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Mona Chollet

est journaliste et essayiste. Elle a notamment publié Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique et Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (Zones, respectivement 2018, 2015 et 2012).

ZONES

Le label « Zones » est dirigé par Grégoire Chamayou.

Mona Chollet

Réinventer l’amour.

Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles


2021

REMERCIEMENTS

Je remercie tout particulièrement mon amie Chenda Khun (l’autrice de bande dessinée Aurélia Aurita), qui m’a fait profiter, à travers nos multiples discussions, de ses propres lectures, observations et réflexions sur le sujet de l’amour hétérosexuel, et qui a été ma première lectrice.

Merci pour le soutien, les conversations, les encouragements et/ou les suggestions à Akram Belkaïd, Denise Chollet, Simon Chollet, Irina Cotseli, Ludmila Dallon Koechlin, Khadija Delaval, Constance Frei, Jean-François Hugel, Daria Michel Scotti, Naïri Nahapétian, Isabelle Olivier, Serge Rezvani, Elisa Rojas et Victoire Tuaillon.

Merci pour leurs précieuses lectures et remarques à Meryem Belkaïd, Katia Berger, Johanna Bourgault, Dominique Brancher, Sébastien Fontenelle, Frédéric Le Van, Thomas Lemahieu, Anne-Marie Lugan Dardigna, Joyce A. Nashawati et Sylvie Tissot.

Merci à Laurent Sciamma, qui a bien voulu me confier le texte de son (formidable) spectacle Bonhomme.

Merci à mon directeur, Serge Halimi, et à mon rédacteur en chef, Benoît Bréville, qui m’ont accordé un congé sabbatique pour travailler à ce livre.

Merci enfin à mon éditeur, Grégoire Chamayou, ainsi qu’à mon agente, Ariane Geffard, et à toute l’équipe des éditions La Découverte, en particulier Stéphanie Chevrier, Thomas Deltombe, Pascale Iltis, Marieke Joly, Delphine Ribouchon et Caroline Robert.

L’ILLUSION DE L’OASIS.
INTRODUCTION

Dès que j’ai eu mon premier smartphone, j’ai choisi d’afficher cette image sur l’écran de veille, et je n’en ai jamais changé depuis. C’est une miniature indienne de 1830 qui s’intitule Une femme arrive chez son amant durant un orage1. Les couleurs sont splendides : le rouge orangé de son sari à elle, qu’elle tient à deux mains, l’écartant légèrement de sa tête tandis qu’elle court à travers le jardin, douchée par l’averse ; le blanc rosé de sa tenue à lui, qui lui fait signe, posté sur un balcon couvert au premier étage de la maison ; le vert pâle de l’herbe, d’un arbre penché par le vent, des collines qui ondulent en arrière-plan ; le noir d’un nuage furieux, strié d’éclairs, qui roule dans le ciel au-dessus d’eux… L’amante est saisie à cet instant délicieux où elle se fait encore malmener par les éléments, mais où elle touche déjà au but. Bientôt, elle sera à l’abri. Elle pourra non seulement ôter sa robe mouillée, se sécher, se réchauffer, humer les parfums d’une chambre, mais aussi retrouver un homme qu’elle désire, le serrer dans ses bras, rouler sur un lit avec lui. J’imagine sa course, la fraîcheur des gouttes d’eau sur son visage et ses bras, et les battements accélérés de son cœur accordés au crépitement de la pluie.

À force d’avoir chaque jour cette scène sous les yeux, je ne pense plus beaucoup à son sens, mais elle m’accompagne, comme un écran de veille est censé le faire. Elle me rappelle l’existence de l’amour ou, à défaut, sa possibilité. L’amour me donne le sentiment d’augmenter un grand coup la flamme sous le chaudron de la vie, au point de la dilater, de la densifier, un peu comme le fait l’écriture. Comme l’écriture, il m’aide à faire corps avec le monde. « Le bonheur amoureux, écrit Alain Badiou, est la preuve que le temps peut accueillir l’éternité2. » Et Annie Ernaux résume en ces termes, à la fin de Passion simple, sa liaison avec celui qu’elle appelle « A. » : « Grâce à lui, je me suis approchée de la limite qui me sépare de l’autre, au point d’imaginer parfois la franchir. J’ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps3. »

Tous les jours, en dehors des moments passés avec nos proches, nous devons, dans notre vie sociale et professionnelle, frayer avec des gens qui peuvent nous inspirer autant de la sympathie que de l’indifférence, de l’ennui, de l’irritation, voire de la détestation. Nous nous résignons à ces contraintes et à la superficialité, à la solitude qu’elles impliquent. Mais, de temps en temps, il se produit ce phénomène stupéfiant : soudain, en général au moment où nous nous y attendons le moins, où nous baissons notre garde, par un accès de générosité gratuite du destin, face à quelqu’un que nous connaissons depuis quelques secondes ou quelques jours (ou même quelques années, parfois), un voile se décroche dans un chuintement discret, annonçant la chute prochaine et dès lors inéluctable des vêtements sur le sol. Nos yeux se dessillent. Nous comprenons qui est cette personne, de même qu’elle comprend qui nous sommes, et elle nous émerveille. Elle nous paraît trop belle pour être vraie. Un cadeau nous tombe au creux des mains : une complicité enivrante, une intimité immédiate et follement bienveillante avec quelqu’un qui peut nous être totalement inconnu. Ce big-bang engendre une énergie qui pourrait nous faire faire trois fois le tour de la Terre. Il y a là quelque chose des bottes de sept lieues, ou de ces coups de dés qui, dans le jeu de l’oie de mon enfance, autorisaient un raccourci spectaculaire vers le sommet, tandis que les autres joueurs continuaient à progresser laborieusement de case en case.

En faisant s’entremêler deux existences, l’amour met en commun la sagesse accumulée, les histoires, les ressources, les héritages, les manières de profiter de la vie, les amis, les pays. Il démultiplie les connexions, les possibilités. Dans notre identité, il ouvre des portes dont nous ne soupçonnions même pas la présence. Il dépose à nos pieds la possibilité d’une nouvelle vie. Je pense à ce jour de printemps, à Cannes, il y a plus de trente ans, où mon amie K. a invité le jeune homme brun qui, depuis des jours, lui jetait des regards langoureux de loin à la rejoindre à une terrasse de café. Ils étaient tous les deux accrédités au festival en tant que critiques de cinéma (oui, difficile de faire plus classe comme lieu de rencontre). Ils ont commencé à converser en anglais, et j’ignore si elle s’est doutée du monde qui s’ouvrait pour elle à l’instant où elle lui a demandé d’où il venait et où il a répondu : « De Grèce. » Un pays où elle n’avait jamais mis les pieds, auquel elle ne s’était jamais particulièrement intéressée, mais qu’elle allait bientôt découvrir et adorer ; un pays où elle allait vivre durant sept ans, dont elle allait s’incorporer la langue et où, même après leur divorce, elle continuerait de retourner chaque année, avant d’y acheter une maison. Un pays auquel elle allait offrir une citoyenne supplémentaire en la personne de leur fille, qui, ce jour-là, frémissait dans son sommeil sur son petit nuage de virtualité, du fait que ses futurs parents partageaient une table de café pour la première fois.

Je ne peux imaginer de meilleure représentation de l’empreinte laissée par l’amour dans nos vies que l’événement qui s’est produit en 2010, le premier soir de la performance de Marina Abramović The Artist Is Present au Musée d’art moderne de New York. Le dispositif était le suivant : Abramović, vêtue d’une longue robe rouge vif, se tenait assise sur une chaise, face à une table et à une autre chaise vide, au milieu d’un grand espace dégagé. Les visiteurs défilaient, s’asseyaient quelques instants, soutenaient son regard en silence, puis laissaient la place au suivant. Sans qu’elle ait été prévenue, son ancien amant et partenaire de création, l’artiste Ulay, barbe grise, baskets et costume noir, est soudain venu s’installer en face d’elle. Quand elle a relevé la tête et l’a découvert, ses yeux se sont remplis de larmes qui ont ruisselé ensuite sur ses joues. Ils ne s’étaient pas revus depuis 1988, lorsqu’ils avaient parcouru chacun une moitié de la muraille de Chine pour se retrouver à mi-chemin et s’y dire adieu (au départ, ils avaient prévu de s’y marier, mais, le temps d’obtenir toutes les autorisations…). Tout passe dans leur échange silencieux ce soir-là à New York, dans leurs regards, leurs hochements de tête, leurs battements de paupières, leurs esquisses de sourires : la nostalgie, la tendresse, les regrets. Rompant le protocole de sa propre performance, Marina Abramović s’élance en avant et lui offre ses mains, qu’il prend, sur la table qui les sépare, tandis qu’autour d’eux le public éclate en applaudissements et en acclamations. Quelques années plus tard, Ulay a intenté à son ex-compagne un procès, qu’il a gagné, au sujet des droits d’une de leurs œuvres communes. Ils ont cependant eu le temps de se réconcilier avant sa mort à lui, survenue le 2 mars 2020.

Faire le grand saut

J’adorerais ne parler d’amour que comme cela, en ressassant à l’infini les plus belles histoires que je connais. Il existe une parenté étroite entre la pulsion amoureuse et la pulsion narrative, et je n’ai jamais pu résister à une bonne histoire. Tomber amoureux, c’est avoir la sensation de traverser la page ou l’écran, et voir à l’œuvre dans sa propre vie tous ces mécanismes et ces procédés hautement jouissifs qui, d’habitude, sortent du cerveau génial d’un bon écrivain ou d’un bon scénariste. De même, lorsque je referme un roman qui m’a tenue en haleine pendant des jours ou des semaines, ou lorsque j’arrive au bout d’une série que j’ai particulièrement savourée, après m’être débattue entre la tentation de dévaler les pages ou d’enchaîner les épisodes et celle de les économiser pour faire durer le plaisir, j’éprouve un sentiment proche, par certains aspects, de celui que procure une rupture amoureuse : la nostalgie, l’impression de quitter un univers enchanté, de déchoir d’une forme de privilège pour être rendue à un quotidien morne et sans intérêt, la sensation qu’un état de grâce se termine – un état de grâce qui, tant qu’il durait, interposait une couche protectrice entre moi et tout ce qu’il peut y avoir de dur et de blessant dans le monde et dans la vie.

J’adorerais pouvoir parler de l’amour comme d’une sphère à part, une oasis, un sanctuaire. Mais je bute de plus en plus sur un obstacle. Qu’il s’agisse de situations d’oppression révoltantes ou d’incompréhensions certes pas tragiques, mais terriblement frustrantes, tout un arc de situations diverses, observées dans la société, dans mon entourage ou dans ma propre vie, font grandir en moi l’envie de prendre à bras-le-corps le sujet de l’amour hétérosexuel. Durant mon adolescence, rien ne venait remettre en question la vision idyllique donnée par les films ou les romans, et je crois bien avoir nourri pendant assez longtemps l’illusion que les inégalités, la domination, la violence étaient absentes de nos vies sentimentales. Il y a eu quelque chose de très angoissant et déstabilisant à comprendre que nous pouvions les subir y compris à l’endroit où se concentrent certaines de nos aspirations les plus profondes, à l’endroit où nous sommes le plus vulnérables. Il est pour le moins perturbant de penser que, selon toute probabilité, parmi les quatre-vingt-dix-huit femmes tuées par leur compagnon ou ex-compagnon en 20204, certaines ont d’abord été intensément heureuses lorsqu’elles ont rencontré celui qui allait devenir leur persécuteur, puis leur meurtrier.

J’ai souvent entendu des femmes comparer leur découverte du féminisme au moment où, dans le film Matrix, Neo (Keanu Reeves) choisit la pilule rouge – celle de la lucidité, qui lui permet d’entrer dans la matrice – plutôt que la pilule bleue, qui lui assurerait une bienheureuse ignorance. S’agissant de l’amour, j’aurais volontiers continué à gober les pilules bleues comme des bonbons. Je panique un peu à l’idée de toucher à l’édifice de représentations et de croyances qui, depuis toujours, sert de support à l’une de mes pulsions vitales les plus essentielles. Mais il devient difficile d’ignorer les attaques qu’il subit. Je m’en rends compte lorsque je me plonge dans Défense de l’amour, l’essai de la journaliste américaine Cristina Nehring5. Son style flamboyant m’aimante dès les premières lignes, mais je comprends vite que je ne pourrai pas y adhérer sans réserve. L’autrice confirme mon sentiment de me trouver au pied du mur, d’être obligée de renoncer à mon « amour de l’amour » inconditionnel, car elle me tend un miroir en m’offrant le spectacle de sa propre obstination à vouloir préserver le sien tel quel. Elle encourage ses lecteurs à aimer avec courage, avec audace, avec combativité, en assumant le risque de l’échec – il peut y avoir plus de noblesse dans un échec que dans bien des réussites, affirme-t-elle à raison. « Sous sa forme la plus forte, la plus sauvage et la plus authentique, l’amour est un démon, écrit-elle. Il est une religion, une aventure à haut risque, un acte d’héroïsme. L’amour est l’extase et la blessure, la transcendance et le danger, l’altruisme et l’excès. Par bien des aspects, il est une folie divine – et il a été reconnu comme tel dès l’époque de Platon. » Quand elle retrace le destin d’amoureux célèbres, elle brille à la fois par son sens du récit et par les leçons qu’elle en tire, qu’il s’agisse de personnages que l’on connaît mal (la journaliste féministe Margaret Fuller, la poétesse Edna St. Vincent Millay…) ou de ceux qu’on croit connaître par cœur (Héloïse et Abélard, George Sand et Alfred de Musset, Frida Kahlo et Diego Rivera). Je lui pardonne même ses piques contre certaines figures féministes. Pourtant, mes doutes ne tardent pas à refaire surface.

Je suis d’abord séduite quand elle défend l’amour comme une sorte de lucidité suprême, comme un état rare qui nous permet de voir clair en quelqu’un, et non comme un aveuglement, une illusion, ainsi que le prétend le cliché. Mais, dans un second temps, s’impose à moi l’image d’une femme du nom de Mary Bain, que nous recroiserons au chapitre 2. Nous sommes en 1987 ; cette New-Yorkaise est tombée amoureuse du père d’une camarade d’école de sa fille, qui est accusé du meurtre de son épouse. Elle a tout quitté pour lui et, maintenant, en pleine nuit, il la poursuit dans la forêt qui entoure la maison où ils vivent ensemble. Elle le croyait innocent, mais elle est en train de comprendre qu’il a réellement tué sa femme. L’amour, voie d’accès à la lucidité suprême, vraiment ? Ne faudrait-il pas examiner d’un peu plus près les mécanismes qui, parfois, nous font tomber amoureuses ? « Nous pouvons être séduits par la thèse selon laquelle l’amour ne peut pas se tromper, parce que le langage du cœur serait le langage même de la liberté. Ce romantisme, cependant, pourrait bien être ce qui dissimule le mieux les relations de pouvoir », observe la chercheuse Wendy Langford6.

Enfin, je freine des quatre fers lorsque Cristina Nehring fait l’éloge du déséquilibre de pouvoir entre partenaires, bien plus propice à la tension érotique, affirme-t-elle, que l’égalité. Elle parle des « effets aphrodisiaques de l’inégalité », sans jamais envisager qu’ils puissent s’expliquer par le fait que nous avons appris à érotiser la domination masculine. Elle donne des exemples – tirés de la littérature – où les cartes sont sans cesse rebattues, où c’est tantôt l’homme, tantôt la femme qui a la haute main sur la relation, où l’amour confère de la puissance tantôt à l’un, tantôt à l’autre. La hiérarchie, dit-elle, devient alors une occasion « de taquiner, de provoquer, d’appâter et de flirter ». Sur le papier, c’est très beau, mais je pense aux innombrables exemples de ma connaissance dans lesquels la hiérarchie n’a servi qu’à écraser des femmes qui s’étaient crues libres et consentantes. Évoquant le fait – attesté par bien des enquêtes – que la plupart des hommes ne veulent pas de compagnes qui réussissent mieux qu’eux, Nehring refuse cette idée : « Ils ne veulent pas des compagnes qui réussissent exactement comme eux, prétend-elle. Ils préfèrent – comme les femmes – quelqu’un qui se situe soit au-dessous, soit au-dessus d’eux. C’est l’horizontalité qui est ennuyeuse7. » Même aveuglement quand elle explique l’attirance de certaines femmes pour des hommes « difficiles » par le fait que « les filles aiment le défi ». Elle estime que de tels choix amoureux traduisent « de la force et des ressources, plutôt que de l’insécurité et des blessures psychologiques ». Cette hypothèse, malheureusement, ne résiste pas à l’analyse, même la plus rapide.

Le déni ne nous sauvera pas. Alors, autant faire le grand saut, affronter les questions qui surgissent et démonter l’édifice dans l’espoir d’en reconstruire un autre, plus beau et plus solide. Déjà, les premières lectures que je fais pour nourrir ce livre produisent une sorte de dégrisement violent qui me laisse à la fois soulagée – dans la mesure où il enraye certaines logiques néfastes – et un peu triste, parce que l’intensité me manque. Si je devais fixer un but à l’écriture, ce serait qu’elle me permette de retrouver l’élan amoureux, mais sur d’autres bases. Mon objectif n’est pas d’éviter la souffrance à tout prix : l’amour est toujours un risque à courir, le paradis et l’enfer s’y côtoient ; mais je crois que, quand on est une femme, il y a souffrir et souffrir.

Au moment où je commence ce livre, début 2020, j’ai l’impression de voir les interrogations cheminer à la fois dans la tête d’autres femmes et dans la mienne. À partir de l’automne 2017, en révélant, pour la première fois à cette échelle, l’ampleur des violences sexuelles, le mouvement #MeToo a produit un effet domino qui, dans une fascinante manifestation d’intelligence collective, étend peu à peu sa logique de remise en question à tous les aspects des relations entre les femmes et les hommes. On parle de consentement, de charge mentale (le poids de la logistique familiale, qui repose le plus souvent sur les épaules des compagnes et des mères) ou encore de fossé orgasmique (le fait que les femmes jouissent moins que leur partenaire masculin lors d’un rapport sexuel). Et, peu à peu, on s’approche du cœur de la relation8.

Le sujet n’a rien d’aisé. Beaucoup restent persuadés que nos sentiments et nos attitudes dans ce domaine relèvent de choix individuels entièrement libres, « des goûts et des couleurs », et qu’ils échappent à tout conditionnement social ; comme si la culture n’était pas ce dont nous sommes pétris dès l’origine, ce qui nous façonne jusque dans ce que nous croyons avoir de plus profond, intime et personnel, mais un petit coup de vernis passé après coup sur une nature humaine qui pourrait exister indépendamment d’elle. « Nous sommes tous fabriqués, écrit Amandine Dhée. C’est seulement quand on l’a reconnu que l’on peut s’inventer un peu9. »

Tenter de décrire la façon dont nous sommes « fabriqués » peut faire craindre de tomber dans la caricature, dans les généralisations abusives. Chez moi, c’est l’autrice de bande dessinée Liv Strömquist qui a levé ces inhibitions, en s’attaquant au sujet sabre au clair, avec un mélange de férocité et d’humour10. Elle m’a persuadée qu’il valait la peine de braver le risque de colporter des clichés ; que, tout en gardant à l’esprit leurs limites et leurs exceptions, on pouvait tenter de dégager et d’analyser les grandes lois de l’amour hétérosexuel. Elle m’a montré le bien que cela pouvait faire de voir étalées sur la page des situations que l’on vivait auparavant dans la solitude et la confusion. Le huis clos amoureux est grisant quand tout se passe bien, mais il peut aussi nous fragiliser terriblement. Nous avons besoin d’un discours public qui rompe cet isolement.

La perversité de nos sociétés est de nous bombarder d’injonctions à l’hétérosexualité tout en éduquant et en socialisant méthodiquement les hommes et les femmes de façon qu’ils soient incapables de s’entendre. Ingénieux, n’est-ce pas ? Des partenaires qui se conforment à la lettre à leurs scripts de genre respectifs ont toutes les chances de se rendre très malheureux. Ces scripts produisent d’un côté une créature sentimentale et dépendante, aux demandes tyranniques, qui surinvestit la sphère affective et amoureuse, et de l’autre un escogriffe mutique et mal dégrossi, barricadé dans l’illusion d’une autonomie farouche, qui semble toujours se demander par quel dramatique manque de vigilance il a bien pu tomber dans ce traquenard. Même quand nous n’incarnons pas complètement ces rôles, nous pouvons en retrouver des éléments en nous-mêmes. Nous sommes au moins conscients de leur existence, et ils créent des interférences problématiques – en particulier le premier, qui fonctionne comme un repoussoir.

