamikazes sont rarement des inadaptés sociaux, des fous criminels ou des perdants professionnels. Bien au contraire, la plupart manifestent une grande stabilité psychologique, bénéficient d’avantages économiques supérieurs à la moyenne de leur communauté, sont extrêmement bien intégrés dans leurs réseaux sociaux et émotionnellement très attachés à leur collectivité nationale. De leur point de vue, s’ils sacrifient leur vie, c’est pour le bien de leur patrie… En dernière analyse, les attentats suicide sont essentiellement une réaction à l’occupation étrangèrenote.

De fait, les deux premiers mouvements à adopter la stratégie de l’attentat suicide à la voiture piégée promue par le Hezbollah étaient des organisations nationalistes laïques, bien que présentant nombre de caractéristiques d’une secte. Dans les années 1930, le Parti populaire syrien – inspiré par la vision mussolinienne d’une Méditerranée fasciste – combattit les Français au nom d’une Grande Syrie que le traité Sykes-Picot avait démantelée. Cette antique organisation fasciste-nationaliste resurgit dans les années 1980 sous le nom de Parti social nationaliste syrien (PSNS) et devint l’aile prosyrienne mais non baasiste de la résistance à l’occupation israélienne du Sud-Liban. Combattant aux côtés du Hezbollah, il était composé d’un mélange de chiites, de chrétiens, de sunnites et (probablement) d’agents des services secrets syriens. Le PSNS a le privilège d’avoir contribué à l’histoire de la voiture piégée avec la première femme kamikaze : Sana Khyadali. En avril 1985 Khyadali dit à ses parents qu’elle sortait quelques minutes pour aller acheter du rouge à lèvres. En lieu de quoi, elle lança sa Peugeot blanche bourrée de TNT sur une Jeep israélienne, tuant deux soldats. Tout comme la mafia sicilienne, il semble que le PSNS ait éprouvé une certaine obsession fétichiste pour une marque spécifique d’automobiles : une autre Peugeot blanche, également conduite par une femme, tua dix-sept membres d’une milice pro-israélienne à un poste de contrôle. Pendant l’été 1985, à l’apogée de sa campagne d’attentats à la voiture piégée contre la présence israélienne au Sud-Liban, le PSNS revendiquait pas moins d’une attaque suicide par semaine – ce qui fait beaucoup de Peugeot blanchesnote.

Mais les imitateurs les plus fervents du Hezbollah étaient les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), le mouvement sécessionniste sri-lankais dirigé par Vellupillai Pirabharkaran, qui « avait pris la décision stratégique d’adopter la méthode de l’attaque suicide après avoir observé son efficacité meurtrière dans les attentats de 1983 contre les troupes américaines et françaises à Beyrouthnote ». Pirabhakaran – qui était perçu par ses partisans dévoués comme un surhomme, une figure presque divine – instaura un corps d’élite de kamikazes, les « Tigres noirs », une unité mixte de combattants extrêmement bien entraînés et prêts à mourir sur l’ordre de leur chef. D’après Christine Fair, de la Rand Corporation, depuis leur premier attentat au camion piégé contre un poste de police en 1984, les Tigres noirs ont commis deux fois plus d’attaques suicide que le Hezbollah et le Hamas pris ensemblenote. Mouvement nationaliste de masse disposant d’un « territoire libéré » sur la péninsule de Jaffna, d’une armée de taille non négligeable et même d’une petite flotte de guerre, le LTTE a intégré les attentats à la voiture piégée à la gamme complète de ses opérations militaires, depuis les actes de terrorisme individuels jusqu’aux offensives de bataillons entiers impliquant des centaines de combattants. Une attaque typique du LTTE contre un camp de l’armée sri-lankaise commencera souvent par la destruction de la porte principale par un kamikaze au volant d’un camion piégé. (À Jaffna, capitale des sécessionnistes tamouls, on trouve une statue du « capitaine Miller », un Tigre noir qui tua soixante-dix soldats en 1987, lors d’une attaque suicide au volant d’un camion piégé contre une base militaire à Vadamarachinote.)

Colombo, la capitale du Sri Lanka, a toujours été le « théâtre opérationnel préféré » des Tigres noirs. D’après un fonctionnaire du ministère de la Défense interviewé par Christine Fair, « une seule explosion à Colombo a plus de répercussions psychologiques qu’un affrontement majeur dans le nord et le nord-est du paysnote ». Le premier attentat à la voiture piégée commis dans la capitale, le 21 avril 1987, surpassa en horreur presque tout ce qu’on peut imaginer. L’explosion dévasta la principale gare routière pendant l’heure de pointe, carbonisant des dizaines de passagers à l’intérieur d’autobus bondés. « L’ampleur du carnage était à peine croyable, écrivait Barbara Crossette, du New York Times. Le sol était couvert de têtes décapitées, de membres arrachés et d’objets appartenant aux victimes… Le chauffeur d’un des autobus était affalé sur son avertisseur et hurlait des phrases incohérentes à travers le pare-brise fracassé de son véhicule. » Au fur et à mesure que la nouvelle du terrible massacre (cent cinquante morts et deux cents blessés graves) se répandait dans la ville, des meutes de Cinghalais avides de vengeance commencèrent à pourchasser les Tamouls, obligeant la police à tirer sur la foule et le gouvernement à décréter le couvre-feu dans la capitalenote. Tout comme le groupe Stern avant lui, c’était à la possibilité même de la paix que le LLTE faisait la guerre en perpétrant délibérément des atrocités pour rendre impossibles la coexistence ethnique et la lutte non violente en faveur du changementnote.

Mais, contrairement aux parias du LEHI, les Tigres avaient des amis en haut lieu, en particulier à New Delhi. Les auteurs de l’attentat de Colombo, tout comme des milliers d’autres militants du LLTE, avaient bénéficié d’un entraînement paramilitaire clandestin de 1983 à 1987, d’abord dans les collines du piémont himalayen, puis au Tamil Nadu, à l’autre extrémité du sous-continent. Les parrains de ces écoles de terrorisme n’étaient autres que le Premier ministre Indira Gandhi et l’équivalent indien de la CIA, la Research and Analysis Wing (RAW). À une certaine époque, il y aurait eu au Tamil Nadu pas moins de trente-neuf camps où les hommes de la RAW enseignaient aux combattants du LTTE et d’autres groupes extrémistes tamouls des notions élémentaires d’espionnage, de maniement des explosifs et de sabotage urbain. Même s’il s’agissait essentiellement de les entraîner à saboter des cibles militaires, il semble que les Tigres aient également été « financés par la RAW pour massacrer des civils cinghalais » et que « Pirabhakaran ait été en contact radio avec des agents de la RAW pendant et après… le massacre de la gare routière d’Anuradhapura, qui fit cent quarante-trois mortsnote ».

Mais les autorités de New Delhi allaient payer cher leur implication dans le conflit. En 1987, une force de « maintien de la paix » indienne de cent mille hommes fut envoyée dans la péninsule de Jaffna et ne tarda pas à devenir elle aussi la cible de la colère tamoule. Des patrouilles entières étaient décimées par les voitures piégées et les explosions de mines déclenchées à distance, fabriquées sous la supervision du maître artificier des Tigres, « Yogaratma ». Quant aux soldats indiens faits prisonniers par leurs anciens alliés tamouls, ils subissaient le supplice du « collier » et mouraient carbonisés, un pneu enflammé autour du cou. La vengeance suprême des Tigres eut lieu en 1993 quand le fils et successeur d’Indira, Rajiv Gandhi, fut tué par une kamikaze tamoulenote. (Deux ans plus tard, un autre Tigre noir assassinait le président du Sri Lanka, Ranasinghe Premadasa.)

On accuse parfois les Tigres d’être une véritable secte pratiquant le culte de la mort. De fait, chaque militant du LTTE porte autour du cou une capsule de cyanure à avaler en cas de capture par l’armée (un sort qu’aurait effectivement choisi plus d’un millier d’entre eux). Anita Pratap, l’ancienne directrice du bureau de CNN à Delhi, est une des rares journalistes à avoir gagné la confiance de Pirabhakaran et, dans son livre Island of Blood, elle décrit une atmosphère de discipline monastique qui ferait presque passer les taliban pour une bande de libertins.

Une fois recrutés, les militants doivent renoncer à leurs amis, à leur famille et à leur foyer. La légion des Tigres est leur nouvelle famille. Ils n’ont pas le droit de fumer, de boire ou d’avoir des relations sexuelles. Leur bien le plus cher est leur arme, généralement un fusil AK-47… Ils la nettoient avec une tendre application, tels des amants éperdus caressant leur maîtresse. Outre leur fusil et leur capsule de cyanure, leurs seules possessions en ce monde sont une modeste tenue de rechange et une paire de chappals [sandales]note

Après des années d’insistance auprès de Pirabhakaran, Pratap finit par obtenir la permission de rencontrer un groupe de légendaires Tigres noirs en train de se préparer pour une mission suicide :

C’est comme s’ils avaient été lobotomisés… Le seul moment où ils trahirent la moindre émotion, c’est quand la conversation porta sur Pirabhakaran, leur Annai. Un Tigre noir nommé Sunil expliqua sur un ton de quasi-adoration : « Pour nous, il est tout à la fois notre mère, note père et notre dieu. » Mais je détectais une crainte qui leur était commune à tous : la peur de décevoir Pirabhakaran. Ils n’avaient pas peur de mourir ; leur seule aspiration était que les dommages infligés à l’ennemi par leur mort fassent le bonheur de Pirabhakarannote.

Avant de partir à l’assaut d’un dépôt de bus ou d’une base militaire au volant d’un camion piégé, les Tigres noirs – tout comme des magnats en visite à la Maison-Blanche après avoir financé la campagne du Président – ont droit à poser pour une session de photo cérémonielle aux côtés de leur leader. Ils partageront ainsi à titre posthume une portion de sa gloire presque divine.


15. CIBLES FACILES
« L’explosion sema la panique parmi les clients. Les témoins disent qu’une des femmes qui s’enfuit en courant du supermarché avait la chevelure en flammesnote. »

Aucun récit de l’évolution de la voiture piégée pendant les années 1980 ne saurait être complet sans s’arrêter au moins à l’occasion d’un bref chapitre sur ses avatars ibériques. Si le suicide révolutionnaire n’a jamais fait partie de leurs méthodes, les nationalistes basques radicaux de Euskadi Ta Askatasuna (ETA) rivalisent avec le Hezbollah et les Tigres tamouls, ainsi qu’avec l’IRA provisoire, pour ce qui est de l’opiniâtreté de leur campagne d’attentats. L’ETA est bien sûr universellement connue, mais on sait peut-être moins que sa haine implacable de l’État espagnol s’enracine dans une terrible histoire de répression officielle qui embrasse plusieurs générations d’arrestations massives, de tabassages, de tortures, d’exécutions et d’assassinats. Pendant les dernières années de la dictature franquiste, Madrid recruta d’anciens membres des commandos Delta de l’OAS (lesquels, nous l’avons vu, avaient trouvé refuge en Espagne en 1962) pour pourchasser et éliminer les militants de l’ETA. Rien qu’entre 1978 et 1980, ces escadrons de la mort assassinèrent trente-six nationalistes basques, tandis que quarante et un autres militants étaient tués par la police au cours de manifestations et d’émeutesnote.

Une deuxième « guerre sale » (encore plus sale) fut orchestrée clandestinement par le Premier ministre « socialiste » Felipe González pendant les années 1980, quand les Grupos Antiterroristas de Liberación (GAL) furent lâchés contre les partisans de l’ETA en France et en Espagne. Également dirigés par des vétérans de l’OAS, les rangs des tueurs du GAL incluaient d’après l’historien Robert Clark « des néofascistes italiens, des mercenaires portugais, des anciens membres de l’armée française en Algérie, des agents secrets espagnols [et] des sicaires professionnels issus du milieu marseillaisnote ». Comme l’ont argumenté de façon convaincante tant Clark que Paddy Woodworth, la férocité du nationalisme basque a presque toujours été en phase avec ce terrorisme d’État chronique (sous l’égide de la social-démocratie aussi bien que du fascisme), qui est généralement resté ignoré du reste du monde et a pratiquement échappé à toute condamnationnote.

La première grande campagne d’attentats de l’ETA, en 1979, était le produit de la profonde crise vécue dans les rangs des nationalistes basques suite à l’échec des projets d’autonomie ou d’indépendance pendant la transition postfranquiste. L’ETA était divisée entre une aile « politico-militaire », l’ETA (p-m), qui entendait arracher des concessions à l’État espagnol par le biais d’attentats à la bombe contre des casernes et des édifices publics, et une aile « militaire », l’ETA (m), qui persistait dans sa stratégie classique d’attentats et d’assassinats individuels. L’ETA (p-m), qui avait dérobé 1 000 kilos de GOMA-2note à Pampelune début mars 1979, détona la première voiture piégée de l’histoire espagnole devant une caserne navarraise de la Guardia Civil. Les « poli-mili » installèrent aussi une bombe dans les toilettes de la succursale barcelonaise de la principale chaîne de grands magasins espagnols, le Corte Inglés. D’après un historien espagnol du terrorisme basque, l’année suivante, « l’ETA (p-m) abandonna les bombes pour la première voiture piégée visant le Corte Inglés, cette fois à Madridnote ». Pendant près d’un quart de siècle, les etarras n’allaient cesser de creuser le même sillon, alternant les attaques à la voiture piégée contre des casernes, des véhicules et des défilés de la Guardia Civil (sans avertissement) et les attentats à la bombe contre des magasins et des centres commerciaux (avec avertissement).

Mais si l’ETA (p-m) avait joué le rôle de pionnier, elle cessa vite d’être le principal protagoniste de la terreur. Les « poli-mili » suspendirent leur campagne d’attentats à la bombe après une douzaine de déflagrations spectaculaires dans les stations balnéaires de Marbella et Benidorm, ainsi qu’un trio sanglant d’explosions simultanées qui firent six morts à Madrid, suscitant la condamnation universelle. Tout comme l’IRA officielle en Irlande, la trajectoire véritable de l’ETA (p-m), sous la direction de son brillant leader Pertur (Eduardo Moreno Bergareche), l’entraînait vers la politique ouvrière légale, et les « poli-mili » ne tardèrent pas à abandonner totalement la lutte armée. Mais l’ETA (m) prit aussitôt leur place, assassinant l’apostat Pertur tout en adoptant avec un zèle particulièrement implacable la stratégie duale d’attentats contre les forces de l’ordre et contre les établissements commerciauxnote. Tout comme l’IRA provisoire avant eux, les militaristes de l’ETA (qui n’avaient pas besoin de recourir aux engrais chimiques parce qu’ils étaient devenus experts en détournement d’énormes quantités d’explosifs volés aux compagnies minières espagnoles et françaises) se laissèrent séduire par la facilité et l’apparente invincibilité de la tactique de la voiture piégée. Et, à l’instar de leurs camarades irlandais, ils en vinrent à ignorer ses terribles conséquences morales et politiques.

La campagne d’attentats à la voiture piégée de l’ETA contre la Guardia Civil – la police paramilitaire espagnole, synonyme de brutalité fasciste – peut être à peu près résumée comme suit. En 1985, les voitures piégées de l’ETA tuèrent un piéton devant une caserne de Barcelone et un homme d’affaires américain qui faisait du jogging à proximité d’une camionnette de police dans une rue animée de Madrid (seize membres de la Guardia Civil furent blessés). L’année suivante, une bombe plus puissante explosa à côté d’un autobus rempli d’élèves agents de la circulation, faisant douze morts et cinquante blessés, dont un passant. En janvier 1987, c’est un autobus de l’armée qui était visé à Saragosse ; l’attentat ôta la vie à un officier et au chauffeur du véhicule et fit trente-neuf blessés parmi les soldats et les passants. En mai, une voiture piégée démolit la façade du quartier général de la Guardia Civil à Madrid ; bilan : un mort et plusieurs civils blessés, dont deux enfants. En décembre, les etarras frappaient de nouveau à Saragosse : une voiture piégée chargée de 150 kilos d’explosifs dévasta une caserne où vivaient cinquante familles de policiers, faisant douze victimes, dont des femmes et des enfants. Après une brève pause à la fin des années 1980 – alors que des négociations secrètes entre l’ETA et le gouvernement espagnol étaient menées sans succès à Alger –, les attaques contre la Guardia Civil reprirent en août 1990 avec l’explosion d’une voiture piégée qui fit soixante-quatre blessés parmi la police et les civils à Burgos. Au cours des deux années suivantes, les voitures piégées de l’ETA allaient viser plusieurs casernes de la Guardia Civil à Barcelone (douze morts, dont quatre enfants), Alicante (quatre morts) et Murcia (deux morts)note.

En s’en prenant à des casernes et à des véhicules de police, l’ETA ne faisait que répliquer les tactiques classiques du groupe Stern et de l’IRA provisoire. En revanche, l’originalité diabolique du groupe basque consistait à viser aussi de façon systématique des cibles non militaires « faciles », comme la chaîne de magasins Corte Inglés et les supermarchés Hipercor (filiales de cette dernière). Apparemment, il s’agissait de faire d’une pierre deux coups en terrorisant les consommateurs espagnols dans un des lieux qu’ils fréquentaient le plus et en obligeant la direction du Corte Inglés à payer l’impôt révolutionnaire qui finançait la guérilla de l’ETA. Contrairement aux attaques meurtrières contre la Guardia Civil, les bombes et les voitures piégées destinées au Corte Inglés étaient toujours précédées d’un avertissement téléphonique à la police et à la direction du magasin.

C’est ainsi que, le 19 juin 1987, une cellule de l’ETA fit trois appels séparés près de deux heures avant la détonation d’une bombe dissimulée dans l’énorme supermarché Hipercor d’un quartier ouvrier de Barcelone. Les agents de sécurité du magasin et la police commencèrent à fouiller les lieux, mais ils omirent d’avertir et d’évacuer les six à sept cents clients, pour la plupart des femmes et des enfants, qui encombraient les allées du supermarché en ce vendredi après-midi. (Les forces de l’ordre et la direction du magasin allaient ultérieurement se renvoyer mutuellement la responsabilité de cette négligence.) À quatre heures et quart, 150 kilos de GOMA-2 (une charge deux fois plus puissante que celle habituellement utilisée par l’ETA et en outre, d’après la police, peut-être mélangée à un composé « de type napalm ») dissimulés à l’intérieur d’une Ford Sierra volée explosèrent au premier niveau du parking souterrain, juste au-dessous du rayon alimentation. Au carnage succédèrent la panique, puis une douleur inconsolable : parmi les vingt et un morts, il y avait neuf femmes et enfants ; certains des cadavres carbonisés étaient méconnaissables. Quarante-cinq autres clients du supermarché – tous membres de modestes familles ouvrières – furent gravement brûlés ou mutilésnote.

Quelques années plus tard, la « fille d’un héros national basque » allait confesser à Paddy Woodworth, le journaliste irlandais qui a contribué à dévoiler les secrets de la « guerre sale » menée par Felipe González contre l’ETA et ses partisans, que le massacre d’Hipercor était une terrible erreur, voire la faute de la police qui s’était refusée à tenir compte des avertissements téléphoniques. « Je connais les auteurs de l’attentat d’Hipercor, et s’il est des individus qui sont désolés de ce qui s’est passé, c’est bien eux. Il s’agit de deux personnes absolument charmantes, et dotées des sentiments les plus purs. Et bien sûr incapables de faire du mal à une mouche. » Malgré la sympathie de Woodworth pour la cause basque, ces aveux n’entamèrent pas son scepticisme : « Du point de vue de l’ETA, il n’est pas du tout certain que l’attentat d’Hipercor ait été un « accident ». Il appartient en effet à une phase de la campagne etarra où les attaques (relativement) ciblées furent largement remplacées par des attentats aveugles, ce dans le cadre d’une politique d’“accumulation de forces”note. »

Malgré l’énorme manifestation (près de 750 000 personnes) convoquée à Barcelone pour condamner l’attentat, l’ETA persista dans sa campagne contre les « cibles faciles » : en 1989, il y eut deux autres attaques à la voiture piégée contre le Corte Inglés (mais les magasins furent cette fois immédiatement évacués après les avertissements). Au terme d’une nouvelle décennie d’attentats, de négociations clandestines et même de trêves, la guerre de l’ETA contre les consommateurs espagnols atteignit son apogée en 2002, quand plusieurs voitures piégées dévastèrent une demi-douzaine de succursales du Corte Inglés et de la FNAC à Madrid, Bilbao et Saragossenote. Moralement discréditée et dépassée par un terrorisme islamique encore plus féroce, l’ETA annonça en 2006 la « suspension permanente » de sa guerre révolutionnaire, mais sa campagne de vingt-six ans contre le Corte Inglés a probablement nombre d’admirateurs secrets qui ne se donneront pas la peine d’appeler la police au moment d’abandonner leur stock de GOMA-2 dans le parking d’un centre commercial.


16. LOS COCHES BOMBA
« Au début, nous avions très peur chaque fois qu’une bombe explosait, mais maintenant, nous sommes comme les habitants de Beyrouth – nous sommes habitués. »
Un chauffeur de taxi de Medellinnote.

Malgré l’expérience précoce du mouvement ABC à La Havane en 1933, la voiture piégée ne faisait pas partie de la panoplie de la « seconde guerre d’Indépendance » menée par la nouvelle gauche latino-américaine sous inspiration cubaine dans les années 1960 et au début des années 1970. Ce n’est qu’après que les focos guévaristes combattants dans les selvas et les sierras eurent été isolés et battus et que la guerre de guérilla eut été « acclimatée en milieu urbain » sous l’influence des traditions anarchistes ibériques que les attentats à la bombe contre les palais présidentiels, les casernes et les entreprises étrangères ont commencé à se faire plus fréquents. Mais, même alors, les adeptes d’Abraham Guillén et de Carlos Marighella (principaux théoriciens de la guérilla urbaine en Amérique latine) n’ont jamais adopté la voiture piégée avec le même enthousiasme que le Viet Cong ou l’IRAnote.

Ainsi, au début des années 1980, malgré la violente intensité des conflits politiques sur tout le continent, on ne peut citer que de rares occurrences d’usage de cette méthode : une déflagration à proximité du bureau du président guatémaltèque en septembre 1980 (huit morts), une voiture piégée d’origine inconnue à San Salvador en mars 1981 (deux morts), une explosion revendiquée par les guérilleros du M19 devant le palais présidentiel de Bogota en mars 1982 (un mort), une mystérieuse déflagration aux abords de la résidence présidentielle à Port-au-Prince le 1er janvier 1983 (quatre morts), un attentat contre l’ambassade des États-Unis à Bogota en 1984 (pas de victimes) et un autre contre l’École de guerre de l’armée chilienne en 1985 à l’occasion du soixante-dixième anniversaire du dictateur Augusto Pinochet (pas de victimes)note.

Le véritable promoteur de la voiture piégée dans l’hémisphère occidental fut Pablo Escobar, ancien voleur de voitures et baron de la feuille de coca, qui devint au cours des années 1980 le criminel le plus riche du monde. Escobar, qui se voyait volontiers en leader politique narco-populiste, redistribuait une partie des profits de l’addiction de sa clientèle nord-américaine en construisant des stades de football et des logements sociaux dans les bidonvilles de sa ville natale, Medellin. Il tenta aussi de courtiser l’oligarchie traditionnelle colombienne en lâchant ses sicaires contre les membres et les sympathisants de la gauche révolutionnaire. Mais, en 1982, à l’apogée de sa gloire, au lendemain de son élection comme député suppléant pour le parti libéral (une position qui lui garantissait l’immunité judiciaire), Escobar devint la cible numéro un de la « guerre contre la drogue » menée par le vice-président George H. Bush. Soumis à une énorme pression de la part de Washington, le président colombien Belisario Betancur déclara l’état d’urgence, envoya l’armée occuper les laboratoires de cocaïne d’Escobar cachés dans la jungle et commença à extrader les hommes du cartel de Medellin vers les États-Unis. Il ouvrit également la porte à l’intervention directe de Washington dans les opérations contre le cartel en territoire colombien, une collaboration qui allait finir par se transformer en véritable guerre sale contre les fantassins et les barons du cartel impliquant, du côté américain, les commandos antiterroristes Delta Force, les Navy Seals (nageurs de combat de la marine), les agents de la Drug Enforcement Administration (DEA) et, côté colombien, les escadrons de la mort de la police nationalenote.

La réponse d’Escobar à la campagne instiguée par les gringos fut un véritable ouragan de terreur qui dura près d’une décennie et commença en 1984 par l’assassinat du ministre de la Justice Rodrigo Lara Bonilla et par des attaques féroces contre une oligarchie à laquelle il reprochait de l’avoir trahi et d’avoir vendu le pays à la DEA. L’objectif déclaré d’Escobar était que ses ennemis, du flic de base au président de la République, soient plus terrifiés par la colère de Medellin que par celle de Washington. Il organisa ses collègues narcotraficantes, dont le fameux José Rodríguez-Gacha et les frères Ochoa, en une espèce de syndicat du crime baptisé « Los Extraditables » (les Extradables) et connu pour ses déclarations macabres et théâtrales : « Nous sommes les amis de Pablo Escobar et nous sommes prêts à tout pour lui. Nous sommes capables de vous exécuter où que vous vous trouviez sur cette planète… En attendant, vous assisterez à la perte, un par un, de tous les membres de votre famille… Vous avez osé vous en prendre à Don Escobar, nous allons décimer votre arbre généalogiquenote. »

Avec l’aide de l’énorme stock d’explosifs en possession d’Escobar, la technique de la voiture piégée s’adaptait parfaitement à la double campagne des Extradables contre la DEA et contre l’establishment colombien. Les premiers attentats, comme celui qui frappa en novembre 1984 l’ambassade des États-Unis à Bogota, envoyaient un message sans ambiguïté : le cartel était prêt à combattre la DEA œil pour œil, dent pour dent. En mars 1985, le Washington Post rapportait que les fonctionnaires de l’agence antidrogue américaine se considéraient comme vivant en état de siège.

À Miami, par exemple, rien ne permet alors d’identifier de l’extérieur les bureaux de la DEA. Une camionnette bloque la porte d’entrée pour prévenir les attaques à la voiture piégée. À l’intérieur du véhicule, des gardes armés sont à l’affût derrière des vitres fumées. Tous les espaces de stationnement autour du bâtiment ont été neutralisés. Le secteur est surveillé depuis peu par un système de caméras en circuit fermé. À l’entrée du parking, un agent armé du service des Parcs nationaux – provisoirement muté de son poste dans les Everglades, où il chassait les trafiquants de drogue – garde le bâtimentnote.

D’après Mark Bowden, en 1986, après ses premières attaques contre la DEA, Escobar eut recours à ses avocats pour transmettre une offre à l’administration Reagan : il se proposait d’« informer Washington sur les guérillas communistes, FARC, ELN et M-19, en échange d’une amnistie pour tous ses délits liés au trafic de drogue ». Mais le président Reagan lui répondit sous la forme du décret NSDD 221, qui ordonnait aux commandos des Forces spéciales et de la Delta Force d’épauler les opérations de la DEA en territoire colombien. Toujours vers la fin des années 1980, le cartel de Cali, qui n’était pas vraiment sous le radar de Washington mais nourrissait une forte rivalité avec Escobar, en profita pour attaquer à la voiture piégée l’appartement de ce dernier à Medellin. L’attentat, perpétré en janvier 1989, manqua de peu d’exterminer la famille du jefe. (Bowden suggère que la CIA était impliquée, « jouant habilement de la rivalité meurtrière entre le cartel de Cali et celui de Medellinnote ».)

La riposte d’Escobar et des Extradables fut impitoyable : ils organisèrent une série d’attentats contre la chaîne de pharmacies possédée par les frères Rodríguez Orejuela (chefs du cartel de Cali) et assassinèrent des politiciens éminents du parti conservateur et du parti libéral, accusés de « trahison ». Fin mai 1989, le général Miguel Maza Márquez, chef des services de renseignements colombiens (le Departamento Administrativo de Seguridad, ou DAS), échappa par miracle à un attentat à la voiture piégée qui tua ses gardes du corps et blessa plus de cinquante passantsnote. Au mois de juillet de la même année, à Medellin, suite à une tentative d’assassinat manqué d’Escobar organisée par des mercenaires britanniques, les Extradables utilisèrent une autre voiture piégée pour tuer le gouverneur du département d’Antioquia, Antonio Roldán Betancur, un défenseur des droits de l’homme qui venait de dénoncer le meurtre de militants de gauche de l’Unión Patriótica par les escadrons de la mort du cartelnote. Le mois suivant, tandis qu’Escobar menait une vie de luxe dans son refuge de Panama, les Extradables assassinèrent Luis Carlos Galán, le populaire candidat libéral à la présidence qui avait expulsé le baron de la drogue des rangs de son parti ; à l’automne, ils firent exploser en vol l’avion censé transporter le successeur de Galán (qui ne s’y trouvait pas), tuant cent dix passagers, dont plusieurs Américains. Un autre attentat à la voiture piégée détruisit le siège de Bogota du deuxième quotidien du pays, El Espectador, et, quelques semaines plus tard, celui d’une de ses filiales de province à Bucaramanga, faisant plusieurs victimes parmi les salariés du journalnote.

Début décembre, les hommes de José Rodríguez Gacha montèrent une attaque digne du Hezbollah (mais sans chauffeur kamikaze) contre le DAS, qu’ils jugeaient responsable d’une série d’extraditions récentes. Dans la matinée, en pleine heure de pointe, l’explosion d’un camion transportant une demi-tonne de dynamite fut déclenchée à distance devant le quartier général du DAS à Bogota. D’après le New York Times « la détonation fut si puissante qu’elle brisa les vitres d’un bâtiment faisant face à l’ambassade des États-Unis, à onze kilomètres de là ». C’était l’attentat à la voiture piégée le plus spectaculaire jamais perpétré en dehors du Moyen-Orient : la déflagration creusa dans la chaussée un cratère de six mètres de profondeur et dévasta vingt-trois pâtés de maisons. Le chef du DAS, le général Miguel Maza Márquez, retranché dans son bureau blindé du neuvième étage, survécut encore une fois à l’explosion – qu’il décrivit comme une « minibombe atomique » –, mais sa secrétaire et cinquante-huit autres personnes perdirent la vie. Chose à peine croyable, on comptait également près de mille blessés entre les employés de bureau, les habitants du quartier et les passants, dont deux cent cinquante gravement, et près de mille cinq cents bureaux et appartements souffrirent des dommages importants. Ce bilan aurait pu être encore plus catastrophique si la police n’avait pas réussi à désamorcer une deuxième voiture piégée stationnée devant une annexe du palais de justice. Dans une déclaration transmise aux médias, les Extradables avertirent que la campagne d’attentats continuerait jusqu’à ce que le président Virgilio Barco Vargas convoque un référendum sur la légitimité des extraditionsnote.

Gacha, dit « le Mexicain », fut bientôt abattu par une unité de policiers d’élite travaillant en collaboration avec les Navy Seals, et un énorme stock de dynamite fut saisi dans une des haciendas d’Escobar. Mais des centaines de pistoleros du cartel étaient encore dans la nature, et la rhétorique vengeresse des Extradables monta encore d’un cran, atteignant un niveau d’hystérie presque apocalyptique : « Nous ne respecterons pas les familles de ceux qui n’ont pas respecté nos familles. Nous brûlerons et détruirons les entreprises, les biens et les villas de l’oligarchienote. » La nouvelle vague d’attentats et d’assassinats n’était peut-être pas la fin du monde pour les ennemis du cartel mais, par moments, elle a certainement dû y ressembler de près. Après qu’Escobar eut annoncé au printemps 1990 qu’il était prêt à payer une prime de 4 200 dollars pour chaque cadavre de flic, la police municipale de Medellin se transforma rapidement en espèce en voie de disparition, avec quarante-deux agents abattus par la pègre locale en un mois. (Fin 1991, ce macabre bilan était de quatre cent cinquante-sept policiers assassinés.) Parallèlement, en avril de la même année, deux attentats à la voiture piégée dévastèrent des convois de la prestigieuse police fédérale, faisant vingt-six morts et près de cent blessésnote.

À la mi-mai, les Extradables frappèrent sans pitié deux centres commerciaux de luxe de Bogota, le Niza et le Cafam. L’explosion simultanée de deux voitures piégées fit vingt-cinq morts et cent cinquante blessés parmi la clientèle huppée qui faisait ses emplettes à la veille de la fête des mères. Ce même jour, un peu plus tard, un troisième véhicule explosa devant un restaurant chic de Cali, la citadelle ennemie, faisant six mortsnote. À la fin du mois de mai, une voiture piégée fit une douzaine de victimes devant le meilleur hôtel de Medellin et, un mois plus tard, un autre véhicule transportant 150 kilos d’explosifs dévasta un poste de police et tua un journaliste, quatre enfants, un sénateur et une demi-douzaine de policiersnote.

Face au carnage qui endeuillait chaque jour plus cruellement les rues et les centres commerciaux de ses métropoles, la classe moyenne colombienne cria « basta ! ». « La tactique de Pablo fonctionnait, écrit Mark Bowden. Sa campagne d’attentats terrifiait l’opinion, et les sondages montraient l’existence d’un soutien croissant en faveur d’un accord mettant fin à la violencenote. » En juin 1991, le président libéral César Gaviria parvint à un accord avec Escobar et les autres Extradables. Ils ne seraient pas extradés aux États-Unis et purgeraient leurs peines – peu sévères – dans le cadre luxueux de la prison La Catedral, construite d’après les propres instructions d’Escobar à proximité de Medellin. Mais le président Bush, vieil ennemi du cartel, était scandalisé par la « reddition » de Gaviria. Avec l’aide de fonctionnaires du DAS et des familles des victimes d’Escobar, il réussit à faire pression sur les autorités colombiennes pour qu’elles mettent fin à l’accord qui permettait aux Extradables de mener une véritable vie de château à La Catedral, avec alcool, femmes et arsenal inclus. En juillet 1992, Gaviria envoya une brigade entière de l’armée colombienne pour assurer le transfert d’Escobar vers une prison ordinaire, mais le plus célèbre narcotraficante du monde en profita pour s’échapper avec une facilité déconcertante.

Pendant les dix-huit mois qui lui restaient à vivre, Escobar s’engagea dans une surenchère d’atrocités avec son nouvel ennemi, Los Pepes. Comme l’explique Mark Bowden, Los Pepes étaient un escadron de la mort impitoyable composé de combattants d’élite parrainés par la DEA et l’état-major des Opérations spéciales. Il s’agissait d’un mélange d’officiers de la police secrète (du Bloque de Búsqueda, le « groupe de recherche » lié au DAS) et d’ennemis locaux d’Escobar, y compris d’autres narcotraficantes. D’après Bowden, leur stratégie consistait à « décimer l’infrastructure secrète « en col blanc » de l’organisation de Pablo en visant ses experts en lavage d’argent sale, ses banquiers, ses avocats et sa famille élargie ». Los Pepes bénéficiaient du financement de la DEA, des informations de la CIA, et étaient probablement dirigés par une équipe clandestine des commandos Delta Force composée de vétérans de la guerre sale au Vietnam (opération Phœnix) et au Chili (putsch contre Salvador Allende) qui furent envoyés en Colombie au lendemain de la fuite d’Escobar. Avec cette opération, initiée par Bush, continuée par Clinton et supervisée par Bill Casey, les États-Unis renouaient avec leur tradition de parrainage des attentats à la voiture piégéenote.

La condamnation de ce type de terrorisme d’État clandestin ne suppose évidemment pas qu’on sympathise avec ses diaboliques adversaires, et on ne saurait nier que l’apothéose finale d’Escobar fût encore plus meurtrière, culminant en une série effarante de carnages indiscriminés. Six mois après sa fuite, par exemple, une des voitures piégées de son cartel dévasta une librairie bondée de parents et d’enfants à Bogota, faisant vingt morts et plus de soixante blessés. « La scène était apocalyptique, rapporta la presse : éclats de verre tachés de sang, immeubles démolis, le sol semé de cadavres, femmes hurlant à la recherche de leurs enfants et un cratère d’un mètre quatre-vingts dans la chausséenote. » En avril 1993, des sicaires de Medellin attaquèrent de nouveau un centre commercial de luxe à Bogota, le Centro 93, avec une camionnette volée transportant 200 kilos d’explosifs. « Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? », hurlait une femme, fourrageant désespérément à travers la carcasse difforme et calcinée d’une automobile à la recherche du corps de sa petite fille, qu’elle avait laissée à l’intérieur. La puissance de la déflagration avait propulsé les restes du véhicule dans la vitrine d’un magasin de meublesnote. »

D’après Bowden, Los Pepes, surfant sur la colère et la frayeur de la population, ripostèrent sans pitié en s’en prenant à la famille et aux voisins d’Escobar. « En janvier, le lendemain même du terrible attentat contre la librairie de Bogota, La Cristalina, une hacienda appartenant à la mère de Pablo, Hermilda, fut rasée au sol par un incendie. Après quoi deux voitures piégées explosèrent dans le quartier El Poblado, à Medellin, devant un immeuble résidentiel habité par toute une série de parents proches et éloignés de Pablo. Une troisième bombe explosa dans une finca appartenant au baron de la drogue, blessant sa mère et sa tante. Quelques jours plus tard, une autre propriété de Pablo finissait en flammes. » Les ruelles de Medellin ne tardèrent pas à être parsemées des cadavres des victimes de Los Pepes, souvent accompagnés de messages manuscrits défiant Escobar (« Qu’est-ce que tu penses de notre réponse aux bombes de Bogota, Pablo ? »). Escobar envoya alors au procureur de la République une lettre l’informant de l’adresse du quartier général de Los Pepes, un endroit où, d’après lui, « on torture des syndicalistes et des avocats ». Dans son message au magistrat, il demandait ironiquement pourquoi le gouvernement « offrait des récompenses pour la tête des dirigeants du cartel de Medellin et des leaders de la guérilla, mais pas pour ceux des paramilitaires, ni pour ceux du cartel de Cali, auteurs de nombreux attentats à la voiture piégée à Medellinnote ».

Quelques mois plus tard, en décembre 1993, la grande chasse au tigre prit fin quand la police (ou bien s’agissait-il en fait des Navy Seals ?) abattit Escobar alors qu’il était en pleine conversation téléphonique avec son fils. Les principaux vainqueurs du conflit étaient l’état-major des Opérations spéciales, qui ajoutèrent un épisode à l’épopée couvrant la réalité de leur sale boulot et purent ainsi soutirer un peu plus d’argent au Congrès, et le cartel de Cali, qui eut tôt fait de mettre la main sur la plupart des réseaux locaux et des marchés américains des Extradables. Les hommes de Cali ne tardèrent pas non plus à reproduire les méthodes d’Escobar. En juin 1995, ils protestèrent contre la capture de leur chef, Gilberto Rodríguez Orejuela, en faisant exploser une voiture piégée dans un concert, faisant plus de trente morts et deux cents blessés parmi le publicnote. Tout au long des années 1990, et après la chute du cartel de Cali, les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC), plus attachées aux cultures de coca qu’à la cause du socialisme, continuèrent à faire exploser des voitures piégées dans des lieux publics, avec les résultats effrayants que l’on saitnote.

De fait, cette danse macabre de la terreur et de la contre-terreur se poursuivit au seuil du nouveau millénaire avec une attaque particulièrement atroce des FARC à Bogota en février 2003. Ce jour-là, un ballet enfantin était programmé au Club El Nogal, un complexe de loisirs de luxe fréquenté par des familles de chefs d’entreprise et de diplomates étrangers. Une énorme explosion provenant du garage (et déclenchée par deux voitures piégées « jumelles ») embrasa le bâtiment, situé à proximité de l’ambassade des États-Unis. L’attentat carbonisa trente-deux personnes, dont six enfants, et fit plus de cent soixante blessés graves. D’après certaines rumeurs, il se serait agi d’un acte de représailles à l’encontre du ministre de l’Intérieur, Fernando Londo˜no. Ce membre éminent du Club El Nogal avait en effet encouragé le renforcement de la présence en Colombie des instructeurs des Forces spéciales américaines. Quoi qu’il en soit, quelques mois plus tard, les Colombiens ordinaires allaient célébrer le dixième anniversaire de l’assassinat de leur plus célèbre magnat du crime sans guère d’espoir que les attentats à la voiture piégée prennent fin un jour. Tandis que l’armée colombienne et les milices d’extrême droite persistent à assassiner syndicalistes, journalistes d’opposition et dirigeants de la gauche légale, les guérilleros corrompus des FARC perpétuent pour leur propre compte la guerre impitoyable d’Escobar contre les femmes et les enfants de l’oligarchienote.


17. VILLES EN ÉTAT DE SIÈGE
« L’heure de la dynamite, de la terreur sans limites, est arrivée. »
Gustavo Gorriti, journaliste péruviennote.

Malgré une brève période au début des années 1950note, le Pentagone n’a guère prêté attention au potentiel destructeur des véhicules piégés jusqu’au jour où l’onde de choc de l’attentat contre la caserne de marines de Beyrouth, en 1983, finit par secouer les fenêtres de la Maison-Blanche. Les spécialistes des laboratoires Sandia (un organisme privé lié par contrat au Département de la Sécurité nucléaire nationale), au Nouveau-Mexique, furent invités par le Conseil national de la recherche à mener une investigation en profondeur sur la physique des camions piégés. Les résultats de cette recherche furent un choc pour les scientifiques. À leur grande surprise, ils découvrirent qu’en sus de la déflagration aérienne, l’explosion des camions piégés produisait également de violentes ondes sismiques : « Les accélérations latérales propagées dans le sous-sol par l’explosion d’un camion piégé dépassent de loin celles qu’engendre un tremblement de terre à son maximum. » Les chercheurs de Sandia en conclurent qu’une détonation aux abords d’une centrale nucléaire, même si elle avait lieu hors de son enceinte, pouvait « provoquer suffisamment de dommages pour entraîner un dégagement mortel de radiations, voire une fusion du noyau ». Néanmoins, ces résultats furent maintenus secrets et furent ignorés par la Commission de réglementation de l’énergie nucléaire qui, en 1986, refusa d’autoriser la construction d’obstacles à la circulation autour des centrales et maintint en l’état un plan de sécurité obsolète visant simplement à bloquer les infiltrations de terroristes circulant à piednote.

De fait, après quelques études faites pour la forme, Washington ne semblait guère disposé à tirer les conclusions manifestes qu’imposaient les catastrophes de Beyrouth. Apparemment, les administrations de Reagan et de Bush considéraient les attentats du Hezbollah comme des événements embarrassants mais isolés, un coup du mauvais sort plutôt qu’une grave menace inédite anticipant les violents contrecoups de l’aventure impériale. Bien qu’il fût inévitable que d’autres groupes rebelles imitent tôt ou tard le Hezbollah, les stratèges américains se montrèrent incapables de pressentir l’extraordinaire mondialisation de la voiture piégée dans les années 1990, pas plus que l’essor de nouvelles stratégies sophistiquées de déstabilisation urbaine. Et pourtant, à partir du milieu des années 1990, le nombre de villes se trouvant pratiquement en état de siège sous l’effet des attentats à la bombe était sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aux quatre coins du monde, des guérillas urbaines lançaient des vagues d’attaques à la voiture ou au camion piégé contre certaines des institutions financières et culturelles les plus puissantes de la planète. Et chacun de leurs succès ne faisait qu’attiser leur audace, suscitant de nouvelles attaques et encourageant de nouveaux groupes à fabriquer leurs propres « bombardiers du pauvre ».

Tableau 3. L’escalade des années 1990

mois/année morts blessés
3-1992  Buenos Aires 30 242
4-1992  Londres 2 44
7-1992  Lima 39 150
2-1993  New York 6 1000
3-1993  Bombay 257 1400
4-1993  Londres 1 30
5-1993  Florence 6
4-1994  Johannesburg 9
4-1994  Israël 7 52
7-1994  Buenos Aires 96 200
1-1995  Alger 42 280
2-1995  Zakho (Irak) 76
2-1995  Oklahoma City 168 800
9-1995  Srinagar (Cachemire) 13 25
11-1995  Ryad 7
11-1995  Islamabad 15
1-1996  Colombo 55 1200
6-1996  Dharan 19 372
6-1996  Manchester 200
10-1997  Colombo 18 100
11-1997  Hyderabad 23
3-1998  Colombo 38 250
8-1998  Nairobi/Dar-es-Salaam 300 5000
8-1998  Omagh 29 300
9-1999  Daghestan 81

Au début des années 1990, par exemple, au Pérou, les mystérieux combattants maoïstes du Sentier lumineux, après une décennie de guérilla pratiquement génocidaire dans le département d’Ayacucho, descendirent de l’altiplano pour semer la terreur à Lima et à Callao avec l’aide de coche-bombas de plus en plus puissantsnote. « Dans un pays minier comme le nôtre, soulignait alors l’hebdomadaire péruvien Caretas, il n’est pas difficile de se procurer de grandes quantités d’explosifs. » Et les senderistas ne lésinaient pas sur la dynamite. Parmi leurs nombreuses cibles, on compte des chaînes de télévision et plusieurs ambassades étrangères, ainsi qu’une douzaine de postes de police et de bases militairesnote. Leur campagne de Lima, littéralement conçue comme une « offensive finale », récapitula de façon macabre toutes les étapes de l’évolution de la voiture piégée, depuis les détonations de faible ampleur jusqu’aux massacres du type du Vendredi sanglant, avec seize véhicules explosant simultanément, en passant par de violentes attaques contre l’ambassade américainenote.

Mais le Sentier lumineux ne se contenta pas de puiser à ce catalogue des horreurs et innova au moins sur deux points. Premièrement, en avril 1992, les senderistas propulsèrent un autobus chargé d’explosifs du haut d’une colline jusqu’au centre de la municipalité de Villa El Salvador, une banlieue misérable de Lima administrée par la gauche parlementaire. L’explosion détruisit des maisons, des écoles, une station de radio communautaire, une bibliothèque et des bâtiments publics, ainsi que le poste de police. Ils éliminèrent également d’une balle dans la tête la militante Elena Moyano, mère courage de Villa El Salvador, et piégèrent son cadavre à la dynamitenote. Trois mois plus tard, ils firent sauter l’équivalent en nitrate-fioul d’une demi-tonne de TNT transportée par une voiture piégée, dans une extraordinaire tentative d’exterminer tout un quartier de Lima peuplé d’ennemis de classe. La municipalité chic de Miraflores fut ainsi complètement dévastée : trente-neuf morts, cent vingt blessés, six cents résidences et bureaux détruits ou gravement endommagés, dont un tout nouveau palace de cinq étoiles, l’hôtel Las Américas. La presse locale décrivit comme suit le spectacle offert par le Beverly Hills de Lima après l’attentat : « C’est comme si le secteur avait été rasé par un bombardement aériennote. »

Le cataclysme de Miraflores fut bientôt suivi par une quantité d’autres explosions, aussi bien dans des quartiers pauvres que dans des quartiers riches, ainsi que par une offensive soutenue contre une série d’infrastructures urbaines vitales. Sans qu’on puisse savoir si c’était là le véritable objectif des maoïstes, les attentats à la voiture piégée transgressèrent les barrières de classe en égalisant par le bas la fourniture de services. Les membres de la classe moyenne de Lima se plaignaient ainsi du fait que leurs immeubles résidentiels avaient pratiquement été transformés en refuges de troglodytes, « des gratte-ciel sans eau courante, sans électricité et sans fenêtresnote ». L’apogée de l’offensive du Sentier lumineux fut atteinte avec la « grève armée » de fin juillet, accompagnée par seize voitures piégées (dont certaines furent désamorcées à temps). James Brooke, le correspondant du New York Times, a décrit la façon dont cette vague de terreur « annihilait l’urbanité » de cette « Beyrouth des Andes ».

« Gardez la bouche ouverte pour éviter les blessures aux organes internes », expliquait un magazine populaire à ses lecteurs dans une liste de conseils pour survivre à un attentat à la voiture piégée. « Sautez dans un trou, une piscine vide par exemple. » Au cours des deux dernières semaines, les guérilleros maoïstes ont installé trente voitures piégées à Lima et aux alentours et ont réussi à en faire exploser la moitié. Quand un taxi s’arrête devant une banque, il suscite aussitôt un cœur de sifflets d’avertissement stridents de la part des gardes effrayés. Les immeubles de bureaux sont régulièrement vidés par des alertes et leurs employés se précipitent en masse dans la rue.

« Si on jouait à la bomba », proposa récemment la petite Cantu Lentz, 4 ans, à un visiteur. Spontanément, elle se jeta sous la table de la salle à manger de son apparement, ouvrit la bouche et compta jusqu’à dixnote.

Si l’on excepte l’attentat de Manhattan en 1993 contre le World Trade Center et celui d’Oklahoma City en 1995, ainsi que les campagnes d’attentats à la voiture piégée de la mafia italienne et de l’IRA dans les années 1990 – sur lesquels nous reviendrons dans les chapitres suivants –, la prochaine grande métropole à être mise à genoux par des explosions allait être Bombay. Les attentats du « Vendredi noir » (le 12 mars 1993) étaient la culmination d’un cycle de violence confessionnelle initié en décembre 1992 avec la destruction par des extrémistes hindouistes de la mosquée Babri Masjid d’Ayodhya. Cet acte d’agression avait été suivi par cinq jours d’émeutes et de lynchages dans les chawls de Bombay, avec un bilan de près de mille morts, presque tous musulmans. Rien de tout cela n’était spontané : l’attaque contre la mosquée d’Ayodhya avait été organisée par les militants du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), un mouvement dont les racines remontaient à l’assassinat de Gandhi, « traître à l’hindouisme » ; les atrocités commises contre des musulmans ordinaires, sauvagement brûlés ou décapités dans les rues de Bombay, étaient le fait des hommes de main du Shiv Sena, un parti semi-fasciste qui milite pour la suprématie marathe et hindouiste, souvent avec la complicité de la police locale. Mais c’est l’ISI pakistanais – démontrant une fois de plus ses compétences d’organisation terroriste sans rivale dans le monde – qui planifia la vengeance au nom des victimes musulmanes, ce avec l’aide de gangsters locaux contrôlés par le Al Capone de Bombay, le légendaire Dawood Ibrahim.

Dawood Ibrahim : c’est lui, et non pas Oussama Ben Laden, que l’auteur d’une récente biographie décrit comme le véritable « homme le plus dangereux du monde ». Mais, « contrairement à Ben Laden, il vit comme un roi dans une luxueuse villa de Karachi, au Pakistan, tandis que le chef d’Al-Qaïda se déplace de caverne en caverne dans l’obscurité de la nuit. Et, alors que Ben Laden dort à même un sol infesté d’insectes… Dawood prolonge son sommeil jusqu’à midi et s’éveille souvent aux côtés d’une des plus jeunes et plus belles vierges de Karachi, qu’il vient tout juste de déflorernote. » Pendant la seconde moitié des années 1980, Dawood, maître contrebandier mais aussi financier et orchestrateur clandestin de nombre des folies de Bollywood, régnait sur la pègre de Bombay depuis sa « Maison-Blanche » de Dubaï, de l’autre côté de l’océan Indien. D’après Gilbert King, l’empire de Dawood (connu à l’origine sous le nom de « D Company ») payait une dîme d’un milliard de dollars par an à l’ISI et à ses succursales djihadistesnote.

Début 1993, depuis Dubaï, Dawood aurait envoyé à Karachi trois bateaux qui y auraient été chargés de 1 500 kilos d’explosifs militaires. Pendant ce temps, près de Karachi, dix-neuf membres de la D Company, dirigés par le bras droit de Dawood, Tiger Menon, suivaient un cours accéléré de préparation des véhicules piégés et de sabotage urbain sous l’égide des spécialistes de l’ISI. Soudoyant les fonctionnaires de la douane indienne, les hommes de Dawood firent parvenir leur cargaison de RDX de première qualité à Bombay via un petit port de pêche situé au nord de la ville. Suite à quoi, la meurtrière « soupe noire » fut subdivisée en plusieurs charges transportées par une véritable flottille de véhicules piégés comptant une limousine, deux camionnettes, trois petites voitures, une Jeep, une motocyclette et quatre scooters, sans parler des trois valises piégées destinées aux lobbies de trois hôtels de luxenote.

Tout comme la campagne de Sentier lumineux l’année précédente, l’armada meurtrière de Dawood visait le double objectif d’infliger un maximum de pertes humaines et de dommages économiques. Le fait que treize des dix-sept bombes détonèrent avec succès dans un délai de deux heures témoigne du macabre professionnalisme de l’opération. La première explosion, vers 13 h 30, eut lieu dans le parking souterrain de la Bourse de Bombay. Elle endommagea gravement l’immeuble de vingt-huit étages et tua au moins cinquante employés de bureau et petits camelots. Le journaliste indien Hussain Zaidi décrivit la scène comme suit :

La foule qui vaquait à ses occupations ou déjeunait aux alentours de la Bourse vit la réalité environnante passer en un éclair du familier à l’inimaginable… À l’intérieur du bâtiment, le chaos régnait. La plupart des occupants du sous-sol et de l’entresol avaient perdu la vie. Le toit du parking souterrain s’était incurvé vers le bas, écrasant les véhicules et emprisonnant les personnes… À l’extérieur de la Bourse, la rue était couverte d’une macabre mosaïque de sang, de moignons, d’éclats de verre et de formulaires financiers. Les étalages de nourriture qui, quelques minutes auparavant, mettaient l’eau à la bouche des passants, étaient maintenant éparpillés et entremêlés aux restes de corps humainsnote.

Mais le massacre de la Bourse n’était qu’un prélude. À 13 h 45, deux taxis explosèrent côte à côte, faisant trois morts au milieu d’un marché de céréales et d’épices. Dix minutes plus tard, une puissante charge détona sous le portique du gratte-ciel d’Air India, détruisant une agence de la Banque d’Oman située au rez-de-chaussée et laissant sur le pavé plus de cent victimes, dont vingt morts. Tandis que des colonnes de fumée surplombaient les sites des explosions et que les programmes de radio étaient interrompus par des appels au secours, Bombay commença à sombrer dans la panique. À 14 h 30, la station d’essence située à côté du siège du Shiv Sena explosa ; 25 minutes plus tard, une énorme boule de feu fit se volatiliser un bus à impériale : « Il n’y eut pas un seul survivant, et les cadavres ne purent même pas être identifiés. » L’explosion carbonisa plus de cent personnes. D’autres déflagrations suivirent dans le bazar Zaveri, devant le cinéma Plaza et près de l’aéroport. Le bilan définitif était de deux cent cinquante morts et près de mille quatre cents blessés. Les autorités réussirent de justesse à éviter des émeutes confessionnelles, qui étaient l’objectif final de l’ISInote.

Alors que la campagne apocalyptique du Sentier lumineux avait finalement été stoppée en septembre 1992 par l’arrestation inespérée du leader et demi-dieu des maoïstes péruviens, le « presidente Gonzalo » [Abimael Guzmán], Dawood Ibrahim fut simplement obligé de déménager de son palais de Dubaï pour un nouveau manoir à Karachi. C’est de là que, protégé par une garde mise à sa disposition par l’ISI, il continua à gérer ses activités illégales tout en parrainant celles de Lashkar-e-Toiba, un groupe djihadiste parfois surnommé « l’épée de l’ISI »note. En attendant, le « Vendredi sanglant » de Dawood avait inauguré le recours aux attentats à la voiture piégée comme phénomène chronique de la vie urbaine de l’Inde : toute une série d’organisations politiques et sociales du sous-continent, des séparatistes sikhs aux producteurs de Bollywood en guerre contre leurs rivaux, sans compter l’ISI et ses filiales, commencèrent à organiser des massacres publics à tout bout de champ (comme le double attentat à la voiture piégée qui fit cinquante morts à Bombay en août 2003) pour régler leurs comptes ou promouvoir leur idéologienote.

Mais on ne saurait imaginer d’idéologie plus obsolète et plus perverse que celle qui amena l’extrême droite néonazie d’Afrique du Sud à essayer de perturber l’élection de Nelson Mandela en 1995 au moyen d’une série d’attentats à la voiture piégée à Johannesburg, Pretoria et dans d’autres centres urbains. Ces attaques suivirent la décision du leader du mouvement zoulou Inkatha, Mangosuthu Buthelezi, de renoncer à boycotter le scrutin. De fait, l’abandon du boycott marquait la défaite des efforts du gouvernement blanc pour prévenir une victoire de l’African National Congress (ANC) en encourageant le séparatisme zoulou et la violence interethnique à l’intérieur des townships. Tout comme les atroces massacres perpétrés par l’OAS en Algérie en 1962, ces attentats étaient des tentatives désespérées de fomenter une guerre raciale. Elles échouèrent face à la remarquable discipline et à l’intelligence stratégique du mouvement de libération.