Des violences conjugales aux malentendus qui peuvent surgir entre deux personnes respectueuses l’une de l’autre, toutes les situations que je voudrais évoquer ne sont pas de la même gravité. Les unes menacent la santé physique et psychique des femmes, voire leur vie ; elles les vident de leur énergie vitale et de leur estime d’elles-mêmes, elles leur coupent les ailes. Les autres empêchent la compréhension et la confiance mutuelles ; elles nous privent des plaisirs d’une véritable complicité et compromettent la relation à plus ou moins long terme. Ce livre naît de mon propre sentiment de gâchis. Il naît d’un désir de dissoudre ces obstacles et de nous fournir à toutes et tous des billes pour nouer des relations plus épanouissantes.

L’amour et la colère

Il faut le préciser, parce que cela va forcément influer sur ma façon de traiter ce sujet : j’ai la chance d’arriver à la fin de la quarantaine en ayant conservé un rapport aux hommes plutôt serein. J’ai eu un père doux et bienveillant. J’ai un frère merveilleux. Je n’ai jamais vécu de relation amoureuse toxique. N’ayant jamais voulu d’enfant, je n’ai pas connu ce brusque déséquilibre dans le partage des tâches domestiques que provoque souvent une naissance. Je n’ai pas non plus traversé un de ces divorces ravageurs que je vois autour de moi. Je reste (ou plutôt, je suis redevenue) très proche de l’homme avec qui j’ai vécu pendant dix-huit ans, et je l’aime toujours profondément. J’ai eu une fois un employeur pénible, qui me coupait la parole pour s’extasier de ma beauté et bavassait au sujet de mon compagnon, qu’il avait croisé à une occasion ; mais je ne le voyais pas beaucoup, et j’ai pu claquer la porte avant que la situation devienne insupportable. Enfin, j’ai échappé aux deux principales tentatives d’agression dont je me souvienne. La nuit où, adolescente, rentrant chez moi à travers les rues désertes de Genève, j’ai cru entendre des pas derrière moi, j’ai poussé le verrou à peine entrée dans l’immeuble. J’ai vu le visage de l’homme qui me suivait s’encadrer dans la partie supérieure de la porte, qui était vitrée, tandis qu’il pesait de tout son poids pour essayer de l’ouvrir. Le soir où, à peu près à la même époque, en Valais, dans les montagnes suisses, trois types portant des masques de gorille (le carnaval venait de commencer), puant l’alcool par tous les pores de leur peau, ont fait irruption dans le chalet où je me trouvais avec mon frère et une amie du même âge, et où l’un d’eux s’est penché sur moi en me réclamant « un bisou », j’ai réussi à le repousser, à me ruer dans le couloir, lui sur mes talons, et à m’enfermer dans la salle de bains. Il a ensuite passé un temps qui m’a paru extrêmement long à secouer la porte en vociférant, tandis que j’étais recroquevillée sur le siège des toilettes et que ses deux acolytes dévalisaient la réserve de bouteilles du chalet. Ils ont fini par déguerpir parce que mon amie (nous étions chez elle) avait reconnu l’un d’eux à sa voix, grillant son anonymat. Trente ans plus tard, j’ai toujours un peu de mal à dormir dans une maison dont la porte n’est pas fermée à clé, et je déteste devoir, en tant que femme, avoir constamment ma sécurité à l’esprit, mais j’ai échappé au traumatisme. Je n’éprouve pas cette rage profonde, ô combien justifiée, qui habite beaucoup de victimes de viol, même si j’en suis solidaire de tout mon être.

Je suis surprise de la facilité avec laquelle la lucidité et l’idéalisme, la fureur et l’exaltation peuvent cohabiter en moi. Je sais bien, au fond, que c’est la même aspiration qui s’exprime dans tous les cas, sous des modalités différentes. Comme le dit la romancière Joumana Haddad, « j’ai deux sources d’énergie : la colère et l’amour. On pourrait croire qu’elles sont contradictoires, mais elles se complètent : je puise dans l’une ce que je ne trouve pas dans l’autre11 ». Il n’empêche que, dans mes livres, le plus souvent, seule la colère a droit de cité. Sans doute parce que, lorsque j’écris pour être publiée, je vais d’instinct vers la posture la plus valorisante, la plus assurée. Je savoure les boutades féministes bravaches par lesquelles je peux exorciser, par exemple, mon conditionnement à attendre un prince charmant, un sauveur. J’adore ce dessin d’Ellie Black dans le New Yorker sur lequel, lorsque le chevalier arrive pour sauver la princesse prisonnière du dragon, elle l’accueille les bras croisés, un air de défi sur le visage, aux côtés de l’animal qui lui annonce : « Elle ne veut pas te voir, mon gars. » Mais je sens aussi que la boutade ne suffit pas, ou plus.

Seulement, parler d’amour oblige à assumer sa vulnérabilité, ses désirs, ses faiblesses, ses doutes – sa sentimentalité, aussi, ce trait fâcheusement féminin que l’on apprend à mépriser et à censurer. « Nous n’avons pas pleinement abordé notre intense aspiration à l’amour, de peur que cet aveu ne compromette notre image de féministes puissantes et accomplies », constatait en 2002 l’autrice africaine-américaine bell hooks12. Elle concluait : « Nous pouvons parler de notre désir de pouvoir, mais pas de notre désir d’amour. Celui-là doit rester secret. Le formuler, ce serait se ranger du côté des faibles, des tendres13. » Récemment, comme je lui racontais qu’il m’arrivait de plus en plus souvent d’être reconnue dans la rue, mon amie I. a commenté : « Tu veux dire que tu ne peux plus être sûre de rester anonyme quand tu t’accroches au cou d’un homme en public ? » Avant d’ajouter avec malice : « Ou quand tu t’accroches à sa jambe en le suppliant de ne pas partir ? » J’ai pouffé en imaginant l’effet que produirait une telle scène après mes harangues farouches sur l’indépendance féminine dans Sorcières14. J’ai découvert peu après, grâce à Cristina Nehring, que la vie sentimentale tumultueuse de la philosophe anglaise Mary Wollstonecraft lui avait valu d’être reniée y compris par certaines de ses consœurs, embarrassées que l’autrice de Défense des droits de la femme (1792) ait tenté deux fois de se suicider à cause d’un homme (le même homme les deux fois : cette femme avait de la suite dans les idées). Nehring, elle, n’y voit aucune contradiction, bien au contraire, et je suis assez d’accord avec elle : la force des idées et celle des sentiments témoignent du même tempérament entier, passionné, de la même intrépidité15.

En lisant Tout sur l’amour, de bell hooks, je m’aperçois que, sans le savoir, j’ai commencé mon livre de la même manière qu’elle le sien : par la description d’un élément du quotidien qui équivaut à une proclamation de foi. Pour sa part, elle n’évoque pas une miniature indienne, mais une photographie qui orne le mur de sa cuisine, celle d’un graffiti devant lequel elle passait tous les jours à l’époque où elle enseignait à l’université Yale : « Même face aux plus grands obstacles, la quête de l’amour continue. » Quand l’inscription a été effacée, elle a retrouvé l’artiste, qui lui a offert ce tirage. « Depuis, partout où j’ai vécu, j’ai placé ce cliché au-dessus de l’évier de ma cuisine, écrit-elle. Chaque jour, quand je bois un verre d’eau ou quand je prends une assiette dans le placard, je contemple ce rappel du fait que nous aspirons à l’amour, que nous le cherchons – même quand nous avons perdu l’espoir qu’il puisse réellement être trouvé. » Dans son entourage, son intérêt pour l’amour suscite gêne et perplexité. Ses amis n’y voient pas une quête intellectuelle légitime, mais une faiblesse un peu embarrassante. Régulièrement, ils coupent court à la discussion en lui suggérant de suivre une thérapie. Le sujet, remarque-t-elle, n’est jugé sérieux et légitime que quand il est théorisé par des hommes, alors même que « ce sont plus souvent les femmes qui sont des praticiennes de l’amour16 ». Il se produit là le même phénomène qu’avec la cuisine, domaine dans lequel on célèbre les grands chefs, qui sont essentiellement des hommes, tout en déniant aux femmes leur expertise, alors qu’elles sont bien plus nombreuses à préparer chaque jour les repas.

En choisissant ce sujet, je sais que je me condamne à rouler lamentablement au pied du podium de la radicalité féministe. Certaines militantes féministes lesbiennes, en particulier, sortent le pop-corn chaque fois qu’une de leurs camarades hétérosexuelles, dans un moment d’inconscience, entreprend de justifier son habitude problématique de nouer des relations amoureuses et sexuelles avec des hommes. Et, à vrai dire, elles auraient tort de se priver. Considérée un peu froidement, l’hétérosexualité est une aberration. Après tout, comme le remarquent Patricia Mercader, Annik Houel et Helga Sobota, « les relations amoureuses entre hommes et femmes ont ceci de particulier qu’elles sont les seules relations de domination sociale où le dominant et le dominé sont supposés s’aimer17 » (avec celles entre parents et enfants, peut-être). Faisant allusion à une célèbre émission de Menie Grégoire18, Alice Coffin écrit dans Le Génie lesbien : « L’hétérosexualité des femmes reste pour moi un douloureux problème », avant d’ajouter : « Pour elles aussi, je crois, à en juger par de nombreuses conversations19. »

Cette question est depuis longtemps un sujet de perplexité et de controverses. En 1972, à New York, les femmes du Parti de la libération homosexuelle (Gay Liberation Party) avaient publié une déclaration dans laquelle elles s’inquiétaient de voir les féministes hétérosexuelles « croire qu’elles pourraient se libérer en créant de “nouveaux hommes” », et investir dans cette tâche des « quantités énormes d’énergie », pour des résultats plutôt médiocres20. En France, Emmanuèle de Lesseps21 écrivait dans un article de la revue Questions féministes, en 1980 : « Il y a quelques jours, je discutais avec une féministe à qui j’ai demandé si elle se définissait comme hétérosexuelle. “Hélas, oui !” m’a-t-elle répondu. Elle m’a dit qu’elle “préférerait être homosexuelle” parce que, nous en étions toutes deux d’accord, “les rapports avec les hommes, c’est la merde”22. » La même année, la poétesse et essayiste féministe américaine Adrienne Rich publiait La Contrainte à l’hétérosexualité. Elle y déplorait que l’existence lesbienne ait été « effacée de l’histoire ou reléguée à la rubrique des maladies », ce qui empêche de reconnaître que l’hétérosexualité « peut n’être en rien une “préférence” mais quelque chose qui a dû être imposé, dirigé, organisé, répandu par la propagande et maintenu par la force »23. Dans une conférence, un an plus tôt, Monique Wittig avait déjà théorisé l’hétérosexualité comme un régime politique24.

En 2017, ces paroles de Virginie Despentes, devenue lesbienne à trente-cinq ans, ont fait sensation : « Sortir de l’hétérosexualité a été un énorme soulagement. Je n’étais sans doute pas une hétéro très douée au départ. Il y a quelque chose chez moi qui n’allait pas avec cette féminité. En même temps, je n’en connais pas beaucoup chez qui c’est une réussite sur la période d’une vie. Mais l’impression de changer de planète a été fulgurante. Comme si on te mettait la tête à l’envers en te faisant faire doucement un tour complet. Woufff ! Et c’est une sensation géniale. On m’a retiré quarante kilos d’un coup. Avant, on pouvait tout le temps me signaler comme une meuf qui n’était pas assez ci, ou qui était trop comme ça. En un éclair, le poids s’est envolé. Ça ne me concerne plus ! Libérée de la séduction hétérosexuelle et de ses diktats ! D’ailleurs, je ne peux même plus lire un magazine féminin. Plus rien ne me concerne ! Ni la pipe, ni la mode25. »

Dans son livre La Tragédie de l’hétérosexualité, l’essayiste américaine Jane Ward confie, comme Despentes, son soulagement d’échapper à la « culture hétéro » (straight culture), à son conformisme, son ennui, ses oppressions, ses déceptions et ses frustrations ; un sentiment largement partagé autour d’elle, dit-elle. Le compte Instagram anglophone « Les hétéros, expliquez-vous », qui épingle des exemples de l’indigence de la culture straight, en témoigne avec humour26. Certes, écrit Jane Ward, la norme hétérosexuelle dominante suscite de la souffrance pour les lesbiennes et les gays, mais « ce n’est qu’une petite partie de l’expérience homosexuelle, qui occulte la joie et le plaisir, ainsi que le soulagement de ne pas être hétérosexuelle ». Elle se demande d’ailleurs si l’homophobie n’est pas motivée par une jalousie obscure : « Les homosexuels sont haïs et enviés parce qu’on nous soupçonne d’avoir échappé à quelque chose. » Observant que, vers la fin du XXe siècle, la culture majoritaire leur reprochait souvent leur attitude « trop spectaculaire, trop exubérante, trop sexuelle, trop confiante », elle conclut que, si cette culture est « trop », la culture hétérosexuelle, elle, n’est « pas assez » : trop terne, trop étriquée, trop peu imaginative. Elle signale aussi que le refrain de celles qui se lamentent de « ne pas être lesbiennes » agace sérieusement nombre de ses amies : « Pourquoi ne le sont-elles pas, alors ? Ce n’est pas si difficile27 ! »

Le rêve d’une « hétérosexualité profonde »

Les propos de Despentes ont beaucoup contribué à ranimer les discussions sur le lesbianisme politique dans le féminisme français. On court cependant le risque d’idéaliser les relations homosexuelles, qui ne sont pas forcément dépourvues de rapports de domination – même s’il ne s’agit pas d’une domination structurelle comme la domination masculine. Au Québec, la politique en matière de violences conjugales inclut d’ailleurs les lesbiennes depuis 1995, en partant du principe qu’elles « ne vivent pas en dehors de la société et peuvent refléter, dans leurs relations, des attitudes et des comportements qui existent tout autour28 ». Et puis, peut-on choisir son orientation sexuelle ? Je ne me lancerai pas dans ce débat ici, mais, quoi qu’il en soit, il vaut la peine d’ouvrir le chantier des relations hétérosexuelles. C’est d’ailleurs ce qu’a voulu faire Jane Ward elle-même dans son livre : « actualiser » l’hétérosexualité plutôt que la « défaire ». Puisque certaines femmes et hommes tiennent à leur attirance mutuelle, tout en cherchant comment surmonter les difficultés structurelles auxquelles ils se heurtent, il lui a semblé que son expérience et son point de vue de lesbienne pouvaient leur être utiles.

Pour mener son enquête, elle s’est immergée dans la culture straight, allant jusqu’à assister en tant qu’observatrice à des séminaires destinés à apprendre aux hommes comment draguer (« Tandis que je regarde les participants prendre en note ce monologue hétéronormatif à vous donner la nausée, je dois lutter pour ne pas écarquiller les yeux de répulsion queer »). À la suite de la militante et réalisatrice de films pornographiques Tristan Taormino, elle souligne que les lesbiennes ont souvent montré la voie aux hétérosexuels en matière de sexe et de relations amoureuses. « C’est à des féministes lesbiennes qu’on doit l’apparition de sex-shops bien éclairés, débarrassés de la honte, orientés vers l’éducation, comme Good Vibrations ou Babeland [des entreprises américaines], où des couples hétéros ordinaires peuvent désormais acheter des jouets sexuels sans avoir l’impression d’être des déviants. C’est à elles aussi qu’on doit le concept de “non-monogamie éthique”, l’existence du porno féministe, la notion audacieuse selon laquelle on peut continuer à entretenir des liens d’amitié et à faire famille avec d’anciens partenaires amoureux, l’insistance sur le consentement et les égards dans les pratiques sulfureuses, ou encore l’idée radicale selon laquelle des femmes peuvent porter des godes-ceintures et pénétrer des gens, y compris leurs petits amis et leurs maris29. »

L’un des plus gros problèmes qu’identifie Jane Ward, c’est le « paradoxe de la misogynie » (un paradoxe dont Donald Trump est sans doute l’incarnation ultime) : le fait que les hommes hétérosexuels expriment leur désir pour les femmes au sein d’une culture qui les encourage à mépriser et à haïr les femmes. Cette association entre hétérosexualité et misogynie a été si bien naturalisée que, symétriquement, l’absence de machisme est interprétée comme un signe d’homosexualité. Dans un de ses cours (elle enseigne à l’université de Californie à Riverside), Ward a mentionné l’expérience tentée par l’écrivain Jason Schultz, qui a voulu organiser un enterrement de vie de garçon alternatif, au cours duquel ses amis et lui, au lieu d’engager une strip-teaseuse, discuteraient de sexe et de désir. Ses étudiants ont été catégoriques : cela sonnait tellement gay. Dans son fabuleux spectacle Bonhomme, aussi survolté que profond, l’humoriste français Laurent Sciamma pose le même constat : il rapporte sa conversation, lors d’une soirée, avec un autre invité qui lui demande s’il est gay, parce qu’il « parle vachement de féminisme ». La logique qu’implique un tel raisonnement le déconcerte. « Comme si c’était incompatible d’être un mec, hétéro, et féministe. Enfin, je ne sais pas… JE NE SUIS PAS FOU ?! Si tu aimes les meufs, gros… à un moment donné, tu as peut-être un petit peu envie… qu’elles aillent bien ? […] Comment on en est arrivé là ? Un monde tellement misogyne et homophobe que, d’un coup, c’est genre : “Attends, tu te soucies des meufs ? Tellement gay ! Téma le mec, il pense au bien-être des meufs autour de lui, mais gay de ouuuuf !” Je comprends pas ! »

Dans des pages franchement délectables, Jane Ward suggère d’embrasser ce qu’elle appelle l’« hétérosexualité profonde ». Plutôt que de subir leur orientation sexuelle comme une fatalité, dit-elle, les hommes et les femmes hétéros pourraient l’investir activement, y réfléchir, se l’approprier. Ce serait particulièrement utile pour les hommes, qui sont encouragés à envisager leur désir comme « purement physiologique, hors de leur contrôle, et si compartimenté qu’ils peuvent déconnecter leur convoitise pour les femmes de leur appréciation d’elles en tant que personnes ». S’ils aiment les femmes, argue-t-elle, alors, qu’ils les aiment vraiment. « Les hommes hétéros pourraient devenir si irrésistiblement hétérosexuels qu’ils seraient avides d’entendre les voix des femmes, qu’ils souhaiteraient les voir à des postes de pouvoir, qu’ils brûleraient de connaître leur pleine humanité et vibreraient à leur libération. C’est comme cela que les féministes lesbiennes désirent les femmes. Je ne suis pas désespérée par la tragédie de l’hétérosexualité, parce qu’une autre voie est possible. »

À rebours des nombreux ouvrages de développement personnel réactionnaires (à commencer par le célébrissime Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, publié par John Gray en 1992) qui postulent des différences essentielles, insurmontables, entre les hommes et les femmes, et qui conseillent de s’en accommoder, Ward invite les hommes hétéros à comprendre comment on peut à la fois « s’identifier à une personne et la baiser », c’est-à-dire comment on peut « désirer les femmes humainement », en les voyant à la fois comme des objets et comme des sujets. Elle souligne une contradiction, en particulier : ces hommes sont censés éprouver un désir instinctif et irrépressible pour les femmes, et pourtant, bien souvent, le corps féminin doit présenter certaines caractéristiques ou altérations bien précises pour trouver grâce à leurs yeux : il doit être jeune, mince, épilé, parfumé… Là encore, ils pourraient s’inspirer des lesbiennes, davantage capables de désirer une femme dans sa totalité, avec ses cicatrices, ses bourrelets, ses rides, son expérience, sa personnalité. Ainsi, conclut-elle, ils deviendraient « des hommes authentiquement hétérosexuels, et non des pseudo-hétérosexuels qui utilisent les femmes pour impressionner les autres hommes30 ». La tendance de certains à perdre tout intérêt pour une femme une fois qu’ils ont couché avec elle peut elle aussi être interprétée comme un signe de cette pseudo-hétérosexualité, ou hétérosexualité superficielle : ces hommes manifestent non pas un intérêt pour la personne et la relation elles-mêmes, pour la façon dont elles pourraient enrichir leur vie, mais un simple besoin de « conquête », de gratification narcissique, afin d’améliorer leur statut ou leur image. Ward encourage ses lectrices à se montrer « assez audacieuses pour attendre cela d’eux, pour demander tellement plus aux hommes hétérosexuels et à leur prétendu amour des femmes31 ». En somme, l’« hétérosexualité profonde » serait une hétérosexualité qui se désolidariserait du patriarcat32 et de ses intérêts ; une hétérosexualité qui trahirait le patriarcat.