Certes, l’ANC avait elle-même eu recours à la tactique de la voiture piégée contre les autorités racistes blanches dans les années 1980, mais cette brève expérience avait divisé la direction du mouvement et entraîné un débat sans précédent sur la moralité de ces attaques contre des « cibles faciles »note. Malgré une très forte pression de sa base en faveur d’une politique de représailles plus agressive en réponse aux atrocités du pouvoir, Nelson Mandela envoya depuis sa cellule un message critiquant les actions de guérilla mettant en péril la vie ou l’intégrité de civils innocents. De même, Oliver Tambo, le président en exil de l’ANC, dénonça publiquement la « négligence inexcusable » des combattants de sa propre organisation militaire, Umkhonto we Sizwe, auteurs d’un attentat à la voiture piégée qui avait fait quatre morts à Durban en 1984note. En revanche, les attentats du Mouvement de résistance afrikaner, en avril 1994, visaient bien à faire un maximum de victimes innocentes. La première bombe, à la veille du scrutin, explosa dans la rue, entre les bureaux nationaux et régionaux de l’ANC, faisant neuf victimes, dont Susan Keane, candidate à l’assemblée provinciale. Les témoins affirment avoir vu deux hommes blancs en uniforme d’agents de sécurité s’éloigner en courant du véhicule piégénote.

Le lendemain, un 25 avril, les électeurs noirs qui faisaient la queue devant les urnes ou les terminaux de taxis subirent un véritable feu roulant de voitures piégées. L’attaque la plus meurtrière – « une terrifiante déflagration matinale qui fit dix morts et propulsa à travers une station de taxis des lambeaux de corps humains et des carcasses mutilées de camionnettes » – eut lieu à Germiston, un faubourg de Johannesburg où les Blancs locaux avaient été récemment scandalisés par la proposition de fusionner leur municipalité avec les townships noires adjacentes. Mais les électeurs africains ne se laissèrent pas intimider par les attentats et le candidat élu, Nelson Mandela, condamna la faiblesse du gouvernement sortant, qui s’était montré « incapable d’affronter la menace posée par des fous qui massacrent des innocents parce qu’ils ont peur de la démocratienote ».

C’est une autre grande métropole de l’hémisphère sud, Buenos Aires, qui prit le relais de cette course au massacre pendant l’été 1994. Accueillant la plus importante communauté juive d’Amérique latine, la capitale argentine constituait une chambre d’écho et, par procuration, un champ de bataille auxiliaire des soulèvements contre l’occupation israélienne de la Cisjordanie et du Sud-Liban. Deux ans auparavant (le 17 mars 1992), une Ford Fairlane transportant dans son coffre 100 kilos de plastic avait explosé devant l’ambassade d’Israël, détruisant les cinq étages de l’édifice, ainsi qu’une église catholique et une école primaire qui se trouvaient de l’autre côté de la rue. Il fallut près d’une semaine aux sauveteurs pour dégager des décombres les trente cadavres des victimes, dont celui de l’épouse de l’ambassadeur israélien. Les services d’urgence des hôpitaux durent affronter l’arrivée soudaine de deux cent cinquante blessés, dont quarante et un écoliers. À l’époque, l’étendue du désastre semblait pratiquement inconcevable : « Nous n’avons jamais connu une attaque d’une telle ampleur contre une ambassade israélienne, expliquait un rabbin argentin. C’est absolument sans précédent. Une ambassade littéralement rasée au sol, ça ne s’est jamais vu. La seule comparaison possible, c’est l’attentat contre l’ambassade américaine au Libannote. »

Une autre comparaison avec le Liban s’imposait sans doute : un mois auparavant, le 16 février 1992, les services israéliens avaient assassiné le secrétaire général du Hezbollah Al-Sayyed Abbas al-Moussawi, ainsi que son épouse et son jeune enfant. La destruction de l’ambassade était presque certainement un acte de représailles et, après cette première incursion dans l’hémisphère occidental, il n’y avait pas de raison de penser que le Hezbollah en resterait là. De fait, l’invasion israélienne du Sud-Liban, en juillet 1993, détruisant des milliers de foyers et chassant les habitants de cent vingt villages, suscita de nouveaux désirs de vengeancenote. C’est ainsi que, tout comme l’attentat contre l’ambassade des États-Unis à Beyrouth avait été suivi par une attaque encore plus féroce contre la caserne des marines, la destruction de l’ambassade de Buenos Aires allait bientôt faire pâle figure face au carnage du 18 juillet 1994, une atrocité qui effaçait toute distinction entre « Israéliens » et « juifs » en tant que cibles du Hezbollah.

L’Association mutuelle israélite argentine (AMIA) était le centre traditionnel de la vie communautaire juive du pays tout entier. Elle abritait non seulement des bureaux administratifs et des services sociaux, mais une bibliothèque et des archives historiques d’une valeur inestimable. Elle était aussi le siège d’une équipe de recherche (le Projet Témoignage) chargée d’enquêter sur l’histoire des émigrés nazis et de leurs soutiens locaux en dépouillant les documents secrets récemment confiés à l’AMIA par le gouvernement argentin. Le 18 juillet, l’édifice de sept étages fut détruit par une charge de nitrate-fioul si puissante qu’il n’y eut presque aucun survivant sous les décombres. Le bilan était de quatre-vingt-cinq morts et plusieurs centaines de blessés, dont beaucoup restèrent mutilés ou handicapés à vie. Le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin dénonça « la plus grave agression contre une communauté juive depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », tandis que d’autres observateurs parlaient du « pire massacre de juifs en Amérique depuis l’époque colonialenote ».

La presse locale porta aussitôt ses soupçons sur des néo-nazis désireux de mettre l’équipe du Projet Témoignage hors d’état de nuire, mais l’enquête médico-légale démontra qu’il s’agissait probablement d’un classique attentat suicide de style libanais. Washington et Tel-Aviv s’empressèrent d’accuser le Hezbollah (qui était déjà le premier suspect de l’attentat antérieur contre l’ambassade israélienne) et de fait, depuis Beyrouth, le Djihad islamique – nom de guerre utilisé à l’époque par les combattants du Hezbollah – eut tôt fait de revendiquer l’attaque dans un communiqué officiel. (Plus tard, au Sud-Liban, le Hezbollah allait poser une plaque en honneur à Ibrahim Hussein Berro, le kamikaze de 29 ans auteur de l’attentat)note. En outre, le massacre de l’AMIA avait été précédé de peu par une attaque à la voiture piégée contre l’ambassade d’Israël à Ankara (un mort), et aussitôt suivi par l’explosion d’un véhicule piégé devant l’ambassade d’Israël à Londres (vingt blessés), tous deux attribués au Hezbollah par Tel-Avivnote.

À la grande fureur des Israéliens tout comme des Argentins ordinaires, l’administration du président Carlos Menem semblait s’efforcer d’entraver délibérément et systématiquement l’enquête sur l’attentat, suscitant des soupçons de complicité des autorités, lesquels allaient être confirmés en 2002 par la publication du témoignage d’un haut responsable des services de renseignements iraniens. D’après ce transfuge, Téhéran aurait payé Menem 10 millions de dollars pour qu’il dissimule le rôle de l’Iran dans le massacre de l’AMIA. L’attentat aurait été planifié par l’attaché culturel de l’ambassade iranienne en collaboration avec des membres du Hezbollah et de la très corrompue police argentine. En outre, l’ex-vice-ministre de l’Intérieur argentin déclara au New York Times que « l’implication des services de renseignements et de la police fédérale est manifeste, mais il y aussi des indices impliquant d’autres organismes officiels, depuis les services de douane jusqu’au ministère des Affaires étrangèresnote ». Une tentative de poursuivre en justice certains des officiers de police accusés (peut-être dans l’intention de détourner l’attention de Menem et d’autres hauts fonctionnaires) échoua, et le juge chargé de l’affaire finit lui-même par être inculpé. Le mandat d’arrêt lancé contre Imad Fayez Mugniyah, le maître artificier du Hezbollah, fut largement perçu comme une mauvaise plaisanterie : la police argentine allait-elle faire un raid dans la plaine de la Bekaa ? Plus de dix ans après, les familles des victimes réclament toujours que justice soit faite (à l’instar des dizaines de milliers de victimes de la dictature militaire) et les Argentins continuent à s’interroger sur cette énigme à la Le Carré : qui a couvert quoi et qui a piégé quinote ?

Une même ambiance brumeuse d’incertitude et de conspiration entoure ce que certains désignent comme la « troisième bataille d’Alger », en 1995 et 1996. La première, c’était le soulèvement du FLN dans la casbah en 1957 ; la deuxième, la frénétique campagne de destruction de l’OAS en 1962 ; la troisième, ce serait la vague d’assassinats et d’attentats à la voiture piégée attribués aux rebelles islamistes clandestins, et en particulier au célèbre Groupe islamique armé (GIA), épisode sanglant d’une interminable guerre civile initiée en 1992 et marquée par un bilan de plus de 150 000 victimes, souvent massacrées avec des méthodes d’une atrocité innommable. Cette campagne d’attentats à la voiture piégée est généralement perçue comme l’œuvre d’« Afghans » fanatiques (c’est ainsi qu’on désigne les anciennes recrues algériennes des camps d’entraînement de l’ISI pendant la guerre d’Afghanistan) galvanisés par leurs connexions avec le réseau international salafiste. Pourtant, des témoignages récents – dont les révélations sensationnelles de Mohammed Samraoui, un ex-colonel de la Sécurité militaire algérienne – tendent à démontrer que certaines des atrocités attribuées au GIA pourraient en fait avoir été commises par l’armée dans le but de réduire ses ennemis au silence et d’accroître son pouvoir. Samraoui laisse même entendre qu’à partir du milieu des années 1990, le GIA n’aurait plus guère été qu’une marionnette de la Sécurité militaire, elle-même engagée dans une campagne d’extermination indifférenciée de ses adversaires laïques et islamistesnote. En outre, l’armée algérienne recevait une aide technique avancée de Paris, ainsi que des conseils en matière de contre-insurrection d’experts aussi sinistres que le général en retraite Jacques Massu, commandant des paras pendant le siège de la casbah en 1957note.

Les atrocités perpétrées par l’armée, comme le massacre de près de trois mille islamistes à Aïn Defla, évoquent tristement la mémoire de celles commises par les Français quarante ans plus tôt. Ce bain de sang – les militaires ne firent pas de quartiers, n’épargnant ni les combattants du GIA ni leurs familles – fut justement l’un des prétextes de la campagne d’attentats à la voiture piégée menée à Alger. L’attaque la plus meurtrière eut lieu fin janvier, pendant la semaine animée qui précède le ramadan. Un kamikaze au volant d’une Fiat blanche volée fonça dans une foule aux abords du commissariat central de police, faisant quarante-deux morts et près de trois cents blessés ; un journal islamiste clandestin célébra cette « brillante victoire contre les apostats et leurs hommes de main ». Six semaines plus tard (le 10 mars), une autre voiture piégée explosa devant une résidence de policiers, dans le quartier de Kouba, au sud d’Alger, faisant soixante-trois blessés ; à la mi-mai, c’était un poste de police de Khemis el-Khechna, à l’est de la ville, qui était la cible d’un véhicule piégé. Parallèlement, les tueurs pourchassaient et assassinaient toute une série d’écrivains, d’acteurs, de journalistes et d’universitaires renommés, accélérant ainsi l’exode de l’intelligentsia outremer, vers des horizons moins sanglantsnote. Les attentats à la voiture piégée reprirent après les élections présidentielles de novembre et se poursuivirent pendant plus d’un an. Ainsi, le 11 février 1996, un double attentat dévasta les quartiers populaires de Belcourt et de Bab el-Oued (ancienne citadelle de l’OAS, aujourd’hui « principale forteresse des « islamistes »), faisant plus de cent victimes. Pour les habitants les plus âgés de la capitale, qui se souvenaient des attentats aveugles des pieds-noirs, ce carnage postrévolutionnaire sans rime ni raison autre que la propagation de la terreur doit avoir provoqué un macabre frisson de déjà vunote.

Une glaciale impression de déjà vu est aussi sans doute ce que ressentirent les habitants de Colombo en janvier 1996, quand les Tigres noirs – très probablement inspirés par les récents attentats à la voiture piégée contre le World Trade Center de Manhattan et la City de Londres – lancèrent un camion chargé de 200 kilos d’explosifs militaires contre la façade de l’immeuble de la Banque centrale. L’incendie dura toute la nuit ; il y eut au moins quatre-vingt-dix morts et près de mille quatre cents blessés. Vingt mois plus tard (le 15 octobre 1997), les Tigres eurent recours à un deuxième camion piégé pour attaquer le symbole de la modernisation du Sri Lanka : les deux tours jumelles du nouveau World Trade Center de Colombo et l’hôtel cinq étoiles voisin. L’attentat fit plus de cent trente victimes. Le correspondant du New York Times, John Burns, témoigna de l’abattement du président sri-lankais Gunawardene face au spectacle « des arpents de décombres et d’acier distordu ». « Cette guerre n’a pas de fin », murmura-t-il, soucieux de ne pas perturber le silence de cathédrale de la foule réunie dans une veillée funèbre autour du cratère noirâtre creusé par la déflagration d’une demi-tonne d’explosifs dissimulés sous des sacs de riz dans la benne du camionnote. »

Nous l’avons vu, pour Pirabhakaran, le leader des Tigres, ces attentats aveugles avaient pour intérêt stratégique de creuser un abîme de haine entre Tamouls et Cinghalais, un abîme qui ne pouvait être comblé par aucune négociation et ne ferait que conforter sa dictature sur les Tamouls. (Il est vrai que l’armée et le gouvernement sri-lankais ont également contribué à creuser cet abîme en perpétrant d’atroces violations des droits de l’homme à l’encontre des Tamouls aussi bien que de la gauche cinghalaise.) Cependant, jusque vers la fin des années 1990, le conflit ethnique de plus en plus intense entre les Tamouls (pour la plupart hindouistes, avec une minorité musulmane) et les Cinghalais (majoritairement bouddhistes) n’avait pas acquis une dimension religieuse. En janvier 1998, Pirabhakaran décida de corriger ce « défaut » en envoyant un commando suicide de Tigres noirs attaquer le temple de la Dent, le plus sacré des sanctuaires bouddhistes de l’île. Si la Dent de Bouddha en réchappa, le camion piégé des Tigres fit huit victimes parmi les moines et les pèlerins (plus les trois membres du commando) et obtint le résultat désiré en déclenchant dans l’île des émeutes ethniques qui ne firent qu’empoisonner le conflit, comme en témoigne la supplication adressée aux terroristes par un vieux Cinghalais de quatre-vingt-dix ans : « Tuez-nous, dévorez-nous, mais n’attaquez pas les sanctuaires où vit notre Bouddhanote. »

Satisfait de cette atroce et créative innovation, six semaines plus tard (le 5 mars 1998), Pirabhakaran en revint à la tactique éprouvée des cibles faciles en rééditant l’attaque d’avril 1987 contre les infrastructures de transport de Colombo. Cette fois, deux bombes lestées de shrapnels et fixées aux flancs d’un mini-bus Nissan conduit par un kamikaze explosèrent devant la principale gare ferroviaire, au beau milieu d’une circulation intense et d’une foule compacte de piétons. La déflagration détruisit ou endommagea plus de trois cents véhicules, dont un bus scolaire qui fut complètement pulvérisé. « Au milieu des carcasses difformes de voitures et de camions s’étalait un fatras de manuels d’écoliers, et de chaussures d’enfants, ainsi qu’une gamelle de déjeuner en plastique. » L’attentat fit trente-huit morts et plus de deux cent cinquante blessésnote. Colombo, tout comme Beyrouth, Bogota, Lima et Alger, était désormais une ville traumatisée par la crainte permanente des bombes.


18. LA TECHNOLOGIE DE LA PEUR
« La voiture piégée est l’arme nucléaire de la guerre de guérilla. »
Charles Krauthammernote.

L’escalade des années 1990 était un processus darwinien qui a accéléré l’évolution de la voiture piégée comme instrument de terreur urbaine. Le principe en était simple : semez les bombes de façon indiscriminée, mettant à l’épreuve les cibles urbaines les plus fragiles, et vous finirez par découvrir des zones de vulnérabilité inattendues. Quand il est systématique, le nihilisme fonctionne. Ainsi, pour les implacables Tigres noirs, bombarder les symboles religieux de leurs ennemis – comme dans l’attentat contre le temple de la Dent – s’est révélé être un raccourci séduisant vers l’ethnocide et la guerre civile. Cette tactique a depuis été reproduite à grande échelle avec les attaques de mosquée en Irak et, dans une moindre mesure, au Pakistan. Mais les années 1990 ont également ouvert deux autres boîtes de Pandore. La première était la décision de la Cosa Nostra sicilienne, affaiblie par une vague sans précédent d’arrestations massives et de « mégaprocès », de riposter à l’offensive juidiciaire anti-Mafia en vandalisant les trésors culturels de l’Italie : il s’agissait littéralement de lancer la voiture piégée dans une guerre contre les œuvres d’art. La seconde était l’emploi par l’IRA de superbombes au nitrate-fioul pour dévaster la City de Londres. Les deux campagnes d’attentats visaient deux foyers critiques et vulnérables de la mondialisation : un patrimoine artistique d’importance mondiale et les sanctuaires de verre et d’acier de la haute finance (déjà cibles du chariot de Buda soixante-dix ans auparavant).

La guerre de la Mafia contre la culture était une réponse furibonde à l’arrestation en janvier 1993 du parrain en fuite Salvatore « Toto » Riina. Dans les années 1980, Riina et son implacable gang de Corleone, une petite ville perchée en haut d’une colline sicilienne, avaient abandonné toute prétention de respecter le code d’honneur traditionnel de la Cosa Nostra. Ils commencèrent ainsi à massacrer les membres de la famille élargie de leurs adversaires, femmes et enfants inclus. (Le bilan des crimes mafieux est assez impressionnant : le magistrat palermitain Roberto Scarpinato, initiateur des poursuites engagées contre l’ancien Premier ministre Giulio Andreotti en raison de ses liens avec la Cosa Nostra, estime que la grande délinquance organisée, et en particulier la Camorra napolitaine et la Mafia sicilienne, est responsable de la mort de près dix mille personnes en Italie entre 1983 et 1993)note. Sans aucun égard pour l’autorité ou légitimité de l’État italien, Riina relança également la campagne d’attentats contre la magistrature progressiste. En 1992, ses hommes de main assassinèrent deux héros du « maxiprocès » de Palerme : le juge Giovanni Falcone (pulvérisé aux côtés de son épouse et de trois gardes du corps par une puissante mine enterrée sous l’autoroute qui relie Palerme à son aéroport) et le juge Paolo Borsellino (victime, avec ses cinq gardes du corps, d’une voiture piégée stationnée devant le domicile de sa mère).

D’après l’historien de la Mafia David Lane, lors d’une réunion secrète tenue pendant l’été 1992, Toto Riina exhorta ses pairs à lancer « une offensive sans pitié contre la société italienne elle-même » – en particulier contre ses institutions culturelles et ses espaces publics – afin de créer une telle ambiance de peur et de chaos que le gouvernement serait obligé de mettre fin à sa campagne antimafia, ou du moins d’être beaucoup plus permissif avec les mafiosi condamnés. Quand « l’un des présents exprima sa crainte qu’une telle stratégie ne fasse des victimes innocentes », le parrain des parrains évoqua l’exemple de la Yougoslavie alors déchirée par la guerre. “Combien d’enfants sont-ils morts à Sarajevo ?”, déclara Riina, qui ne voyait aucun problème à massacrer aveuglément en Italie. Quelles que soient les conséquences, il était déterminé à entreprendre tout ce qu’il estimait devoir servir les intérêts de la Cosa Nostranote. »

Suite à la capture de Riina au mois de janvier suivant, l’Italie se prépara à affronter une vague de cadaveri eccellenti. Effectivement, au mois de mai, dans un quartier chic de Rome, une Fiat Uno explosa devant la résidence d’un populaire animateur de télévision qui venait d’applaudir à l’arrestation du parrain sicilien. L’attentat, qui fit vingt-trois blessés et entraîna l’évacuation d’une centaine d’appartements endommagés, fut alors décrit comme « une rare occurrence d’opération menée par la Mafia hors de son île natale ». La police ne semblait pas avoir la moindre idée de la prochaine cible des artificiers de Riina, dirigés par Bernardo Provenzano, dit « Ben le tracteur », et Filippo Gravianonote.

En fait, les hommes du clan de Corleone avaient décidé de s’en prendre à ce qu’ils appelaient – avec un typique mépris de paysans siciliens – la « vieille merde » : les trésors artistiques et les églises baroques qui, chaque année, attirent comme des aimants des millions de touristes étrangers. Leur première cible était la magnifique Galerie des Offices, à Florence, qui accueille la plus belle collection d’art de la Renaissance du monde. Comme d’habitude, le véhicule choisi à cet effet était une Fiat volée, mais, cette fois, il s’agissait d’une camionnette modèle Fiorino porteuse d’un cocktail inédit d’un quart de tonne de plastic et de TNT. Dans la matinée du 27 mai, l’explosion creusa un cratère dans la chaussée de la rue située derrière les Offices et secoua Florence dans son sommeil comme un tremblement de terre. Une famille habitant la Torre Delle Pulci, une tour médiévale également située derrière le musée, périt sous les décombres de l’édifice. Plusieurs autres Florentins furent victimes de graves brûlures et vingt-six personnes, pour la plupart des noctambules flânant sur la Piazza della Signoria voisine, furent blessées par la boule de feu ou les éclats de verre projetés par la déflagrationnote.

L’explosion « secoua l’aile ouest du musée, sur les rives de l’Arno, près du Ponte Vecchio, détruisant un escalier et pulvérisant un toit vitré. Une couche d’éclats de verre couvrit vingt des quarante-cinq salles des Offices, ainsi que le couloir Vasari, qui donne sur l’Arnonote ». L’accès des lieux fut initialement interdit aux journalistes, et ce n’est qu’avec une certaine réticence que les autorités admirent l’étendue des dégâts : 135 tableaux avaient souffert des dommages significatifs, dont plusieurs chefs-d’œuvre de Giotto, du Titien, de Rubens et de Van Dyck ; une des plus célèbres sculptures romaines de la collection des Offices, la statue de Niobé, était brisée. Il fallut près de deux ans pour compléter la réparation des dommages occasionnés à la structure du bâtiment, qui coûta 20 millions de dollars. Un critique d’art traumatisé déclara : « Je crois que le patrimoine artistique n’a jamais été aussi menacé depuis la Seconde Guerre mondialenote. » À quoi le procureur florentin Pierluigi Vigna ajoutait : « La nouveauté de ces attaques, c’est que, pour la première fois dans son histoire, [la Cosa Nostra] a choisi comme cibles des monumentsnote. »

En juillet, la Mafia frappa de nouveau par trois fois des cibles « monumentales ». Une Fiat piégée explosa près de la Scala de Milan, tuant quatre jeunes pompiers et un immigré marocain. La bombe provoqua également la rupture d’une conduite de gaz qui prit feu et détruisit le Pavillon d’Art contemporain (lequel, ironiquement, avait été construit sur le site d’un bombardement de la Seconde Guerre mondiale). Presque au même moment, l’explosion d’une seconde Fiat Uno endommagea la basilique de Saint-Jean de Latran, siège de l’évêque de Rome (à savoir le Pape). « En faisant exploser leur voiture piégée devant le parvis de Saint-Jean de Latran, écrit Lane, la Mafia s’en est prise à un important symbole religieux, historique, politique et artistique. L’attentat a causé des dommages considérables à des édifices de la cathédrale du Pape. Des fresques ont été lézardées, des sols de marbre et des plafonds de bois sculptés ont été gravement détériorés. Il y a eu plusieurs blessés, et ce n’est que par un heureux concours de circonstances qu’un massacre a été éviténote. »

Enfin, une troisième voiture piégée explosa devant San Giorgio in Velabro, une église ancienne proche du Forum. Les deux attentats de Rome firent plus d’une douzaine de blessés. Même si un porte-parole du Vatican écarta aussitôt l’hypothèse que « la Mafia ait pu vouloir s’en prendre au Pape », il semble bien que tel était en fait son objectif. En 1998, les lieutenants de Riina furent condamnés pour ces attentats, bien que dans le cas de son successeur Provenzano, réfugié dans la clandestinité, cette sentence fût prononcée in absentia note. On sut plus tard que « Ben le tracteur » et ses acolytes déments voulaient faire sauter la tour de Pise et avaient envisagé d’abandonner des seringues infectées du virus du sida sur les plages de Rimini ou d’empoisonner des aliments vendus en supermarchénote.

La guerre de la Mafia contre le patrimoine artistique de l’Italie a été de courte durée, mais elle a créé un sinistre précédent pour les pays dont la richesse se concentre dans quelques grands musées, cathédrales ou temples. Si une voiture piégée peut mettre en danger la Galerie des Offices, pourquoi pas demain le Louvre, l’Ermitage, l’Escorial, ou le Guggenheim ? (Ou encore, si vous préférez, Disneyworld ou l’hôtel Bellagio de Las Vegas ?) De fait, suite à l’attentat de la Galerie des Offices, l’architecture des musées s’adapte de plus en plus à la nécessité fonctionnelle de construire de véritables bunkers culturels, élaborant un compromis entre l’accès au public, la localisation en centre-ville et les exigences de sécurité liées à une ère nouvelle de terrorisme culturel high tech. Mais ce sont des défis encore plus spectaculaires que doivent affronter aujourd’hui les gestionnaires des flux financiers mondiaux et du capital immatériel.

Une « explosion de deux milliards de livres » ? Il y a deux façons d’interpréter cette formule. La première, bien entendu, correspond à la mesure en équivalent TNT de la déflagration de cinquante bombes atomiques de type Hiroshima (ce qui ne représente jamais que la moitié du potentiel d’une seule bombe H). La seconde, c’est l’estimation probable du montant des dégâts occasionnés par l’IRA à la City de Londres en avril 1993, quand un camion benne bleu transportant une tonne de nitrate-fioul explosa sur Bishopsgate Road, en face de la tour Nat West, au cœur du deuxième grand centre financier de la planète. Les experts en explosifs et les assureurs furent également stupéfaits par l’ampleur des dégâts : « L’explosion a affecté plus de quinze hectares de surface de bureaux. Des édifices situés à plusieurs centaines de mètres ont eu toutes leurs fenêtres brisées et ont subi des dommages internes. » L’attentat – qui détruisit aussi une église médiévale et sema le chaos dans la gare de Liverpool Street – fit un mort et plus de trente blessés parmi les passants, mais l’objectif principal de l’IRA était visiblement d’infliger le maximum de dommages économiquesnote.

Alors que les autres campagnes d’attentats au camion piégé des années 1990 – Lima, Bombay, Colombo, etc. – avaient suivi presque à la lettre le scénario formulé par le Hezbollah, la bombe de Bishopsgate, que l’historien de l’IRA Ed Moloney décrit comme « une des opérations militaires les plus réussies depuis le début du conflit irlandais », faisait partie d’une nouvelle offensive républicaine visant les centres financiers pour extorquer des concessions aux autorités britanniques engagées dans de difficiles négociations de paix (qui se prolongèrent pendant la majeure partie des années 1990)note. Les estimations initiales des dommages atteignaient le chiffre d’un million cinq cent mille livres sterling, qui suscita la réaction incrédule de certains experts en assurance. Pourtant, signale le journaliste Tim Pat Coogan, « au fur et à mesure que les jours passaient et que l’ampleur des dégâts était mieux connue, il apparut clairement que la facture finale risquait fort de dépasser les deux milliards de livresnote ».

Bishopsgate était en fait la deuxième et la plus destructrice des trois explosions de gros calibre déclenchées par un commando d’élite (et plus ou moins autonome) de l’IRA appartenant à la Brigade du South Armagh, sous la direction du légendaire « Slab’ Murphy ». Presque un an plus tôt, le même groupe avait fait exploser un camion piégé devant le Baltic Exchange (la plus importante bourse de fret du monde), sur St. Mary Axe. La déflagration fit trois morts et près de cent blessés et déclencha une averse de cinq cent mille kilos de gravats et d’éclats de verre dans les rues adjacentesnote. Le montant des dégâts, bien que moins important qu’à Bishopsgate, était impressionnant : près de 800 millions de livres sterling, soit plus que le total des dommages infligés en vingt-deux ans d’attentats en Irlande du Nord (qui s’élève à près de 600 millions de livres)note. Et puis, en 1996, alors que les pourparlers de paix étaient au point mort et que le Conseil militaire de l’IRA se rebellait contre le dernier cessez-le-feu, la Brigade du South Armagh fit entrer clandestinement en Angleterre une troisième voiture piégée qu’elle abandonna dans le parking souterrain d’un des immeubles de bureaux postmodernes de Canary Wharf, dans le quartier gentrifié des docks de Londres. L’attentat fit deux morts et provoqua près de 150 millions de dollars de dommagesnote.

Si l’on inclut l’attentat contre le centre commercial Arndale de Manchester en juin 1996, le montant total des dommages matériels infligé par l’IRA sur le sol de l’Angleterre peut être estimé à plus de 5 milliards de dollars (soit près de 744 millions de dollars en indemnisations)note. L’attaque à la camionnette piégée de Manchester diffère des explosions de Londres par son apparente indifférence aux victimes civiles : il y eut plus de deux cents blessés parmi les clients du centre commercial, comme s’il s’agissait d’une impardonnable régression aux attentats aveugles de l’IRA du début des années 1970. Mais les attentats de la City de Londres, eux, visaient exclusivement le porte-monnaie. Comme le souligne Jon Coaffee dans son étude sur la question, si les hommes de l’IRA provisoire – comme les Tigres tamouls ou Al-Qaïda – avaient simplement voulu semer la terreur ou paralyser Londres, ils auraient déclenché l’explosion un jour ouvrable à une heure de pointe (au lieu de le faire « à un moment où la City était pratiquement déserte ») ou bien frappé des centres vitaux de l’infrastructure de transport, comme le firent les kamikazes islamistes qui attaquèrent à la bombe des autobus et des rames de métro en juillet 2005note.

En lieu de quoi, Slab Murphy et ses camarades se concentrèrent sur ce qu’ils percevaient comme le maillon faible financier du système : les compagnies d’assurance britanniques et européennes, un secteur déjà très fragilisé. Au grand dam de leurs ennemis, leur succès s’avéra spectaculaire : « Les colossales indemnisations payées par les compagnies d’assurance ont contribué à aggraver la crise du secteur, commenta la BBC peu de temps après Bishopsgate, provoquant entre autres le quasi-effondrement du leader mondial du marché de l’assurance, Lloyd’snote. » Les investisseurs allemands et japonais menacèrent de boycotter la City tant que la sécurité des infrastructures ne serait pas améliorée et le gouvernement accepta de venir en aide aux assureursnote.

Londres a une longue expérience des attentats perpétrés par les républicains irlandais, dont l’histoire remonte aux Fenians et à la reine Victoria. Pourtant, ni Downing Street ni la police de la City n’avaient anticipé l’ampleur des dégâts matériels et financiers susceptibles d’être provoqués par des opérations aussi bien calibrées. Même Murphy dut probablement être surpris par le succès de ses superbombes. En réaction au désastre, les milieux de la banque et de l’assurance commencèrent à réclamer la construction d’un « anneau d’acier » – barrières de béton, hautes clôtures métalliques et portails inviolables – semblable au système installé autour du centre-ville de Belfast après les premiers attentats à la voiture piégée de l’IRA en 1972. D’après des dirigeants du secteur financier interviewés par le Times, « la City devrait se transformer en enclave murée de style médiéval pour prévenir les attaques terroristesnote ». Dans les faits, le nouveau dispositif sécuritaire de la City (et, ultérieurement, du quartier des docks) repose sur une technologie plus avancée combinant restrictions de la circulation, périmètres de sécurité, caméras de télévision en circuit fermé (TVCF) – dont « un système de lecture automatique des plaques d’immatriculation (LAPI) fonctionnant 24 heures sur 24 et lié aux bases de données de la police » – et un renforcement du patrouillage public et privé. « En l’espace d’une décennie, écrit Coaffee, la City de Londres est devenue l’espace le plus surveillé de Grande-Bretagne, et peut-être même du monde, avec ses mille cinq cents caméras de surveillance souvent reliées au système LAPInote. »

Depuis le 11 Septembre, ce système de surveillance antiterroriste a été étendu à tout le centre de Londres en tant qu’auxiliaire apparemment bénin du « péage de congestion » promu par le maire Ken Livingstone pour libérer la ville des embouteillages. C’est ce que dévoile le prestigieux hebdomadaire The Observer :

Nous avons découvert que le MI5, la Special Branch et la police métropolitaine ont commencé à développer secrètement ce système au lendemain des attentats du 11 Septembre. En effet, à partir de son inauguration la semaine prochaine, ce dispositif de péage très controversé sera accompagné d’un des plus inquiétants systèmes de sécurité conçus pour protéger une métropole de taille mondiale. Apparemment, ledit système utilise un logiciel de reconnaissance faciale qui identifiera automatiquement les suspects ou les criminels déjà connus qui pénétreront cette zone de 20 km2. Leurs moindres mouvements seront enregistrés par des caméras depuis leur point d’accès… Mais, hier, les organisations de défense des libertés ont déclaré que des millions de citoyens avaient été abusés quant à la double fonction de ce dispositif, qui a été vendu à l’opinion comme un simple moyen de réduire la congestion au centre de Londresnote.

En 2003, ce nouveau dispositif panoptique de contrôle de la circulation est venu s’ajouter au système de vidéosurveillance déjà fort étendu installé à Londres. Il garantit désormais que chaque habitant de la capitale « sera filmé par des caméras TVCF en moyenne trois cents fois par jour ». S’il est susceptible de faciliter l’appréhension par la police des terroristes non kamikazes, ce réseau de milliers de caméras n’est guère efficace pour protéger l’ensemble de la métropole des attentats à la voiture piégée bien planifiés et adéquatement camouflésnote. La « troisième voie » de Blair a servi de prétexte commode à l’adoption d’un système de surveillance orwellien et à l’érosion des libertés publiques mais, en l’absence d’une technologie miracle (qui n’est pas prête d’émerger) permettant aux autorités de « flairer » à distance une ou deux simples molécules d’explosif au milieu d’une circulation intense, les conducteurs de voitures piégées continueront à rouler impunément vers leur objectif.


19. ATTENTAT CONTRE BUSH, MASSACRE EN OKLAHOMA
« Aussi calmement qu’un chauffeur effectuant une livraison de routine, McVeigh se gara juste sous les fenêtres aux vitres fumées de la crèche America’s Kids, située au deuxième étage. »
Lou Michel et Dan Herbeck,
American Terrorist note.

C’était censé être « la plus grande parade de célébration de la victoire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ». Les accords triomphants du Stars and Stripes Forever de John Philip Souza résonnaient dans les rues de Washington, ce 8 juin 1991, alors que huit mille combattants victorieux et bronzés de « Tempête du Désert » défilaient sur l’avenue de la Constitution derrière leurs étendards. Une escadrille de F-117A Nighthawk, les fameux bombardiers furtifs, striait le ciel au-dessus des allées monumentales du Mall. Comme un empereur romain accueillant ses légions de retour de Gaule, le président George Bush, dans un geste solennel, descendit de sa tribune pour recevoir le salut du général Norman Schwarzkopf et de son état-major conquérantnote. Pendant quelques instants, on aurait pu se croire de retour en août 1945, et les États-Unis baignaient dans un halo d’omnipotence. L’Union soviétique vivait les dernières heures de son agonie et la technologie du Pentagone venait juste d’écraser une des principales puissances militaires de la planète. Grâce à la puissance de feu des avions et des blindés américains, les carcasses carbonisées de milliers de soldats irakiens gisaient sur les routes du désert.

Mais cette aura d’invincibilité ne tarda pas à se dissiper. Bientôt, les métropoles et les ambassades américaines allaient vivre des scènes de cauchemar. C’est sous Bill Clinton, le successeur de Bush, que l’Amérique allait connaître les répercussions macabres de plusieurs décennies d’opérations clandestines et de « guerres fantômes » au Moyen-Orient. Pendant les années 1990, quelques camionnettes de location bourrées d’engrais chimique infligèrent plus de souffrance et de mort aux citoyens américains que les soi-disant terribles divisions de gardes républicains et les Scuds de Saddam. Si un des principaux avantages d’une force aérienne est sa capacité à surprendre les ennemis dans leur lit aux quatre coins de la planète, alors on peut dire que, pendant cette décennie fatale, les voitures piégées ont commencé à avoir des ailes. Cela dit, l’attentat le plus meurtrier de l’époque fut un acte tout à fait domestique orchestré par deux fanatiques de New York et du Michigan (même si leur cerveau malade avait connu les implacables rayons du soleil du désert saoudien). Mais, quelle que soit leur origine, une série d’attentats au véhicule piégé révéla alors la signification paradoxale de l’expression « guerre asymétrique », en une spectaculaire escalade vers le carnage suprême du 11 septembre 2001.

Alors que les premiers missiles de croisière américains tombaient sur Bagdad, un jeune Pakistanais né au Koweit, Ramzi Youssef, était plongé dans ses études d’artificier dans un camp d’entraînement en Afghanistan. Dans cette véritable université du terrorisme, explique Steve Coll, « il assimila les techniques de fabrication et d’usage d’explosifs initialement développées dans les centres de formation à la guérilla et au sabotage installés par les services de renseignements pakistanais le long de la frontière afghane et fournis en détonateurs et en charges de plastic par la CIA. Il participa également à quelques attaques en territoire afghan, non pas parce qu’il désirait prendre part à la guerre civile qui faisait rage dans ce pays, expliqua-t-il plus tard, mais essentiellement pour acquérir de l’expériencenote ». Youssef, qui avait également fait des études d’ingénieur électricien à Swansea, manifestait de remarquables talents de technicien, ainsi que l’ambition dévorante de devenir le meilleur artificier du monde. D’après Simon Reeve, c’est pendant l’été 1992, alors qu’il transmettait son expertise à des djihadistes étrangers à l’« université de la Dawa et du Djihad » de Peshawar, au Pakistan, qu’il aurait conçu l’idée d’attaquer à la voiture piégée un monument américain important. Ses motivations politiques sont moins claires, même si l’on sait que son oncle, Khalid Sheikh Mohammed (futur cerveau du 11 Septembre), était un membre des Frères musulmans qui connaissait Oussama Ben Laden et travaillait au service de causes parrainées par les Saoudiens en Afghanistannote..

En septembre 1992, quand Youssef et son camarade Ahmed Ajaj (un ancien livreur de pizzas résidant au Texas) arrivèrent à New York avec des faux passeports et leurs valises bourrées de manuels de fabrication d’explosifs, ils n’étaient probablement encore que des apprentis terroristes free-lance en quête d’une opportunité de déclencher un nouvel Hiroshima sur le territoire des États-Unis. Ils ne tardèrent pas à entrer en contact avec des immigrés égyptiens liés à un groupe islamiste radical, la Gama’a al-Islamiyya, dirigée par le cheikh Omar Abderrahmane (dont on dit que le visa pour l’Amérique aurait été obtenu avec l’aide de la CIA) et par un ingénieur chimiste koweitien, Nidal Ayyadnote. Après un repérage des lieux, ils se décidèrent en faveur du World Trade Center, symbole éminent de l’arrogance américaine. Leur ambition démentielle était d’arriver à massacrer plus de cent mille New-Yorkais en faisant s’écrouler l’une des deux tours jumelles sur sa voisinenote. Ce que Youssef et ses complices ne savaient pas, c’est que la police de la Port Authority venait de conclure une étude prophétique – apparemment ignorée par la direction du World Trade Center – qui soulignait la vulnérabilité des parkings souterrains des tours jumelles à un attentat à la voiture piégéenote.

La machine infernale de Youssef était une camionnette Ryder transportant une version ingénieusement améliorée du classique nitrate-fioul de l’IRA. « La bombe elle-même, écrit Peter Lance, consistait en quatre boîtes en carton remplies d’un mélange de nitrate d’urée et de fioul, avec un tas de vieux papiers comme liant. Les boîtes étaient entourées de bidons d’hydrogène comprimé de 1,20 mètre de haut. Le tout était relié par quatre mèches à combustion lente de 6 mètres de long, faites de poudre non fumigène enveloppée dans du tissu. En outre, Youssef transportait avec lui quatre capsules de nitroglycérinenote. » Les conspirateurs n’eurent aucune difficulté à garer leur camionnette au niveau B-2, juste à côté du mur porteur sud de la tour nord, avant de s’enfuir dans un autre véhicule.

L’explosion de la charge de 500 kilos creusa un énorme cratère profond de sept étages, mais elle était trop faible pour faire s’écrouler toute la tour, même si des experts horrifiés découvrirent ultérieurement qu’elle avait failli percer le mur de contention qui protégeait le site des eaux du fleuve Hudson. « Nos calculs étaient un peu approximatifs, s’excusa Youssef dans un brouillon de lettre adressée aux autorités et trouvé ultérieurement par les enquêteurs. Mais nous vous promettons que, la prochaine fois, ils seront beaucoup plus précis et que le World Trade Center sera une de nos ciblesnote. » Ce qui n’empêcha pas l’explosion de tuer six personnes dans le parking souterrain et de remplir tout le bâtiment d’une fumée toxique qui menaça d’en asphyxier des centaines d’autres. Par milliers, les occupants de la tour, aveugles et suffoqués, se précipitèrent dans les escaliers, tandis que les hélicoptères de la police de New York en évacuaient d’autres depuis le toit de la tour numéro un. Vers la fin de la journée, les hôpitaux et les centres de secours d’urgence avaient traité près de mille cent blessés, soit « un plus grand nombre que lors de toute autre catastrophe [d’origine humaine] en territoire américain depuis la guerre de Sécession », affirme Simon Reevenote.

Tandis que le FBI se querellait avec la CIA et que tous deux suivaient de fausses pistes reliant l’attentat du World Trade Center à l’Irak ou à l’Iran, le groupe de Brooklyn de la Gama’a al-Islamiya s’apprêtait déjà à orchestrer un nouveau « Jour de Terreur » à New York, mais ses membres furent arrêtés en juillet 1993 grâce aux renseignements d’un informateur égyptien-américain du FBI. D’après les preuves apportées par l’accusation lors du procès de 1995, les complices du cheikh aveugle avaient élaboré un programme extrêmement ambitieux (et assez peu réaliste) d’attaques synchronisées. Parmi les cibles de leurs véhicules piégés, on comptait entre autres le siège des Nations unies et le quartier général du FBI à New York, ainsi que le pont George Washington et les tunnels Holland et Lincoln en pleine heure de pointe. Une vidéo fournie par le FBI montrait quatre des dix accusés en train de mélanger de l’ammonitrate et du fioul dans un garage du Queens. (Plusieurs des accusés affirmèrent qu’ils étaient en fait en train de se préparer à aller combattre en Bosnie, et l’un d’entre eux expliqua que la voiture piégée avait en réalité pour objectif un entrepôt où était stockée une cargaison d’armes à destination de la Serbie.) Le cheikh Abderrahmane et ses acolytes furent condamnés à la prison à vie pour « conspiration séditieuse », un chef d’accusation plutôt rare qui remontait à la guerre de Sécessionnote.

Mais le procès du « Jour de la Terreur » (évincé des premières pages des journaux par l’engouement obsessionnel de la nation pour l’affaire O. J. Simpson) laissait un certain nombre de questions sans réponse. Une des plus troublantes concernait la possibilité que le cheikh Abderrahmane ait été un des anciens protégés de Bill Casey, soit un soldat perdu de la CIA. Ainsi, par exemple, on n’arrive pas à s’expliquer comment Abderrahmane, un homme recherché par les autorités égyptiennes, avait réussi à obtenir un visa d’entrée aux États-Unis. De même, est-il exact, comme le président Hosni Moubarak l’affirma dans une interview étonnante en mai 1993, que le cheikh continuait à travailler pour la CIA à l’époque de l’attentat ? « Le cheikh est un agent des services de renseignements américains depuis l’Afghanistan, expliqua le chef d’État égyptien. Il est allé à Peshawar tenir des discours sur la guerre sainte. Il continue à recevoir des émoluments et le visa qu’il a obtenu n’a pas été délivré par erreur ; c’est un remerciement pour services rendus. Il y a un conflit entre les services de renseignements américains et l’appareil de sécurité interieurnote. »

Pendant ce temps, Ramzi Youssef, était de retour au Pakistan. Tout comme Mario Buda quelque sept décennies auparavant, après avoir semé la terreur à la pointe de la presqu’île de Manhattan, il s’éclipsa discrètement et quitta le pays. Il fut reçu comme un héros par l’entourage de Ben Laden à Peshawar, suite à quoi « de riches Pakistanais et des hommes d’affaires du Golfe » lui ouvrirent aussitôt leur porte-monnaienote et lui inspirèrent le projet sans lendemain d’assassiner le Premier ministre pakistanais Benazir Bhutto. Après quoi, en 1994, il déménagea pour Bangkok où il fabriqua une autre superbombe – une tonne de nitrate-fioul agrémentée d’une bonne dose de plastic et transportée par un camion de livraison volé – destinée à exploser devant l’ambassade d’Israël. Mais le complice de Youssef qui conduisait le véhicule se perdit dans la circulation infernale de Bangkok. Après être entré en collision avec une motocyclette et une automobile, il fut pris de panique et s’enfuit à pied. La police remorqua le camion et, quand son légitime propriétaire ouvrit la porte arrière, elle eut la surprise de découvrir la machine infernale ainsi que le cadavre en voie de décomposition du véritable chauffeurnote.

Cet échec ne détourna nullement Youssef de ses rêves d’apocalypse. Il s’installa aux Philippines où, avec l’aide de son oncle Khalid Mohammed, il concocta un plan extraordinaire (l’opération Bojinka) qui faillit de peu être mis en œuvre : faire exploser simultanément en plein vol douze avions de ligne américains en route vers les États-Unis. D’après la police de Manille, qui découvrit le complot, il caressait aussi le projet d’assassiner le Pape et le président Clinton et de faire s’écraser un avion suicide sur le quartier général de la CIA. Quelques semaines plus tôt, des commandos français avaient déjoué une tentative du Groupe islamique armé (GIA) de détourner un avion pour le faire s’écraser sur un monument parisien, peut-être la tour Eiffel. On le voit, d’éminents spécialistes de la voiture piégée comme Youssef et le GIA étaient en train de passer à un échelon supérieur, même si des personnages haut placés (comme les directeurs du FBI et de la CIA) restaient aveugles à cette nouvelle menacenote.

Mais revenons à l’année 1992. Le 14 avril, bien avant que les auteurs de l’attentat du World Trade Center aient été découverts, et alors que les enquêteurs étaient encore en train d’explorer une piste évanescente censée mener à Bagdad, les autorités koweitiennes firent une déclaration stupéfiante : elles venaient d’arrêter une équipe de saboteurs irakiens qui projetaient un attentat à la voiture piégée contre l’ex-président George Bush, dont l’arrivée était prévue ce même jour pour les cérémonies du premier anniversaire de la libération du Koweit. On montra aux responsables de la CIA et du FBI 80 kilos de plastic dissimulés dans une Toyota Land Cruiser et ils furent autorisés à interroger un suspect qui avoua qu’il avait été recruté spécifiquement pour assassiner le président Bushnote. Tandis que le Wall Street Journal se répandait en déclarations belliqueuses, le FBI et la CIA informaient conjointement le président Clinton qu’une analyse minutieuse du véhicule piégé trahissait la « signature » indubitable des services secrets irakiens. « Certaines pièces de ce dispositif ne se trouvent que sur des engins liés à l’Irak. » Le 26 juin, vingt-trois missiles Tomahawk lancés de navires de guerre américains s’abattirent sur le centre-ville de Bagdad, massacrant quelques ouvriers d’entretien du quartier général fortifié des services secrets irakiens, détruisant quelques maisons voisines et tuant un célèbre artiste irakien. Le président Clinton, conforté par des sondages plus que favorables, invoqua le droit des États-Unis à la légitime défensenote.

Mais, dans un reportage paru en novembre dans le New Yorker, le journaliste Seymour Hersh démonta la plupart des arguments de la Maison-Blanche en faveur de la culpabilité irakienne. Les experts interviewés par Hersh tournèrent en dérision l’idée qu’on puisse déceler la moindre « signature » dans le dispositif artisanal qui servait de détonateur à la bombe de Koweit City. D’autres ne voyaient guère les raisons pour lesquelles Saddam aurait entrepris une action aussi risquée alors qu’il avait désespérément besoin d’un allègement de l’embargo contre son pays. Les aveux des « agents » irakiens (vraisemblablement de simples contrebandiers) avaient presque certainement été arrachés sous la torture. Sans doute plus révélateur encore, un rapport du département antiterroriste de la CIA « laissait entendre que les Koweitiens avaient pu manipuler les preuves du complot contre Bush dans le but de mettre en relief « la persistance de la menace irakienne » contre les intérêts occidentaux dans le Golfe persique ». De fait, Clinton lui-même nourrissait quelques doutes et se méfiait des Koweitiens, mais il se laissa circonvenir par l’Attorney général Janet Reno et le directeur de la CIA James Woolsey. Comme l’expliqua à Hersh sur un ton blasé un agent de la CIA, le zèle anti-irakien de ces hauts fonctionnaires servait parfaitement leurs intérêts : « Le Président demande qu’on lui donne une réponse définitive : est-ce vrai ou faux ? Vous n’avez rien à perdre à dire que c’est vrainote. »

Mais, deux ans plus tard, quand la terreur sortit de son orbite moyen-orientale à Oklahoma City, les oracles de Langley furent frappés de mutisme. C’était là un contrecoup tout à fait inattendu des aventures américaines dans le désert : deux vétérans en colère – dont un héros de la guerre du Golfe convaincu que le Pentagone lui avait implanté une puce électronique dans le cerveau – prenant prétexte du massacre de Waco en 1993 (74 membres d’une secte religieuse morts dans l’incendie de leur communauté au bout de 51 jours de siège par les agents du FBI) pour massacrer eux-mêmes 108 de leurs compatriotes, dont 19 enfants en bas âge et trois femmes enceintes. Les amateurs de théories du complot ont intensément spéculé sur le fait que Terry Nichols, un des auteurs de l’attentat d’Oklahoma City, avait vécu à Cebu, aux Philippines, à la même époque que Ramzi Youssef, en novembre 1994. Mais, en réalité, la conception de l’attaque contre le bâtiment administratif Alfred P. Murrah semble surtout avoir été inspirée par la fascination de longue date de Timothy McVeigh pour le roman néonazi de William Pierce, The Turner Diaries note.

Écrit en 1978, après le Vendredi sanglant mais avant les attentats de Beyrouth, le livre de Pierce décrit avec une délectation presque pornographique la destruction du quartier général du FBI à Washington par un camion piégé au nitrate-fioul lancé par des activistes d’extrême droite, qui font ensuite s’écraser sur le Pentagone un avion transportant une bombe nucléaire volée. Tout comme les héros néonazis de Pierce, McVeigh eut recours à un engrais chimique ordinaire, du nitrate d’ammonium, alors que le mélange d’urée industrielle et d’autres ingrédients utilisés par Youssef était beaucoup plus sophistiqué. En revanche, s’inspirant probablement de conseils glanés dans le milieu des amateurs d’armes, il remplaça le fioul de chauffage ordinaire par un carburant pour voitures de course, le nitrométhane. Il y a longtemps que les amateurs de bombinettes fabriquées à domicile, tels que le sinistre « Uncle Fester » (Steve Preisler), auteur du manuel Home Workshop Explosives, chantent les louanges de cette potion magique : « Il s’agit essentiellement d’un mélange de nitrate d’ammonium et de nitrométhane, plus quelques autres ingrédients faciles à obtenir. Le résultat, c’est un explosif d’une qualité et d’une puissance comparables à celles des meilleurs explosifs militairesnote. »

De fait, l’explosion qui dévasta le bâtiment Alfred P. Murrah le 19 avril 1995 était trois fois plus puissante que toutes les détonations expérimentales de camions piégés testées par le Bureau de l’alcool, du tabac et des armes à feu (ATF) et d’autres agences fédérales dans le désert du Nouveau-Mexique. Les experts constatèrent avec stupéfaction le rayon des dégâts : « La déflagration équivalait à deux tonnes de dynamite et a endommagé 312 édifices et détruit les fenêtres d’immeubles situés à plus de trois kilomètres ; 80 % des blessés sont des personnes qui se trouvaient hors du bâtiment visé, certains à près de 800 mètres de distance. » Des sismographes enregistrèrent l’attentat comme étant l’équivalent d’un tremblement de terre de six degrés sur l’échelle de Richternote.

Conformément aux vœux de McVeigh, le carnage d’Oklahoma City se transforma aussitôt en source d’inspiration pour d’autres défenseurs de la race aryenne. C’est en particulier le cas des « Vipères » de l’Arizona, un petit mouvement de miliciens d’extrême droite admirateurs de McVeigh qui avaient juré de mener la guerre sainte contre le gouvernement fédéral et le « Nouvel Ordre mondial ». Ils furent arrêtés en juillet 1996 pour un complot visant à faire sauter plusieurs immeubles de l’administration fédérale dans le centre de Phœnix. Pour ce faire, les Vipères avaient emmagasiné une tonne d’ammonitrate et 200 litres de nitrométhane ; en outre, ils avaient enregistré une vidéo relatant avec enthousiasme les détails de l’attaque planifiée contre les sièges locaux du FBI et de l’ATF.

Sur ce document filmé, monsieur Pleasant, 27 ans, identifie l’emplacement de structures portantes dudit bâtiment et décrit son effondrement suite à la destruction de ces structures – conformément au scénario déjà mis à l’épreuve avec succès par le camion piégé d’Oklahoma City. Le narrateur de la vidéo signale aussi que la destruction d’un transformateur électrique situé à proximité du bâtiment le privera d’énergie, et qu’on pourrait également envisager de s’en prendre aux employés entrant dans l’immeuble ou en sortant en installant des explosifs « antipersonnel » dans les boîtes aux lettres des environsnote.

Mais, malgré leur ingéniosité diabolique, la palme de la destruction n’allait pas revenir à ces braves petits bricoleurs issus de l’Amérique profonde. Il était même probablement inévitable que les macabres jeux Olympiques du massacre urbain soient gagnés par une équipe locale du Moyen-Orient. Novembre 1995 marqua le début d’un nouveau cycle d’attentats contre la présence militaire des États-Unis dans la région : à Riyad, une camionnette piégée démolit le bâtiment de trois étages où les membres de la Garde nationale saoudienne étaient entraînés par du personnel militaire américain. L’explosion fit cinq morts et soixante blessés parmi les Américains et tua également deux civils indiens. Les Koweitiens essayèrent aussitôt de relier cet attentat au supposé complot irakien contre Bush, mais il apparut rapidement qu’il s’agissait d’une opération tout à fait locale montée par des dissidents saoudiens appartenant à un certain Mouvement islamique pour le changement. En 1996, quatre membres de cette organisation, vétérans de la guérilla afghane et du conflit bosniaque, furent déclarés coupables et décapités. Bien qu’ils aient été décrits a posteriori comme des membres d’Al-Qaïda, le journaliste Jason Burke explique que leur seul lien avec Ben Laden était « la lecture de ses écrits qui leur avaient été faxés depuis Londresnote ».

D’après l’ambassadeur américain Raymond Mabus, l’Arabie saoudite avait toujours été considérée par le Département d’État comme « un des pays les plus sûrs du monde ». Au lendemain de l’attaque de Riyad, certains observateurs commencèrent à se demander si ce n’était pas plutôt un volcan d’inégalités ethniques et sociales prêt à faire éruption d’un moment à l’autrenote. Après l’attentat de novembre 1995, les mesures de sécurité protégeant les installations américaines furent considérablement renforcées, ce qui n’empêcha pas les tours de Khobar, à Dharan – une espèce d’immense dortoir accueillant trois mille membres de l’US Air Force chargés de faire respecter la no-fly zone en Irak –, d’être pulvérisées par un monstrueux camion piégé le 25 juin 1996. La déflagration, qui se fit sentir jusqu’à Bahrein, à 30 kilomètres de là, fut provoquée par une charge d’environ 2 tonnes de plastic (soit l’équivalent de 10 tonnes de TNT) et creusa un énorme cratère de 25 mètres de large et 10 mètres de profondeur. La charge était si puissante que les auteurs de l’attentat n’eurent pas besoin de recourir à un chauffeur kamikaze : armés jusqu’aux dents, ils se contentèrent d’abandonner le camion-citerne bourré d’explosifs sur le parking et s’enfuirent à bord de deux automobiles. Les sentinelles américaines eurent suffisamment de présence d’esprit pour commencer à faire évacuer le bâtiment peu de temps avant l’explosion, évitant ainsi une hécatombe qui aurait facilement pu être plus mortelle que le carnage de la caserne des marines de Beyrouth en 1983, mais l’attentat fit quand même 20 morts (19 Américains et un garde saoudien) et 372 blessés.