Voir la source de tous les problèmes dans l’hétérosexualité elle-même, ce serait passer à côté d’une vision plus fine de tout ce qui, en son sein, peut être contesté, réinventé, réaménagé. Dans son article de 1980, Emmanuèle de Lesseps jugeait que le désir des femmes hétérosexuelles devait lui aussi être libéré : « Nous avons bien subi dès l’enfance des pressions pour être hétérosexuelles plutôt qu’homosexuelles. Mais je voudrais rappeler que nous avons surtout subi des pressions pour n’être pas “sexuelles” du tout. » Elle remarquait par ailleurs, à propos de la contradiction entre le fait d’être féministe et le fait d’aimer les hommes : « Si le radicalisme féministe devait consister à refuser toute contradiction, à s’autosatisfaire de principes purs, durs, lisses et sans bavures, il serait incapable de rendre compte de la réalité, incapable de faire avec, de se servir de cette réalité, incapable de représenter, et donc d’aider, l’ensemble des femmes33. » Comme elle, j’avoue que j’aime les tensions, les discordances. Je leur trouve une fécondité et un intérêt particuliers. Quand je lis Alice Coffin34, je me rends compte que mon féminisme ne sera jamais aussi décomplexé que le sien. Son désir lui laisse les coudées franches, alors que le mien induit une part irréductible de tiraillements, de conflits de loyauté. Mais cela m’intéresse de travailler à partir de ces tiraillements et de ces conflits de loyauté. Et puis, si on dénonce les violences et les injustices subies par les femmes, si on prend la peine de mettre au jour aussi des manifestations de sexisme plus insidieuses, c’est bien qu’on croit à une voie de sortie du monde obstinément patriarcal dans lequel nous vivons ; on croit que ce système peut être subverti. Et, dès lors, on peut croire aussi à la possibilité d’un changement dans nos relations intimes et personnelles.

Je commencerai par examiner l’arrière-plan culturel sur lequel l’amour se déploie dans notre société ; un canevas marqué, me semble-t-il, par la frilosité et le manque d’imagination, mais aussi, à l’autre extrême, par une certaine complaisance pour l’échec, la tragédie, la mort. Ces deux attitudes traduisent en définitive la même incapacité à embrasser l’amour, à le vivre dans sa réalité et sa quotidienneté de manière à la fois inventive et confiante (prologue). J’examinerai ensuite comment nos représentations romantiques sont construites sur la sublimation de l’infériorité des femmes, de sorte que nombre d’entre elles s’entendent signifier qu’elles sont « trop » pour trouver grâce aux yeux d’un homme : trop grandes, trop fortes (au sens physique et littéral de ces deux termes), trop brillantes, trop créatives, etc. Sans que, pour autant, celles qui semblent cocher toutes les bonnes cases, et ne pas menacer l’ego masculin, se révèlent forcément plus heureuses en amour – et pour cause, puisqu’il est difficile de construire son épanouissement sur la négation ou la limitation de soi (chapitre 1). Puis je m’intéresserai aux mécanismes des violences conjugales, non pas en tant qu’anomalie ou déviance, mais en tant qu’aboutissement logique des comportements prescrits aux hommes et aux femmes par les normes sociales (chapitre 2). Je voudrais aussi détailler la valeur très différente que les femmes et les hommes sont poussés à accorder à l’amour, l’investissement souvent beaucoup plus fort des premières dans la relation, ainsi que les déséquilibres et les dysfonctionnements que cela crée, et les manières d’y remédier (chapitre 3). Enfin, je me demanderai comment les femmes peuvent sortir de leur rôle séculaire – offrir aux hommes une image muette qui corresponde à leurs fantasmes – pour devenir des sujets de désir, elles aussi. Sans esquiver le problème qui se pose immédiatement : nos fantasmes sont-ils vraiment les nôtres ? Comment reconquérir un imaginaire à soi quand on a baigné toute sa vie dans l’univers de la domination masculine ? (chapitre 4).

Je ne crois pas que l’amour hétérosexuel existe simplement pour servir au patriarcat de cheval de Troie dans le cœur des femmes. « Si des femmes désirent des hommes, c’est qu’un homme ne peut être défini dans tout son être comme oppresseur, pas plus qu’une femme ne peut être définie entièrement comme opprimée », écrivait Emmanuèle de Lesseps en 198035. Mais leur lien est bel et bien empoisonné par la domination. Et il faut avoir le courage de se pencher lucidement sur ce poison. Telle est « l’aventure à haut risque, l’acte d’héroïsme » qui s’impose maintenant à nous.

ENTRE CONFORMISME ET NIHILISME.
PROLOGUE

Bien souvent, les histoires d’amour qu’on nous raconte s’arrêtent au moment où, après toutes sortes de démêlés et de péripéties, les deux protagonistes se sont avoué leurs sentiments. Nos contes de fées s’achèvent par cette formule rituelle et remarquablement évasive, « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Nous semblons désemparés quand il s’agit d’évoquer ce qui se passe ensuite, la façon dont cet amour continue d’être vécu et d’évoluer au jour le jour. Nous estimons qu’il n’y a rien à en dire ; nous trébuchons, l’imagination soudain paralysée. J’y pense encore devant Normal People, la série tirée du roman de la jeune écrivaine Sally Rooney (qui a cosigné le scénario)1. On y suit Marianne et Connell, deux lycéens d’une petite ville irlandaise. Ils tombent amoureux, et leur histoire se poursuit après leur entrée à l’université à Dublin. La vision de Sally Rooney est novatrice à beaucoup d’égards, et notamment par la masculinité sensible et empathique qu’incarne Connell, interprété à l’écran par l’impressionnant Paul Mescal. Mais elle n’est pas novatrice au point de faire un sort à cette habitude de n’arpenter que les prémices d’un amour. Dans l’histoire de ces deux-là, il y a des séparations qui naissent de raisons fortes et légitimes ; mais il y en a aussi une – longue, et aux conséquences importantes – qui semble vraiment tirée par les cheveux : ils rompent à cause d’un malentendu qui pourrait être dissipé en trois ou quatre messages, ou en dix minutes autour d’un café. Bien sûr, des séparations amoureuses pour des raisons stupides, cela existe. Mais on dirait que celle-ci traduit une sorte de frilosité des scénaristes, comme si elles craignaient de ne rien trouver à raconter si Marianne et Connell n’avaient pas leur lot d’obstacles dressés entre eux. Elles semblent se raccrocher à ce ressort narratif éprouvé (et efficace, certes) qu’est l’anxiété suscitée chez le spectateur face à deux personnages qui s’aiment mais qui peinent à se rejoindre : vont-ils finir par admettre leur désir d’être ensemble, oui ou non ? « Il est beaucoup plus facile de parler de perte que de parler d’amour, écrit bell hooks. Il est plus facile d’exprimer la souffrance due à l’absence de l’amour que de décrire sa présence et sa signification dans nos vies2. » La frontière est parfois mince entre l’acceptation de l’adversité et la complaisance à son égard, comme si elle avait un aspect paradoxalement rassurant.

Dans certains cas, ce manque d’intérêt pour ce qui se passe après la reconnaissance de l’amour mutuel découle d’une vision convenue dans laquelle il n’y a rien à discuter, puisque, une fois réunis, les héros n’ont plus qu’à suivre la recette universelle : mariage (idéalement), emménagement à deux, fidélité mutuelle, procréation. Nous interrogeons peu ces éléments ; nous estimons qu’ils doivent convenir à tout le monde. Non seulement notre insécurité affective nous pousse à exiger de l’autre des preuves d’amour soigneusement codifiées, mais l’importance de notre statut conjugal et familial pour notre prestige social nous dissuade encore davantage de nous écarter des sentiers battus et de nous exposer à des jugements peu flatteurs. De surcroît, même quand les amoureux suivent à la lettre le programme prescrit, ils se retrouvent très seuls face aux difficultés ou aux désillusions auxquelles ils se heurtent. Les modèles que nous offre notre entourage, le bon sens populaire, les comédies romantiques, la régulation sociale subtilement opérée chaque jour par les mille et un commentaires que nous entendons et colportons autour de nous, avec ce qu’ils contiennent d’injonctions plus ou moins voilées, réitèrent et confortent sans cesse les clichés du bonheur. Nous mesurons la réussite de nos vies à la fidélité avec laquelle nous les reproduisons. Et tant pis pour les souffrances causées quand la réalité se révèle moins idyllique que les représentations.

Dans d’autres cas, le refus de s’intéresser à la façon dont l’amour est vécu découle d’un mépris pour la vie à deux, jugée prosaïque, bourgeoise, ennuyeuse. Ce dédain contribue à expliquer un goût très répandu pour les histoires impossibles, pour celles qui tournent court ou qui finissent mal, par un meurtre, un suicide, ou les deux. Non seulement les issues tragiques – Juliette expirant sur le cadavre de Roméo, le jeune Werther se tirant une balle dans la tête parce que sa bien-aimée est mariée à un autre – fournissent l’occasion de grands épanchements émotionnels, mais elles dispensent aussi d’imaginer une manière de vivre effectivement l’amour. Au soir de sa vie, en 2006, le penseur écologiste André Gorz a pris conscience des préjugés qui l’avaient longtemps empêché de mesurer sa chance de partager sa vie avec sa compagne Dorine. Pour réparer cette injustice à son égard, il a alors publié Lettre à D., livre dans lequel il lui dit tout son amour et sa reconnaissance. Il s’y reproche notamment de l’avoir, dans une œuvre de jeunesse, alors qu’ils vivaient déjà ensemble, évoquée avec une « condescendance désinvolte », préférant disséquer longuement une rupture avec une autre femme. Avec le recul, il analyse ainsi les raisons de cette distorsion de son vécu : « Être passionnément amoureux pour la première fois, être aimé en retour, c’était apparemment trop banal, trop privé, trop commun ; ce n’était pas une matière propre à me faire accéder à l’universel. Un amour naufragé, impossible, ça fait au contraire de la noble littérature. Je suis à l’aise dans l’esthétique de l’échec et de l’anéantissement, non dans celle de la réussite et de l’affirmation3. » Dans le journal à quatre mains qu’elle a tenu avec son troisième mari, Paul Guimard, et dans lequel on assiste à la genèse de sa conscience féministe, Benoîte Groult écrivait, à la date du 27 octobre 1952 : « Lu le journal de Paul. Chaque fois qu’il parle de ce qu’il faut bien appeler notre bonheur il s’en dégage une impression de mélancolie, je ne sais pourquoi. Décrite par lui, la vie conjugale heureuse paraît monotone, terne, “rassurante et conventionnelle”. » Et elle s’exclame : « “Conventionnelle” ! La convention, la banalité c’est de ne pas être heureux. Le risque, l’aventure, c’est d’être heureux4. »

Les histoires sombres et torturées permettent aux hommes (intellectuels, romanciers, cinéastes…) de parler d’amour en restant « sérieux », en donnant une illusion de profondeur, sans s’exposer au ridicule ni risquer de se compromettre avec une mièvrerie fâcheusement féminine. Dans L’Âge d’homme (1939), relève Anne-Marie Dardigna, l’écrivain Michel Leiris accusait son père d’avoir toujours manifesté une « sensualité bébête », que le fils trouvait rédhibitoire. Tout cela parce qu’il aimait « chanter des romances de Massenet »… « Je ne conçois l’amour autrement que dans le tourment et les larmes », écrit Leiris dans le même livre5. Dès lors, le maintien d’une dignité virile passe par le sacrifice du féminin – non seulement de ce qui est interprété comme féminin, et donc infamant, à l’intérieur de soi, mais aussi, à l’occasion, du personnage féminin. Dans les récits couillus de passions « maudites » qui encombrent nos bibliothèques et nos filmothèques, les meurtres de femmes s’entourent d’une aura romantique, voire héroïque – ce qui nourrit la complaisance avec laquelle sont accueillis les féminicides réels. Je pense par exemple à ce film français marquant des années 1980 que fut 37°2 le matin, de Jean-Jacques Beineix (1986), adapté du roman de Philippe Djian, et dont le héros (interprété par Jean-Hugues Anglade) finit par étouffer son amante (Béatrice Dalle) avec un oreiller. Ayant ainsi conjuré la menace que représentait Betty, incarnation de la bestialité et du chaos, il peut enfin réaliser sa noble vocation d’écrivain.

Notre culture amoureuse est donc à la fois conformiste et morbide (et misogyne). Dans L’Amour et l’Occident (1939), Denis de Rougemont a montré comment nous nous débattons entre deux morales contradictoires : la morale bourgeoise, qui valorise le mariage, la stabilité, et la morale passionnelle ou romanesque, qui nous fait rêver d’amours tempétueuses, tourmentées, aussi irrésistibles qu’impossibles. En un travail captivant d’archéologie des affects, il est remonté jusqu’à l’origine du goût des Occidentaux pour cette forme particulière de passion : les troubadours, qui chantaient une dame à la fois idéalisée et inaccessible. Il y voit l’influence des Cathares, ces hérétiques qui se voulaient « purs », « parfaits », qui méprisaient la chair et la vie terrestre. Le mythe de Tristan et Iseut représente selon lui la matrice occulte de nos aspirations et de nos émotions : même si nous ne l’avons jamais lu, « l’empire nostalgique d’un tel mythe se trahit dans la plupart de nos romans et de nos films, dans leurs succès auprès des masses, dans les complaisances qu’ils réveillent au cœur des bourgeois, des poètes, des mal mariés, des midinettes qui rêvent d’amours miraculeuses6 ». Dans la passion telle qu’il la définit ici, l’autre est un simple pourvoyeur de transports émotionnels. On le préfère lointain que proche. On aime un état plus qu’une personne. À travers leur amour impossible (Iseut doit épouser le roi Marc), Tristan et Iseut aspirent à l’absolu de la mort, qu’ils finissent par atteindre. « Aimer, au sens de la passion, c’est alors le contraire de vivre ! écrit Denis de Rougemont. C’est un appauvrissement de l’être, une ascèse sans au-delà, une impuissance à aimer le présent sans l’imaginer comme absent, une fuite sans fin devant la possession. » Il a conscience de la difficulté à faire accepter une critique de cette disposition, puisque ceux qui s’adonnent à la passion s’enorgueillissent précisément de s’obstiner dans l’erreur : « L’homme de la passion est justement celui qui choisit d’être dans son tort, aux yeux du monde – et dans ce tort majeur, irrévocable, que signifie le choix de la mort contre la vie7. »

Belle du Seigneur, anti-Carte du Tendre

Parmi les œuvres célèbres qui reflètent ce « choix de la mort » figure en bonne place le roman d’Albert Cohen Belle du Seigneur, paru en 19688. Ses héros, Ariane et Solal, incarnent de la manière la plus extrême l’incapacité à s’aventurer au-delà de l’état de grâce de la rencontre. Cela les mène au suicide, dans une scène finale indéniablement très émouvante – l’auteur s’était fait la main en cours de route avec deux personnages secondaires, laissés pour compte de la glorieuse idylle naissante –, de sorte que, là encore, on referme le livre en essuyant une larme. Belle du Seigneur, considéré comme l’un des grands romans d’amour de la littérature française du XXe siècle, peut être lu comme une cartographie fictionnelle de toutes les erreurs dans lesquelles nous précipite le culte de la passion. Il vaut la peine de s’y attarder un peu.

Ses héros se rencontrent dans la Genève des années 1930. Solal est sous-secrétaire général de la Société des nations ; Ariane, issue de l’aristocratie genevoise, est mariée à Adrien Deume, un benêt qui travaille à la SDN. (Denis de Rougemont signalait que « l’existence concrète du mari, méprisé par l’amour courtois », est le plus évident de ces obstacles dont se nourrit la passion. Dans le mythe de Tristan et Iseut, le roi Marc, époux d’Iseut, en représente l’archétype9.) Pour se débarrasser de son subordonné et mieux séduire sa femme, Solal lui confie une mission au long cours à l’étranger. Lorsque le mari revient, les amants s’enfuient ensemble dans le sud de la France, où ils vivent en huis clos, d’abord à l’hôtel, puis dans une somptueuse maison de location. Leur solitude est à moitié subie, à moitié choisie. Devenus des parias dans la bonne société qu’ils fréquentaient, ils se retrouvent isolés, rejetés ; mais ils se sentent de toute façon tenus de faire comme s’ils n’avaient pas besoin des autres, comme s’ils se suffisaient l’un à l’autre. Encore pourraient-ils, dans cette situation, maintenir vivante l’intensité de leur tête-à-tête, mais, au lieu de cela, ils se contentent de rejouer indéfiniment les débuts de leur histoire, dont ils ont fétichisé le souvenir, dans une sorte de pantomime funèbre. Très vite, sans oser se l’avouer, ils s’ennuient à mourir, et le seul moyen qu’ils trouvent de raviver la flamme est de se faire souffrir. Solal recourt parfois à une cruauté soudaine et gratuite dans le seul but d’effrayer sa maîtresse, de susciter chez elle la crainte de le perdre. Et Ariane attise sa jalousie en lui parlant pour la première fois d’un amant qu’elle a eu avant lui.

Installer la relation dans la durée implique aussi d’accepter l’autre dans sa réalité d’être humain, ce dont ils sont incapables. Ils ne se montrent l’un à l’autre qu’en tenue d’apparat. Ariane panique au moindre gargouillement intempestif et s’enfuit même de la pièce quand elle sent qu’elle va éternuer. À l’hôtel, ils occupent chacun une chambre. Quand ils emménagent dans la maison qu’ils ont louée, Ariane éloigne Solal le temps de procéder à des travaux pharaoniques afin de faire installer des toilettes dans chacune de leurs salles de bains respectives. Pour encore plus de discrétion, elle fait aussi percer une porte de communication entre sa chambre et sa salle de bains. Elle est prête à remuer ciel et terre pour préserver son image de créature éthérée, et, bien que Solal ironise sur le sujet dans ses monologues intérieurs, cela semble l’arranger de la laisser faire. Le paradoxe est évidemment que leurs fonctions corporelles, comme tout ce qu’on refoule, prennent alors une place envahissante dans leur relation. Quand Mariette, la bonne, est témoin de leurs délires pudibonds, elle commente : « Si c’est ça l’amour moi j’en veux pas, avec mon défunt on aurait fait nos besoins ensemble pour pas se quitter10. » Et on devine que c’est elle qui est dans le vrai ; mais ce n’est pas elle la grande amoureuse, l’héroïne qui nous est donnée à admirer, à laquelle nous sommes invités à nous identifier. L’acceptation du corps de l’autre reste du côté de la conjugalité sordide, du mari balourd qui détaille ses problèmes intestinaux à son épouse. En s’arrêtant au milieu du gué, le roman nous enferme un peu plus dans la vision de l’amour qu’il prétend condamner. Toute son ambiguïté se révèle ici. Albert Cohen définissait Belle du Seigneur comme un « pamphlet passionné contre la passion11 ». De fait, il dénonce les clichés de la passion… tout en les nourrissant.

Ariane et Solal n’arrivent pas à franchir ce cap par lequel tous les amants passent, mais qu’ils parviennent en général à négocier : continuer à aimer l’autre après l’avoir vu au saut du lit et avoir dû admettre que cet être de lumière est pourvu d’un système digestif, ce qu’il avait traîtreusement négligé de mentionner au premier rendez-vous. C’est un moment de vulnérabilité particulière pour les femmes, qui sont fortement incitées par les normes sociales à travailler leur apparence durant le jour, augmentant ainsi l’écart avec leur personnalité nocturne. C’est le moment où elles découvrent si elles sont aimées comme une personne réelle, familière, ou comme une icône, une figure idéalisée et désincarnée, telle la dame sur laquelle le troubadour fantasme de loin – en la plaçant « sur un piédestal suffisamment élevé qu’il n’y a plus nécessité de la toucher », selon la formule d’Anne-Marie Dardigna12. Au cours de son enquête sur les relations amoureuses contemporaines, la sociologue Eva Illouz a rencontré Claudine, quarante-huit ans, qu’elle décrit comme étant « d’une grande beauté ». Claudine raconte qu’un jour son amant, qui rentrait de voyage, a débarqué chez elle le matin, alors qu’elle était encore en chemise de nuit. Elle ne s’était pas brossé les dents et ne s’était ni coiffée ni maquillée. « Quand il est entré, j’ai vu qu’il faisait une drôle de tête. Il m’a dit : “Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu es malade ? Tu vas bien ? Tu as l’air tellement différente de d’habitude.” Je l’ai serré dans mes bras, j’ai cru qu’il allait m’embrasser mais il ne l’a pas fait. Je me suis alors demandé si ce type m’aimerait encore quand je serais vieille et ridée13. »

Les femmes sont aussi censées être des sortes de déesses ou de fées garanties sans tripes ni boyaux, avec un bouton de rose entre les fesses : la faute au « patriarcaca14 ». « Les filles apprennent dès leur plus jeune âge à “contenir” leurs fonctions corporelles naturelles », explique Nick Haslam, auteur d’une Psychologie de la salle de bains15. (Et bien sûr, après leur avoir inculqué la honte de leur corps, on les tourne en dérision quand elles font preuve de pudibonderie.) Elles en sont parfois réduites à la dernière extrémité pour dissimuler l’affreuse vérité. Un soir de 2017, une jeune Britannique, après être allée aux toilettes chez un garçon rencontré sur Tinder avec qui tout se passait très bien jusque-là, a constaté avec horreur que la chasse d’eau ne fonctionnait pas. Elle a alors tenté de se débarrasser du paquet compromettant en le balançant au-dehors, mais, pas de chance, il est tombé entre les deux panneaux de la fenêtre. Avec l’aide du garçon – prénommé Liam –, à qui elle a bien dû expliquer la situation, elle a réussi à le récupérer et à le jeter dans les toilettes, mais elle est elle-même restée coincée la tête en bas à l’intérieur de la fenêtre. Il a fallu que les pompiers interviennent pour la libérer. L’histoire a fait trois fois le tour de la planète, photos à l’appui (heureusement pour l’anonymat de la jeune acrobate, la vitre était en verre dépoli)16, ce qui résume assez bien le destin général de nos efforts de discrétion. Au moins, cela a permis à Liam de lancer une campagne de financement participatif pour faire réparer sa fenêtre. Ayant récolté dix fois la somme nécessaire grâce à un élan de solidarité mondial, il a versé le surplus à une association qui construit des toilettes dans des pays du Sud, ainsi qu’aux pompiers. Aux dernières nouvelles, il envisageait de recontacter son invitée d’un soir pour lui proposer un café17.

Dans ce contexte, la joyeuse obsession scatologique de Rachel Bloom, créatrice et actrice de la série américaine Crazy Ex-Girlfriend, prend une dimension quasiment politique. De même, il fallait tout le culot et le charisme de l’écrivaine australo-canadienne Fariha Róisín, interrogée en 2019 sur sa routine de beauté par le site américain Into the Gloss, pour vanter les mérites non seulement de son mascara Chanel ou de sa crème au miel pour les cheveux Santa Maria Novella, mais aussi de son tabouret Squatty Potty, qui lui permettait de chier plus confortablement. « En tant que femmes, nos mères nous disent de ne pas parler de ces choses-là, alors nous nous censurons et nous les escamotons », déclarait-elle18. (Pulvérisant tous les tabous à la fois, elle évoquait aussi ses problèmes de santé mentale, sa consommation d’herbe, et mentionnait sa marque de lubrifiant et son type de godemiché préférés.)

Pour le Solal de Belle du Seigneur, ce n’est pas seulement le corps physiologique qui pose problème : c’est aussi le corps sexuel. Il en veut aux femmes d’être attirées et séduites par sa beauté, qu’il juge menteuse, superficielle. L’érotisme, assimilé à une animalité hideuse, grotesque, ne peut se justifier à ses yeux – et encore – que s’il est sanctifié par la plus haute passion. Il s’agace que ses maîtresses veuillent parler après l’amour au lieu de le laisser « cuver sa honte en paix ». Sa répugnance éclate, en même temps que sa possessivité, dans ses scènes de jalousie lorsqu’il apprend qu’Ariane a eu un autre amant avant lui. Il se met alors à ravager leur chambre d’hôtel, à s’automutiler, à l’humilier. Peu importe que lui-même ait eu d’autres maîtresses pendant leur histoire : il est horrifié d’imaginer son Ariane, qu’il voulait croire si « pure », souillée par une sexualité bestiale. Ces pages sont celles où les idées rétrogrades d’Albert Cohen apparaissent le plus clairement. Fait intéressant, il racontait en 1980 que sa troisième épouse, Bella Cohen, qu’il avait d’abord engagée comme secrétaire et qui a dactylographié « quatre fois » le manuscrit de Belle du Seigneur parce qu’il en rajoutait sans cesse (le livre fait mille cent pages en édition de poche…), était opposée à ces scènes et aurait voulu qu’il les supprime. « Elle avait tort », concluait-il, péremptoire19.

La passion permet donc au protagoniste masculin de rester enfermé dans sa vision immature et défiante des femmes. Elle sert de paravent à une posture élitiste qui méprise à la fois la vie terrestre, quotidienne, charnelle, et les femmes, qui lui sont associées. (Sauf que cette posture est bien plus banale et convenue que ne veulent le penser ses adeptes : évoquant la vogue du chic nihiliste en littérature, en 2004, Nancy Huston parlait joliment d’un « élitisme grégaire20 ».) Les convictions misogynes de Solal, censé être l’amant magnifique de la littérature française, font peu de doute21. Ainsi, il n’ose pas avouer à Ariane qu’il a été démis de ses fonctions à la Société des nations après avoir plaidé avec un peu trop d’insistance, en pleine montée du nazisme, pour l’accueil des Juifs d’Allemagne fuyant les persécutions, ni qu’on lui a retiré sa nationalité française, faisant de lui un apatride, car il ne pense pas que l’amour de sa maîtresse survivrait à la disparition de son prestige social. Selon lui, les femmes adorent la puissance : si elles le trouvent beau, c’est parce qu’il dégage de la force, force dans laquelle elles reconnaissent le pouvoir de tuer. Il est aussi persuadé qu’elles sont masochistes. Il se présente comme un homme bon, tendre, doux comme un agneau, mais qui se force à se montrer cruel, voire violent, parce que c’est ce qu’« elles » attendent. Il fait semblant de croire que, si Ariane n’aime pas son mari, c’est parce qu’il est trop gentil, alors que le problème d’Adrien Deume, c’est qu’il est niais et désespérément terre à terre, mais sûrement pas qu’il est « trop gentil ». Solal ridiculise Deume en le rendant complice à son insu de son propre cocufiage, et il présente cela, là encore, comme une triste nécessité pour séduire Ariane (lui-même aurait pitié de son « frère », au fond), alors qu’on devine bien sa jouissance (et celle de l’auteur) à ce procédé, et qu’on en jouit aussi en tant que lectrice, surtout après les scènes de viol conjugal auxquelles on a assisté au début du roman.

Lorsque j’ai découvert Belle du Seigneur, il y a vingt-cinq ans, j’étais une de ces « midinettes qui rêvent d’amours miraculeuses », pour reprendre les mots de Denis de Rougemont. Il m’a fallu du temps pour mesurer tout ce qui n’allait pas dans sa vision de l’amour, comme dans sa vision des femmes. Je continue d’admirer la virtuosité littéraire d’Albert Cohen, son style à la fois torrentiel et lapidaire, son lyrisme, son agilité, sa cocasserie, mais je lui en veux d’autant plus. Il a instillé ses idées en moi avec d’autant plus d’efficacité qu’il l’a fait avec génie. L’adaptation cinématographique réalisée en 2012 par Glenio Bonder (avec Jonathan Rhys-Meyers et Natalia Vodianova dans les rôles de Solal et d’Ariane, et Marianne Faithfull dans celui de la bonne, Mariette) montre bien ce qu’il reste quand son écriture n’est plus là pour sublimer son intrigue : un scénario d’un sexisme et d’un snobisme achevés (avec le recul, le mépris de classe – par exemple quand Solal observe un couple de jeunes prolétaires dans un train –, que je n’avais pas relevé à la première lecture, me frappe aussi).

Les délices de l’amplitude temporelle

Nous avons besoin de redonner du jeu à notre façon d’envisager l’amour, de lui réinsuffler de la vie, en pulvérisant à la fois le carcan bourgeois du parcours obligé et celui, tout aussi convenu et limitant, de la passion destructrice. Nous avons besoin à la fois d’un peu plus d’audace et d’un peu moins de complaisance dans les postures neurasthéniques. Cette démarche ne peut être que très personnelle, et l’idéal que je me propose d’ébaucher maintenant ne prétend évidemment à aucune validité universelle. Mais il permettra au moins à mes lectrices et lecteurs de savoir qui leur parle, et peut-être aussi d’examiner les désirs qu’ils nourrissent eux-mêmes, de préciser leur propre vision à travers leur adhésion ou leur désaccord.

Après Belle du Seigneur, mon imaginaire amoureux s’est nourri de modèles très différents. J’ai admiré des couples qui, justement, se révélaient capables d’installer leur histoire dans la durée, dans le quotidien, avec confiance, bonheur, volupté. Pour moi, les liens tissés au fil des années – amours ou amitiés, d’ailleurs –, nourris du génie propre de chacun, de sa générosité, de ses ressources insoupçonnées, ceux qui font s’entremêler profondément deux existences, sont ce qui donne son sens à la vie, la seule victoire possible sur la mort. L’amplitude temporelle d’une relation amicale ou amoureuse est un cadeau inestimable. Le fait de ne pas être restée brouillée avec mon ex-compagnon après notre séparation me permet de continuer à lui dire : « Tu te rappelles… ? », à faire revivre avec lui notre passé commun, tous les événements dont nous sommes seuls à nous souvenir ; chaque fois, cela me remplit d’une gratitude infinie. De même, je préfère les séries aux films parce que j’aime suivre l’évolution d’un personnage sur plusieurs saisons, découvrir des aspects inattendus de lui, voir se déployer sa richesse, sa complexité, mesurer le chemin parcouru. Certains scénaristes savent d’ailleurs à merveille jouer de cet atout, en sollicitant par des allusions ou des flashbacks les souvenirs que le spectateur a en commun avec ses héros, en lui faisant toucher du doigt la longue intimité qu’il a nouée avec eux. Ils savent bien que c’est une sensation intensément satisfaisante, même avec des êtres de fiction.

On m’objectera peut-être que j’exprime ici un idéal d’« amour toujours » très conventionnel, moi aussi. Et c’est vrai. Il s’agit d’une aspiration le plus souvent considérée comme romantique, naïve, irréaliste, et typiquement féminine – et d’un idéal résolument monogame, de surcroît, alors que de plus en plus de voix se font entendre aujourd’hui pour clamer qu’il n’est pas raisonnable de tout attendre d’une seule et même personne. Mais, pour moi, la saveur de l’amour est indissociable du fait d’accorder une place privilégiée dans sa vie à quelqu’un et d’occuper une place similaire dans la sienne, de distinguer l’autre et d’être distinguée par lui, de sorte que le polyamour22 se situe tout simplement au-delà de mes capacités de compréhension. Quant aux relations ouvertes, elles me semblent nécessiter une immense confiance en soi ; j’admire celles et ceux qui y parviennent. Ce genre de relation a probablement été élevé au rang de chef-d’œuvre par Frida Kahlo et Diego Rivera au cours de leur mariage. Tous deux ont vécu des histoires intenses et passionnées avec d’autres personnes, sans jamais mettre en péril le lien qui les unissait. Les amants et les maîtresses des deux artistes mexicains, écrit Cristina Nehring, « étaient attirés vers Diego et Frida comme les vendeurs de sucreries sont attirés vers les cirques, et les bouffons de cour vers les rois shakespeariens23 ». L’intellectuel Travers Scott, lui, a imaginé dix types d’arrangements possibles, qu’il a expérimentés avec son compagnon : la monogamie stricte (« plus le porno »), la monogamie avec des tiers occasionnels choisis d’un commun accord, la non-monogamie seulement en voyage, la non-monogamie seulement avec des inconnus (pas d’amis ni d’ex)24

Pour ma part, j’adore l’idée d’un tête-à-tête assez intense et captivant pour combler les deux partenaires. Je ne crois pas à la fidélité sacrificielle : s’il y a de la frustration, il vaut mieux se séparer, ou trouver un arrangement qui permette d’y remédier. Non, en effet, il n’est pas toujours possible d’être comblé par une seule personne, mais je ne veux pas non plus écarter d’emblée cette hypothèse. Je crois que l’exclusivité amoureuse peut apporter des plaisirs irremplaçables ; que chacun, chacune est assez vaste pour contenir le monde entier et l’offrir à l’autre, et qu’on n’a jamais fini de connaître quelqu’un. J’aime assez la définition de la fidélité que donne Denis de Rougemont : « L’acceptation décisive d’un être en soi, limité et réel, que l’on choisit non comme prétexte à s’exalter, ou comme “objet de contemplation”, mais comme une existence incomparable et autonome à son côté, une exigence d’amour actif25. »

Dans son livre L’Amour sous algorithme, qui mêle enquête et récit personnel, la journaliste Judith Duportail raconte sa rencontre avec un homme sur Tinder. Leurs débuts sont idylliques. Puis, un jour, elle découvre que, comme elle, il a été interviewé par un magazine, quelque temps auparavant, pour un article sur les applications de rencontre. Il y disait notamment : « Quand tu chopes une fille sur AdopteUnMec, tu conserves toujours ton compte. Du coup, même si ça se passe bien, tu as toujours la tentation de retourner sur le site pour voir s’il n’y a pas mieux en rayon. » (Il niera avoir dit « en rayon ».) Elle est très perturbée par ces propos. Plus tard, une anthropologue américaine lui expliquera que, pour rendre leurs utilisateurs accros, les applications recourent à la « récompense aléatoire et variable », l’un des mécanismes psychologiques les plus puissants de l’addiction, auquel les machines à sous – une industrie aux bénéfices colossaux – doivent leur succès : elles ont besoin que leurs utilisateurs reviennent le plus souvent possible consulter leur compte. Leur modèle économique repose donc sur l’éternelle insatisfaction des hommes et des femmes qui les utilisent, sur leur incapacité à se fixer. En attendant, dans la tête de Judith, « c’est le tourbillon » : « Comment réagir ? Il est toujours tenté d’y retourner ? Il y retourne tout le temps ? Mais pourquoi ? Que dire ? Que je suis heurtée, sous peine de passer pour une reloue ? Faire semblant de m’en moquer26 ? » Cette logique du retour régulier « en rayon » m’évoque un jardinier qui négligerait ou piétinerait ses cultures. Quoi de plus sinistre que de vivre l’amour comme un arbitrage permanent entre les qualités respectives de divers objets ? Évoquant les « prêches des magazines » et le bonheur qu’ils font miroiter à leurs lecteurs, Denis de Rougemont pointait déjà une contradiction fondamentale : « Tout ce qu’on nous propose [pour être heureux] nous introduit dans le monde de la comparaison, où nul bonheur ne saurait s’établir27. »

On lit beaucoup qu’il est impossible de maintenir en vie l’amour et le désir sur une longue durée. Je me demande s’il ne s’agit pas d’une conclusion un peu rapide. C’est probablement très difficile, en effet, quand notre mode de vie nous réduit au rôle de gestionnaires harassés et débordés de la logistique familiale. Même si on n’a aucun moyen d’échapper à ce rôle, il me semble important d’avoir conscience du fait que le désenchantement et les insatisfactions tiennent peut-être, non à la relation elle-même, mais aux conditions concrètes, quotidiennes, dans lesquelles elle s’insère ; à tout ce qui, de l’extérieur, entrave son épanouissement, et qu’on interroge peu. Un jeune père me raconte, émerveillé, la douceur et la facilité de sa toute nouvelle vie ; une douceur et une facilité auxquelles il ne s’attendait pas, et qu’il attribue au fait que sa compagne et lui travaillent chez eux, et sont donc maîtres de l’organisation de leur temps, disponibles à la fois l’un pour l’autre et pour leur fille. Je me souviens quant à moi de mon sentiment de deuil, de spoliation, de mon atterrement le jour où mon compagnon, rencontré alors que nous étions étudiants, est devenu salarié à temps plein (je suis restée journaliste indépendante quelques années de plus). Non pas que j’aurais voulu être collée à lui en permanence (au contraire, j’ai un grand besoin de solitude), mais il y a dans le salariat quelque chose d’invasif, de vampirisant, qui opère une sorte de capture et fait de l’autre, dans une certaine mesure, un étranger28. Les premiers temps, quand il rentrait le soir, j’avais l’impression qu’on l’avait évidé et qu’on me rendait une défroque censée être lui – après, on s’habitue, on s’adapte, évidemment. Je crois qu’il existe beaucoup de manières d’exister et d’agir dans le monde, de partir et de revenir, qui permettent davantage de souplesse, qui n’impliquent pas cet épuisement d’un genre particulier, ce rabougrissement du lien avec la personne aimée. Le confinement du printemps 2020, s’il a été mis en place pour des raisons funestes et s’il a été d’une extrême violence sociale, a néanmoins permis à certains couples de se retrouver d’une manière qui n’aurait jamais été possible sans cela. Une professeure de français en disponibilité, vivant dans un petit village de Loire-Atlantique, disait par exemple son plaisir d’avoir son mari à la maison vingt-quatre heures sur vingt-quatre, « alors qu’en temps normal il est absent de 8 heures à 20 heures29 ». Comment avons-nous pu accepter comme normal ce mode de vie où nous sommes profondément privés de la personne avec qui nous partageons pourtant notre maison et notre lit ?

« Si la vie n’a été qu’une sieste d’été »

Le couple qui m’a sans doute le plus fait rêver, celui formé par l’écrivain, peintre et compositeur Serge Rezvani et par son épouse Danièle, dite Lula, a échappé à ce sort. Ils n’ont pas non plus eu d’enfant, de sorte que rien ne les a distraits de leur tête-à-tête. Cette absence de descendance relevait d’un choix arrêté et réfléchi : « Un enfant, c’est une partie de nous qui est otage du social, expliquait Serge Rezvani en 2003. Et nous ne voulions rien donner de nous au social30. » Après leur rencontre, à Paris, en 1950, alors qu’ils étaient tous les deux très jeunes (elle avait dix-neuf ans, lui vingt-deux), ils ont tiré le diable par la queue durant quelques années, d’abord dans des chambres de bonne et ensuite dans un appartement en bordure du périphérique. Puis, un jour, lors d’un voyage dans le Var, ils ont découvert, perdue au fond d’un vallon du massif des Maures, une petite maison aux murs d’un ocre délavé, flanquée d’un palmier, à laquelle on accédait par des jardins sculptés en terrasses. Son nom : La Béate. Le propriétaire les a pris en sympathie et a accepté de la leur louer même s’ils n’avaient presque pas d’argent. Ils ont fini par s’y installer pour de bon et par pouvoir l’acheter. Dans ce lieu magique, d’un raffinement extrême même si, les premières années, ils n’avaient ni électricité ni eau courante (ils allaient chercher l’eau à la source toute proche), ils ont vécu un enchantement qui a duré cinquante ans. « Il m’est arrivé, certains soirs, alors que Danièle, tout en lisant, écoutait un quatuor de Beethoven, étendue parmi les coussins du divan de la grande pièce du rez-de-chaussée, la chatte sur les genoux et le chien couché tout de son long à ses pieds, oui, il m’est arrivé souvent de sortir dans la nuit sous les palmes de la terrasse pris soudain d’une sorte d’irrésistible sanglot de ce trop de bonheur, écrit Serge Rezvani dans Le Roman d’une maison. Par la fenêtre restée ouverte, je voyais l’amour de ma vie dans la belle lumière dorée des lampes à pétrole, et je souffrais, le cœur douloureusement étreint de la nostalgie d’un présent si délicat, si juste, dont la sublime beauté n’avait pu se former que pour demeurer suspendue dans l’éternel. Non, la mort ne pourra jamais nous atteindre ici, non, jamais elle ne pourra anéantir une telle somme de sereine perfection31 ! » Dans Les Grains de beauté, il chante : « Tu te ris des années / Qu’importe les saisons / Si la vie n’a été / Qu’une sieste d’été… » J’aime son œuvre aussi parce qu’elle apporte un démenti au préjugé paresseux selon lequel « les gens heureux n’ont pas d’histoire ». « Toutes les familles heureuses le sont de la même manière, les familles malheureuses le sont chacune à leur façon », écrit par exemple Léon Tolstoï au début d’Anna Karénine. Cela résume un cliché très répandu, mais d’une fausseté flagrante, pour peu qu’on y réfléchisse une minute. Chez Serge Rezvani, le bonheur est une source de singularité – et de création, et de réflexion – éclatante.

C’est autant l’amour que la maison qui me fascine dans cette histoire. J’ai cité dans Chez soi les très belles lignes de Serge Rezvani sur les « surprises de la répétition », sur l’intérêt merveilleux qu’on peut trouver à renouveler chaque jour des gestes et des rituels qui sont chargés de sens à nos yeux, en apprenant à apprécier leurs plus infimes variations, comme une palette qu’on élargit et enrichit sans cesse. J’en trouve un autre éloge chez la philosophe Séverine Auffret : « Un accroissement continuel de jouissance nous vient de l’audition répétée d’une musique. La première audition n’emporte pas notre adhésion. C’est à la deuxième, à la troisième, à la suivante que le plaisir s’affirme, semblable à ce rythme propre du corps tout de scansion, de répétition : parcours d’un même espace, réitération d’un même geste ; cette demande qu’on fait dans le coït, comme le petit enfant qu’on berce, jette en l’air, soulève, balance : “Encore32 !” » Les mêmes dispositions légèrement monomaniaques inspirent mes tendances casanières et mon penchant pour l’exclusivité amoureuse. C’est le même goût d’une intimité sensuelle, le même pari d’une abondance cachée là où un regard superficiel ne voit que la monotonie, le même désir d’approfondissement infini, la même confiance dans des processus invisibles et mystérieux qui demandent seulement qu’on croie en leur existence, qu’on les laisse advenir, qu’on accepte de se laisser porter. L’écriture, aussi, qui vous emmène toujours un peu ailleurs que là où vous croyiez aller, qui fait surgir sous vos doigts une trame inattendue, m’a appris qu’on avait tort de redouter que les sources intérieures se tarissent, que ce soit dans un processus de création solitaire ou dans un dialogue amoureux et sexuel.