Pour les experts en renseignement, l’attaque des tours de Khobar – tout comme les attentats de Beyrouth en 1983 et le massacre de l’AMIA à Buenos Aires en 1994 – portait la marque indubitable du Hezbollah, et pratiquement personne ne pensa à mettre en cause Al-Qaïda ou Saddam Hussein. L’enquête démontra rapidement que le camion-citerne avait été acheté au Liban, chargé d’explosifs et introduit clandestinement en Arabie saoudite, où le Hezbollah avait recruté des complices parmi la minorité chiite locale, victime d’une discrimination notoire de la part des autorités saoudiennes. Ce n’était donc pas le rôle du Hezbollah qui faisait question, mais celui de l’Iran. Pourtant, ni Riyad ni Washington ne semblaient pressés d’arriver à une conclusion logique en la matière. Les Saoudiens percevaient l’Iran comme un ennemi moins dangereux qu’un Irak convalescent, et considéraient que la mort de quelques militaires américains ne constituait pas un motif suffisant pour déclencher une confrontation avec Téhéran. (Le prince Bandar, ambassadeur du royaume à Washington, devait être ultérieurement accusé par les conseillers de Clinton d’avoir délibérément entraîné les enquêteurs américains sur de fausses pistesnote.) Parallèlement, d’après James Risen, du New York Times, Clinton et les fonctionnaires du National Security Council avaient eux aussi intérêt à sous-estimer l’hypothèse d’une implication de Téhéran (au grand dam du directeur du FBI Louis Freeh) afin de préserver la possibilité d’un dialogue avec les ayatollahs réformistes et les partisans iraniens de la détente. En 2001, la nouvelle administration inculpa finalement des activistes du Hezbollah et des membres non identifiés du gouvernement iranien mais, comme le souligne Risen, l’enquête sur l’attentat de Dharan perdit beaucoup de son importance face au soutien tacite de l’Iran à l’invasion américaine de l’Afghanistan et à l’intérêt mutuel de deux pays à provoquer la chute des talibannote.

La plupart des sources biographiques et journalistiques concordent pour signaler qu’à partir du milieu des années 1990, l’administration Clinton était très fortement divisée sur la manière de mener la « guerre contre le terrorisme » héritée de Reagan et de Bush père. Contrairement au caractère monolithique de la menace soviétique et de ses alliés, Washington affrontait maintenant une gamme hétéroclite d’adversaires spontanément engendrés par les contradictions de la mondialisation et les effets pervers de ses politiques passées : anciens alliés devenus incontrôlables, comme le cheikh Abderrahmane, diplômés des écoles de terrorisme de l’ISI atteints de mégalomanie, comme Youssef, miliciens de province, comme McVeigh, islamistes locaux autonomes, comme les auteurs de l’attentat de Riyad, émules d’Al Capone comme Escobar et maoïstes résiduels comme le Sentier lumineux – sans parler du Hezbollah et de l’ombre persistante d’Imad Mugniyah, le général Giap de la guérilla urbaine. Baptiser tous ces gens « terroristes » – un épithète passablement superficiel du point de vue d’une analyse géopolitique tant soit peu sérieuse – ne servait guère à une meilleure compréhension du monde de l’après-guerre froide. La seule chose que tous avaient en commun, c’est de pouvoir puiser au vaste réservoir d’antiaméricanisme alimenté par les bombes à fragmentation, les camps de réfugiés et les compagnies pétrolières, ou bien d’avoir eu accès à la technologie de la violence enseignée par les universités du terrorisme gérées par la CIA et l’ISI (même s’il était de plus en plus facile de suivre des cours par correspondance sur Internet). Ils partageaient aussi la possibilité inédite de diffuser leurs griefs et de célébrer leurs hauts faits sur la toile mondiale, créant ainsi des réseaux virtuels de compagnons de route et d’imitateurs.

Plutôt qu’une internationale au sens marxiste du terme, il s’agissait d’un écosystème diffus de la terreur et de la résistance dans lequel Al-Qaïda elle-même, malgré ses ressources financières et son talent exceptionnel pour l’autopromotion, n’occupait guère qu’une modeste niche au sein du sous-système sunnite. L’illusion fondamentale de l’administration Clinton, bientôt transformée en farce sanglante par Bush et Rumsfeld, était de croire qu’il suffisait de quelques missiles Tomahawk bien placés ou de l’exploit d’un tireur d’élite pour décapiter l’hydre de la conspiration. Mais ce genre de coups de grâce n’existe que dans les romans de Tom Clancy. Même des groupes clandestins classiques et organisés hiérarchiquement, comme le Viet Cong ou l’OAS, n’étaient pas faciles à décapiter ; il était d’autant plus malaisé de traquer des complicités qui se tissent dans l’éther du cyberespace et qui ne dépendent que de la connivence de quelques adolescents ou d’immigrants en colère ayant accès à des engrais chimiques et à une camionnette volée.

Ce qui ne veut pas dire que le parrainage d’un État ou la présence d’amis en haut lieu ne confèrent pas d’immenses avantages à leurs bénéficiaires. Ainsi, Al-Qaïda (du moins pendant ses années de gloire, de 1998 à 2002) était le fruit empoisonné de la richesse saoudienne et des ressources logistiques et informationnelles offertes par ses amis de l’ISI pakistanais. Quant à savoir si, comme le cheikh Abderrahmane, Ben Laden était aussi une pièce stratégique dans le jeu de Bill Casey – ou simplement un allié de facto dans le djihad antisoviétique en Afghanistan –, voilà qui reste le sujet d’interminables spéculations. Simon Reeve, qui a interviewé sous le couvert de l’anonymat plusieurs vétérans de la CIA pour son ouvrage The New Jackals (publié en 1999), cite une source haut placée qui affirme que « les émissaires de Washington se réunissaient directement avec Ben Laden, et que c’est Ben Laden, sur les conseils de ses amis au sein des services de renseignements saoudiens, qui fut le premier à suggérer que les États-Unis livrent aux moudjahiddines des missiles Stinger [une arme de pointe qui allait se révéler mortellement efficace contre les hélicoptères et les jets soviétiques]note ».

Ce qui est indiscutable, c’est que Ben Laden a continué à bénéficier du soutien de l’ISI longtemps après être devenu un ennemi public de Washington. Quand le président soudanais Hassan Al-Tourabi, soumis à une pression extraordinaire de la part des Américains, a finalement expulsé Ben Laden de Khartoum en 1996, l’ISI se mit d’accord avec ses protégés, les taliban, pour mettre à disposition d’Al-Qaïda non seulement un refuge, mais aussi une véritable base militaire. D’après Lawrence Wright, « les services de renseignements pakistanais avaient convaincu les taliban de restituer à Ben Laden les anciens camps d’Al-Qaïda à Host et ailleurs afin d’y entraîner des activistes destinés à combattre au Cachemire. Grâce aux subsides fournis par l’ISI, ces camps d’entraînement étaient devenus une importante source de revenus [pour Ben Laden]note ». La question de savoir quand l’ISI a définitivement rompu ses liens avec Al-Qaïda – en supposant qu’ils aient été rompus – est au cœur de toutes les discussions sur le rôle régional de la dictature militaire d’Islamabad, alliée réticente de Washington.

En tout cas, une des principales caractéristiques de tous les groupes parrainés par l’ISI est leur extraordinaire brutalité. Pendant la dernière phase du conflit afghan, alors que Kaboul en ruine était pilonné par des attaques de roquettes indiscriminées, les moudjahiddines soutenus par le Pakistan, et en particulier les farouches brigades pachtounes dirigées par Gulbuddin Hekmatyar, étaient célèbres pour leur indifférence à l’égard des victimes civiles. Cette sublime insensibilité à l’horreur sanguinaire des dommages collatéraux allait aussi être un des signes distinctifs de la théologie de la violence d’Al-Qaïda.

Tout comme ses prédécesseurs Hermann Goering et Curtis LeMay (général d’aviation américain qui se proposait de « ramener le Nord-Vietnam à l’âge de pierre à coups de bombes »), Oussama Ben Laden semble fasciné par les statistiques de bombardement. Ce qui l’intéresse, c’est la course implacable vers une plus grande puissance de destruction, sans égard pour les victimes innocentes et les corps mutilés. Comme l’observe Lawrence Wright dans son histoire de « la route du 11 Septembre », « le concept d’innocence est absent des calculs d’Al-Qaïdanote ». (En revanche, le Hezbollah des années 1980 prenait grand soin d’éviter les victimes non intentionnelles, fait que même les Israéliens reconnaissent : d’où l’usage de chauffeurs kamikazes plutôt que de détonations déclenchées à distance.)

En témoignent les deux attentats au camion piégé contre les ambassades des États-Unis à Nairobi et à Dar-es-Salaam le 7 août 1998 : ils firent relativement peu de victimes parmi les Américains mais des centaines de morts et cinq mille blessés dans la population africaine. Certaines des victimes autochtones étaient même en route vers la mosquée, ce qui les rend difficiles à identifier à des laquais de l’Occident impie. Malgré une série d’avertissements explicites concernant l’imminence d’attaques à la voiture piégée, et malgré les déclarations histrioniques de Ben Laden lui-même, qui avait proclamé en février le début du djihad contre « les croisés et les juifs », les deux ambassades étaient des cibles trop faciles. Celle de Nairobi était particulièrement vulnérable, vu son emplacement à proximité de deux des artères les plus animées de la ville, sa structure sans décrochement ni glacis protecteur et son périmètre de sécurité piètrement protégé par des gardes non armés et mal payés. L’ambassadeur Prudence Bushnell n’avait d’ailleurs cessé d’insister sur cette vulnérabilité auprès du Département d’État, mais sans aucun effetnote.

Al-Qaïda avait passé plusieurs années à construire des cellules de soutien au Kenya et en Tanzanie, à y faire entrer en contrebande des explosifs et des détonateurs et à établir une surveillance régulière des deux ambassades. Dans les deux cas, les terroristes utilisèrent des camions de taille moyenne transportant une charge de tritonal, un mélange dévastateur de TNT, de nitrate d’ammonium et de poudre d’aluminium connu pour « la puissance exceptionnelle du choc thermique qu’elle engendre ». La bombe de Dar-es-Salaam fut préparée par Khalfan Khamis Mohammed, qui avait acquis des compétences avancées d’artificier en Afghanistan. Mohammed eut recours à des broyeurs industriels pour fabriquer le tritonal et modifia habilement un camion de réfrigération en y installant des compartiments secrets contenant des cylindres d’oxygène destinés à amplifier l’explosion. De son côté, Mohammed Odeh, un autre vétéran de l’Afghanistan, bricola un camion Toyota à Nairobi. Abdel Rahman, un Égyptien considéré comme l’un des experts les plus sophistiqués d’Al-Qaïda, se rendit sur place pour inspecter personnellement le câblage de la bombe et du détonateurnote.

À Nairobi, les deux occupants du camion Toyota arrivèrent devant le parking fermé de l’ambassade vers 10 h 30. Deux agents de sécurité leur barraient la route ; l’un des assaillants sauta du véhicule et leur lança une grenade. Intrigués par la détonation, les employés de l’ambassade et d’une école de commerce adjacente se précipitèrent aux fenêtres et périrent quelques secondes plus tard, quand les 800 kilos de tritonal explosèrent. D’après une description du sinistre, « l’avenue Haïlé-Sélassié était devenue un vrai champ de bataille, jonchée de fragments de béton et de morceaux de métal tordus, de débris de verre et de morceaux de papier. Une fumée âcre emplissait l’air. Le bruit était assourdissant. Plusieurs autobus étaient en flammes, des cadavres pendaient aux fenêtresnote ». L’attentat fit 224 morts, dont seulement douze Américains. Les services d’urgences des hôpitaux voisins furent aussitôt submergés par 1 800 victimes brûlées ou mutilées ; un millier de personnes souffrant de blessures moins graves furent traitées à domicile ou dans des cliniques localesnote.

À Dar-es-Salaam, neuf minutes plus tard, un kamikaze blond connu par ses collègues sous le pseudonyme de « Ahmed l’Allemand », lança sa camionnette Nissan contre le parking de l’ambassade des États-Unis. La déflagration fut si puissante que le corps du chauffeur fut coupé en deux, et la moitié supérieure de son torse fut projetée contre l’ambassade les mains toujours agrippées au volant. D’après l’enquête, la force de l’explosion fut heureusement absorbée pour une bonne part par un camion-citerne d’eau garé devant l’ambassade, évitant ainsi un carnage de mêmes proportions que celui de Nairobi. Ce qui n’empêcha pas le bilan des victimes – douze morts et cent blessés, tous tanzaniens – d’être terrifiantnote.

Les attaques prirent le président Clinton complètement au dépourvu, en plein milieu de ses embarrassantes révélations sur ses relations orales avec Monica Lewinsky dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche. Les représailles lancées contre Al-Qaïda le 20 août constituèrent un spectaculaire feu d’artifice de technologie militaire dernier cri : soixante-quinze missiles Tomahawk détruisirent un camp d’entraînement en Afghanistan, tandis que treize autres démolissaient une usine chimique à Khartoum. Mais les critiques de Clinton dénoncèrent l’opération « Infinite Reach » comme une tentative désespérée de détourner l’attention du public de l’affaire Lewinsky, et un film de Hollywood, Wag the Dog, se livra à une satire extravagante des événements. S’il est vrai que plusieurs dizaines de djihadistes périrent sous ces bombardements, Steve Coll soutient que cela ne fit que renforcer le prestige de Ben Laden dans le monde musulman : « Sans se donner beaucoup de mal, Ben Laden avait élaboré une des stratégies médiatiques les plus réussies de l’époque pour un terroriste. La publicité que lui valurent les frappes de missiles était sans précédentnote. »

Pendant ce temps, la presse internationale mettait en pièces les justifications de l’attaque contre l’usine chimique « terroriste » de Khartoum. Il ne s’agissait en fait que d’un établissement inoffensif qui produisait la plupart des médicaments antipaludiques et antituberculeux du Soudan. Par ailleurs, soucieux d’offrir une illustration chiffrée de ce que signifiait vraiment la notion de « guerre asymétrique », des chercheurs de l’Université de Pittsburgh calculèrent qu’alors qu’Al-Qaïda n’avait guère dépensé plus de 50 000 dollars pour ses deux attentats, les missiles de croisière de Clinton et les nouvelles mesures de sécurité prises pour protéger les ambassades des États-Unis à l’étranger allaient coûter aux contribuables américains près de 2 milliards de dollars. « [Autrement dit] pour chaque dollar déboursé par Ben Laden, les États-Unis en avaient dépensé 38 420note. »

Il est possible que le succès spectaculaire de Ben Laden – qui non seulement avait détruit deux ambassades, mais avait échappé à la vengeance de Washington – l’ait enhardi, l’amenant à adopter le plan que l’oncle de Ramzi Youssef, Khalid Sheikh Mohammed, lui vantait depuis plusieurs années. Mohammed, dont le neveu était désormais enterré vivant dans une prison de sécurité « super maximale » du Colorado, proposait de détourner dix avions de ligne et de les faire s’écraser sur des monuments et des édifices aussi symboliques que le Capitole, le Pentagone et surtout les tours jumelles que Youssef avait échoué à démolir. D’après l’enquête de la Commission nationale sur les événements du 11 Septembre (dont on suppose qu’ils s’appuient sur les aveux faits par l’oncle de Youssef à la CIA après sa capture en 2002), Ben Laden aurait rencontré Mohammed à Kandahar début 1999 et aurait donné son feu vert à la mise en œuvre de l’opérationnote.

La seule victoire incontestable de la deuxième administration Clinton contre le terrorisme ne doit rien aux dizaines de milliards de dollars dépensés chaque année par la CIA, la NSA et le FBI. Elle est simplement le résultat de la vigilance routinière d’une modeste employée des douanes de l’obscur poste-frontière de Port Angeles, dans l’État de Washington. Remarquant la nervosité du conducteur d’une Chrysler de location qui venait de débarquer du ferry en provenance du Canada, elle lui ordonna d’ouvrir son coffre et ne tarda pas à découvrir les ingrédients – urée, nitroglycérine, mécanisme d’horlogerie – d’une puissante bombe. Ahmed Ressam, un Algérien immigré à Montréal, avoua par la suite qu’il était en route pour la Californie du Sud où sa mission était de faire sauter un des terminaux de l’aéroport de Los Angeles. L’année précédente, il avait assisté à un cours avancé de fabrication d’explosifs près de Jalalabad (Afghanistan), dans un camp d’entraînement lié à l’origine au mouvement Hizb-e-Islami, lui-même financé par l’ISI. Pendant les six semaines qu’il avait passées auprès de djihadistes algériens, tchétchènes, yéménites, palestiniens et saoudiens, lui et ses camarades avaient conçu un plan visant à célébrer à leur manière l’avènement du nouveau millénaire chrétien. L’attaque de Los Angeles était censée coïncider avec d’autres feux d’artifice du Nouvel An en Jordanie (attentat déjoué par des raids policiers) et au Yémen (naufrage du hors-bord transportant les explosifs)note.

Même si ce « complot du millénaire » revendiquait son allégeance au djihad planétaire d’Al-Qaïda contre « les croisés et les juifs », il était très différent des attentats d’Afrique de l’Est directement organisés par les lieutenants de Ben Laden. Comme l’explique Jason Burke, dans le cas de Ressam et de ses complices, Mahomet n’avait pas eu besoin d’aller à la montagne, car la montagne était venue à lui.

… les tentatives d’attentats du millénaire en Jordanie et Californie révèlent un mode opératoire tout autre et bien plus dangereux… Les conspirateurs agissaient de leur propre initiative. Ils n’appartenaient à aucun groupe militant établi et connu localement. Plus important encore, ils avaient d’eux-mêmes contacté le « noyau dur d’Al-Qaïda », pour solliciter une aide technique et financière ; alors que l’échéance approchait, ils avaient demandé la permission de revendiquer leur action au nom de Ben Laden. Il paraît peu probable que les conspirateurs des cellules américaine ou jordanienne de la conspiration aient rencontré le Saoudien. Ils n’agissaient pas sous ses ordres, ils utilisaient simplement les moyens qu’il leur fournissait pour mener à bien un projet qu’ils avaient eux-même conçunote.

Il conviendrait peut-être de parler de spores prêtes à germer partout où des vétérans du conflit afghan étaient disposés à transmettre leur expertise en matière de sabotage urbain, plutôt que de « cellules dormantes » disséminées par un seul individu diabolique. En dehors d’Internet et des foires aux armements chères à McVeigh, l’infrastructure « terroriste » centrale de ce djihad planétaire émergent n’était pas tant Al-Qaïda (cet émirat fantôme réfugié dans des cavernes), mais plutôt la complicité persistante entre quelques magnats saoudiens, les services de renseignements pakistanais et les virtuoses de la voiture piégée et du détournement d’avion. De fait, l’ISI incarne beaucoup mieux qu’un réseau d’Al-Qaïda aujourd’hui fragmenté, voire agonisant, le stéréotype du Léviathan terroriste hypercentralisé. D’après Steve Coll, jusqu’à la fin des années 1990, l’ISI continuait à subventionner Ben Laden « en louant ses services pour entraîner des combattants à destination du djihad parrainé par Islamabad au Cachemirenote ». Ce sont également les Pakistanais qui devaient fournir une partie de l’expertise nécessaire aux attentats qui allaient bientôt faire des ravages dans les villes de Russie.


20. LA PLANÈTE DJIHAD
« Il suffit de feuilleter les journaux populaires dans le monde musulman (et au-delà), d’écouter les sermons du vendredi dans les mosquées du Moyen-Orient, ou de passer quelques heures dans un bazar, un souk, un café ou une boutique de kebabs à Damas, Kaboul, Karachi, Le Caire ou Casablanca, voire Londres ou New York, pour s’apercevoir quels efforts sont couronnés de succès. Ben Laden est le grand gagnant. »
Jason Burkenote.

Chamil Bassaïev est mort comme il a vécu, dans l’explosion d’un camion piégé. Le chef de la guérilla tchétchène – auteur de deux prises d’otages massives et tragiques dans un théâtre de Moscou en 2002 (cent soixante-dix morts) et une école de Beslan en 2004 (trois cent quarante morts) – était en train de convoyer l’énorme véhicule chargé d’explosifs à destination de l’Ingouchie, petite république russe voisine de la Tchétchénie, quand la bombe explosa prématurément. Les forces de sécurité russes affirmèrent qu’elles avaient secrètement installé un détonateur télécommandé dans le camion. Les partisans de Chamil, pour leur part, prétendirent qu’il s’agissait d’un simple accident et que le camion avait heurté un nid-de-poulenote. Quoi qu’il en soit, Bassaïev était un des grands virtuoses de la voiture piégée (et de la prise d’otages) : sur ses ordres, des commandos suicide avaient par deux fois lancé des camions bourrés d’explosifs contre des immeubles du gouvernement tchétchène (en décembre 2002 et en mai 2003), faisant cent cinquante morts et plus de deux cents blessés. Même si Washington a beaucoup insisté sur les connexions de Chamil Bassaïev avec d’obscurs réseaux censément liés à Al-Qaïda, les mentors originels du leader tchétchène avaient leur siège à Islamabad.

Comme l’explique Paul Murphy dans son ouvrage The Wolves of islam (Les loups de l’islam), dès les origines de la rébellion tchétchène en 1994, l’ISI avait noué des relations clandestines avec les insurgés caucasiens. « C’est par ce biais que Chamil Bassaïev et vingt de ses meilleurs combattants reçurent un entraînement dans le camp d’Amir Muawia, en Afghanistan – le même qui allait être bombardé par des missiles de croisière américains en août 1998, dans une tentative d’assassiner Oussama Ben Laden. Après Muawia, les hommes de Bassaïev allaient compléter leur formation dans le camp de Markaz-i-Dawar, au Pakistan. C’est l’ISI qui s’occupait de tout. » De fait, Chamil Bassaïev fut personnellement pris en charge par le ministre pakistanais responsable des services de renseignements et encouragé à rejoindre le Tablighi Jamaat, un mouvement islamiste antimoderniste généreusement subventionné par les Saoudiens et dirigé par Javed Nasir, ancien directeur général de l’ISI. Cette organisation entourée d’un halo de mystère fonctionnait au Pakistan de façon très similaire à l’Opus Dei sous les dictatures latino-américaines dans les années 1970, à savoir comme un espace de socialisation mettant en contact dignitaires religieux réactionnaires et hauts responsables de l’armée et de la police secrètenote. Bassaïev mit à profit ces contacts et recruta un groupe de tablighis dirigés par le jeune magnat saoudien, Amir Khattab, qui l’accompagnèrent avec lui en Tchétchénie fin 1994. Sous cet aspect, le conflit tchétchène s’inscrit totalement dans la continuité de la « guerre fantôme » contre l’Union soviétique promue par Bill Casey, les Saoudiens et l’ISI au début des années 1980.

La férocité légendaire des guerriers tchétchènes fut portée à son paroxysme par les atrocités commises par les Russes. Après que sa femme et ses enfants eurent péri dans un bombardement russe en 1995, Bassaïev décida de porter le fer au cœur du territoire russe. Ses combattants envahirent la ville de Budionnovsk et prirent en otage mille six cents de ses habitants, retenus captifs dans un hôpital ; la fusillade entre les Tchétchènes et les forces de sécurité fit près de deux cents morts. Pendant la première guerre de Tchétchénie, Chamil Bassaïev et les « volontaires internationaux » commandés par Khattab firent un usage particulièrement efficace des engins explosifs improvisés (EEI) disséminés sur les routes pour paralyser les blindés et détruire les convois de troupes russes, conformément aux méthodes des moudjahiddines afghans. Ce n’est que dans la deuxième phase du conflit que les véhicules firent leur apparition, après que Bassaïev eut envahi le Daghestan en août 1999, dans son aspiration utopique (ou « démentielle », du point de vue des Russes) à fonder une république islamique parfaite, aspiration qui n’avait pas pu se réaliser en Tchétchénie même en raison des luttes de factions entre les insurgés. (Même après sa conversion au Tablighi Jamaat, Bassaïev – tout comme le fameux commandant Massoud en Afghanistan – resta un admirateur enthousiaste du Che Guevara et de sa stratégie romantique de focos révolutionnaires.) Après l’échec de leurs tactiques habituelles de bombardement et de mitraillage en rase-mottes, les Russes commencèrent à utiliser des bombes thermobariques (également nommés « bombes aérosols » ou « bombes à vide », elles combinent de façon particulièrement meurtrière des effets thermiques, d’onde de choc et de dépression) pour exterminer des villages entiers dans la zone dite « libérée »note.

Avec l’assistance technique du maître artificier Achimez Gochiyayev (homologue tchétchène de Yogaratnam chez les Tigres tamouls ou du « Slab » Murphy de l’IRA), Bassaïev riposta à l’offensive russe en faisant sauter des tours d’habitation à Moscou (près de trois cents morts) et en lançant des voitures piégées contre un cantonnement militaire à Bouïnaksk (soixante-quatre morts) et un immeuble résidentiel à Volgodonsk (dix-huit morts)note. En guise de représailles, les bombes et les roquettes russes détruisirent un marché et une maternité à Grozny, la capitale de la Tchétchénie, tuant et blessant plus de cinq cents personnes. En février, les Russes rasèrent complètement le village tchétchène de Katyr Yourt, pourtant situé en terrain « sûr », derrière leurs propres lignes. L’envoyé spécial du Guardian, John Sweeney trouva les lieux « parsemés de fragments de “bombes à vide” russes – un type d’explosif à effet de dépression capable d’aspirer vos poumons hors de votre cage thoracique et interdit par la Convention de Genève ». Les cadavres, trois cent soixante-trois personnes des deux sexes et de tous âges, « étaient empilés dans la rue en deux ou trois couchesnote ».

Bassaïev, lui-même rendu inconsolable par la perte de sa famille, avait désormais à sa disposition une cohorte de « veuves noires » – c’est ainsi que les Russes désignaient les femmes tchétchènes endeuillées par la guerre – prêtes à encourager les kamikazes qu’il lançait contre ses ennemis. En juin 2000, après avoir regardé une vidéo exhortant les hommes tchétchènes au djihad, deux adolescentes, Khava Baraïev et Luiza Magomadova, propulsèrent un camion chargé d’explosifs contre un poste de contrôle russe à Alkhan-Yourt, tuant vingt-cinq policiers. Quatre jours plus tard, un homme et une femme firent exploser leur véhicule devant un autre poste de contrôle, exploit répété le lendemain par un déserteur de l’armée russe converti à l’islam. Ces attentats, souvent perpétrés par des femmes, se poursuivirent avec une fréquence presque quotidienne pendant tout l’été, puis pendant l’automne, faisant des dizaines de victimes parmi les soldats, les policiers et les civils russes (et parfois tchétchènes). Contrairement aux opérations froidement et minutieusement planifiées du Hezbollah pendant les années 1980, les attaques incessantes des kamikazes tchétchènes étaient souvent assez mal organisées et ne faisaient à chaque fois qu’un petit nombre de morts parmi leurs adversaires. Tout comme son collègue djihadiste Abou Moussab Al-Zarkaoui dans l’Irak occupé quelques années plus tard, Chamil Bassaïev semble avoir bénéficié d’une surabondance de ressources humaines sous la forme de dizaines d’individus désespérés prêts à se jeter sur l’ennemi.

Ce qui ne signifie pas que les Tchétchènes étaient incapables de porter des coups vraiment spectaculaires contre les Russes, comme le terrible siège du théâtre Doubrovka à Moscou en octobre 2002. Un autre épisode notable planifié par Bassaïev fut la destruction en décembre de la même année du site le mieux protégé de Tchétchénie, le complexe administratif du gouvernement à Grozny. Trois combattants tchétchènes réussirent à faire passer un camion et une Jeep bourrés de près de 4 tonnes d’explosifs « à travers un labyrinthe de postes de contrôle… avant de défoncer une barrière quand les sentinelles se décidèrent finalement à stopper et inspecter les véhicules ». Plus de quatre-vingts militaires et fonctionnaires du gouvernement périrent dans cet attentat. La stupéfaction se saisit des médias quand Chamil Bassaïev révéla que le commando suicide était en fait une famille : le père, quarante-trois ans, le fils, dix-sept ans et la fille, quinze ansnote. (Bassaïev prétendit avoir lui-même appuyé sur le bouton qui déclencha l’explosion à distance.) Des familles entières de kamikazes, voilà qui dépassait l’imagination.

Pour sa part, le leader tchétchène expliquait à un journaliste : « Je jure au nom d’Allah que si les Russes ou les Américains nous donnaient des missiles de croisière ou des missiles balistiques intercontinentaux, alors nous cesserions d’avoir recours aux kamikazes et aux camions piégésnote. » Six mois plus tard, deux hommes et une femme répliquèrent l’attaque de Grozny dans le village de Znamenskoïé. Subornant les sentinelles russes, ils firent exploser leur camion chargé d’un puissant mélange d’ammonitrate, de ciment et de poudre d’aluminium contre un bâtiment administratif, faisant soixante morts et creusant un cratère de 5 mètres de profondeur. Peu de temps après, le 1er août 2003, un deuxième camion piégé détruisit un hôpital militaire en Ossétie du Nord, faisant au moins soixante morts parmi les patients et le personnel. Deux autres attaques virent deux « veuves noires » respectivement pulvériser un autobus plein de pilotes russes et tuer seize personnes lors de festivités islamiquesnote.