André Gorz et son épouse Dorine ont eux aussi passé leur vie ensemble sans jamais se lasser l’un de l’autre, et ont eux aussi fini par s’installer loin de Paris, dans un petit village de l’Aube. Ils s’y sont suicidés ensemble le 22 septembre 2007, après l’aggravation de la maladie dont souffrait Dorine. « Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre, écrivait Gorz l’année précédente. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble33. » Eux aussi ont échappé à l’emploi salarié, avec les contraintes qu’il implique et l’arrachement à l’autre qu’il provoque, et eux non plus n’ont pas eu d’enfant. Dans ces deux couples, de surcroît, les hommes ont été capables de partager et d’apprécier une intimité quotidienne avec une femme réelle, au lieu d’idolâtrer une icône lointaine. Je regrette néanmoins – et c’est un regret de taille – que seule leur activité créatrice à eux se soit développée, tandis que les femmes se bornaient à les soutenir. Leurs vocations se sont imposées comme évidentes, légitimes, impérieuses. Les compagnes sont restées muettes. Danièle Rezvani comme Dorine Gorz aimaient la discrétion, l’ombre, mais ce sont trop souvent les femmes qui présentent ce trait de caractère pour qu’il puisse s’agir d’un hasard. Nous ne connaissons d’ailleurs ces histoires d’amour que parce que leurs protagonistes masculins les ont racontées : Serge Rezvani dans de nombreux et superbes livres (Les Années-Lumière, Les Années Lula, Mille aujourd’hui, Le Testament amoureux, Le Roman d’une maison…), et André Gorz dans Lettre à D. Dorine Gorz, qui était cultivée, charismatique, a servi à son mari de documentaliste, de conseillère, d’interlocutrice, de relectrice34. Danièle Rezvani (morte en 2004) a été une complice et une muse. Serge Rezvani m’a dit récemment qu’il avait conservé ses carnets et qu’il pensait les faire éditer un jour. Ayant été émerveillée par les quelques lignes que j’ai lues d’elle, j’espère ardemment qu’ils trouveront le chemin de la publication.

Pour échapper aux chausse-trapes habituelles de l’amour, plutôt que de remettre en question le principe d’une relation exclusive, il me semble donc qu’on peut aussi chercher à changer les conditions concrètes dans lesquelles elle se déroule. Ce qui m’amène à amender encore un peu plus le modèle des deux couples que je viens d’évoquer. Le choix du départ dans une retraite isolée me plaît pour ce qu’il dit de confiance dans la richesse du lien amoureux, mais, pour ma part, j’aurais besoin d’un lieu de vie assez central pour me permettre aussi de voir mes amis et d’en rencontrer de nouveaux. Et surtout, je ne crois pas que la cohabitation permanente fasse encore partie de mon idéal. Je l’ai beaucoup aimée ; je chéris mes souvenirs de ces levers où j’étais d’une humeur de chien (je ne suis pas du matin) et où mon compagnon réussissait à me faire rire avec une blague bien placée, des moments où on se serrait dans les bras l’un de l’autre en se préparant un café ou un thé dans la cuisine avant de partir travailler. Lorsque nous nous sommes séparés, je rêvais d’un paysage domestique où tout ce que j’aurais sous les yeux m’appartiendrait, d’un appartement dans lequel j’aurais tout choisi ; comme si j’avais besoin, après une si longue vie commune, de me rassembler, d’expérimenter qui j’étais sans lui. Je suis très satisfaite d’avoir réalisé ce désir, même si j’ai parfois aussi la nostalgie des rayonnages de bibliothèque où nos livres, nos photos et nos objets fétiches se mêlaient, des murs où nos affiches et nos cartes postales respectives se côtoyaient, de la fusion de nos deux univers, de l’atmosphère unique qui se dégageait de notre intérieur. Je suis heureuse que cela ait existé. Cela a duré assez longtemps pour se confondre avec la vie même, de sorte que, lorsque je m’aventure dans mon ancien quartier, et plus encore dans mon ancien appartement, qu’il occupe encore, j’ai l’impression d’être une âme revenant hanter les lieux de son existence terrestre.

Peut-être qu’un jour j’aurai à nouveau envie de cohabiter. Mais, dans la façon dont je vois les choses actuellement, il me semble préférable que chacun ait son espace, qu’il s’agisse de deux logements séparés ou au moins de deux chambres dans le même logement. J’aime l’idée d’avoir la solitude pour état premier, de garder une base arrière, d’être avec l’autre, pour quelques heures ou pour quelques jours, parce que je l’ai choisi, parce que nous le désirons tous les deux, et pas parce qu’il se trouve qu’il habite là, lui aussi. J’aime l’idée de ne jamais subir sa présence et de ne jamais lui imposer la mienne. « Je te souhaite rivé à mon cœur, mais je ne désire pas t’avoir sous le coude en permanence », écrivait Mary Wollstonecraft à son mari, le philosophe politique William Godwin. Ils louaient chacun un appartement : « Ils se faisaient passer des notes par des messagers, s’arrangeaient des dîners et des rendez-vous, tels deux adolescents, raconte Cristina Nehring. Toutefois, loin de rendre leur relation adolescente, cette distance choisie les maintenait intensément engagés l’un envers l’autre. » Même choix pour Frida Kahlo et Diego Rivera : « Durant la plus grande partie de leur mariage, ils ont vécu dans deux maisons distinctes – bleue pour Kahlo, rose pour Rivera – reliées par un pont et séparées par des douzaines d’animaux en cage, d’arbres fruitiers et de parcelles de désert35. » La chroniqueuse britannique Grace Dent explique que, à ses yeux, la solution parfaite, celle qui permet d’avoir « le beurre et l’argent du beurre », est de cohabiter quatre jours par semaine : « Toute la vie humaine est là : le bavardage, les tâches domestiques, les réveils, les brossages de dents et la vie sociale partagée. Mais ensuite, pendant trois jours, il y a le silence. Et j’adore le silence36. »

« Deux êtres qui s’aiment n’en font qu’un : lequel ? »

Dans beaucoup de couples qui cohabitent, chacun se réjouit des absences de l’autre, parce qu’elles sont l’occasion d’une orgie de liberté et de tranquillité. C’est un peu triste, et cela dit bien le manque de solitude dévorant qui constitue leur ordinaire. Il me semble aussi que le fait d’avoir un territoire personnel matérialise l’espace mental, intérieur, la place que l’on s’accorde. Cela évite les guerres qui peuvent se livrer de manière plus ou moins sourde dans les logements communs pour déterminer, par exemple, qui occupera le seul bureau disponible. Cela peut aussi empêcher ces agencements venus du fond de notre inconscient, ces manières d’interagir spontanées, viscérales, qui installent des modes de fonctionnement, des réflexes impossibles à déraciner par la suite, et nocifs tant pour le couple que pour les individus qui le composent, par le rabougrissement de l’identité qu’ils provoquent. Cela peut enfin permettre de déjouer le piège que résume cette cruelle formule de Nancy Huston : « Deux êtres qui s’aiment n’en font qu’un : lequel37 ? » Ou cette remarque de Rainer Maria Rilke : « Quand deux personnes renoncent à elles-mêmes dans le but de se rapprocher l’une de l’autre, il n’y a plus aucun sol sous leurs pieds, et leur vie commune est une chute continuelle38. »

On me dira que cela coûte cher, et c’est vrai (c’est aussi moins écologique). Mais il arrive que cette objection émane de gens qui auraient les moyens de conserver des logements séparés, et que ce soit le conformisme qui parle à travers elle. Ils pourraient décider qu’une histoire d’amour n’est pas un moyen de faire des économies, surtout s’ils n’ont pas le désir profond de cohabiter et si cela doit aboutir à abîmer la relation. Plus largement, la moindre des choses serait que nos revenus à tous soient conçus de façon à nous permettre de vivre de façon indépendante. Dans La Fin de l’amour, Eva Illouz dit son impression de voir se multiplier aujourd’hui les « liens négatifs », c’est-à-dire le refus ou l’incapacité de nouer des relations durables. Parmi les signes qui, selon elle, en témoignent, elle cite la « forte augmentation au cours des deux dernières décennies des ménages composés d’une seule personne39 ». Or c’est une erreur d’assimiler cohabitation et engagement, comme elle le fait là de manière implicite. Bien sûr, on peut chérir et vénérer la personne avec qui l’on vit, de même qu’on peut habiter seul(e) et être un(e) psychopathe à l’âme froide. Mais on peut aussi habiter seul(e) et être éperdument, passionnément engagé(e) à l’égard de quelqu’un, de même qu’on peut vivre en couple par confort, par paresse, par conformisme, parce qu’on n’a pas les moyens ou pas le courage de déménager. Être captif, ce n’est pas être engagé.

En 1975, le sociologue américain Joseph Harris avait comparé le mode de vie de 247 hommes gays de la ville de Detroit, tous dans une relation stable depuis au moins un an, avec celui de couples hétérosexuels. Alors que ces derniers partageaient quasiment tous un logement, ce n’était le cas que des trois quarts des couples gays. Pour le dernier quart, conserver des résidences séparées permettait d’éviter les questions de l’entourage. Le sociologue n’avait pas noté de différence dans le degré d’engagement mutuel de ces couples par rapport à ceux qui cohabitaient. Cet arrangement, résume la journaliste Julia Sklar, « n’était pas un obstacle à la force de ces relations, et expliquait peut-être même pourquoi elles parvenaient à durer en dépit de l’oppression sociale et de la pression financière que cela impliquait de payer deux logements40 ». Même si nombre d’entre eux auraient sans aucun doute aimé pouvoir cohabiter et vivre ensemble au grand jour, les gays et les lesbiennes, comme les couples clandestins de toutes orientations sexuelles, ont démontré de longue date qu’un lien amoureux ne se donnait pas forcément à voir dans la composition d’un foyer.

« La seule façon de préserver l’amour dans la condition extatique qui lui vaut de bénéficier d’une appellation spécifique – sinon ce sentiment relève du désir ou de l’amitié –, la seule façon, disais-je, de préserver l’amour est de maintenir la distance », martelait en 1907 la théoricienne anarchiste Voltairine de Cleyre. Elle pensait que, « pour que la Vie puisse croître, il faut que les hommes et les femmes restent des personnalités séparées ». Elle avait été affligée d’entendre un jour un syndicaliste lui déclarer que, s’il n’était pas marié, il vivrait « comme un vagabond et un ivrogne » ; elle ne comprenait pas comment il pouvait admettre sans honte une telle incapacité à prendre soin de lui-même, à se nourrir et à se vêtir. Il lui paraissait essentiel que chacun veille à « rester une personne entière41 ». J’ai repensé à Voltairine de Cleyre au printemps 2020. Toute ma vie, et même après avoir recommencé à habiter seule, il y a quelques années, je m’étais arrangée pour ne jamais faire la cuisine, vivant de grignotages entre deux repas au restaurant ou deux commandes à emporter. Puis est arrivé le premier confinement de 2020 – encore lui. Soit je me condamnais à deux mois de nourriture insipide, dans un contexte où bien manger était l’un des rares fils susceptibles de vous rattacher à la vie autrement qu’à travers un écran, soit je m’y mettais. J’ai découvert que j’étais capable de me procurer moi-même du plaisir avec ce que je cuisinais – une sorte d’autoérotisme gustatif. Mon ex-compagnon m’a indiqué des sites de recettes, il m’a donné des conseils. Au fil des jours, je lui ai envoyé une photo de chaque nouveau plat que je réalisais et j’ai savouré ses compliments avec une fatuité assumée. Si nous vivions encore ensemble, je me serais contentée de manger les repas qu’il m’aurait préparés. Et ça aurait été dommage.

Reste la question des enfants. Que faire de ceux qu’on a choisi d’avoir ensemble si on ne souhaite pas cohabiter ? Voltairine de Cleyre n’est pas une grande fan de la procréation (« Nous ne sommes plus obligés d’agir aveuglément, de chercher sans cesse à propager l’espèce pour fournir à l’humanité des chasseurs, des pêcheurs, des bergers, des agriculteurs et des éleveurs »), et on devine qu’elle s’irrite un peu de devoir régler ce genre de détails. Elle estime qu’un enfant peut être élevé « aussi bien dans un foyer, dans deux foyers ou dans une communauté ». N’importe lequel de ces cadres lui paraît plus bénéfique et plus stimulant que celui du couple. Elle admet finalement n’avoir « aucune solution satisfaisante à offrir aux différentes questions que pose l’éducation des enfants » ; mais, ajoute-t-elle avec malice, « les partisans du mariage sont dans le même cas que moi »42. Peut-être faudrait-il généraliser, pour tous les parents qui ne veulent pas ou plus partager un logement, le système inventé après leur séparation par les acteurs Romane Bohringer et Philippe Rebbot, qu’ils ont mis en scène en 2018 dans leur délicieux film L’Amour flou : deux appartements indépendants qui communiquent par la chambre des enfants…

Dans les couples hétérosexuels, c’est pour les femmes que le principe des résidences séparées est le plus intéressant. « Je crois que la question qui se pose à travers le couple et la cohabitation est celle du territoire, écrivait Évelyne Le Garrec en 1979. Que la femme gagne ou non sa vie, fasse ou non des études, accède ou non à des professions valorisantes, la règle, pour elle, est toujours le partage d’un territoire, une dépossession totale des moyens d’exister par elle-même dans l’espace. » Elle voyait le foyer conjugal comme un maillon social problématique, obsolète : « La cohabitation institutionnalisée d’un couple sur un même territoire affaiblit à la fois l’individu et la collectivité. Du moins la collectivité comprise comme un rassemblement volontaire d’individus libres et autonomes, qui la construisent et la maîtrisent. Il me semble qu’une humanité adulte fonctionnerait sur le double mode de l’individuel et du collectif, l’un renforçant l’autre. Le couple apparaît comme un refuge clos contre la peur d’être confronté à son propre vide et au vide d’une collectivité contraignante. » Mais elle savait que le sujet était sensible. En février 1978, le « Programme commun des femmes » élaboré par Choisir la cause des femmes, l’organisation fondée par Gisèle Halimi, avait suscité une bronca en raison d’une seule phrase : « Si le but à viser est la suppression de la famille patriarcale, peut-être sera-t-il nécessaire, pour atteindre ce but, de supprimer la cohabitation du couple pendant au moins une génération. » Un éditorial du Monde (12 février 1978) dénonçait : « La haine : voilà ce qu’exprime chaque page de ce singulier programme commun proposé aux femmes. » (Suivait l’inévitable point Tu-dessers-ta-cause, familier aujourd’hui encore à toutes les féministes : « Les auteurs [sic] de ce brûlot discréditent bien plus qu’elles ne la servent la cause qu’elles prétendent défendre », etc.)43

La non-cohabitation a l’avantage de régler la question de la répartition des tâches domestiques… en la supprimant. « Quand vous ne partagez pas votre logement avec un homme, commente la psychologue Bella DePaulo, vous ne vous sentez pas tenue de faire la vaisselle ou de ramasser ses chaussettes. Évidemment, vous pouvez aussi ne pas vous sentir tenue de le faire en vivant avec lui, mais c’est un peu plus facile de résister quand c’est son évier et sa vaisselle44. » Les résidences séparées court-circuitent le couple et la famille comme dispositifs d’exploitation de la force de travail des femmes. Je ne reviendrai que brièvement ici sur ce sujet, que j’ai déjà traité ailleurs45. L’astreinte des femmes au travail domestique, souvent écrasante, relève d’un ordre si ancré qu’il peut dépasser la volonté individuelle des protagonistes. Mais il arrive aussi que les hommes trouvent tout à fait naturels les avantages que leur procure la cohabitation, ce qui, immanquablement, sème le doute : cette exploitation est-elle une conséquence fortuite de la vie commune, ou est-elle sa raison d’être ? Sur le compte Instagram « T’as pensé à… », consacré à la charge mentale et tenu par Coline Charpentier, une femme raconte que quand, après « quinze ans passés à courir non stop pour tout gérer seule », elle a parlé divorce, son mari lui a répondu : « Je vais devoir prendre une femme de ménage »46. Et dans l’étude de la sociologue Marie-Carmen Garcia sur les couples illégitimes, on tombe sur ce petit fait révélateur : les hommes mariés qu’elle a interrogés au début des années 2010 (et pas dans les années 1950…) estimaient que leurs maîtresses célibataires avaient la belle vie, qu’elles étaient « libres », car dispensées du service domestique que leur fournissaient leurs épouses47.

De même, dans une chronique intitulée « J’en ai marre des mecs, mais marre, marre, marre… » (France Inter, 11 mars 2020), le médecin et écrivain Baptiste Beaulieu (lui-même gay et solidaire des combats féministes) a évoqué quelques-uns des comportements masculins écœurants observés lors de ses consultations. Accusé par certains d’avoir inventé les situations qu’il décrivait, il a publié le lendemain sur son compte Facebook des récits du même genre reçus à la suite de sa chronique. Une auditrice se souvenait que, lorsqu’elle était petite, sa mère avait dû passer trois semaines à l’hôpital : « Mon frère et moi avons été nourris de bananes et de spaghettis à rien pendant ces trois semaines. Ensuite, elle a dû recommencer à faire la cuisine, même si elle était censée rester alitée encore un certain temps. » Christelle Da Cruz, assistante sociale à l’hôpital, disait « ne plus compter les : “Il faut que ma femme sorte de l’hôpital, et vite. J’en ai marre de devoir me faire à manger et faire les courses et le ménage” ». Coline Charpentier signalait avoir recueilli pour « T’as pensé à… » une centaine de témoignages de femmes qui « gèrent la maison quand elles sont hospitalisées » et qui « reçoivent des SMS du style “C’est quand que tu rentres ? On mange quoi ?” quand elles sont opérées ».

La culture populaire prend soin de ne pas présenter les choses de manière aussi crue dans la vision qu’elle donne du mariage. La célèbre comédie romantique britannique Love Actually (2003), par exemple, offre un cas d’école de romantisation de l’exploitation domestique à travers l’histoire d’amour qui se noue entre Jamie, un écrivain londonien qui s’est retiré dans sa maison du sud de la France après une rupture, et Aurélia, son employée de maison portugaise. Alors qu’ils sont tous les deux rentrés dans leurs pays respectifs, sur une impulsion, le soir de Noël, Jamie saute dans l’avion pour Marseille et retrouve la jeune femme dans le café où elle travaille comme serveuse. Lors d’une grande scène théâtrale, alors qu’elle se tient en haut d’un escalier, il la demande en mariage devant les clients du café et les membres de sa famille ; on découvre à cette occasion que, pendant qu’ils étaient séparés, chacun a appris la langue de l’autre. Désormais, selon toute vraisemblance, Aurélia fournira à Jamie les mêmes services que précédemment – elle tiendra la maison et lui apportera son café pendant qu’il écrira –, mais il n’aura plus besoin de la payer. Refuser de cohabiter permettrait de savoir si on est aimée pour soi ou pour les services que l’on rend. Cela permettrait aussi à certains hommes d’acquérir quelques compétences utiles et de devenir des « personnes entières », pour reprendre l’expression de Voltairine de Cleyre (c’est inadmissible, ces gens qui refusent d’apprendre à cuisiner…).

On m’objectera peut-être que l’idéal que j’expose ici n’est pas très réaliste ; mais ce ne serait pas un idéal sinon. Il peut être utile d’explorer nos désirs, de les préciser, de les cultiver, de les peaufiner, de suivre leurs ramifications, indépendamment des possibilités dont on dispose de les réaliser – en espérant pouvoir s’en approcher le plus possible. Comme on va le voir maintenant en détail, l’amour hétérosexuel est un chemin semé d’embûches. Alors, autant s’y donner autant de marges de manœuvre qu’on le peut, en commençant par éviter de se laisser imposer des schémas tout faits sur la bonne manière de le vivre, ou de laisser des conceptions mortifères saboter nos désirs – nobles et légitimes – d’épanouissement et de partage.

1. « SE FAIRE PETITE » POUR ÊTRE AIMÉE ?
L’INFÉRIORITÉ DES FEMMES
DANS NOTRE IDÉAL ROMANTIQUE

« Nicolas Sarkozy, un homme de passions. La France, la politique, Carla : son livre-choc. » À l’été 2019, la couverture de Paris Match sur laquelle figuraient Nicolas Sarkozy et Carla Bruni a suscité un éclat de rire général. L’ancienne top model y enfouissait son visage dans le creux de l’épaule de son mari, qui apparaissait comme un colosse protecteur, alors que, comme chacun sait, elle est plus grande que lui. Face aux moqueries, l’hebdomadaire a publié une mise au point hypocrite : non, la photo n’avait pas été retouchée. Simplement, le couple avait posé sur l’escalier menant au jardin de sa propriété, et l’ancien président se tenait une marche plus haut que son épouse1… Deux modèles de désirabilité se télescopent ici : d’un côté, celui de l’homme que le pouvoir rend irrésistible, le dispensant de cocher tout autre critère de séduction masculine conventionnel ; de l’autre, celui de la femme-trophée, qui présente les caractéristiques attendues d’un mannequin, à commencer par la haute taille.