Les coups de massue infligés par l’armée de Vladimir Poutine, adepte des bombardements indiscriminés et des exécutions systématiques de prisonniers, brisèrent les principales forces de la résistance islamiste tchétchène, mais les survivants se réorganisèrent sous la forme d’un réseau flexible de cellules dispersées à travers les républiques du Caucase. Même s’il n’était pas présent sur place, en septembre 2004, Bassaïev revendiqua le siège de l’école de Beslan, qui fut sans doute l’action la plus atroce en dix ans de conflit meurtrier entre Russes et Tchétchènes. Sa mort en 2006, qu’elle soit due à un accident ou à de surprenants progrès du savoir-faire des services secrets russes, mit fin à la dynastie de dirigeants tchétchènes « tablighis » entraînés par l’ISI pakistanais. Elle a toutefois peu de chances de mettre fin à une insurrection qui se conçoit désormais comme partie intégrante du djihad mené en Irak et en Afghanistan.

Tandis que la seconde guerre de Tchétchénie (initiée en 1999) s’enfonçait dans une spirale d’horreur indicible, une autre filiale de l’ISI faisait vivre à l’humanité une menace de confrontation nucléaire sans précédent depuis la crise des missiles de Cuba en 1962. Le 13 décembre 2001, un peu avant midi, cinq membres d’un commando islamiste étaient abattus lors d’un échange de tirs avec des gardes alors qu’ils essayaient de faire exploser une voiture piégée transportant une forte charge d’ammonitrate devant l’édifice du parlement de New Delhi. Le Premier ministre indien Atal Vajpayee (appartenant à la droite nationaliste hindoue), convaincu par ses experts en renseignements que les assaillants étaient des membres de la guérilla djihadiste du Cachemire travaillant pour le compte de l’ISI, ordonna à ses généraux de se préparer à la guerre (opération Parakram). Pendant tout le printemps 2002, la tension entre Delhi et Islamabad atteignit un niveau paroxystique. Des bataillons entiers de blindés indiens étaient prêts à déferler sur le Pendjab occidental, tandis que les autorités pakistanaises avertissaient qu’une invasion de leur territoire déclencherait une riposte nucléaire automatique contre plusieurs villes indiennesnote.

Tableau 4. La furie tchétchène(1) Principaux attentats au véhicule piégé (voitures ou camions)

date lieu morts blessés
09/1999 Bouïnaksk 64 174
Volgodonsk 18 288
06/2000 Vladikavkaz 9
07/2000 Argoun 25 81
12/2000 Piatigorsk 7 44
Alkhan-Yourt 25
05/2002 Kaspiisk 45 100 +
12/2002 Grozny 83 150
05/2003 Znamenskoïé 60 200
05/2006 Nazran 7

(2) Autres types d’attaques

06/1995 Budionnovsk (hôpital) 203 457
01/1996 Kizliar (hôpital) 78
08/1999 Moscou (centre commerciaux) 20
09/1999 3 villes (appartements) 300
03/2001 Stavropol 21 150
05/2001 Kaspiisk (défilé) 45 90
11/2002 Moscou (théâtre) 170
07/2003 Moscou (concert) 15 60
08/2003 Mozdok (hôpital) 50 +
12/2003 Stavropol (train) 36 150 +
02/2004 Moscou (train) 41 70
05/2004 Grozny (stade) 7 50 +
08/2004 2 trains de passagers 89
Moscou (gare) 10 51
Beslan (école) 340 +

Steve Coll a pu confirmer grâce à des conversations très franches avec des généraux des deux camps que la situation était véritablement explosive. Comme le lui expliquait un des pères de la bombe pakistanaise, « la version occidentale de la théorie de la dissuasion ne prenait pas en compte des éléments aussi irrationnels que les djihadistes et les fondamentalistes hindous ». En outre, les autorités des deux pays craignaient un dérapage incontrôlé, soit l’éventualité qu’un groupe terroriste ayant des liens avec un État déclenche délibérément un Armageddon nucléaire par le biais d’attaques à la voiture piégée ou d’autres atrocités massivesnote. (L’attentat de juillet 2006 contre des trains de banlieue de Bombay, qui fit cent quatre-vingt-six morts et dont la police indienne attribue l’orchestration à l’ISI, correspond bien à un scénario de ce type.)

Alors que l’Inde et le Pakistan dansaient au bord du gouffre, les tours jumelles de Manhattan étaient déjà tombées et Washington avait lancé son invasion de l’Afghanistan. Depuis sa caverne de Tora Bora, Ben Laden réitérait ses appels au djihad contre « les croisés et les juifs ». Entre 2002 et 2006, dans le monde entier, des groupes partageant ses idées lancèrent plus d’une douzaine d’attaques significatives, la plupart impliquant des véhicules piégés. Mais, contrairement au 11 Septembre et aux attaques contre les ambassades est-africaines de Washington, ces agressions contre des touristes occidentaux, des passagers aériens européens et des institutions juives n’impliquaient pas la participation directe de membres du noyau d’Al-Qaïda (d’ailleurs pour la plupart décédés ou réfugiés dans la clandestinité). À la possible exception de certains incidents au Pakistan, ces attentats étaient de nature essentiellement mimétique, constituant en cela des exemples paradigmatiques de la « guerre en réseau » menée par des « structures de type protoplasmique » et des organisations « franchisées » que les états-majors militaires et les services secrets de la guerre froide étaient conceptuellement mal armés pour combattrenote.

Tableau 5. Le djihad « contre les croisés et les juifs »(1) Attentats à la voiture piégée liés à Al-Qaïda (en dehors de l’Irak)

date cible morts
04/2002 Djerba (Tunisie) 21
05/2002 Karachi 14
06/2002 Karachi 12
10/2002 Bali 202
11/2002 Mombasa (Kenya) 13
05/2003 Riyad 34
05/2003 Casablanca 31
06/2003 Kaboul 4
11/2003 Riyad 17
11/2003 Istanbul (X2) 56
12/2003 Pakistan 14
10/2004 Sinaï 34
07/2005 Sharm el-Sheik 64

(2) Autres types d’attentats

09/2001 États-Unis (avions) 3 000
11/2004 Madrid (trains) 191
07/2005 Londres (trains et bus) 50

S’il est vrai que la violence anarchiste des années 1890 et du début du XXe siècle s’était également diffusée à travers le monde par contagion et imitation, les adeptes traditionnels de la « propagande par le fait » étaient généralement limités dans leurs exploits par leurs propres scrupules, ou bien par le caractère rudimentaire de leurs explosifs, ce qui les empêchait de semer la terreur parmi la bourgeoisie avec l’intensité apocalyptique que leurs pamphlets préconisaient si souvent. En revanche, en ce début du XXIe siècle, les « répliquants » d’Al-Qaïda disposaient d’armes extrêmement puissantes pour attaquer la profusion de cibles faciles qu’offrait l’industrie internationale du tourisme, maillon faible de la mondialisation. Publiquement, l’assassinat de touristes était généralement justifié par la volonté de répondre aux massacres israéliens ou américains par des massacres islamistes, œil pour œil, dent pour dent. Mais il existait un motif encore plus stimulant : les dommages économiques et politiques infligés par ces attaques aux régimes « apostats » dépendant pathologiquement des profits de leurs hôtels, de leurs casinos et de leurs plages. Comme les autorités égyptiennes, kenyanes et indonésiennes ont pu le constater chacune en son temps, un unique attentat peut plonger instantanément un pays vivant du tourisme dans un véritable marasme économique et social.

Qui plus est, les groupes djihadistes locaux tendent à suivre la ligne de moindre résistance. Depuis le 11 Septembre, le renforcement des mesures de sécurité autour des principales cibles « dures » – comme les centres financiers et les édifices gouvernementaux – a détourné leurs efforts vers des cibles plus faciles et moins bien protégées. C’est ainsi que, par exemple, la Jemaah Islamiyah, groupe djihadiste indonésien qui a également des affiliés en Malaisie et aux Philippines, avait initialement planifié une spectaculaire attaque au camion piégé contre les ambassades d’Israël, des États-Unis et du Royaume-Uni à Singapour en décembre 2001. Employant une flottille de six ou sept véhicules transportant chacun 3 tonnes d’ammonitrate, ces explosions simultanées – équivalant à une demi-douzaine d’Oklahoma City ou de casernes de Beyrouth – auraient certainement tué des centaines, voire des milliers de Singapouriens innocents dans les rues et les immeubles adjacents. Mais la police de Singapour, grâce à des indices découverts par hasard lors d’un raid à Kaboul, put arrêter une bonne partie des conspirateurs en décembre, obligeant les rescapés du groupe à se rabattre sur l’idée d’attaquer au camion piégé les ambassades des États-Unis et d’Israël à Manillenote.

Cependant, quand la police philippine arrêta à son tour les terroristes et confisqua la plupart des explosifs de leur commando, Hambali, le leader de la Jemaah Islamiyah, un « Afghan » entraîné au sabotage dans les écoles de l’ISI, décida de changer radicalement de cible. Lors d’une réunion secrète entre les membres de son organisation et des sympathisants d’Al-Qaïda à Bangkok, Hambali (d’après les aveux arrachés par le FBI à un de ses adeptes) proposa d’abandonner les ambassades et de viser des objectifs faciles comme « les bars, les cafés ou les boîtes de nuit fréquentés par les Occidentaux en Thaïlande, à Singapour, aux Philippines et en Indonésienote ».

Bali, territoire hindouiste de l’Indonésie musulmane et destination favorite des Australiens et d’autres jeunes touristes occidentaux, était une cible évidente. Imam Samudra, le militant de la Jemaah Islamiyah qui orchestra les détails de l’opération, choisit la populaire Legian Road, une artère touristique de la ville de Kuta où des centaines de jeunes étrangers faisaient la fête tous les soirs au Paddy’s Bar ou au très chic Sari Club (dont on dit que les autochtones n’y avaient accès qu’en compagnie d’Occidentaux). Le 12 octobre 2002, le commando de la Jemaah Islamiyah bloqua la rue à sens unique sur laquelle donnaient ces établissements avec une camionnette Mitsubishi transportant une charge d’un peu plus d’une tonne de chlorate de potassium, de soufre et de poudre d’aluminium, le tout assaisonné de TNT et de RDX et relié à un complexe système de détonation. (« Ne dites pas que les Indonésiens ne sont pas capables de fabriquer des bombes sophistiquées », devait se vanter l’un des assaillants lors de son procès.) Un kamikaze se fit exploser à l’intérieur du Paddy’s Bar et les clients hystériques, parfois déjà blessés ou en flammes, se précipitèrent dans la rue à la rencontre de la camionnette piégéenote.

L’énorme boule de feu embrasa Legian Road, laissant un sillage de voitures calcinées et de victimes hurlantes et atrocement mutilées. Un touriste anglais traumatisé décrivit la scène comme suit : « Tu contemplais leur visage et tu ne voyais rien, il ne restait rien. Il y avait des gens sans oreilles, des gens sans bras ni jambes, des gens écorchés vifsnote. » Parmi les deux cent deux morts, on comptait quatre-vingt-neuf Australiens, trente-huit Balinais et au moins une vingtaine d’autres nationalités. Le tourisme, seule industrie de croissance du pays, s’effondra pratiquement : les économistes devaient calculer que l’attentat avait aussitôt coûté à l’Indonésie 10 % des actifs cotés sur le marché de Djakarta et au moins 1 % de son PIBnote.

Les autorités indonésiennes finirent par arrêter un grand nombre de militants de la Jemaah Islamiyah – dont l’« émir » supposé de l’organisation, Abu Bakar Bashir –, mais elles ne dissipèrent pas les soupçons de complicité visant les militaires, en particulier dans la presse australienne. Depuis le massacre de plusieurs centaines de milliers de « communistes » lors du coup d’État de 1965, l’armée indonésienne s’était souvent appuyée sur des bandes islamiques pour exécuter ses basses œuvres et assassiner les opposants politiques et les dissidents religieux. Plus récemment, on avait décelé des indices permettant d’attribuer aux militaires – et plus précisément à deux membres des forces spéciales de l’armée de terre, le Komando Pasukan Khusus ou « Kopassus » – l’attaque à la voiture piégée de septembre 2000 contre la Bourse de Djakarta (quinze morts). Le président Abdurrahman Wahid évoqua lui-même la possibilité que cet attentat, ainsi que plusieurs autres, aient fait partie d’une campagne de déstabilisation organisée par l’armée dans le but d’empêcher toute remise en cause de son pouvoir et d’obtenir l’immunité pour ses crimes passésnote. Avec de tels précédents, il n’est pas absurde de penser que les services de renseignements militaires indonésiens, tout comme leurs homologues pakistanais, maintenaient des contacts (ou plus que des contacts) avec la Jemaah Islamiyah et d’autres groupes inspirés par Al-Qaïdanote.

Quoi qu’il en soit, les arrestations massives de membres de la Jemaah Islamiyah ne mirent nullement fin au djihad à la voiture piégée contre les touristes occidentaux. En août 2003, cette même organisation revendiqua l’action du kamikaze qui fit sauter un 4 × 4 devant le restaurant Sailandra de l’hôtel Marriott de Djakarta, établissement familier des touristes, des résidents étrangers et des banquets de l’ambassade des États-Unis. La Toyota était, paraît-il, tellement chargée d’explosifs (chlorure de potassium, poudre noire et TNT) qu’elle ne réussit qu’à grand-peine à grimper la voie d’accès inclinée qui menait au Marriott. « La police raconte qu’à la suite de l’explosion, la tête du militant [de la Jemaah Islamiyah], Asmar Latin Sani, atterrit au cinquième étage de l’hôtel. » Il y eut une douzaine de morts et cent cinquante-deux blessés, mais les deux anciens ambassadeurs des États-Unis qui résidaient alors dans l’établissement en réchappèrentnote. Plusieurs des accusés du massacre de Bali apprirent la nouvelle de l’attentat du Marriott juste avant de recevoir une sentence de mort : « Amrozi [Ben Nurhasyim] laissa éclater sa joie… Il arbora un grand sourire et cria : “Une bombe !” Le cerveau de l’attentat de Bali, Imam Samudra, s’écria : “Je suis heureux, surtout si les auteurs sont musulmans”note. »

Pendant les deux années qui suivirent, la Jemaah Islamiyah continua à alimenter l’allégresse de ses martyrs à coups d’explosions, dont celle d’une voiture piégée visant l’ambassade d’Australie à Djakarta en septembre 2004 (neuf morts, cent quarante blessés) et une nouvelle attaque suicide contre des centres touristiques de Bali (dix-neuf morts). En 2005, un autre attentat à la voiture piégée islamiste, peut-être exécuté avec l’aide de la Jemaah Islamiyah, fut perpétré pour la première fois en Thaïlande, faisant cinq morts dans un hôtel lié au tourisme sexuel dans le sud du pays. Pendant ce temps, des attaques du même type secouaient les ambassades, terrorisaient les touristes et minaient les économies locales d’un bout à l’autre du monde musulman, de Karachi à Casablanca. Et l’horreur des agressions contre les civils israéliens acquérait elle aussi une nouvelle dimension.

On ne s’étonnera pas d’apprendre que la métropole du littoral pakistanais, avec sa position stratégique, attirait comme un aimant les fanatiques de la guerre sainte de toute la région. Karachi accueillait toute une gamme de séparatistes cachemiris et de groupuscules islamistes et tout ce beau monde – soit pas seulement Al-Qaïda – aspirait à faire la peau des Américains retranchés dans leur énorme consulat fortifié. Mais, parmi les premières victimes d’une voiture piégée au lendemain du 11 Septembre, il faut d’abord compter la douzaine d’ingénieurs navals français dont l’autobus fut détruit en mai 2002 devant l’hôtel Sheraton de Karachi par un kamikaze au volant d’une vieille Toyota Corolla. (La bombe manque de peu d’exterminer les équipes nationales de cricket de la Nouvelle-Zélande et du Pakistan, qui étaient en train de monter dans leurs propres bus sur le trottoir d’en facenote.) Un mois plus tard, malgré l’arrestation de près de deux mille suspects par le gouvernement, une seconde Corolla explosa devant le consulat américain, tuant une douzaine de policiers et de passants. Un journaliste américain qui visita les lieux peu de temps après l’attentat contempla avec effarement les bandes de corbeaux affamés planant au-dessus du monceau de carcasses de voitures, de lambeaux de vêtements et de corps démembrésnote.

Pratiquement un an plus tard, une voiture piégée détruisit un autobus d’ingénieurs chinois en route vers leur lieu de travail sur le port de Karachi. Trois semaines plus tard, deux autres véhicules piégés endommagèrent la résidence du consul général des États-Unis, faisant deux morts et près de quarante blessés. À l’automne 2005, des combattants djihadistes s’en prirent à un grand leader des croisés, le fameux colonel Sanders : trois agents de sécurité perdirent la vie et vingt clients, dont plusieurs touristes, furent blessés par l’explosion déclenchée à distance d’une voiture piégée devant un établissement de la chaîne Kentucky Fried Chicken. Enfin, en mars 2006, à la veille de la visite de George W. Bush, un kamikaze au volant d’une voiture piégée se lança contre l’hôtel Marriott de Karachi, tuant un diplomate américain, David Foy, et trois Pakistanais. Même si toutes ces attaques ont été attribuées à « Al-Qaïda », et s’il est possible que des militants agissant directement sous les ordres de Ben Laden aient été impliqués, la présence d’une pléthore de groupes djihadistes locaux, dont entre autres des cellules de combattants cachemiris bien armés et financés par l’ISI, rend passablement oiseuse la question de savoir qui sont exactement les auteurs de ces attentatsnote.

Tandis que le consulat américain de Karachi vivait en état de siège, les Israéliens et les institutions juives dans le monde affrontaient la campagne d’attaques à la voiture piégée la plus meurtrière depuis la destruction de l’AMIA à Buenos Aires en 1994. En avril 2002, une centaine de personnes furent blessées et quatorze touristes allemands perdirent la vie dans un attentat suicide à la voiture piégée contre la plus vieille synagogue d’Afrique, à Djerba, en Tunisienote. En juin et de nouveau en octobre, le Djihad islamique palestinien inaugura une nouvelle tactique macabre : l’utilisation de voitures suicide pour faire exploser des autobus le long de la route 65, au nord d’Israël. La première attaque fit seize morts, la deuxième quatorze. Décrivant ce deuxième attentat, le New York Times rapportait les témoignages des survivants qui avaient « sauté à travers les fenêtres brisées alors que l’incendie faisait rage. […] On rencontra des débris et des morceaux de cadavre mutilés sur une surface plus étendue qu’un terrain de football ; le moteur et l’arbre de transmission du véhicule piégé furent retrouvés à une cinquantaine de mètres du bus, près d’une jambe sectionnée en dessous du genounote. »

Les Israéliens étaient aussi attaqués pendant leurs vacances : fin novembre 2002, un kamikaze dévasta un établissement très populaire auprès des touristes israéliens, l’hôtel Paradise, sur la plage de Mombasa, au Kenya. « La voiture piégée qui a défoncé le portail d’entrée et explosé au pied du lobby a détruit toutes les fenêtres, incendié le maquis et projeté des arbres à des dizaines de mètres. Par endroits, la déflagration a complètement arraché des pans du toit de l’hôtel et dégagé une chaleur qui a fait fondre des structures de métal. » Trois Israéliens et dix Kenyans perdirent la vie dans l’attentat. Presque au même moment, les projectiles projetés par un lance-missiles portable manquèrent de peu un charter israélien qui décollait de l’aéroport de Mombasa avec à son bord deux cent soixante et un passagers. La plupart des experts attribuèrent ces attaques minutieusement planifiées et visant à faire des centaines de victimes à une filiale ou un clone d’Al-Qaïda plutôt qu’à un groupe palestiniennote.

Cette guerre éclectique contre les juifs, les touristes étrangers et les gouvernements « croisés » se poursuivit en mai 2003 avec un attentat sanglant contre un complexe résidentiel habité par des étrangers à Riyad (vingt-six morts), suivi quelques jours plus tard par des attaques suicide contre des cafés et des hôtels de tourisme de Casablanca (quarante-cinq morts), puis, en novembre, par une série d’attaques meurtrières à la voiture piégée à Istanbul. Les terroristes d’Istanbul étaient apparemment liés à un groupe connu sous le nom de « Hezbollah turc » (sans relation avec le mouvement libanais) et plusieurs d’entre eux avaient été entraînés au Pakistan et en Afghanistan. À la mi-novembre, ils lancèrent deux camions piégés contre deux synagogues où plusieurs familles célébraient une bar-mitzvah, faisant vingt-cinq morts et plus de trois cents blessés. Cinq jours plus tard, alors que le président Bush rendait visite à Tony Blair à Londres, deux camions suicide explosèrent contre le consulat du Royaume-Uni et l’immeuble de dix-huit étages de la banque londonienne HSBC, démolissant la façade de ce dernier et réduisant le bâtiment de la légation britannique à un tas de ruines. Parmi les près de cinq cents victimes (dont vingt-neuf morts), on comptait le consul général britannique et son assistante, dont les corps furent extraits des ruines de leur bureaunote.

Contrairement aux attaques organisées directement par Al-Qaïda, avec ses militants saoudiens de classe moyenne, cette série d’attentats fut largement le fait d’un sous-prolétariat islamiste. Les terroristes de Casablanca (membres de l’organisation Salafia Jihadia), par exemple, provenaient du quartier misérable de Sidi Moumen. Les kamikazes d’Istanbul étaient des Kurdes de Bingîl, une agglomération déshéritée de l’extrême est de la Turquie, avec un taux de chômage de 80 % au sein de sa population masculinenote. C’est un contexte similaire de marginalité sociale qui semble avoir nourri la colère des Bédouins du Sinaï qui ont attaqué à la voiture piégée les stations balnéaires de Taba en 2004 (trente-quatre morts) et de Charm el-Cheikh in 2005 (quatre-vingt-trois morts).

Exclus du boom touristique qu’a connu le littoral de la mer Rouge au lendemain des accords de Camp David, ou bien n’ayant accès qu’aux emplois saisonniers les plus déqualifiés et mal payés, les Bédouins du Sinaï éprouvaient un profond ressentiment à l’égard des touristes israéliens, des travailleurs étrangers et des postes de contrôle. « Petit à petit, expliquait alors un chef de tribu, de plus en plus de gens se transforment en extrémistes religieux. » Les arrestations massives (plus de trois mille) effectuées dans le sud du Sinaï au lendemain de l’attentat de Taba, ainsi que l’usage endémique de la torture par les autorités n’ont fait que renforcer les rangs du groupe islamiste local connu sous le nom de Tawhid wal Djihad (le même que celui initialement adopté par l’organisation de Al-Zarkaoui en Irak). Le résultat, c’est que « les jeunes du coin parcouraient le désert à la recherche de restes d’explosifs datant des guerres précédentes et fabriquaient des bombes rudimentaires mais meurtrières dans des ateliers de fortune ». L’attentat ultérieur de Charm el-Cheikh fut particulièrement traumatisant pour les Égyptiens, qui se rendirent compte qu’eux aussi étaient visés, et pas seulement les touristes israéliens et étrangersnote.

Comme l’expliquait un chauffeur de taxi bédouin à Serene Assir, du quotiden Al-Ahram : « Vous pouvez être certain que ceux qui ont organisé ces attaques savaient exactement ce qu’ils faisaient. Ils ont ciblé trois secteurs stratégiques, tâchant de provoquer le maximum de destruction, de morts et de panique. » « Effectivement, poursuit Assir, c’étaient des personnes qui étaient visées, pas des institutions. »

Au lieu de choisir l’hôtel le plus luxueux, les attaquants ont préféré s’en prendre à un établissement situé entre Peace Road et Naama Bay – un des endroits les plus animés de la ville. En deuxième lieu, l’attentat de la baie a eu lieu sur un parking – pas dans un hôtel ou un établissement de ce genre. Ce qui veut dire que les cibles étaient des conducteurs – donc des autochtones – et des passagers, qui peuvent être étrangers ou locaux… Troisièmement, et c’est peut-être le plus important, l’attaque la plus violente était celle contre le secteur du marché de Charm, habité essentiellement par des Égyptiens qui travaillent pour l’aéroport, les hôtels, les commerces et les divers services touristiques. L’explosion de Charm a été entendue à un kilomètre de distance. En d’autres termes, c’est le cœur même de Charm qui était visé, et pas seulement la vitrine de l’économie mondialiséenote.


21. LA REINE DE L’IRAK
« La vie du citoyen irakien va s’améliorer de façon spectaculaire. »
Président Bush, 10 mars 2003note.

Bien entendu, dans l’Irak occupé, des événements comme le massacre aveugle de Charm el-Cheik relèvent de la routine quotidienne. Il n’est pas d’exemple dans l’histoire de pays plus ravagé par les attentats au véhicule piégé que l’Irak d’après Saddam.

Dans un article de juin 2005 intitulé « Pourquoi la voiture piégée est reine en Irak », l’analyste militaire James Dunnigan signalait que cette méthode d’attentat était en train de remplacer les mines de bord de route (qui « sont plus faciles à découvrir ou à détruire avec des appareils électroniques ») en tant qu’« arme la plus efficace » des rebelles sunnites et des terroristes religieux liés à Al-Qaïda, raison pour laquelle elles se multipliaient de façon exponentielle. La « croissance explosive » du parc automobile privé dans l’Irak occupé, ajoutait Dunnigan, « facilitait l’anonymat des voitures piégées au milieu de la circulation ». À l’époque où il rédigeait son article, l’auteur estimait que près de cinq cents voitures piégées avaient déjà tué ou blessé plus de neuf mille personnes, avec cent quarante-trois attaques de ce type rien qu’en mai 2005note.

M’appuyant sur la base de données du très respecté « Iraq Body Count Project », un groupe indépendant qui recense les morts de civils en Irak, j’offre ci-dessous (cf. tableau 21.1) une estimation plus basse du nombre des attaques à la voiture piégée ayant fait des victimes mortelles depuis juillet 2003. Mais, si on y ajoute les explosions qui n’ont fait que des blessés, les bombes qui n’ont pas explosé et celles qui ont été interceptées par la police, on arrive très probablement à un total de projets d’attentat à la voiture piégée proche d’un millier. Depuis la montée en puissance de la résistance à l’occupation en août 2003, le nombre moyen des attentats mortels à la voiture piégée est passé d’environ un tous les dix jours à un toutes les 36 heures. Les attaques suicide ont augmenté de façon spectaculaire en 2005, mais leur nombre a fortement décliné au cours du premier semestre 2006 malgré l’intensification de la guerre civile confessionnelle ; il est difficile de savoir si cela est dû à un changement de tactique, à l’épuisement du stock de martyrs ou à d’autres facteurs. (Une explication alternative serait que les candidats non irakiens au martyre se sont « délocalisés » en Afghanistan, où le nombre des attentats suicide à la voiture piégée a augmenté depuis début 2006.)

Tableau 6. Voitures piégées meurtrières en Iraknote

semestre non-suicide suicide total
juin-oct. 2003   12 7 19
janv.-juill. 2004   22 14 36
juill.-déc. 2004   40 46 86
janv.-juin 2005   63 100 163
juill.-déc. 2005   49 88 137
janv.-juill. 2006   115 22 137
total   301 277 578

Mais si la voiture piégée est reine, il s’agit bien d’un monarque d’origine étrangère. Jusqu’à l’automne 2003, les Irakiens n’avaient guère eu l’occasion d’expérimenter les effets de l’arme qui avait ravagé Beyrouth et Damas au début des années 1980. Nous l’avons vu, en 1982, Saddam Hussein, que le président syrien Hafez Al-Assad tenait pour responsable d’au moins une partie des actions terroristes déclenchées par les Frères musulmans, avait été puni par la destruction de l’ambassade irakienne à Beyrouth. De même, pendant la terrible guerre entre l’Iran et l’Irak, Téhéran avait parrainé le mouvement clandestin chiite Al Dawa, qui avait fait exploser quelques voitures piégées à Bagdad, à quoi les baasistes répliquèrent en aidant les Moudjahiddines du peuple iraniens à massacrer plusieurs centaines d’habitants de Téhéran (une voiture piégée ayant explosé près du domicile de l’ayatollah Khomeyni manqua de peu de mettre fin à sa vienote). Après l’invasion du Koweit en 1990, les occupants irakiens auraient été victimes d’au moins un attentat suicide à la voiture piégée perpétré par des résistants koweitiens avec l’aide de membres d’Al Dawa précédemment emprisonnés pour avoir attaqué l’ambassade des États-Unis en 1983note. On ne saura sans doute jamais si Saddam a vraiment orchestré la supposée conspiration contre l’ex-président Bush à Koweit City en 1993, mais il est certainement un des premiers suspects (avec ses adversaires du Parti démocratique du Kurdistan [PDK]) de l’attentat à la voiture piégée qui a frappé en février 1995 une rue marchande de Zakho, une agglomération de la « zone d’exclusion » protégée par les Américains et administrée par l’Union patriotique du Kurdistan (UPK, rivale du PDK). Cette puissante explosion tua soixante personnes et en blessa près d’une centainenote.