À cette occasion, la journaliste Pauline Thurier a ressorti les précédentes couvertures de Paris Match mettant en scène le couple. Chaque fois, Carla Bruni était placée en position d’infériorité, dans des postures suggérant la soumission ou la fragilité. On l’a vue juchée sur les genoux de son mari comme une enfant, allongée sur un canapé la tête sur ses cuisses, lovée contre lui au fond d’une gondole à Venise, ou alors marchant à ses côtés sur une plage, mais… la tête penchée, comme pour rester au-dessous d’une barre invisible définie par sa stature à lui. Charlène, l’épouse du prince Albert II de Monaco, a eu droit au même traitement sur les portraits de famille après la naissance de leurs jumeaux, tout comme Diana Spencer lorsqu’elle était mariée au prince Charles dans les années 1980 : sur les photos officielles, Charles semble toujours avoir une bonne tête de plus qu’elle, alors qu’ils faisaient la même taille2.

Gober la pilule rouge de Matrix, c’est prêter l’oreille à la thèse de la féministe américaine Catharine MacKinnon : « Le masculin et le féminin sont créés à travers l’érotisation de la domination et de la soumission. » Selon elle, « la domination et la soumission sont des attitudes à partir desquelles la différence des genres est construite », résume Manon Garcia, qui la cite3. Munie de cette clé de compréhension, on voit soudain comment toute notre culture amoureuse s’attache à naturaliser, et même à célébrer les signes de domination chez l’homme et de soumission chez la femme, en les présentant comme les secrets d’une union harmonieuse. Le discours convenu selon lequel la libération croissante des femmes aurait ruiné les relations amoureuses implique d’ailleurs un aveu : notre organisation sentimentale repose sur la subordination féminine. N’est-il pas stupéfiant que cet ordre des choses nous semble aussi naturel, et que ce soit sa contestation qui contrarie beaucoup de gens, plutôt que la situation de départ ? Ainsi, en 2010, le titre d’un article du New York Times résumait candidement le problème de notre époque : « Faire durer le romantisme à une époque d’émancipation des femmes4 »… L’infériorité féminine est comme encapsulée dans notre imaginaire amoureux. À commencer par une infériorité littérale, immédiatement visible : dans un couple, l’homme doit être plus grand que la femme. « La vie en couple est moins fréquente parmi les hommes de petite taille, indique le sociologue Nicolas Herpin. Cette situation n’est pas due à leur condition sociale. Bien que les ouvriers soient en moyenne plus petits que les cadres, les effets de la taille sur la mise en couple sont de même intensité dans ces deux milieux sociaux5. » Cet écart est recherché par les hommes, mais, semble-t-il, davantage encore par les femmes6. Miriam, jeune femme mesurant 1,82 m, raconte comment un homme avec qui elle avait rendez-vous a blêmi au moment où elle s’est levée : « Il ne m’a jamais rappelée. » Certains de ses petits amis lui ont demandé de ne pas porter de talons, mais elle a refusé : « Maintenant, c’est une sorte de protestation. Je ne veux pas me faire petite7. »

La différence moyenne de taille entre hommes et femmes (qui est actuellement une réalité sur toute la planète) relève-t-elle d’une fatalité biologique ? En 2013, le documentaire de Véronique Kleiner Pourquoi les femmes sont-elles plus petites que les hommes ?8 a popularisé une hypothèse de l’anthropologue Priscille Touraille9 qui penche pour la négative. Sous toutes les latitudes, en effet, les femmes sont moins bien nourries que les hommes. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), elles souffrent deux fois plus de malnutrition que les hommes. Les filles risquent deux fois plus d’en mourir et ont davantage de carences en protéines animales. Les femmes préparent et servent la nourriture, mais elles se contentent des moins bons morceaux et se passent souvent de viande. Or, pendant la grossesse et l’allaitement, il leur faudrait 30 % de protéines animales et cinq fois plus de fer (également nécessaire pour prévenir les risques d’anémie dus aux règles) qu’aux hommes. Une fois leur croissance terminée, ces derniers, contrairement aux idées reçues, ont surtout besoin de glucides…

L’anthropologue Françoise Héritier racontait comment, sur son terrain de recherche, au Burkina Faso, elle avait mis des années à se rendre compte que, quand les bébés réclamaient le sein, les mères le leur donnaient immédiatement s’il s’agissait de garçons, mais faisaient attendre les filles. Lorsqu’elle demanda pourquoi, on lui répondit que les premiers avaient le corps rouge et risquaient d’éclater de fureur si on ne les nourrissait pas tout de suite. S’agissant des secondes, on lui donna une réponse d’ordre « sociologique, et non plus physiologique » : il fallait leur « apprendre la frustration », car, en tant que femmes, elles ne seraient « jamais satisfaites de toute leur vie ». « Vous créez de la sorte deux variétés humaines totalement différentes dans leurs attentes, commentait Françoise Héritier : l’une qui attendra la satisfaction immédiate de tous ses besoins et de toutes ses pulsions, et l’autre qui sera destinée à attendre le bon vouloir de quelqu’un d’autre. C’est un dressage extraordinaire, et cela passe par l’alimentaire10. » La logique est la même en Europe ou en Amérique du Nord, comme l’ont montré notamment les travaux de la philosophe américaine Susan Bordo sur la minceur11.

Au fil de l’évolution, cette « pénurie organisée » aurait-elle pu finir par rendre les femmes plus petites – puisque stopper la croissance est le moyen qu’utilise l’organisme pour résister aux privations ? L’hypothèse de Priscille Touraille a déclenché un tir de barrage dans la presse de droite et chez les antiféministes, qui ont donné la parole à des scientifiques pour qui elle n’est pas tenable. Interrogé par la journaliste Peggy Sastre, le biologiste Michel Raymond rappelle cette autre explication : « Les mâles gorilles se battent et les plus grands ont un avantage et cela participe à expliquer leur plus grande taille que leurs femelles. Chez l’homme, la violence est immémoriale, comme l’atteste l’archéologie, et la taille n’est pas indépendante de la dominance sociale. De plus, les femmes préfèrent des hommes plus grands qu’elles. » Son confrère Robert Trivers souligne que « le dimorphisme sexuel n’a pas commencé avec notre lignée à l’époque paléolithique – les mâles sont plus grands et plus gros que les femelles chez tous nos plus proches cousins, que ce soit chez les deux espèces de chimpanzés, les gorilles ou les orangs-outangs12 ». Quoi qu’il en soit, néanmoins, on ne voit pas pourquoi cette supériorité de l’homme sur la femme devrait se retrouver dans tous les couples.

« On serre un peu et ça pète »

Si le monde de la mode exige des mannequins qu’elles soient plus grandes que la moyenne, beaucoup d’autres critères de séduction et attributs féminins dénotent une forme de faiblesse, d’empêchement ou d’impuissance. La minceur traduit l’obligation de prendre le moins de place possible. La jupe et les talons hauts entravent le mouvement13. La jeunesse est jugée plus désirable, car associée à l’ingénuité, à la malléabilité14. « L’homme est beau quand il est puissant. La femme est belle quand elle est faible », résume Noémie Renard, qui a signé en 2016 une série d’articles accablants sur le sujet15. Elle y montre l’universalité de cet idéal d’impuissance, si différentes que soient les formes qu’il peut prendre. Par exemple, le gavage des filles pour les préparer au mariage, pratiqué par des populations nomades de l’ouest du Sahara, permet d’immobiliser les femmes et de mieux les contrôler ; elles vivent cloîtrées et dépendent entièrement des hommes. Quant au bandage des pieds des Chinoises, en usage jusqu’au début du XXe siècle, il avait pour effet, en rendant leur démarche précaire, de suggérer délicatesse et fragilité. Noémie Renard cite l’universitaire Wang Ping : « Les hommes ne peuvent s’empêcher de ressentir de la pitié à leur endroit et de tomber amoureux d’elles. Tous ces éléments sont indispensables à l’érotisme chinois et au charme féminin. »

L’expression de la faiblesse peut aussi passer par la voix. Certaines femmes sont tentées de prendre une voix de « bébé sexy » lorsqu’elles s’adressent à un homme : « Les bébés ne détiennent pas de pouvoir social, économique ou sexuel », glisse la sociologue Anne Karpf, qui explique cette tentation par la nécessité apprise de « protéger l’ego masculin ». Elle dit avoir remarqué que de nombreuses femmes « extrêmement brillantes » ont « d’énormes difficultés à utiliser leur voix. L’idée de l’employer dans toute sa force les terrifie. J’ai rarement rencontré des hommes qui avaient le même problème »16. L’impératif du sourire, symbole de l’abnégation, de la disponibilité et de l’empathie qu’on attend des femmes, contribue lui aussi à altérer leur voix, car il « raccourcit le conduit vocal », explique la linguiste Laélia Véron17. Et gare à celles dont le timbre est jugé menaçant. L’actrice Anna Mouglalis raconte que, à sa sortie du Conservatoire, un phoniatre lui a suggéré une « petite intervention » – qu’elle a refusée – afin de rendre sa voix moins grave18

« Féminin » signifie bien souvent contraint, réduit, limité dans l’expression de ses capacités. Ainsi, les femmes sont encouragées à faire du sport afin d’avoir un corps mince et ferme, mais elles doivent prendre garde à ne développer que des muscles discrets, déliés, qui ne suggèrent pas une force trop grande. « Dans les stars féminines, il y a les bombes, celles qui sont belles et bien foutues. Mais il y a aussi les autres, celles qui abusent du sport et surtout de la muscu », écrivait par exemple le magazine Public en 2013. Et de faire défiler les photos de quelques-uns de ces « monstres » : Madonna, Gwen Stefani, Hilary Swank, ou encore l’ancienne top model Elle Macpherson, dont les bras pourtant à peine dessinés invitent à conclure que seule la chétivité trouve grâce aux yeux de l’impitoyable rédactrice. « Quand on regarde leurs corps, une chose nous frappe : elles ont les bras d’un Superman façon Henry Cavill [l’acteur qui incarne le superhéros au cinéma] ou un ventre trop musclé à faire peur ! Alors les filles, si vous souhaitez être belle et musclée, faites des abdos-fessiers, de la course à pied, du vélo, de la natation ou encore du Pilates, mais pas à outrance. Il faut savoir doser. Faire de l’exercice trois fois par semaine, c’est le maximum19. »

On considère en général que, si le goût dominant rejette les femmes très musclées, c’est parce qu’il leur est demandé avant tout d’offrir un spectacle agréable, et que ces muscles ne sont pas esthétiques. Mais n’est-ce pas prendre le problème à l’envers, en omettant d’interroger les critères qui déterminent notre goût ? N’est-ce pas plutôt parce qu’on ne supporte pas l’expression de la force chez les femmes qu’on ne trouve pas celles-là belles ? « Je voudrais qu’on commence à regarder politiquement nos goûts, disait dans un entretien le philosophe Paul B. Preciado. Qu’on se méfie de la naturalité de ce qu’on désire et de nos goûts. Les goûts sont produits, ils sont fabriqués politiquement. Et, évidemment, il y a des goûts qui sont hégémoniques. Plus on est en accord avec le goût hégémonique, mieux on est accepté par les autres, plus on est normalisé, contrôlé, et moins on est capable de construire une esthétique de vie20. »

Plus grande et costaude que la moyenne, l’écrivaine Alice Zeniter a été fortement dépitée, enfant, en découvrant les attributs de la femme idéale chez les auteurs de classiques : « chevilles délicates » chez Charles Baudelaire, « poignets d’allumettes » et « mollets de moelle de sureau » chez André Breton… Dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, Esmeralda est mince et fragile « comme une guêpe ». Alice Zeniter commente : « Je ne faisais pas partie des belles femmes et ces textes me le signifiaient clairement. Une part de moi était triste, affreusement triste, d’être exclue du marché à la bonne meuf avant même d’avoir pu y entrer, mais une autre part de moi commençait déjà à rugir et se répétait : Tant mieux ! Très bien ! Je ne voulais pas du tout en être de ces femmes en sureau et en allumette, sûrement pas, jamais, parce qu’on en fait quoi de ces tout petits poignets, de ces chevilles délicates ? Eh bien on serre un peu et ça pète, voilà ce que ça raconte, ces hommes bavent devant des femmes aussi fragiles que des poupées de porcelaine et ce n’est pas moi qui le dis, d’ailleurs, c’est Honoré de Balzac : “Esther possédait cette taille moyenne qui permet de faire d’une femme un joujou, de la prendre et de la reposer”21 ! »

Cette censure de la force des femmes sous des prétextes esthétiques s’impose même aux sportives professionnelles, malgré la contradiction évidente que cela implique, puisque cela les oblige à rester en deçà de leur potentiel. En 2015, tandis que la joueuse de tennis Serena Williams subissait un déluge d’insultes sexistes et racistes en raison de son corps jugé trop puissant, l’entraîneur d’Agnieszka Radwańska expliquait en ces termes pourquoi la jeune Polonaise n’avait pas, pour sa part, un physique aussi athlétique : « C’est notre décision de faire en sorte qu’elle reste la joueuse la plus menue du classement, car elle est avant tout une femme et elle veut rester une femme. » Dans un monde moins sexiste, cet homme n’aurait-il pas dû être viré pour incompétence ? Quant à Maria Sharapova, en 2014, alors qu’elle était l’athlète féminine la mieux payée du monde, elle se sentait tenue de déclarer : « Je n’arrive pas à soulever des poids de plus de deux kilos. J’ai l’impression que c’est simplement inutile22. »

Dans un texte intitulé « La femme la plus forte d’Amérique », l’écrivaine et activiste féministe Gloria Steinem a raconté sa surprise lorsque, en 1985, à l’occasion d’un documentaire23, elle a découvert la championne australienne de bodybuilding Bev Francis. Cette « pionnière aimable, intelligente et courageuse », qui était à l’époque « plus forte qu’Arnold Schwarzenegger », l’a obligée à se confronter à ses propres préjugés. Le film avait été tourné durant une compétition féminine de bodybuilding à Las Vegas au cours de laquelle la musculature ultradéveloppée de Bev Francis perturbait les juges au plus haut point. On les voit tenir une réunion houleuse afin d’« aboutir à une définition claire du mot “féminité” » – rien de moins. « Ce que nous cherchons, assène celui qui semble être le président du jury, c’est une femme qui présente une certaine esthétique féminine, tout en ayant les muscles qui montrent qu’elle est une athlète. » L’un de ses jeunes collègues s’insurge : « Je m’inscris en faux contre l’idée qu’il y aurait une limite au-delà de laquelle les femmes ne peuvent pas aller dans ce sport. Quand vous dites qu’elles doivent être des athlètes mais ne pas être trop masculines, qu’est-ce que cela signifie exactement ? C’est comme si la Fédération américaine de ski demandait aux skieuses de ne pas dépasser une certaine vitesse ! Qui sommes-nous pour dire qui ressemble à une femme et qui n’y ressemble pas ? » À quoi l’autre réplique : « Nous voulons ce qu’il y a de mieux pour notre sport et pour nos filles. Nous cherchons à exciter le public, pas à le refroidir. Notre rôle est de protéger la majorité des concurrentes et de protéger notre sport. Si la majorité des candidates voulaient développer ce genre de musculature grotesque [sic], très bien, mais ce n’est pas le cas. Les femmes sont des femmes et les hommes sont des hommes ; merci mon Dieu pour cette différence. » Bev Francis devait finir huitième…

Même parmi les amies de Gloria Steinem, la bodybuildeuse suscitait des réactions contrastées, les unes se montrant fières et enthousiastes, les autres hostiles et dégoûtées, et ce, indépendamment de leur degré d’engagement féministe. « Autrefois, les seuls endroits où les femmes pouvaient faire une démonstration de force étaient les cirques. Au moins, de ce point de vue, on a avancé », dit Bev Francis à Steinem quand elles se rencontrent. Et elle raconte : « Lorsque j’étais enfant, je voulais aller aussi loin que je le pourrais. Je voulais être libre. Il y avait cette publicité à la télévision australienne que je détestais, où on voyait une femme préparer à dîner, avec ce slogan : “Donnez de la viande à l’homme24”. Et il faudrait se contenter de cela ? » Le fiancé de la jeune femme, Steve, s’entraînait avec elle. Steinem commentait : « La plupart des hommes nourriraient des sentiments mitigés à l’idée d’être l’amant de la femme la plus forte du monde, mais Steve prend toute la mesure de sa réussite dans un domaine qui est aussi le sien, et il est clairement fier d’elle. Comme le champion de lutte George Zaharias, qui, une génération plus tôt, épousa l’athlète olympique Babe Didrikson et la défendit contre les moqueries à une époque où ses exploits lui valaient d’être accusée de ne pas être une “vraie femme”, Steve a créé avec Bev un monde à part où ils se soutiennent mutuellement25. » Dans le monde « normal », en effet, aucun homme n’est censé vouloir d’une femme qui cultive sans retenue sa force physique.

À cet égard, le traitement réservé au personnage de Brienne de Torth dans la dernière saison de Game of Thrones représente un pas de côté notable, surtout dans une production aussi populaire, vue par des millions de spectateurs. D’une stature et d’une carrure impressionnantes, caparaçonnée dans son armure, visage pâle et cheveux blonds coupés court, Brienne est une guerrière farouche doublée d’une midinette – on l’a découverte, au début de la série, transie d’amour pour le prétendant au trône Renly Baratheon, qu’elle servait et défendait avec passion. Son physique lui vaut toutes sortes de quolibets ; dans sa jeunesse, les garçons l’avaient surnommée, par dérision, « Brienne la Beauté ». Lors de la veillée qui précède la grande bataille contre l’armée des morts, ses compagnons et elle sont rassemblés devant la cheminée au château de Winterfell. Parmi eux se trouve Jaime Lannister, ancien commandant de la garde royale à la beauté arrogante, personnage autrefois odieux et malfaisant que les épreuves ont transformé. Brienne a joué un rôle décisif dans son évolution et tous deux ont noué un lien très fort. Ce soir-là, au mépris de la tradition selon laquelle une femme ne peut pas être faite chevalière, il l’invite à s’agenouiller, sort son épée et l’adoube sous les applaudissements de leurs camarades. Une fois la bataille remportée – grâce au coup d’éclat d’une autre guerrière –, à l’issue du banquet organisé pour fêter la victoire, il la rejoindra dans sa chambre et ils feront l’amour – une première pour elle. Ainsi, il la reconnaît comme une égale tout en lui montrant du désir, alors que, la plupart du temps, ces deux attitudes s’excluent mutuellement (faut-il préciser qu’elle est plus grande que lui ?).

Prière de ne pas trop briller

L’infériorité féminine ne doit pas être seulement physique, mais aussi professionnelle et économique. Dans un groupe de parole destiné à des hommes condamnés pour violences conjugales, lorsque l’animatrice demande aux participants si cela les choque que les femmes puissent accéder aux mêmes métiers que les hommes, l’un d’eux répond : « Moi, ça ne me choque pas, tant que ma femme n’a pas un meilleur métier que moi. Sinon, ce serait la guerre ! Déjà au niveau argent, mais surtout au niveau statut. Imaginons que je suis éboueur et qu’elle est directrice d’une agence bancaire. Je pense qu’il y aurait des disputes ; elle va trop vous rabaisser. Et vous pourrez juste fermer votre bouche, parce que c’est la réalité. Elle va te voir comme un petit pion, elle qui est la cheffe… » Et si c’est l’inverse ? « C’est pareil, commence-t-il par répondre. Si l’homme est directeur de banque et si la femme est femme de ménage, dans une dispute, il va lui dire : “Rappelle-toi, tu n’es qu’une femme de ménage.” Il y a toujours des phrases qui vont faire super mal. » Il faut donc que les deux partenaires soient au même niveau ? lui demande l’animatrice. « Oui », répond-il sans conviction, avant d’ajouter avec un rire gêné (et on le sentait venir) : « Ou, au pire, l’homme un peu plus… Je ne sais pas, je n’aimerais pas que ma femme porte la culotte. » Il raconte que quand, à dix-huit ans, il est devenu directeur de magasin, sa compagne le « respectait plus » que quand il était simple employé26. Comment mieux dire que la relation de couple est envisagée comme une relation hiérarchique, comme un rapport de forces ?