Mais les véritables initiateurs de l’attentat à la voiture piégée comme instrument barbare de la politique intérieure irakienne, et ce bien avant que le sinistre Abou Moussab Al-Zarqaoui ne se manifeste à Bagdad, sont les responsables de la CIA et leur protégé, le docteur Iyad Allaoui, dirigeant de l’Accord national irakien. Comme le New York Times devait le révéler en juin 2004, il semble que la CIA ait reproduit en Irak les mêmes méthodes qu’elle avait utilisées contre les Russes à Kaboul :

D’après plusieurs anciens responsables des services de renseignements, au début des annés 1990, Iyad Allaoui, aujourd’hui Premier ministre de l’Irak, dirigeait une organisation en exil qui aspirait à renverser Saddam Hussein et envoyait des agents à Bagdad pour y poser des bombes et saboter des installations gouvernementales, conformément aux instructions de la CIA. L’organisation du docteur Alloui, l’Accord national irakien, avait recours aux voitures piégées et à d’autres engins explosifs introduits clandestinement à Bagdad depuis le nord de l’Irak… Un ancien agent de la CIA alors en poste au Moyen-Orient, Robert Baer, signale qu’un de ces attentats « détruisit un bus de ramassage scolaire et ses petits passagers »note.

D’après un des informateurs du New York Times, la campagne d’attentats – massacre d’écoliers inclus – « était avant tout un test visant à démontrer les compétences de ses auteurs ». Elle permettait à la CIA de présenter Allaoui et son groupe d’anciens baasistes à la réputation douteuse comme une opposition sérieuse à Saddam et une alternative à la coterie d’Ahmed Chalabi (si chère aux néoconservateurs de Washington). « À l’époque, les attentats à Bagdad ne semblaient poser de problèmes à personne, observe un autre vétéran de la CIA. Personne ne pouvait imaginer ce qui allait se passer aujourd’huinote. »

De fait, l’ouragan rebelle qui fait rage en Irak depuis août 2003 a démontré à quel point le Pentagone, malgré l’obsession de Rumsfeld pour les innovations en matière de technologie militaire, est ignorant – ou du moins oublieux – des méthodes classiques de la guerre de guérilla (même quand elles ont été aussi adoptées par la CIA). Après tout, les mines et engins explosifs improvisés (ou EEI) cachés au bord des routes qui ont transformé des centaines de Humvees et de chars de combat Bradley en cercueils de feu avaient déjà été utilisés par le colonel Grivas contre les blindés britanniques à Chypre dans les années 1950. Ils avaient aussi semé les « rues sans joie » du Vietnam (selon la formule acérée du politologue Bernard Fall) d’épaves de camions et de « half-tracks » (véhicules semi-chenillés) et transformé les routes perdues d’Afghanistan en cimetières de convois soviétiques. En outre, le fait que les Américains aient échoué à confisquer ou à détruire les énormes stocks de munitions conventionnelles abandonnés par l’armée irakienne constitue une aubaine extraordinaire pour les insurgés locaux qui, contrairement à leurs homologues d’autres pays, n’ont pas besoin de voler de la dynamite dans des carrières ou de bricoler des bombes à partir d’engrais chimiques.

Plus profondément, les occupants, malgré les leçons amères de Beyrouth, ont radicalement sous-estimé la menace constituée par les véhicules piégés et les centaines de massacres innommables qu’ils ont provoqués entre le Tigre et l’Euphrate en moins de quatre ans. C’est bien là la seule arme de destruction massive que l’administration Bush a totalement ignorée, alors même qu’avant que les blindés américains pénètrent dans Bagdad, un kamikaze au volant d’une voiture piégée avait déjà tué quatre soldats américains à Najafnote. En réalité, les mêmes facteurs qui avaient fait de l’Irak un terrain d’invasion si favorable pour les avions et les chars américains – à savoir un archipel de denses oasis urbains et de complexes pétrochimiques reliés par une infrastructure routière moderne au mileu du désert – en font aussi un véritable paradis pour les voitures piégées. Vers la fin de l’été 2006, malgré la présence à Bagdad de cinquante mille soldats américains et irakiens, la capitale était secouée presque tous les jours, par des explosions de voitures piégées conduites par des kamikazes ou déclenchées à distance.

Les estimations les plus basses donnent un chiffre de trente mille civils irakiens décédés de mort violente depuis que la Maison-Blanche a crié « Mission accomplie ! » en mai 2003. (Pendant l’invasion elle-même, il y aurait eu près de six mille six cents victimes civilesnote.) Face à une telle accumulation d’explosions, d’assassinats et de fusillades, la simple chronologie de la violence devient difficile à maîtriser. Mais, si on prend un peu de recul et qu’on se concentre sur les attentats les plus importants (ceux qui ont fait plus d’une dizaine de morts, voire plusieurs dizaines – cf. tableau 21.2), on commence à percevoir des régularités – au moins dans l’utilisation stratégique des voitures piégées.

Pendant la première phase (août 2003 à février 2004), les voitures piégées visaient essentiellement les missions de l’ONU, les ambassades des pays musulmans et les contingents des autres pays de la coalition, dans le but de miner les tentatives américaines de doter l’occupation d’une aura de légitimité supérieure à celle d’une simple invasion étrangère. Pendant la deuxième phase (en particulier en 2004-2005), après que les Américains se sont retranchés dans leur « zone verte » fortifiée, les attentats se sont concentrés sur les bureaux de recrutement de la police et les camps d’entraînement de l’armée, avec l’objectif manifeste d’empêcher le gouvernement provisoire d’acquérir la moindre capacité d’autodéfense. Au cours de la troisième phase (qui atteint un crescendo pendant l’hiver 2005-2006), la multiplication des attaques à la voiture piégée contre des sanctuaires chiites ou des foules rassemblées dans des souks et des mosquées visait à attiser la guerre civile entre sunnites et chiites. (Elle n’excluait toutefois pas les attentats contre l’occupant, de plus en plus fréquents, avec en particulier l’adoption de la tactique des chauffeurs kamikazes sillonnant les rues au hasard à la recherche d’une cible opportune.) La quatrième phase, au lendemain de la destruction de la mosquée d’Or de Samara, le 22 février 2006, est celle de la guerre civile de basse intensité, accompagnée par une augmentation spectaculaire des agressions armées chiites (mais il s’agit rarement d’attentats à la voiture piégée) contre des civils sunnites.

Tableau 7. La logique du carnagePhase 1 : frappes préventives

morts
08/2003 ambassade de Jordanie 17
siège de la mission de l’ONU 22
Najaf 95-125
09/2003 cérémonie à Bagdad 42
10/2003 conseil de gouvernement irakien 6
ambassade de Turquie 0
11/2003 cantonnement italien 13
01/2004 quartier général de la coalition 31
02/2004 quartier général kurde (Arbil) 117

Phase 2 : offensive contre la police (40 morts ou plus)

02/2004 Bagdad 47
Iskandariyah 55
04/2004 Bassorah 74
*06/2004 Mossoul 62
07/2004 Baqouba 70
09/2004 Bagdad 47
*07/2005 Rabia 48
Bagdad 48
*12/2005 Bagdad 40
*01/2006 Ramadi 60

Phase 3 : l’escalade de la guerre civile (attaques contre les chiites : 40 morts ou plus)

*03/2004 Kerbala 60
06/2004 Mossoul, etc. 100
02/2005 Hilla 136
07/2005 Moussayyib 98
09/2005 Bagdad 114
11/2005 Bagdad, etc. 80
01/2006 Kerbala 60
03/2006 Bagdad 58
*04/2006 Bagdad 90
07/2006 Koufa 53
08/2006 Bagdad 64
11/2006 Bagdad 200

* attentat à la bombe sans véhicule piégé.

« Le véritable conflit irakien, écrit Thomas Ricks, du Washington Post, celui qui va déterminer l’avenir du pays, a commencé le 7 août 2003, quand une voiture piégée a explosé devant l’ambassade de Jordanie, faisant onze morts et plus de cinquante blessésnote. » D’après les témoins, « les cadavres calcinés parsemaient les recoins les plus inattendus de l’ambassade, tandis que les survivants couverts de sang et de brûlures essayaient de s’extirper des décombres à quatre pattesnote. » Il semble que l’attentat ait été un avertissement lancé aux autorités d’Amman, qui avaient laissé plusieurs milliers de combattants américains des Opérations spéciales utiliser leur territoire comme base pour l’invasion de l’Irak. La plupart des experts occidentaux attribuèrent cette attaque au djihadiste jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui, qui agissait au nom d’Al-Qaïda mais sans « contrôle opérationnel direct de Ben Laden » et ralliait autour de sa personne des combattants sunnites irakiens et étrangers contre l’occupationnote. (Mais, d’après la journaliste Mary Anne Weaver, le véritable objectif de Zarqaoui aurait été le renversement de la monarchie jordanienne et, en 2004, il aurait planifié sans succès une attaque contre Amman à l’aide d’un mégacamion piégé « bourré de suffisamment de produits chimiques et d’explosifs pour tuer près de quatre-vingt mille personnesnote ».)

Douze jours plus tard, dans une attaque minutieusement planifiée (et de nouveau supposément orchestrée par Zarqaoui), un camion de transport de ciment « flambant neuf » convoyant entre 500 et 800 kilos de munitions militaires et conduit par un kamikaze explosa à côté de l’ancien Canal Hôtel, transformé en quartier général de l’envoyé spécial des Nations unies, Sergio Vieira de Mello. Le personnel de l’ONU était averti de l’imminence d’une possible attaque à la voiture piégée, mais n’avait pas pris la précaution de bloquer les rues avoisinantesnote. Ironiquement, la date de l’attentat coïncidait avec celle d’une conférence de presse de l’ONU sur le déminage des milliers de mines disséminées sur le territoire irakien. De Mello, les jambes brisées mais encore conscient et capable de parler, était resté prisonnier des décombres ; il agonisa lentement en perdant tout son sang avant que les sauveteurs puissent l’extraire des ruines du bâtiment. Il y eut vingt autres tués, dont les experts de l’ONU en matière d’aide alimentaire, de réparation du réseau électrique et de relogement des personnes déplacées. Suite à cette catastrophe (et à un autre attentat à la voiture piégée un mois plus tard), l’ONU abandonna Bagdad et suspendit la plupart de ses programmes : il s’agissait d’un coup fatal porté aux efforts des Américains pour légitimer leur occupation en la repeignant en bleunote.

Dix jours plus tard (le 29 août), les Américains perdirent leur principal allié chiite, l’ayatollah Mohammed Baqir Al-Hakim, dans une hécatombe encore plus terrible dans la ville sainte de Najaf. Le conducteur de la voiture suicide n’était autre que le beau-père de Zarqaoui, Yassin Jarrad. « La bombe explosa juste après la fin de la prière du vendredi dirigée par Al-Hakim, explique le journaliste Anthony Shadid. C’était l’heure où les rues étroites et les souks de la ville sainte fourmillaient de pèlerins, de fidèles et de chalands. » L’attentat fit au moins quatre-vingt-dix morts (certains disent cent vingt-cinq), et « le corps d’Al-Hakim ne fut jamais retrouvé, sauf peut-être quelques lambeaux de chair qu’un religieux transporta dans un sac à l’hôpital de Najaf ». Comme le souligne Shadid, « dans leurs efforts de séduire les religieux chiites, les Américains percevaient Al-Hakim comme un atout clef. Lui disparu, Washington avait sans doute perdu ce qui était son lien le plus important avec la communauté chiite, ce à un moment particulièrement délicat. [Muqtada] Al-Sadr était un adversaire implacable de l’occupation, quelle que soit sa forme, et [le grand ayatollah Ali] Sistani refusait de rencontrer des responsables américains, ce qu’il continuerait à faire ultérieurementnote ».

Dans un article du New York Times, Dexter Filkins souligna avec cruauté le « vide politique » et la « confusion » qui régnaient parmi les autorités américaines et irakiennes au lendemain de l’assassinat d’Al-Hakim : « Il n’y eut pas de discours appelant au calme, et pratiquement pas de déclarations publiques de la part des autorités. Lewis Paul Bremer III, le chef de l’administration civile américaine en Irak, était en vacances. Personne ne semblait être au courant de la date exacte de son retour à Bagdad. L’état-major des troupes d’occupation se montra tout aussi mutique. » Il y eut certes parmi les responsables militaires américains et les journalistes – encore ignorants du rôle majeur de Zarqaoui – un débat sur la question de savoir si les auteurs de l’attentat de Najaf étaient des combattants baasistes, des djihadistes étrangers, des membres d’Al-Qaïda ou un mélange des trois, mais cela ne fit que mettre en relief le désarroi officiel, tant à Bagdad qu’à Washingtonnote.

Pendant ce temps, la résistance continuait à porter des coups habiles et suprêmement efficaces contre les occupants, démolissant leurs prétentions de garantir la loi et l’ordre. L’hécatombe de Najaf fut suivie à l’automne par des attaques à la voiture piégée contre l’ambassade de Turquie, la Croix-Rouge internationale, un parking de la mission onusienne, le centre d’entraînement des carabiniers italiens à Nassiriyah, un hôtel occupé par les membres du Conseil de gouvernement irakien et le quartier général des miliciens kurdes à Arbil, sans parler du tir de roquettes qui faillit de peu mettre fin à la vie d’un des principaux architectes de l’invasion, le secrétaire-adjoint à la Défense Paul Wolfowitz, alors en visite à Bagdad.

Pour les « libérateurs » américains, Bagdad était soudain devenue aussi peu sûre que Saigon en 1965, ou bien, pour utiliser une comparaison plus idoine, aussi dangereuse que Kaboul en 1985. Un des parrains du djihad de la CIA en Afghanistan, le légendaire Milt Bearden, officialisa cette analogie dans un éditorial publié en novembre et intitulé « Les insurgés irakiens copient les “combattants de la liberté” afghans ». L’article offrait un bilan inquiétant des exploits des auteurs d’attentats à la voiture piégée depuis le mois d’août et fournissait un diagnostic remarquablement visionnaire sur l’issue probable du conflit.

Depuis que ces attaques ciblées ont commencé, la plupart des représentants de la Ligue arabe à Bagdad se sont distanciés de la coalition ; le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, a retiré son équipe internationale de Bagdad ; la Croix-Rouge a fait de même, encourageant d’autres organismes d’aide internationale à réduire leurs opérations en Irak. Pour une série de raisons politiques complexes, le gouvernement turc a renoncé à envoyer des troupes. Même l’Espagne, membre initial de la coalition, a décidé de retirer l’essentiel de son personnel diplomatique de Bagdad. Il semble donc qu’après avoir mis en échec la stratégie américaine, les insurgés ont commencé à fragiliser nos alliances.

[…]

L’Union soviétique essayait de délégitimer les moudjahiddines afghans en les traitant de bandits. Cela n’a pas servi la cause russe. Les Américains affrontent un adversaire qui n’hésite pas devant les coups bas et la guerre sale mais le fait avec une remarquable efficacité, et sur son propre terrain. Oui, il y a parmi eux des criminels et des terroristes étrangers mais, au-delà de cette constatation, le Pentagone n’a pas l’air de comprendre grand-chose à la nature de ses ennemis.

[…]

L’histoire du XXe siècle est porteuse de deux leçons mémorables : aucune nation ayant déclenché une guerre contre une autre nation souveraine n’a jamais gagné, et toutes les insurrections de type nationaliste contre une occupation étrangère ont fini par l’emporternote.

Vers la fin de l’automne, les Américains eux-mêmes évacuaient une bonne partie de la capitale irakienne et se barricadaient dans une enclave de luxe dans l’ancienne cité interdite de Saddam, rebaptisée « Zone verte ». Telle était la véritable victoire stratégique des insurgés dans la première phase de la guérilla urbaine : la division tranchée de Bagdad en zones « vertes » et « rouges » et l’incapacité des Américains de vivre ou même de pénétrer dans nombre de secteurs de la ville autrement que sous la forme de patrouilles ou convois armés jusqu’aux dents. En se retranchant dans la Zone verte – une citadelle quasi médiévale entourée de murs de béton et défendue par des chars Abrams et des hélicoptères de combat, ainsi que par une cohorte exotique de mercenaires privés –, les Américains admettaient tacitement le caractère désespéré de la situation. Ils déployaient aussi le type d’arrogance culturelle qui a systématiquement marqué tous les aspects de l’occupation. Hier Shangri-la de la classe dirigeante baasiste, la Zone verte, avec ses dix kilomètres carrés de palais de courts de tennis et de bunkers souterrains, s’est vite transformée, tout comme Long Binh en 1967, en véritable parc à thème de l’american way of life.

Cette ambiance surréaliste a été décrite par Newsweek :

Des femmes en short et T-shirt font du jogging le long de larges avenues et le fast-food Pizza Inn dessert sans discontinuer les occupants du parking de l’ambassade des États-Unis, qui est une véritable forteresse. Aux abords du bazar de la Zone verte, des enfants irakiens proposent des DVD pornos aux soldats. Le cheikh Fouad Rashid, imam de la mosquée locale appointé par les autorités américaines, s’habille comme une bonne sœur, se teint les cheveux en blond platine et affirme que Marie mère de Jésus lui est apparue (d’où son accoutrement). Toutes les nuits de la semaine, les habitants de la Zone verte peuvent s’adonner aux joies du karaoké, jouer au badminton ou fréquenter un des bars locaux à l’ambiance tapageuse, y compris un club privé géré par la CIA et accessible uniquement sur invitationnote.

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que les riches Irakiens et les employés du nouveau gouvernement aient revendiqué leur admission dans ce havre de sécurité. Mais les autorités américaines ont refusé de donner suite, déclarant sèchement que seuls les hauts fonctionnaires irakiens étaient bienvenus dans la Zone verte et que « les allusions au départ des Américains étaient purement “fantaisistes” »note. Des milliards de dollars ont été investis dans la Zone verte, l’énorme ambassade américaine et une douzaine d’autres enclaves officiellement baptisées « Enduring Camps ». Il s’agit de les rendre aussi invulnérables que possible aux attaques à la voiture piégée et aux tirs de roquettes ; pendant ce temps, les Irakiens ordinaires affrontent le chaos de la délinquance, de l’insurrection et de la guerre civile.

Les nouvelles recrues de l’armée et de la police irakiennes, en particulier, sont devenues des cibles de choix pour les terroristes en quête d’objectifs faciles. Le 5 juillet 2003, un mois avant l’attentat de l’ambassade de Jordanie, sept jeunes policiers périrent victimes d’une bombe lors d’une cérémonie de remise des diplômes à Ramadi. Depuis lors, les explosions de voitures piégées et les kamikazes infiltrés bardés d’explosifs ont massacré des centaines, voire des milliers, d’élèves des écoles de police, d’agents de la circulation et de futurs jeunes soldats – sunnites aussi bien que chiites – faisant la queue devant les bureaux de recrutement ou défilant sur les places publiques. (Le marasme économique est si grand en Irak que, quand des recrues sont assassinées, leurs camarades sont prêts à marcher sur leurs cadavres pour prendre leur place. C’est exactement ce qui s’est passé à Ramadi début janvier 2006, quand un kamikaze au volant d’une voiture piégée tua soixante aspirants policiers ; les survivants, craignant de perdre leur tour, reformèrent aussitôt la queue pour présenter leur candidature au poste convoité comme si de rien n’étaitnote.)

Malgré leur extrême férocité, ces attaques obéissent à une stratégie rationnelle de résistance contre l’occupation américaine et la consolidation d’un gouvernement dominé par les chiites et les Kurdes. Mais quel est l’objectif (et qui sont les bénéficiaires) de l’escalade des massacres de civils chiites ? Pour les forces qui s’autodéfinissent comme « Al-Qaïda en Mésopotamie », le nationalisme laïque – qu’il soit d’obédience baasiste, communiste ou néolibérale – est un ennemi de Dieu presque aussi méprisable que les croisés occidentaux. « Dans sa correspondance avec Ben Laden, explique la journaliste Loretta Napoleoni, Zarqaoui ne cesse de souligner la nécessité d’empêcher les chiites et les sunnites irakiens de s’unir autour d’un véritable programme nationaliste. Si cela devait arriver, conclut-il, les djihadistes seraient complètement marginalisés en tant qu’étrangers et l’insurrection deviendrait laïquenote. »

Pendant quatre ans, presque tous les jours, les explosions de voitures piégées conduites par des djihadistes sunnites ont tué plusieurs milliers (au minimum) de chiites massacrés en plein jour devant leurs domiciles, leurs mosquées, leurs postes de police et leurs souks. Douze ans après que la rébellion de leurs correligionnaires du sud de l’Irak, initialement encouragée par Washington, a été abandonnée à son sort et livrée à la féroce répression des gardes républicains, les chiites constatent une fois de plus que les promesses américaines de protection ne valent rien. Mais, dans ce catalogue d’atrocités de plus en plus fourni, les attentats de Hilla et de Moussayyib (en février et juillet 2005 respectivement) constituent un sommet de la terreur confessionnelle.

L’histoire récente de Hilla, une ville de quatre cent mille habitants construite sur les ruines de l’antique Babylone, résume la chronique ancestrale de l’opression vécue par les chiites. En mars 1991, au lendemain d’une brève rébellion contre Saddam, les gardes républicains exécutèrent plusieurs centaines d’habitants, traînèrent leurs cadavres dans les rues et les suspendirent à des pylones d’électricité en signe d’avertissement. Douze ans plus tard, la ville était victime des bombes à fragmentation américaines, qui firent soixante et un morts et plus de quatre cent cinquante blessés, dont beaucoup d’enfants. Le carnage fut enregistré par des photographes des agences Reuters et Associated Press – « bébés coupés en deux, membres mutilés, gosses aux visages couverts de profondes cicactrices provoquées par l’artillerie et les bombardements américains » –, mais les versions de ces reportages qui parvinrent en Occident furent censuréesnote. Et puis, le lundi 28 février, un jour de marché où de longues files d’attente – peuplées entre autres de recrues de la Garde nationale – s’étiraient à l’entrée d’un hôpital tandis que des centaines de personnes, essentiellement des femmes et des enfants, se pressaient autour des étals de fruits et légumes, une Mitsubishi blanche explosa, dégageant une énorme boule de feu qui fit cent trente-six morts et cent cinquante blessés. (D’après une étude antérieure sur les attentats terroristes, un taux de mortalité aussi élevé n’est pas rare dans les cas d’explosion à ciel ouvert de voitures piégées en raison de l’abondante projection de shrapnels et de débris de verrenote.)

Tout ce qui restait du kamikaze était un avant-bras calciné attaché par une menotte au volant ; grâce à ses empreintes digitales, il fut identifié comme Raed Al-Banna, un Jordanien de classe moyenne titulaire d’un diplôme de droit et qui avait jadis vécu à Rancho Cucamonga, en Californie. Ses anciens amis et collègues américains, interviewés par le Los Angeles Times, s’en souvenaient avec chaleur comme d’« un type vraiment sympa… qui aimait faire la fête… genre sexe, drogues et rock’n roll ». Au lendemain du 11 Septembre, et alors que l’hostilité contre les musulmans s’intensifiait aux États-Unis, Al-Banna changea de vie et se mit à fréquenter une mosquée avant d’abandonner son travail après avoir accusé un collègue de diffamer l’islam. De retour en Jordanie, il ne réussit pas à trouver d’emploi, demanda un nouveau visa pour les États-Unis et prit l’avion pour Chicago, où un douanier suspicieux lui refusa l’entrée sur le territoire américain, « bien que son nom fût absent de toutes les listes de suspects ». Fou de rage et de frustration (c’est du moins ce que suggère le Los Angeles Times), il fut alors recruté par une des cellules terroristes liées à son compatriote Zarqaoui. Il raconta à ses parents qu’il avait trouvé un emploi de « chauffeur de camion » et devint l’ange de la mort de Hillanote.

Le jour même où l’hôpital de Hilla était réduit en poussière, l’explosion d’une deuxième voiture piégée tua plusieurs policiers à un poste de contrôle de l’agglomération chiite de Moussayyib, à 32 kilomètres plus au nord. Les assassins revinrent sur les lieux en juillet, mettant en œuvre une nouvelle tactique, absolument diabolique, pour déjouer les postes de contrôle et autres mesures de sécurité visant à empêcher les attentats à la voiture piégée. Un kamikaze ceinturé d’explosifs était tranquillement assis en train de boire un café, attendant l’arrivée du prochain camion-citerne à la station-service voisine, aux abords d’un marché aux légumes jouxtant une mosquée chiite. (Les autorités municipales avaient interdit la circulation des poids lourds dans le centre-ville, mais avaient fait une exception pour les livraisons d’essence.) Quand le véhicule chargé de combustible se présenta après avoir été soigneusement inspecté au poste de contrôle, le kamikaze courut à sa rencontre et fit détoner sa charge (d’après certains témoignages, le chauffeur du véhicule, qui était probablement complice, s’était déjà enfui). L’essence enflammée envahit aussitôt le marché et les maisons voisines : « Les descriptions parlent d’un brasier projetant des flammes à douze mètres de hauteur, plus haut que le minaret d’une mosquée du centre. » « C’était tout simplement l’enfer », déclara un policier. « J’ai vu les flammes avaler les personnes affolées qui essayaient de s’enfuir », raconta un autre survivant à un journaliste occidental. « L’incendie poursuivait les gens et les dévorait vivants. » Il y eut près de cent personnes brûlées vives dans la rue, à l’intérieur de leur domicile ou à l’entrée de la mosquéenote.

De mai à octobre 2005, l’Irak vécut une extraordinaire escalade d’attaques suicide à la voiture piégée (au moins cent vingt-six attentats meurtriers, dont quinze à Bagdad en seulement 48 heures). Pour se protéger, les chiites ne comptaient plus que sur leurs propres milices, n’ayant confiance ni en les Américains ni en la nouvelle armée irakienne. (L’horreur de certains de ces attentats dépasse l’imagination, comme l’explosion de juillet 2005 qui tua plusieurs dizaines d’enfants dans le quartier chiite de Al-Jedidah, à l’est de Bagdadnote.) Ce crescendo macabre et l’inévitable contre-terreur exercée par les miliciens chiites accélérèrent l’exode de la classe moyenne irakienne, initié en 2004. « Au cours des derniers dix mois, écrivait le New York Times en mai 2006, les autorités ont délivré des passeports à 1,85 million d’Irakiens, soit 7 % de la population et environ un quart de la classe moyenne du pays. » Le quotidien new-yorkais estimait également la diaspora irakienne en Jordanie à près d’un million de personnesnote. Comme les responsables américains étaient bien forcés de l’admettre face à la presse, tous ces chiffres portaient un sérieux coup à la légitimité de l’occupation à la veille des élections irakiennes. « On n’a pas encore trouvé un moyen de mettre en échec l’arme la plus efficace des insurgés [la voiture piégée]. » La seule consolation, expliquait un porte-parole de l’état-major américain, c’est qu’il s’agissait sans doute du « sommet de la courbe ». Les auteurs des attentats « sont en train de dépenser un maximum de ressources. Nous ne savons pas combien de temps ils seront capables de continuer à ce rythmenote ».

On peut en effet s’interroger sur la logistique d’une telle escalade terroriste, et dans quel inépuisable réservoir de véhicules et de candidats au martyre puisent les insurgés. (Pour l’instant, vu les montagnes de munitions accumulées dans des caches par le régime baasiste, la limitation des réserves d’explosifs n’a pas été un problème pour les organisateurs d’attentats.) En octobre 2005, le FBI révéla qu’une de ses unités antiterroristes enquêtait sur un nouveau type de négoce international : l’exportation de 4 × 4 volés dans les banlieues de Californie et du Texas, qui connaissaient une nouvelle vie au Moyen-Orient comme véhicules piégés. D’après le Boston Globe, « l’enquête fut lancée après que les troupes de la coalition eurent effectué un raid sur une usine de fabrication de bombes à Fallujah, en novembre dernier. Elles y trouvèrent un 4 × 4 immatriculé au Texas en train d’être préparé pour un attentat… Les insurgés irakiens préfèrent les voitures volées américaines parce qu’elles sont généralement plus grosses, tendent à passer plus facilement inaperçues auprès des convois du gouvernement américain et de ses sous-traitants privés et qu’il est difficile de les identifier comme des véhicules volésnote ».