Cette logique vaut pour toutes les classes sociales. Les magazines évoquent régulièrement ces femmes qui réussissent mieux socialement et gagnent davantage d’argent que leur compagnon, en s’émouvant de l’humiliation que peuvent ressentir ces hommes – personne n’imagine qu’une épouse puisse faire étalage du même orgueil blessé dans la situation inverse, qui est banale27. Celles qui commettent ce crime de lèse-majesté tentent d’ailleurs de se racheter en effectuant davantage de tâches domestiques, et elles courent plus de risques de divorcer28. Le divorce menace aussi les actrices qui remportent un Oscar, au point qu’on parle d’une « malédiction des Oscars » : « Les mariages des actrices gagnantes ont une durée de vie moyenne de 4,3 ans, alors que ceux des perdantes tiennent 9,5 ans29. » Bette Davis, Halle Berry, Kate Winslet, Reese Witherspoon, Hilary Swank, Sandra Bullock : toutes se sont séparées ou ont divorcé peu après avoir été récompensées. En Suède, deux chercheurs ont constaté que, parmi les candidates à une élection municipale ou législative, celles qui avaient gagné divorçaient par la suite deux fois plus que celles qui avaient perdu. Quant aux femmes nommées à la tête d’une société, elles divorçaient beaucoup plus que les hommes ayant obtenu le même genre de promotion. Élues ou dirigeantes d’entreprise, toutes voyaient diminuer leurs chances de retrouver un partenaire, ce qui rend peu probable l’hypothèse que la rupture avec leur mari soit motivée par un afflux de nouveaux prétendants. Détail intéressant : les couples qui éclatent sont surtout ceux où la femme est beaucoup plus jeune que l’homme et où elle s’est davantage occupée des enfants. Les couples qui étaient plus égalitaires dès le départ résistent mieux, car, au moment où la femme est promue, ils subissent une déstabilisation de moindre ampleur30.

Une amie me confie que, si elle s’est fixée amoureusement avec le père de ses enfants, c’est en partie parce que, comme il connaissait une réussite professionnelle éclatante, il ne risquait pas de prendre ombrage de ses succès à elle. Une autre, quittée par un musicien avec qui elle venait d’entamer une relation, me raconte, au bord des larmes, qu’elle pense avoir commis une erreur fatale : elle n’a pas résisté à la tentation de lui montrer la lettre d’engagement, avec proposition de salaire, qu’elle avait reçue d’une institution prestigieuse et qui lui inspirait une fierté légitime. Il n’est pas certain que cela ait joué un rôle dans la décision de cet homme de lui en préférer une autre, mais le simple fait qu’elle puisse le suspecter, et donc regretter son impulsion, est révélateur. Elle se demande si, pour être aimée, elle ne devrait pas dissimuler ses accomplissements et se faire passer pour moins brillante qu’elle ne l’est ; si elle ne devrait pas, comme Carla Bruni sur les photos, incliner la tête pour ne pas dépasser une certaine hauteur, mais sur le plan symbolique cette fois. Et ce n’est pas de la paranoïa de sa part : selon une étude américaine de 2006, les hommes répugnent en général à sortir avec des femmes plus intelligentes ou plus ambitieuses qu’eux31.

bell hooks, elle, se réjouissait d’avoir trouvé un homme qui comprenait et approuvait ses aspirations intellectuelles, qui l’avait soutenue tout au long de ses études. Mais ce soutien, il le lui a retiré le jour où elle a obtenu son doctorat et où elle s’est vu offrir un poste dans une des meilleures universités des États-Unis. « Mes ambitions lui avaient convenu aussi longtemps qu’elles n’étaient que cela, justement : des ambitions. » Déçue et choquée, elle a alors eu l’impression d’être rattrapée par toutes les sinistres prophéties – « Les hommes n’aiment pas les femmes intelligentes » – qu’on lui avait serinées dans son enfance. Au fil du temps, elle a entendu et lu beaucoup d’histoires semblables, comme celle d’Ai Ja Lee. Cette acupunctrice et herboriste exceptionnellement douée, Chinoise d’origine coréenne, avait épousé un camarade avec qui elle faisait ses études de pharmacie. Quand, à leur arrivée à New York, elle réussit du premier coup l’examen de pharmacie, et pas lui, il demanda le divorce. « Il est parti en emportant les meubles et la voiture, racontait Lee. Il me restait 3 dollars et j’avais trois bébés à nourrir. J’avais tellement honte d’être quittée ainsi… J’ai pensé au suicide. »

bell hooks remarque que celles qui vivent ce genre d’expérience ont tendance à s’accuser elles-mêmes, plutôt que le sexisme de leur compagnon. Elle note aussi que, souvent, de façon pernicieuse, l’entourage des femmes très investies dans leur travail semble présupposer que l’amour n’a pas ou peu d’importance dans leur vie : « Les gens ne peuvent pas accepter que nous soyons aimantes et passionnées par notre travail. Ils sont incapables de voir que ces deux passions se renforcent mutuellement, et ils tentent de nier notre droit à l’amour. » L’esprit critique et affûté des intellectuelles, en particulier, est interprété « comme de la dureté, comme une absence d’empathie », observe-t-elle. Ce déni est d’autant plus injuste qu’elles ont un grand besoin d’amour : « Les femmes puissantes de toutes les races et de toutes les classes sociales sont toujours très exposées. Elles dépendent du soutien de ceux qu’elles aiment pour survivre aux violentes attaques qu’elles subissent. Elles devraient pouvoir parler sans honte de leur aspiration à avoir un partenaire aimant, un cercle de proches qui les soutienne32. »

Dans son roman Nobelle, Sophie Fontanel imagine l’histoire d’une écrivaine, Annette Comte, qui, au moment de recevoir le prix Nobel de littérature, se souvient de l’été de ses dix ans. Séjournant avec ses parents à Saint-Paul-de-Vence, elle était tombée amoureuse d’un garçon de son âge, Magnus, avec qui elle avait fait les quatre cents coups pendant toutes les vacances. Elle avait fini par lui montrer les poèmes qu’elle écrivait. Sauf que Magnus s’était empressé de les offrir à une autre fille, la « ravissante » Magalie, afin de la séduire. Quand elle l’avait découvert, Annette avait été dévastée. Une scène la montre, peu après l’incident, s’examinant dans le miroir, se comparant à Magalie et doutant d’elle-même pour la première fois. La trahison de Magnus l’arrache à l’innocence de l’enfance, ce royaume où l’on peut espérer exister et aimer en dehors des rôles de genre et des limitations qu’ils imposent. Soudain, elle s’évalue elle-même selon le critère étroit de sa conformité aux canons de beauté, en réduisant à néant l’ivresse que lui procurait sa virtuosité littéraire. « Une pensée me glaça le dos : c’était moi le bébé. Et eux, Magnus et Magalie, ils étaient déjà des grands, elle habillée à la dernière mode, lui capable d’affreux calculs. C’était moi la gosse naïve, même pas ravissante. »

Pour essayer de la consoler, ses parents lui posent cette question : « Si tu avais le choix, à quelle place voudrais-tu être ? À celle de Magalie, qui reçoit des poèmes d’un menteur ? À celle de Magnus, qui ne sait pas écrire un poème ? Ou à celle d’Annette, à qui un dieu a donné un don ? » Elle doit bien admettre qu’elle préfère sa place à elle. Et, quelques décennies plus tard, elle conclut ainsi son discours devant l’Académie suédoise : « Tous les grands pouvoirs ont un prix33. » Sauf qu’un homme qui écrit n’est jamais placé devant le même genre de choix. S’il paie un prix pour le don qu’il a reçu, ce n’est pas le prix de l’amour. Pour lui, talent et séduction sont cumulatifs ; il n’y a que pour les femmes qu’ils peuvent s’exclure mutuellement, comme Annette en a fait l’apprentissage précoce (Sophie Fontanel ne cache pas avoir transposé dans l’enfance une déception amoureuse qu’elle venait de vivre).

Si on emprunte le vocabulaire d’Eva Illouz, l’expérience réelle de mon amie avec son musicien, comme l’expérience fictive d’Annette Comte avec son Magnus, peut se résumer en ces termes : sa « position sociale » a ruiné sa « position sexuelle ». Illouz s’attache à identifier les lignes de force qui donnent l’avantage aux hommes dans le champ amoureux. La valeur des femmes, constate-t-elle, est encore et toujours définie en fonction de leur conformité à des critères esthétiques bien précis, d’une part, et de leur jeunesse, d’autre part. À l’inverse, la séduction des hommes s’exerce principalement à travers leur statut social, indépendamment de leur âge. Cela leur procure un triple avantage : « D’abord, leur pouvoir sexuel ne s’épuise pas aussi vite que celui des femmes et augmente même avec le temps. […] Par ailleurs, ils ont accès à un échantillon plus important de partenaires potentielles parce qu’ils ont accès à la fois à des femmes de leur âge et à des femmes beaucoup plus jeunes. Enfin, leur pouvoir sexuel n’est pas distinct ou opposé à leur pouvoir social et les deux se renforcent mutuellement. Chez les femmes, la position sexuelle et la position sociale sont en revanche beaucoup plus susceptibles d’entrer en conflit34. »

« Érotisez l’égalité »

Ces lois ne sont cependant pas absolues. En croyant qu’elles le sont, d’ailleurs, on risquerait d’en faire des prophéties autoréalisatrices, de rigidifier les positions, de nier la plasticité de la vie et de l’amour. La série américaine The Marvelous Mrs. Maisel, qui se déroule à la fin des années 1950, l’illustre bien. (Si vous comptez la regarder, sautez ce paragraphe et le suivant. Je sais, mes livres sont des nids à spoilers, désolée.) Miriam Maisel, dite Midge, jeune femme gâtée de la bourgeoisie juive new-yorkaise, mère de deux enfants en bas âge, est mariée à Joel, qui travaille dans une grande entreprise mais qui rêve de percer dans le stand-up. Bien qu’elle se mette en quatre pour être une épouse, une amante et une maîtresse de maison parfaite, et qu’elle soutienne son mari dans la poursuite de son rêve, elle est aussi une femme brillante et spirituelle, et il semble que Joel se sente dépassé. Bientôt, il la quitte pour sa secrétaire, présentée comme spectaculairement stupide. « Je ne suis pas naïve, je sais bien que les hommes préfèrent les femmes bêtes, soupire Midge, dévastée. Mais je croyais que Joel était différent. Je croyais qu’il voulait de la spontanéité, de l’esprit, qu’il aimait être stimulé. » C’est alors, au moment où elle croit que sa vie s’écroule, qu’elle découvre, presque par accident, sa propre vocation pour le stand-up. Elle commence à se produire dans des cabarets en cachette de ses proches. Vite lassé de sa maîtresse, son mari ne tarde pas à lui revenir. Ils se préparent à annoncer leurs retrouvailles à leurs familles quand, par hasard, il la voit sur scène. Il est effondré. Non seulement elle réussit là où il a échoué (« Elle est bonne », répète-t-il en sanglotant), mais il ne supporte pas l’idée qu’elle pourrait évoquer publiquement sa vie avec lui : « Je ne peux pas être une blague », dit-il. Il rompt à nouveau, lui brisant le cœur une deuxième fois.

Par la suite, cependant, ces deux personnages connaissent une évolution passionnante. Midge s’épanouit en tant qu’artiste et apprend l’indépendance. Alors qu’elle n’a jamais travaillé, elle se fait engager comme vendeuse dans un grand magasin en attendant que sa carrière décolle. Joel, lui, admet enfin qu’il n’a aucun don pour le stand-up. Il quitte son emploi et, tout en réfléchissant à ce qu’il voudrait vraiment faire, il aide son père à diriger son usine de confection. Après avoir été une tête à claques en tant que mari, il se révèle un ex tout à fait estimable. Le premier choc passé, il est fier de Midge. Il l’admire, et cette générosité le rend infiniment plus séduisant que le type capricieux, infantile et égocentrique qu’il était à la fin de leur mariage. Chose incroyable aux yeux de leur entourage, il garde les enfants quand elle part en tournée. En somme, il lui paie une petite partie de l’immense dette que les hommes ont accumulée à l’égard des femmes quand il s’agit de soutenir l’autre et de l’aider à se réaliser. En sortant des rôles dans lesquels ils s’étaient tout naturellement glissés en se mariant, et qui s’étaient révélés aussi débilitants pour l’un que pour l’autre, ils deviennent tous deux des individus beaucoup plus intéressants qu’ils ne l’étaient en tant qu’époux ; et leur histoire, en échappant au contrôle social et familial, devient elle aussi beaucoup plus intéressante. Ils retrouvent leur complicité de jeunes amoureux. Tout en faisant de nouvelles rencontres chacun de leur côté, ils recouchent régulièrement ensemble. Un matin, à Las Vegas, où Midge se produit et où Joel l’a rejointe pour quelques jours, ils découvrent que la veille au soir, complètement ivres, ils se sont remariés, alors que leur divorce venait d’être prononcé… Ainsi, leur relation déjoue les règles de la domination. Et, en même temps qu’elle devient de plus en plus égalitaire, elle devient aussi de plus en plus sexy.

Tandis que j’écris, j’ai sous les yeux un badge qui reprend un slogan célèbre de Gloria Steinem : « Érotisez l’égalité » (Eroticize equality)35. On ne saurait mieux dire. La plupart du temps, nos représentations restent très convenues. Aujourd’hui encore, ce sont des hommes, et pas précisément les plus progressistes d’entre eux, qui contrôlent la définition de ce qu’est une femme séduisante, rappelle Eva Illouz : « La consommation d’images de corps sexuels et attirants s’est développée tout au long du XXe siècle, augmentant le chiffre d’affaires d’une multitude d’industries culturelles qui exhibent des femmes, mais qui sont majoritairement détenues et gérées par des hommes36. » C’est d’ailleurs l’un des enseignements de l’affaire Weinstein : pendant des décennies, un homme qui considérait les femmes comme de la viande – et qui, selon toute vraisemblance, n’était pas le seul dans ce milieu – a exercé, en tant que producteur de premier plan à Hollywood, un pouvoir immense sur nos imaginaires.

Mais le monde du showbiz ne se montre pas conservateur seulement dans les images et les fictions qu’il produit : il l’est aussi, en bonne logique, dans ses mœurs, mises en scène dans l’univers du people. Dès lors, quand un de ses membres fait preuve de la moindre audace, cela crée l’événement. En témoigne l’émoi suscité quand, en novembre 2019, l’acteur Keanu Reeves a effectué sa première sortie officielle avec sa nouvelle petite amie, l’artiste Alexandra Grant. L’heureuse élue avait l’âge canonique de quarante-six ans, soit « seulement » neuf ans de moins que Reeves, et, de surcroît, elle ne se teignait pas les cheveux. Les commentatrices de la presse américaine étaient à deux doigts de décerner une médaille du courage masculin à la star de Matrix. Une artiste aux cheveux blancs ! Par quel mystère cosmique avait-il bien pu la préférer à une mannequin de vingt-cinq ans repérée en couverture du spécial « maillots de bain » de Sports Illustrated ? Relayant un article qui racontait comment, en 1993, Reeves avait refusé d’obtempérer quand Francis Ford Coppola lui avait demandé d’insulter Winona Ryder pour la faire pleurer sur le tournage de Dracula, scellant ainsi une amitié éternelle entre les deux acteurs37, Titiou Lecoq formulait l’hypothèse qui s’impose naturellement : « Cet homme est-il la perfection incarnée ? Cet homme est-il descendu sur terre pour montrer aux hommes une nouvelle voie dans la masculinité38 ? »

Il est toujours agréable et excitant de voir un couple ou un homme sortir du rang. En France, on l’a vérifié quand l’écrivain Yann Moix a fait parler de lui en déclarant tranquillement à Marie Claire (février 2019) que, à cinquante ans, il était incapable d’aimer une femme de cinquante ans. L’acteur Vincent Lindon s’est alors inscrit en faux : « Moi, j’adore les femmes de mon âge. […] Je trouve qu’il n’y a rien de plus beau que de voir une femme ou un homme qui accepte de montrer les marques du temps. Je trouve que c’est bouleversant, qu’il y a une odeur, qu’il y a quelque chose de sentimental, de nostalgique, de mélancolique. Et moi, j’ai un désir énorme pour la nostalgie, pour l’acceptation des choses39. » Compte tenu du sexisme qui s’étale ailleurs sans complexes, ce genre de propos est bienvenu. Mais il faut bien admettre qu’il est problématique de se retrouver à encenser un homme simplement parce qu’il daigne aimer une femme pour l’ensemble de ce qu’elle est – c’est-à-dire parce qu’il daigne l’aimer comme les femmes, elles, aiment les hommes depuis toujours. Il est problématique de se retrouver à discuter à la télévision afin de déterminer si les femmes de cinquante ans sont baisables ou non, alors que personne n’imagine le même genre de débats au sujet des hommes de cet âge – personne ne se demande si Yann Moix ou Vincent Lindon ne sont pas trop défraîchis pour qu’on les désire. En outre, la relative rareté de ces preux chevaliers leur confère paradoxalement un pouvoir encore plus grand, et enchaîne donc encore davantage les femmes au regard et au bon vouloir masculins. Les sociologues Jean Duncombe et Dennis Marsden le faisaient remarquer en 1993 : si une femme tombe sur un homme qui est réellement prêt à vivre une relation égalitaire, « elle lui sera toujours structurellement subordonnée du fait de son statut de rare exception, tous deux sachant qu’il pourrait “trouver mieux” en termes patriarcaux40 ». Seul un changement de mentalité global pourrait réellement rétablir l’équilibre.

Une femme hétérosexuelle qui ne s’autocensure en rien, qui ne procède pas à ces petites ou grandes altérations d’elle-même qu’exige la féminité traditionnelle, risque donc de compromettre sa vie amoureuse, à moins de rencontrer un homme qui ne craint pas d’être moqué ou ridiculisé. Selon les critères patriarcaux, celui qui choisit comme compagne une égale, renonçant ainsi à une part de la domination qu’il est en droit d’exercer, sera en effet présumé masochiste, ou considéré comme un original, ou comme un traître, ou tout cela à la fois. Il se place dans une position infamante, car généralement réservée aux femmes. Aimer un homme qui donne la pleine mesure de lui-même est jugé valorisant pour une femme ; aimer une femme qui donne la pleine mesure d’elle-même est jugé menaçant pour un homme. La séduction masculine se définit par le surplus ; la séduction féminine, par la carence.

Ce que cela fait d’être un fantasme

Mais alors, celles qui correspondent aux critères couramment admis de la séduction féminine, qui n’enfreignent pas les lois implicites de cette domination tranquille, banale, ont-elles une vie amoureuse plus facile ? Pas forcément, se dit-on en lisant les journaux intimes qu’a publiés l’actrice et chanteuse Jane Birkin41. Fille de l’actrice Judy Campbell, mère de la photographe Kate Barry (disparue en 2013) ainsi que des actrices et chanteuses Charlotte Gainsbourg et Lou Doillon, Birkin appartient à l’une des grandes familles de l’aristocratie du showbiz. Elle est devenue un mythe en raison de sa beauté, de son style et du couple qu’elle a formé avec Serge Gainsbourg. Et pourtant, on mesure en lisant ses carnets à quel point elle a toujours été dans une position fragile face à ses compagnons successifs. Les deux premiers, John Barry, puis Serge Gainsbourg, tous deux nettement plus âgés qu’elle, devaient leur séduction à leur talent et à leur statut de créateurs, qui leur donnaient une assise sociale, un pouvoir – pouvoir sur elle, et pouvoir en général. Pour sa part, elle séduisait essentiellement par sa beauté, indissociable de sa jeunesse. Barry l’épouse alors qu’elle est une comédienne débutante de dix-huit ans. Lui-même en a trente et un et il est déjà le compositeur mondialement connu de la musique de James Bond. Gainsbourg, lui, a vingt et un ans de plus qu’elle et, lorsqu’ils se rencontrent, en 1968, il est déjà un compositeur et un chanteur célèbre.