L’abondance des candidats au martyre est un phénomène encore plus déconcertant. Au printemps 2006, Ayman Al-Zawahiri, généralement présenté comme le chef militaire d’Al-Qaïda, se réjouissait du fait que, d’après lui, des forces amies (telles que le groupe de Zarqaoui) avaient mené plus de huit cents attaques suicide en Irak, la plupart à l’aide de véhicules piégésnote. Si la disposition des sunnites irakiens à se sacrifier pour la cause est une question passablement controversée, il n’y a aucun doute sur la détermination des volontaires étrangers, en particulier des contingents entiers de Saoudiens et de Jordaniens, prêts à s’immoler dans un déluge de feu et de métal fondu à seule fin de massacrer quelques écoliers ou quelques boutiquiers chiites.

Rien qu’en mai 2005, les autorités syriennes affirment avoir détenu sur leur territoire cent trente-sept djihadistes saoudiens en route vers l’Irak. D’après leurs interrogateurs, l’état d’esprit de ces candidats au suicide évoque plus le zombie que le kamikaze traditionnel. « Le commandant [syrien] qui les a interrogés, écrit la journaliste Loretta Napoleoni, affirme que leur idéologie est non négociable. En leur âme et conscience, ils se considéraient déjà comme des martyrs ; tout ce dont ils avaient besoin, c’est qu’on leur donne des instructions sur la manière de mener leur attaque, quelle cible frapper, où aller et comment accomplir leur mission. C’est précisément la fonction de Zarqaoui et de son réseau de djihadistes. » À quoi Napoleoni ajoute que « leurs instructeurs ne les percevaient pas comme des êtres humains ou comme des combattants de la guerre sainte, mais comme de simples armes », raison pour laquelle ils ne perdaient ni temps ni argent à les entraîner. « Pour empêcher qu’une balle ne les stoppe avant qu’ils n’atteignent leur cible… les kamikazes sont enchaînés au volant et leur pied est fixé à l’accélérateur par un ruban adhésifnote. »

En réalité – au moins en ce qui concerne l’année 2005 –, l’offre de diplômés des madrasas aspirant à franchir les portes du paradis au volant d’une voiture piégée semble dépasser de loin les exigences tactiques concrètes de ce type d’attentats, tel qu’il a été perfectionné par le Hezbollah et les Tigres tamouls : un bon nombre des explosions de véhicules piégés aurait pu tout aussi bien être déclenchées à distance (ce qui fut d’ailleurs de plus en plus le cas à partir de début 2006). Les Tchétchènes aussi ont répandu le sang de leurs martyrs avec une générosité extravagante, mais, dans leur cas, c’était la logique irrésistible de la vengeance face à la férocité des Russes qui renforçait l’urgence du sacrifice. Les djihadistes s’immolant en Irak pourraient invoquer de tels motifs si leurs attaques suicide contre les croisés visaient globalement à venger les méfaits de ces derniers au Moyen-Orient, mais il n’en est rien : l’impulsion stratégique fondamentale de la campagne d’attentats à la voiture piégée montée par les adeptes d’Al-Qaïda organisés ou inspirés par Zarqaoui (qui périt dans une attaque aérienne américaine en juin 2006) est la promotion de la guerre civile entre musulmans, pas l’intensification de la résistance à l’impérialisme.

S’il est vrai que les extrémistes sunnites se sont ralliés à la stratégie de Zarqaoui et de ses successeurs, on voit mal quels bénéfices pourrait tirer la communauté sunnite dans son ensemble de la destruction de la précaire unité de la nation irakienne, une unité qu’elle a elle-même fortement contribué à forger. Même Al-Qaïda semble avoir reculé face à la violence sectaire de ses anciens alliés : en juillet 2005, Al-Zawahiri aurait écrit une lettre à Zarqaoui lui demandant « pourquoi ces attaques contre les civils chiites ordinaires ? ». « Du point de vue de Ben Laden, soutient Lawrence Wright, les forces de Zarqaoui sont en train de mener les sunnites irakiens tout droit en enfer, et il [Ben Laden] ne sait pas quoi fairenote. » On peut aussi se demander s’il n’existe pas d’autres forces obscures, dont certains services secrets, ayant intérêt à fomenter un véritable Armageddon entre chiites et sunnites. Quoi qu’il en soit, il semblerait que l’effondrement de l’hégémonie sunnite ait déclenché un ouragan de furie incontrôlable qui va même bien au-delà des souhaits d’Al-Qaïda. Après tout, la théorie de l’action rationnelle ne s’applique pas toujours à la réalité historique : il suffit de penser au sabordage sanglant de l’OAS en Algérie en 1962. En tout cas, en 2006, l’obsession de détruire l’« ennemi intérieur » qui anime les actions de Zarqaoui a fini par engendrer une réaction symétrique déchaînée du côté des chiites.

En février, après la destruction du sanctuaire Al-Askariya de Samara, dit la « mosquée d’Or », par un commando se réclamant d’Al-Qaïda et dirigé par Haitham Al-Badri, des dizaines de mosquées sunnites furent attaquées et des centaines de sunnites arrachés à leurs foyers, à leurs lieux de travail et même à leurs cellules de prison pour être sauvagement assassinés, parfois après d’horribles tortures. À Bagdad, où quarante-sept ouvriers d’usine sunnites tombèrent dans une embuscade et furent massacrés aussitôt après l’attentat de Samara, la situation était presque insurrectionnelle et le gouvernement fut obligé de décréter pour la première fois un couvre-feu en plein jour, tandis que les troupes américaines – à qui l’on reprochait de n’avoir pas su protéger le sanctuaire chiite – se retranchaient dans leurs cantonnements par mesure de sûreténote.

Tableau 8. la spirale de la guerre civilenoteVictimes mortelles du conflit confessionnel en Irak

   date total par jour
mai 2003            422 14
décembre 2003            412 13
mai 2004            688 22
décembre 2004            839 27
février 2005            992 35
(attentat de Samara : 22 février)
janvier 2006            1 778 59
mars 2006            2 378 79
juin 2006            3 149 105
juillet 2006            3 590 120
août 2006            3 009 97

Malgré les manifestaions œcuméniques et les appels conjoints à l’unité entre chiites et sunnites, la violence confessionnelle augmenta de façon presque exponentielle pendant toute la durée du printemps. Les miliciens chiites, souvent en uniforme de policiers, harcelaient les sunnites dans les quartiers mixtes tandis que les partisans de Saddam et les djihadis multipliaient les attaques à la voiture piégée contre les mosquées et les quartiers chiites. La spirale de la vengeance était implacable.

Début juin, par exemple, suite au meurtre d’un imam sunnite à Bassorah, l’explosion d’une voiture piégée conduite par un kamikaze dévasta un marché, faisant au moins vingt-sept morts. Un mois plus tard, alors que le bilan de juin était de trois mille cent quarante-neuf victimes civiles, une mosquée chiite était détruite par une attaque à la voiture piégée dans le secteur de Jihad, un quartier pauvre mais biconfessionnel de Bagdad ; dans les heures qui suivirent, la police découvrit des dizaines de cadavres de sunnites. Les miliciens sunnites massacrèrent alors quarante-deux personnes dans la ville chiite de Mahmoudiya, déclenchant aussitôt des représailles à Bagdad sous la forme d’une trentaine de cadavres sunnites atrocement torturés. À son tour, la riposte ne se fit pas attendre : une attaque suicide à la voiture piégée dans la ville sainte de Koufa, place forte du mouvement de Mouqtada Al-Sadr, eut pour victimes un groupe de pèlerins iraniens et amena l’ex-Premier ministre Iyad Allaoui (lui-même accusé d’avoir organisé des attentats à la voiture piégée dans les années 1990) à déclarer au Sunday Times qu’« à l’heure où je vous parle, nous en sommes pratiquement à la première phase d’une guerre civilenote ».

Ce qui fut confirmé le 18 juillet, au centre de Koufa, quand le conducteur d’un minibus aborda un dense groupe de journaliers aux abords du sanctuaire chiite. Comme il les invitait à s’approcher, les pauvres manœuvres en quête d’ouvrage se pressèrent autour de son véhicule. Ils furent au moins cinquante-trois à périr dans l’explosion qui suivit. Quand la police arriva sur place, elle fut lapidée par la foule qui exigeait que l’armée du Mahdi (la milice d’Al-Sadr) soit autorisée à assumer la responsabilité de la sécurité de la population chiitenote. Pendant ce temps, et alors que les politiciens chiites et sunnites impuissants se querellaient à l’abri de la Zone verte, la guerre civile non déclarée redoublait d’intensité avec les attaques à la voiture piégée de marchés à ciel ouvert de Sadr City, à Bagdad (quarante-deux morts), et de Kirkouk (vingt et un morts). En guise de représailles, des dizaines de cadavres sunnites défigurés par des tortionnaires armés de tronçonneuses Black & Decker firent leur apparition dans les allées et les caniveaux. Peu après, l’explosion d’une voiture piégée dévasta une rue marchande du quartier chiite de classe moyenne de Karada, à Bagdad, faisant trente-deux morts et transformant « plusieurs édifices en monceaux de gravats, de poussière et de poutres de métal torduesnote ».

La vague de violence de juillet accéléra la transformation de la capitale irakienne en un archipel médiéval de quartiers chiites et sunnites en guerre les uns contre les autres. Les habitants de Bagdad, en particulier ceux qui étaient trop pauvres pour émigrer, s’en remettaient de plus en plus aux milices confessionnelles locales et à la culture de la vendetta plutôt qu’aux fausses promesses de sécurité du gouvernement du Premier ministre Nouri Al-Maliki – déchiré par des querelles intestines – et de ses mentors américains. De fait, la responsabilité des ravages produits par les attentats était attribuée tout autant à l’impéritie des occupants qu’à leurs auteurs directs. En particulier, les chiites des quartiers est de Bagdad critiquaient amèrement les troupes américaines qui démantelaient systématiquement les barrages et les postes de contrôle installés par l’armée du Mahdi pour protéger les souks et les mosquées des voitures piégées. « Quand les Américains arrivent et démontent les postes de contrôle, se lamentait un habitant de Sadr City après l’attentat du 23 juillet, eh bien, c’est juste dans ces moments-là que les kamikazes attaquent, comme aujourd’hui, par exemple. Je soutiens l’armée du Mahdi parce qu’ils nous connaissent et que nous les connaissons. Leurs postes de contrôle nous protègent. Ils connaissent toutes les familles, ils savent qui travaille où. Il est clair que les Américains ne veulent pas nous protéger. Ils ont eu trois ans pour le fairenote. »


22. LES PORTES DE L’ENFER
« Quatre siècles après Galilée, une science du désordre s’impose à côté d’une science de l’ordre. »
Daniel Bensaïdnote.

Toute histoire d’une technologie donnée court le risque de l’autisme et de l’exagération. Il est trop facile de croire que le monde moderne n’est que l’addition de ses inventions et de leurs conséquences sociales automatiques : la machine à vapeur engendre le socialisme, les voyages en train le tourisme, la radio les dictateurs, les ordinateurs les « nerds », et ainsi de suite. Mais comme Marx nous avait prévenus il y a déjà longtemps, l’avenir d’une innovation dépend de l’existence de structures sociales (ou de « rapports de production ») capables de développer son potentiel et de tirer profit de ses performances. Les Grecs d’Alexandrie, par exemple, s’amusaient avec des jouets propulsés à la vapeur, mais à une époque ou la main-d’œuvre servile était abondante, ils n’avaient nul besoin d’une technologie économisant le travail humain. De la même façon, la voiture piégée en tant qu’arme terroriste existait en puissance pratiquement plus d’une génération avant que le groupe Stern s’en serve pour semer la haine en Palestine ; son évolution ultérieure pendant la guerre froide, tout comme l’essor du « terrorisme » en général, fut en partie freinée par l’autorité des superpuissances et leurs réseaux d’alliances. Mais, après Beyrouth et Kaboul, et entre autres grâce à Bill Casey et à ses collaborateurs pakistanais, elle a proliféré dans le monde entier comme une mauvaise herbe, prenant racine dans les milliers de fissures créées par les conflits ethniques et religieux que, paradoxalement, la mondialisation a mis au jour. Elle fleurit également dans les territoires sinistrés par une inégalité extrême, à la périphérie des villes pauvres, et même dans les recoins désespérés du Middle-West américain.

Une fois ouverte la boîte de Pandore, y aura-t-il jamais moyen de la refermer ? Le Pentagone a lancé un programme de lutte antiterroriste spécialisé, une espèce de Manhattan Project de la prévention des attentats artisanaux, voitures piégées incluses. Pompeusement baptisée « Joint Improvised Explosive Device Defeat Task Force » (équipe spéciale conjointe chargée de combattre les engins explosifs improvisés), cette initiative a d’abord commencé comme un groupe de travail ad hoc d’une douzaine de personnes en octobre 2003. Et puis, au fur et à mesure que lesdits engins explosifs improvisés (EEI) décimaient les Humvees américains sur les routes irakiennes pendant l’hiver et le printemps 2004, elle est devenue un des projets vitaux et prioritaires du Pentagone. Jusque-là, non seulement les stratèges américains étaient restés aveugles à l’expansion de l’usage des EEI, mais ils n’avaient pas su prévoir l’ingéniosité des insurgés, qui ne se sont pas laissés surprendre par les innovations défensives des troupes d’occupation. Ainsi, par exemple, chaque fois que les Américains renforçaient le blindage de leurs véhicules, les rebelles augmentaient la puissance et la capacité de destruction de leurs charges. Pour éviter d’être détectés, ils remplaçaient aussi leurs détonateurs bricolés à partir de téléphones portables par des appareils couplés à des télécommandes de porte automatique de garage. (Comme l’expliquait un colonel du corps des ingénieurs de l’armée aux participants d’un séminaire sur les EEI en 2005 : « Les types qui fabriquent ces engins sont très intelligents. Ce sont des hommes à abattre, mais ils sont très intelligentsnote. ») Malgré une frénésie de mesures défensives, le nombre des attaques à l’EEI et à la voiture piégée a presque doublé entre 2004 et 2005, passant de 5 607 à 10 593 ; même chose pour le premier semestre 2006, avec une augmentation de 30 %note.

Face à cette escalade, le Pentagone investit des sommes de plus en plus importantes dans la recherche sur les EEI. À l’été 2006, le budget de la Task Force anti-EEI, désormais dirigée par le général quatre étoiles en retraite Montgomery Meigs, atteignait officiellement 3,5 milliards de dollars, même si « d’après des responsables haut placés, elle dispose en fait d’un véritable chèque en blanc ». Mobilisant l’expertise de centaines d’ingénieurs militaires, de spécialistes en recherche médico-légale, de physiciens et de professionnels du renseignement, tous du plus haut niveau, la Task Force finance également – d’après le New York Times – « une centaine de projets de recherche technologique » confiés à près de quatre-vingts sous-traitants du secteur privé afin de combattre « le nombre croissant de bombes artisanales de plus en plus puissantes et sophistiquées, qui sont la cause numéro un des pertes américaines en Iraknote ». Globalement, d’après l’Associated Press, « de 2004 à 2006, 6,1 milliards de dollars ont été dépensés à cette fin, soit un effort comparable au coût des installations du Manhattan Project, qui ont produit le plutonium nécessaire aux bombes atomiques de la Seconde Guerre mondialenote ». L’OTAN, dont les troupes sont aujourd’hui une cible fréquente des EEI et des attaques suicide à la voiture piégée au sud de l’Afghanistan – sans parler des attentats dans les capitales des membres européens de l’alliance – est également en train de monter une initiative parallèle et a récemment nommé un coordinateur en matière de technologie antiterroriste chargé de superviser le développement de « technologies de pointe visant à détecter, contrer et pourchasser les terroristesnote ».

Reste à savoir si ces ambitieuses initiatives technologiques déboucheront sur d’authentiques solutions à toute épreuve ou sur de simples palliatifs, qui ne tarderont pas à être eux-mêmes déjoués par les innovations des insurgés. (Au moment où j’écris ces lignes, le Hezbollah est de nouveau en train de réinventer les règles de la guerre au Moyen-Orient en ayant recours à des lance-roquettes Katiouchas, des EEI et des lance-missiles antichars sophistiqués portés à l’épaule contre les véhicules blindés israéliens, le tout avec un succès sans précédent.) La tâche de protéger des patrouilles militaires contre les EEI cachés, les passagers aériens contre les détournements d’avion et les systèmes de transport public contre les valises piégées est particulièrement ardue, mais elle pâlit à côté du défi extraordinaire que représente la défense de métropoles de plus en plus étendues, qu’elles soient riches ou pauvres, contre les attentats à la voiture piégée.

En août 2004, après une alerte fédérale qui avait entraîné la fermeture d’une série de routes, de ponts et d’agences bancaires à Washington et à New York (suite à la rumeur d’une attaque imminente au camion piégé contre une importante institution financière), le Washington Post enquêta auprès de divers experts sur le niveau de préparation des États-Unis face à des menaces de ce genre. L’information recueillie par les journalistes Spencer Hsu et Sari Horwitz nous apprend que pas moins de deux millions six cent mille poids lourds et quatre-vingt-dix millions de véhicules de type camionnette ou minibus circulent sur les routes du pays, et qu’on vend chaque jour aux États-Unis cinq millions de tonnes d’engrais au nitrate d’ammonium sans aucun système national d’identification ou de suivi de ces transactions. Bien que Washington ait dépensé plus d’un milliard de dollars à renforcer la sécurité des édifices publics et des ambassades à l’aide de barrières et d’obstacles de béton, il est plus que probable que ces efforts ne feront qu’orienter les terroristes vers des cibles plus vulnérables. Les journalistes du Post ont également constaté que « les camions piégés étaient fort loin d’être en tête de la liste » des priorités de l’administration Bush, qui a initialement concentré ses investissements dans le domaine de la sécurité aérienne et du bioterrorisme. En réalité, « onze ans après que des extrémistes musulmans ont eu recours à une camionnette bourrée d’explosifs pour attaquer le World Trade Center et près de trois ans après le 11 septembre 2001, de hauts fonctionnaires du gouvernement fédéral avouent que le pays est pratiquement sans défense contre un terroriste dévalant la rue au volant d’un camion piégénote ».

Il est vrai que, depuis ce reportage du Washington Post, le gouvernement a augmenté le budget de la recherche de pointe en matière de détection de véhicules piégés et de protection des édifices contre leur explosion – même si ledit budget ne représente toujours qu’une maigre fraction des sommes consacrées aux EEI. Malheureusement, les technologies en cours de développement, telles que les bras automatiques de robots utilisant des neutrons « rapides » pour scanner les carrosseries, ou bien les techniques de construction de parois à l’aide d’un alliage de béton armé et de vanadium, ne sont guère applicables que dans la protection des édifices publics, des postes de frontière internationaux et des « anneaux d’acier » qui protègent les districts réservés comme la Zone verte de Bagdad, ceinturée de postes de sécurité où les véhicules sont stoppés et inspectésnote. D’après les experts des laboratoires Sandia, les systèmes hypersensibles de « détection à distance » capables de « flairer » le nitrate d’ammonium ou les molécules de TNT à plusieurs dizaines de mètres ne seront pas au point « avant une dizaine d’années »note. Même si les journalistes scientifiques fantasment sur « le déploiement de vastes réseaux urbains de senseurs électroniques et d’imagerie numérique », de tels systèmes orwelliens, en supposant qu’ils voient le jour, seront probablement beaucoup trop coûteux pour être d’un usage courant, surtout dans les pays pauvresnote.

En d’autres termes, la « solution technologique » à la menace des voitures piégées ne s’appliquera qu’à certaines zones résidentielles privilégiées, aux grands nœuds de communication et aux centres de pouvoir. Pour l’essentiel, les portiques de détection d’explosifs et les systèmes d’inspection automatisés resteront des biens de luxe. Les senseurs électroniques actuellement développés à destination des portes de garage ou des postes de contrôle militaires, par exemple, coûteront au moins 165 000 dollars et leur portée sera seulement de quelques mètresnote. Les périmètres de sécurité protégés par des obstacles de béton et des barrières entravant la circulation peuvent passer pour une option plus accessible et moins coûteuse mais, d’après le superintendant de la police de la municipalité de Londres, Tony Hillier (une autorité mondiale en la matière), pour se protéger efficacement contre des véhicules piégés de grande taille, « la profondeur minimum requise est de plus de 400 mètres, soit plus que la longueur de quatre terrains de football. Et une explosion peut provoquer des blessures et des dommages même au-delà de cette distance, ce qui veut dire que tout le monde doit être sur ses gardes à proximité du périmètre. Dans n’importe quel centre-ville, un système de protection calculé à cette échelle poserait d’énormes difficultésnote ».

Le caractère presque insurmontable du problème du point de vue des grandes masses urbaines est cruellement illustré par la spectaculaire mobilisation sécuritaire mise en œuvre à Bagdad, laquelle a largement échoué à protéger la ville contre les attentats à la voiture piégée et les massacres collectifs. D’après le New York Times, en juillet 2006, il y avait dans la capitale irakienne environ six mille postes de contrôle gardés par 51 000 soldats et policiers ! Ce qui n’empêchait nullement les auteurs d’attentats de faire exploser leurs véhicules homicides à un rythme presque quotidiennote. Si la Zone verte réussissait effectivement à échapper aux kamikazes au volant de voitures américaines volées, ces derniers n’avaient aucun problème pour trouver des cibles dans les quartiers et les banlieues chiites déshérités. Et quand, au mois d’août, l’arrivée de nombreux renforts américains permit de réduire provisoirement le carnage, les djihadis se contentèrent de viser des villes moins protégées, comme Kirkouk, avec son mélange explosif de sunnites, de Kurdes et de Turkmènes. Quant à Bagdad même, les terroristes contournèrent les barrages routiers et les interdictions de circulation en ayant recours à des bicyclettes piégées, comme à Saigon en 1952.

Quand les porte-parole de l’état-major américain annoncèrent en août 2006 une réduction spectaculaire du nombre des homicides, leurs chiffres furent aussitôt démentis par les statistiques de la morgue de Bagdad, qui était pleine de centaines de cadavres anonymes victimes d’atroces tortures. En outre, la violence confessionnelle connut un nouvel essor tragique en septembre avec les attentats à la voiture piégée de l’est de Bagdad, eux-mêmes aussitôt vengés par des meurtres de sunnites. (Pendant ce temps, à Kirkouk, les djihadis orchestraient cinq attaques suicide en quelques minutes, signe macabre que les « martyrs » au volant étaient de retour en force.) Dans un geste désespéré, le Pentagone annonça que les troupes américaines et irakiennes allaient essayer de séparer hermétiquement Bagdad du reste du pays grâce à « un anneau de postes de contrôle renforcés, de remparts, de tranchées, de barrières et de clôtures ». « L’ennemi change de tactique, expliqua ultérieurement Bush lors d’une conférence de presse, et nous nous adaptons. L’ennemi se déplace et nous aiderons les Irakiens à se déplacer. C’est pourquoi ils construisent des fortifications autour de la ville pour empêcher le passage d’individus transportant des explosifs… Ils ont une stratégie de construction et d’endiguement parfaitement clairenote. »

Le prototype manifeste de cette stratégie est Fallujah qui, depuis sa reconquête par les marines en novembre 2004, s’est transformée en une gigantesque prison urbaine sur le modèle de Gaza sous l’occupation israélienne. « Les troupes américaines, explique le New York Times, gèrent la ville comme un mini-État policier. Les personnes qui veulent entrer doivent montrer leurs documents d’identité à plusieurs postes de contrôlenote. » Mais Bagdad est beaucoup plus grand que Fallujah, et les critiques de l’administration Bush ont aussitôt dénoncé la folie de vouloir construire une espèce de rempart ou de douve antiterroriste sur un périmètre urbain de près de 100 kilomètres. En outre, contrairement à ceux de Fallujah, les habitants de la capitale ne sont pas tenus de posséder une carte d’identité, réquisit de base de tout système de postes de contrôle efficace. Autrement dit, l’anneau censé protéger Bagdad a plus à voir avec une tentative de réanimer la piètre campagne de relations publiques des troupes d’occupation qu’avec un plan de combat contre un « terrorisme » désormais profondément et sinistrement enraciné dans les quartiers de la ville.

En réalité, pour des métropoles aussi énormes que Bagdad, Londres ou Los Angeles, avec leur océan d’automobiles, de camions et de bus et leurs milliers d’institutions et d’infrastructures potentiellement vulnérables, il n’y aura jamais de garantie de sécurité universelle. Tout comme les trafiquants de drogue, les détaillants en voitures piégées trouveront toujours un endroit où faire leurs petites affaires. Quand le romancier Martin Amis s’inquiète de l’éventualité qu’à l’avenir « prendre l’autobus puisse être aussi dangereux que voyager sur El Al », il se trompe d’analogie : les mesures de sécurité prises par El Al atteignent un niveau de professionnalisme qui reste tout à fait inaccessible à la plupart des municipalités du monde, victimes de la disette budgétaire et d’une croissance urbaine incontrôlablenote. L’énorme majorité d’entre nous continuera à vivre dans la « Zone rouge », cible de choix des Fiat piégées et des camionnettes Ryder homicides. Comme le souligne Rhiannon Talbot à l’occasion d’une réflexion sur l’attentat de Bishopsgate perpétré par l’IRA : « Peu importe combien de policiers sont mobilisés ou recrutés, nous ne pouvons pas surveiller tous les édifices ayant une quelconque importance dans ce pays, ni protéger toutes les rues où l’explosion d’une bombe qui pourrait faire des centaines de victimesnote. » Reste à faire pénétrer ce type de sens commun dans le crâne obtus des politiciens et des fonctionnaires de police fascinés par l’idée utopique qu’on puisse « vaincre les terroristes » à coups de surveillance panoptique, de détection ionique, de barrages routiers et, comme il se doit, de suspension permanente des libertés publiques.

Le journaliste irlandais Tim Pat Coogan rapporte à ce sujet une conversation très révélatrice. En 1996, les participants à une série de réunions secrètes entre responsables de sécurité britanniques et irlandais soulevèrent la question de savoir si le cessez-le-feu décrété par l’IRA était « authentique » et si le processus de paix était susceptible de progresser sans un « démantèlement » intégral de l’arsenal des républicains. La question de l’arsenal de l’IRA était devenue une véritable obsession des politiciens loyalistes et britanniques ; or, comme le signale Coogan, « ce n’est pas un porte-parole des autorités de Dublin qui se chargea de la démystifier, comme on aurait pu s’y attendre, mais un officier du Royal Ulster Constabulary (RUC) » qui offrit à cette occasion une analyse remarquable du rôle des voitures piégées dans le conflit irlandais.

Ce n’est pas une question militaire, c’est une question politique. Sur toute la durée du conflit, l’essentiel des dommages et des victimes n’a pas été provoqué par des armes à feu, des mortiers artisanaux ou même des charges de Semtex, mais par des explosifs fabriqués à partir de fertilisants. Voilà qui est à la portée de n’importe quel individu ayant quelques connaissances scolaires élémentaires de chimie. Deux hommes armés de simples pelles à charbon peuvent fabriquer une bombe de 500 kilos dans une étable de Fermanagh, et si pour une raison ou une autre l’opération doit être suspendue, ils peuvent fort bien la « démanteler », tout ça en moins de douze heures. Mais on ne peut pas « démanteler » des arsenaux de pelles à charbon. Ce sont les esprits qu’il faut désarmernote.

En l’absence de réformes socio-économiques ou de concessions politiques susceptibles de promouvoir le « désarmement des esprits » (et tout semble indiquer que ces réformes et ces concessions n’auront pas lieu), la voiture piégée a probablement un avenir prometteur. Les attentats récents contre des infrastructures pétrolières vitales dans le delta du Niger et en Arabie saoudite laissent prévoir une offensive globale contre une industrie du pétrole éminemment vulnérable. De même, l’arrestation au Canada pendant l’été 2006 d’un groupe qui stockait des tonnes d’ammonitrate en vue d’un gigantesque attentat au camion piégé nous rappelle qu’aucun pays n’est à l’abrinote. La cinquantaine d’attaques suicide à la voiture piégée qu’a connues l’Afghanistan pendant les premiers dix mois de l’année 2006 démontre que, dans les madrasas de la région (probablement sur le territoire du Pakistan voisin), des cohortes de futurs moudjahiddines ont adopté – et adapté – le slogan de Che Guevara : « Créer un, deux, trois, plusieurs Iraknote ! » En outre, dans tous les camps, c’est la loi du talion qui prévaut désormais : pour chaque missile guidé par laser qui détruit un appartement au sud de Beyrouth ou une masure de terre battue à Kandahar, un kamikaze au volant d’un camion piégé se prépare à semer la terreur au cœur de Tel-Aviv, voire au centre de Los Angeles. Les héritiers du chariot de Buda sont devenus les nouveaux cavaliers d’une apocalypse motorisée.

© Mike Davis, 2007.© Pour la traduction française, Éditions La Découverte, Paris, 2007.Zones est un label des Éditions La Découverte