Certes, ce sont des hommes très différents. Personnage odieux, Barry la délaisse, rentre ivre tard le soir, refuse de lui parler et l’engueule parce que ses pleurs l’empêchent de dormir. De Gainsbourg, avec qui elle vivra douze ans, elle brosse un portrait complexe : celui d’un homme tyrannique, maniaque, macho, mais aimant, capable de tendresse et de complicité. « Je sais maintenant ce qui est magique chez Serge : ses défauts, écrit-elle en 1981, alors qu’elle l’a déjà quitté. Il est si égoïste, une petite chose jalouse, avec un caractère dominateur, mais il est drôle ; profondément gentil et original jusque dans les bêtises les plus stupides qu’il fait. Il n’y a personne comme lui. Son visage de petit garçon vilain, son ivrognerie incontrôlable, son charme fou. Le plus humain, le plus perspicace, le plus ouvert, le plus sentimental. » Cependant, face à lui, elle existe seulement comme muse et comme interprète. Elle s’intègre à son univers, se met à son service. « Hier soir il a dit que je buvais uniquement parce qu’il me permettait de boire, que je vivais uniquement parce qu’il me laissait vivre, écrit-elle en 1974. Je suis sa poupée avec mes qualités de poupée, mais complètement reproductibles avec un meilleur matériau que le mien. » Alors qu’elle est sur le point de le quitter pour le réalisateur Jacques Doillon, il lui lance : « Sans moi tu seras incapable de travailler ou d’être populaire. Je t’ai fabriquée. Il fera de toi une inconnue ! » Elle note aussi : « Il n’y a pas beaucoup d’hommes qui s’intéressent à l’esprit des femmes. Serge n’est intéressé par l’esprit de personne, à part le sien, mais au moins il le dit. » Elle souffre cependant de son manque de reconnaissance. Après leur rupture, alors qu’ils restent très attachés l’un à l’autre et que le désir n’a pas disparu, elle exprime en ces termes son envie d’être proche de lui : « S’il y avait une chose que j’aimerais, c’est de ne plus être attirante pour Serge, mais juste considérée, aimée comme confidente. La sexualité, ce n’est pas d’être considérée, au contraire, c’est être un objet comme tous les autres, pas son égale. Je veux être un homme pour lui. »

Sa beauté est censée la placer en position de force face aux hommes, mais elle n’en retire aucune sécurité affective. « Je n’ai jamais cru avoir une chance avec qui que ce soit s’il y avait une très belle fille sexy à côté de moi », déclare-t-elle. Ou encore : « J’observe mes mains assez laides qui écrivent cette page sans intérêt. Je sais que je suis infiniment oubliable. » On peut être stupéfait de lire cela alors que, sur les photos qui la montrent à cette époque, elle est sublime. Mais ce serait oublier que, dans un monde qui s’acharne à saper leur confiance en elles, les femmes jouissent rarement de leur beauté. Même quand elles en ont connaissance intellectuellement, elles sont rarement en contact avec elle. Birkin se sent cernée de rivales potentielles. Si elle accepte de chanter le sulfureux Je t’aime (moi non plus) avec Gainsbourg, ce n’est pas parce qu’elle trouve ça « particulièrement joli », dit-elle, mais « parce que l’idée de lui enfermé dans une toute petite cabine d’enregistrement avec une bombe comme Mireille Darc était une possibilité terrifiante ». Surtout, elle subit la loi, omniprésente dans la société entière, et plus encore dans son milieu, selon laquelle sa valeur est corrélée à sa jeunesse. Et la jeunesse, par définition, cela passe ; c’est toujours déjà en train de passer. « Tellement l’impression d’être une vieille peau avec toutes ces jeunes et jolies créatures qui flottent autour de moi, fraîches et à la poitrine opulente », écrit-elle en 1979, à trente-trois ans.

Son compagnon suivant, Jacques Doillon, n’est pas beaucoup plus vieux qu’elle (deux ans), et il est beaucoup moins célèbre, mais lui aussi prend l’avantage dans leur couple. Ils se sont rencontrés lorsqu’il l’a fait tourner dans un de ses films. Elle n’en pouvait plus de l’alcoolisme et de l’égocentrisme de Gainsbourg. Enfin, elle a l’impression qu’un homme la trouve intéressante. Mais, très vite, il cesse d’avoir envie de travailler avec elle, ce qui la blesse et la déçoit terriblement. « Il n’en parle jamais, comme si en plus c’était un peu gênant, et il me voit comme si j’avais déjà cinquante ans. » Lors d’une interview « à crever le cœur », on lui demande : « Jacques Doillon ne fait plus de films avec vous ? Il aime les filles plus jeunes ? » Elle se force à répondre : « Il a raison, elles sont plus intéressantes à découvrir. » Il l’engage comme assistante sur le tournage de La Fille de quinze ans, film dans lequel il est aussi acteur : « Il embrassait vingt fois de suite Judith Godrèche [âgée de dix-sept ans] en me demandant “quelle était la meilleure prise”. Une vraie agonie ! » Fin 1992, c’est la rupture : « Il y avait des actrices si jeunes, si belles, on a beau s’en douter, et pourtant cette fois il a fallu qu’on me le rapporte précisément… Jacques alors me l’a dit en face… Le plancher s’est effondré… Je lui ai dit de partir… »

Par la suite, Doillon aura encore, jusque dans les années 2010, des relations (et des enfants) avec des femmes beaucoup plus jeunes que lui. Birkin, elle, rencontre en 1995 l’écrivain Olivier Rolin, dont elle pense qu’il sera son dernier amour. Comme elle a un an de plus que lui, elle lui ment sur son âge ; mais ensuite, il voit son passeport, de sorte qu’elle est « obligée d’avouer ». Avec lui aussi, elle se sent trop vieille : « Si seulement j’avais dix ans de moins, pour lui, ce serait mieux, je sais… » Elle est toujours hantée par la concurrence des femmes plus jeunes. Ainsi, quand son compagnon donne une conférence à laquelle elle assiste : « Parfois [il] mettait ses lunettes pour regarder la salle, je suis foutue, la très jeune fille va, avec son expression intense de jeunesse, le dévorer du regard, elle est venue pour ça, son bandeau pudique, ses yeux en amande, ça va lui rappeler X, les petits seins, enfin, ce chapitre de L’Invention du monde [un roman de Rolin] qui me fait honte de mon propre corps. »

Résumons : une femme qui existe d’abord par sa personnalité, avec son univers, ses projets, ses opinions, ses réussites, court le risque d’effrayer certains hommes. Mais une femme qui correspond aux fantasmes masculins, qui existe amoureusement et socialement d’abord par sa beauté, court le risque d’être ballottée au gré du désir des hommes, avec l’insécurité permanente, dévorante, que cela suppose. Elle risque de ne pas trouver une assise suffisante pour développer son estime d’elle-même et le sentiment de sa propre identité. Lors des premières désillusions de sa vie avec Doillon, Birkin évoque cette incertitude quant à son identité : « Finalement m’a-t-il connue moi ou une actrice ? Je ne me connais même pas, je me joue si bien. »

« Une petite femme à peau jaune »

La domination se renforce encore d’un cran quand une femme n’est pas seulement jeune et belle, mais qu’elle a aussi des origines « exotiques », suscitant des fantasmes enracinés dans l’imaginaire colonial. Celle qui a succédé à Jane Birkin dans la vie de Serge Gainsbourg a été Caroline von Paulus, mannequin alors âgée d’à peine vingt ans (il en avait cinquante-deux), d’origine vietnamienne et chinoise par sa mère. Il la surnommera Bambou (j’ignorais son vrai nom – comme beaucoup de gens, j’imagine – avant d’écrire ces lignes). Dans son journal, Birkin lui exprime sa reconnaissance d’une manière qui peut laisser songeuse : « Elle a empêché Serge de se ruiner, de s’abîmer, elle lui a donné un enfant, une nouvelle famille, elle était jeune, belle, et elle tolérait sa façon de lui parler. » En plus de l’affubler de ce surnom, Gainsbourg lui fera enregistrer en 1989 un album intitulé Made in China. L’album (qui fut un échec commercial) comprenait une version de Nuits de Chine, que le chanteur Marc Lavoine a reprise en 2007 en duo avec Bambou. En 2016, Lavoine, âgé de cinquante-quatre ans, tombera amoureux de l’écrivaine d’origine vietnamienne Line Papin, vingt et un ans, qu’il épousera en 2020. Il lui rendra hommage dans une chanson intitulée Ma Papou, dans laquelle il la qualifie de « poupée moitié indochinoise » qui a « redressé la tour de Pise » (sic).

Je ne sais rien du couple formé par Line Papin et Marc Lavoine, et je n’ai pas l’intention de m’en mêler. Mais il est difficile de ne pas réagir aux images et aux mots inspirés par leur histoire et mis en circulation dans notre univers culturel, tant ils sont fortement connotés. L’Indochine a été jusqu’en 1954 le territoire colonial français qui comprenait le Vietnam, le Laos et le Cambodge. Quant au mot « poupée » employé à propos des femmes asiatiques, il a une longue histoire. Il revient sans cesse dans le roman autobiographique qui a fondé les fantasmes occidentaux à leur sujet : Madame Chrysanthème, de l’écrivain Pierre Loti, publié en 1888, énorme succès qui fut traduit dans toute l’Europe et dont Giacomo Puccini s’inspira en 1904 pour son opéra Madame Butterfly. Un officier de marine français, débarquant à Nagasaki pour quelques semaines, contracte pour la durée de son séjour, comme plusieurs de ses camarades, un mariage temporaire avec une jeune Japonaise. Sur le bateau, déjà, il confie son projet à son ami Yves : « Moi, disais-je, aussitôt arrivé, je me marie. Oui… Avec une petite femme à peau jaune, à cheveux noirs, à yeux de chat. Je la choisirai jolie. Elle ne sera pas plus haute qu’une poupée42. »

À peine à terre, il se met en quête d’une fiancée. Apercevant une très jeune danseuse dans la première maison de thé où on l’emmène, il s’interroge : « Si j’épousais celle-ci, sans chercher plus loin ? Je la respecterais comme un enfant à moi confié ; je la prendrais pour ce qu’elle est, un jouet bizarre et charmant. Quel amusant petit ménage cela me ferait ! Vraiment, tant qu’à épouser un bibelot, j’aurais peine à trouver mieux… » Une autre lui tape dans l’œil, mais il réagit trop tard : « C’est un irréparable malheur : elle a été prise avant-hier par un officier russe. » Puis il entend parler d’une « demoiselle très jolie, d’une quinzaine d’années. On l’aurait probablement à 18 ou 20 piastres par mois ». Trois jours plus tard, on la lui amène. « Ah ! mon Dieu, mais je la connaissais déjà ! Bien avant de venir au Japon, je l’avais vue, sur tous les éventails, au fond de toutes les tasses à thé. » Il la trouve cependant « trop blanche ». L’entremetteur tente de le rassurer : « C’est la peinture qu’on lui a mise, monsieur. En dessous, je vous assure qu’elle est jaune… » Mais il n’est pas convaincu, et il la renvoie. Finalement, il en trouve une qui lui plaît et la cérémonie est arrangée. « Nous rentrons ; elle est au milieu du cercle, assise ; on lui a mis un piquet de fleurs dans les cheveux. Vraiment, son regard a une expression… Elle a presque l’air de penser, celle-ci… »

Toutefois, cette union le déçoit. Madame Chrysanthème l’agace. Il lui trouve trop souvent l’air triste : « Qu’est-ce qui peut bien se passer dans cette petite tête ? Ce que je sais de son langage m’est encore insuffisant pour le découvrir. D’ailleurs, il y a cent à parier qu’il ne s’y passe rien du tout. Et quand même, cela me serait si égal !… Je l’ai prise pour me distraire, et j’aimerais bien lui voir une de ces insignifiantes petites figures sans souci comme en ont les autres. » L’observant durant son sommeil, il regrette qu’elle ne puisse pas dormir en permanence : « Elle est très décorative, présentée de cette manière – et puis, au moins, elle ne m’ennuie pas. » Un jour, au hasard d’une promenade solitaire, il entrevoit une jeune femme qui lui paraît plus séduisante que la sienne. Mais, très vite, il se ressaisit : « Il n’eût pas fallu s’arrêter trop longtemps et s’y laisser prendre ; c’eût été encore un leurre. Poupée comme les autres évidemment, poupée d’étagère et rien de plus. » Le soir, tous les officiers se promènent ensemble avec leurs épouses japonaises, font des achats, s’arrêtent pour manger des sorbets : « En parlant d’elles, nous disons : “Nos petits chiens savants”. » Une des femmes du groupe rappelle à Loti une « guenon empanachée » qu’il voyait dans son enfance au « Théâtre des animaux savants ».

Il ne vit pas sa relation avec madame Chrysanthème comme une rencontre avec une personne, mais comme une expérience offerte au voyageur : le mariage temporaire avec une Japonaise est un truc « amusant », pittoresque, qu’il faut avoir fait. Face à lui, son épouse n’existe pas comme individu, mais comme incarnation aléatoire d’un fantasme, comme représentante d’un modèle générique qui préexistait dans sa tête et qu’elle a vocation à valider. Comme toutes les poupées, c’est surtout sa tenue qui fait son intérêt : « Une Japonaise, dépourvue de sa longue robe et de sa large ceinture aux coques apprêtées, n’est plus qu’un être minuscule et jaune, aux jambes torses, à la gorge grêle et piriforme [en forme de poire] ; n’a plus rien de son petit charme artificiel, qui s’en est allé complètement avec le costume. » Madame Chrysanthème est un élément de décor simplement un peu plus animé que les autres, et non une protagoniste des moments qu’ils passent ensemble. Il l’annonce d’ailleurs d’emblée, en introduisant son roman : « Bien que le rôle le plus long soit en apparence à madame Chrysanthème, il est bien certain que les trois principaux personnages sont Moi, le Japon et l’Effet que ce pays m’a produit. »

La jeune femme n’est qu’un faire-valoir, un support pour ses rêveries et ses pensées. Edward W. Said formulait le même constat, dans L’Orientalisme, à propos de la rencontre de Gustave Flaubert avec la « courtisane » égyptienne Kuchuk Hanem43 lors de son « voyage en Orient », en 1850. L’écrivain français racontait que, après avoir couché avec elle, il avait veillé jusqu’au matin : « J’ai passé la nuit dans des intensités rêveuses infinies. C’est pour cela que j’étais resté. En contemplant dormir cette belle créature qui ronflait la tête appuyée sur mon bras, je pensais à mes nuits de bordel à Paris, à un tas de vieux souvenirs… et à celle-là, à sa danse, à sa voix qui chantait des chansons sans signification ni mots distinguables pour moi44. » La femme orientale, commente Said, est pour lui « un sujet et une occasion de rêveries45 ». C’est quand elle dort qu’il semble vivre ses meilleurs moments avec elle, comme Pierre Loti avec madame Chrysanthème. Kuchuk Hanem est elle aussi réduite à un objet, un automate : « La femme orientale est une machine, rien de plus ; elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme », assure Flaubert46.

Madame Chrysanthème comme Kuchuk Hanem sont aussi recherchées en tant qu’incarnations d’un univers, comme si le mari ou le client pensait pouvoir, en les possédant, posséder aussi le pays dont elles sont l’émanation, le saisir plus complètement. Loti décrit d’ailleurs son arrivée en bateau à Nagasaki comme une pénétration : « Et nous entrions maintenant dans une espèce de couloir ombreux, entre deux rangées de très hautes montagnes, qui se succédaient avec une bizarrerie symétrique […]. On eût dit que ce Japon s’ouvrait devant nous, en une déchirure enchantée, pour nous laisser pénétrer dans son cœur même. » Et Said relève ces mots prêtés par Flaubert, dans La Tentation de saint Antoine, à la reine de Saba, personnage pour lequel Kuchuk Hanem a été une inspiration (elle exécute comme elle la « danse de l’abeille », une sorte de strip-tease) : « Je ne suis pas une femme, je suis un monde. » Louis Malleret, spécialiste de la littérature coloniale, écrivait en 1934 : « Le sentiment du prestige de la race blanche fait que l’Européen n’envisage l’amour que comme une des formes de la domination. La possession fait partie de l’exercice de l’autorité47. »

De Pierre Loti à Marlon Brando

L’appropriation sexuelle des corps féminins qui a accompagné l’expansion occidentale à la surface de la planète a forgé des modèles relationnels et des réflexes de domination durables. L’habitude de prendre une « petite épouse » est apparue dès l’établissement de comptoirs commerciaux par les Européens en Afrique et en Asie, au XVIIe siècle, par exemple par les Anglais en Inde ou par les Français au Sénégal, signalent Elisa Camiscioli et Christelle Taraud. Ces concubines, « triplement assujetties en tant que femmes, pauvres et “indigènes” », fournissent un service à la fois domestique, sexuel et conjugal. La politique de colonisation totale menée au XIXe siècle, qui implique l’arrivée de femmes blanches dans les pays conquis, ne les fera jamais disparaître complètement. Au Congo belge, l’institution de la « ménagère » se justifie par un « droit au coït » pour les colons blancs, ainsi que par le désir de « rétablir un rapport homme-femme “naturel” mis à mal, en Europe, par l’avancée des droits des femmes » (déjà…). À ce dispositif s’ajoutent, dans tout le monde colonial, la prostitution au sens strict, et en particulier les bordels militaires de campagne (BMC), sans parler des viols. Dans le sud des États-Unis, « 60 % des femmes esclaves de quinze à trente ans risquaient de se voir imposer une relation intime avec un “maître blanc”48 ».

L’esclavage et la colonisation ont représenté les formes les plus barbares de la domination européenne, mais on voit bien dans Madame Chrysanthème comment le narrateur de Pierre Loti se comporte partout en pays conquis (le Japon n’a pas été colonisé, mais il a été forcé par les armes à s’ouvrir au commerce occidental). Un jour, parce que la police de Nagasaki s’inquiète de la régularité de son mariage avec son épouse japonaise, il se vante d’être allé faire un scandale au poste et d’avoir insulté tous les hommes présents. Il décrit avec délectation l’épouvante de ces derniers, dans un pays où la politesse est une valeur essentielle. En plus d’exercer un despotisme direct et concret, il participe avec un zèle remarquable à la production massive de représentations et de fantasmes dégradants au sujet de tous les peuples non blancs qui accompagne le quadrillage européen de la planète. Cette entreprise où les images et les discours tirent leur autorité les uns des autres, se renforçant mutuellement, a duré plusieurs siècles et eu des millions de contributeurs, célèbres ou anonymes. Victimes aujourd’hui encore des stéréotypes qu’il a mis en circulation, les femmes racisées d’à peu près toutes les origines ont des raisons – encore plus que les hommes, qu’il n’a pas épargnés – d’en vouloir à Pierre Loti : ce grand voyageur a écumé les imaginaires au moins autant que les océans. Aziyadé (1879) puis Fantôme d’Orient (1892) racontent une histoire d’amour entre un officier de marine et une jeune Turque enfermée dans un harem ; Le Mariage de Loti (1878), une relation avec une Tahitienne de quinze ans ; Les Trois Dames de la Kasbah (1884), l’histoire de trois prostituées algéroises…

Le cas de la Vahiné, mythe forgé à partir du mot tahitien pour « femme », montre bien de quelle façon un cliché d’idéal féminin soumis peut se perpétuer à travers les siècles grâce à un passage de relais entre diverses figures masculines influentes. Le chercheur Serge Tcherkézoff raconte comment est née la légende d’un peuple indolent, hédoniste et peu farouche. Lorsque l’expédition de l’Anglais Samuel Wallis aborde à Tahiti, en 1767, les habitants de l’île, curieux, montent à bord des navires. Les Anglais, effrayés, veulent les chasser à coups de sabre et de mousquet. Les insulaires sautent alors à l’eau, avant de revenir « en très grand nombre et en armes. Wallis fait donner ses canons, de nombreux Tahitiens sont tués ». Dès lors, les habitants se montrent « pacifiques ». Ils « offrent » des objets de valeur et proposent des rencontres sexuelles avec des jeunes filles. Les Anglais repartiront « ravis ». Débarquant à leur tour en 1768, Louis-Antoine de Bougainville et son équipage, qui ignorent tout de la canonnade anglaise de l’année précédente, reçoivent le même accueil et s’émerveillent de l’« hospitalité » de ce peuple. Dans son Voyage autour du monde, publié en 1771 et aussitôt traduit en anglais, Bougainville évoque longuement Tahiti, cet Éden « où règne encore la franchise de l’âge d’or », où les femmes sont « comme Ève avant son péché ». Le livre frappe les imaginaires européens. Qu’importe si l’on sait aujourd’hui que les jeunes Tahitiennes « furent placées de force dans les bras des hommes européens et ne purent retenir leurs larmes49 » : le mythe de la Vahiné sera désormais indestructible.

Il sera relancé en 1878 par la publication du Mariage de Loti. Les fantasmes suscités par cette lecture « comptent pour beaucoup dans la décision de Paul Gauguin, qui part en 1891 pour Tahiti, à la recherche d’un cadre de vie paradisiaque et de nouvelles sources d’inspiration », écrit le géographe Jean-François Staszak50. En 2017, encore, Édouard Deluc pouvait réaliser son film Gauguin : Voyage de Tahiti (avec Vincent Cassel dans le rôle du peintre) en perpétuant sans aucun recul cette image des Tahitiens comme de bons sauvages auxquels se mêle le grand artiste solitaire, incompris dans son pays. Il passait sous silence l’âge de la « petite épouse » de Gauguin, Tehura, treize ans, en la faisant interpréter par l’actrice Tuheï Adams, âgée de dix-sept ans. La syphilis dont le peintre était atteint et qu’il répandit sur l’île était pudiquement devenue un diabète. « L’artiste, présenté comme un marginal qui ne veut rien avoir à faire avec les colons français de l’île, se comporte en fait en tout point comme eux en ce qui concerne ses relations amoureuses et sexuelles », notait le journaliste Léo Pajon à la sortie du film51.

Cette fascination perdurera au XXe siècle, notoirement chez Marlon Brando. L’acteur américain découvre Tahiti lors du tournage des Révoltés du Bounty, en 1960. À cette occasion, il rencontre Tarita Teriipaia, une jeune danseuse engagée sur place pour jouer dans le film. Il lui fait des avances, mais elle n’est pas intéressée. Alors, il la poursuit avec obstination, allant jusqu’à s’introduire un jour chez elle et tenter de la violer. Elle finit cependant par tomber amoureuse de lui et par devenir sa compagne. Aux yeux de l’acteur, comme à ceux de Gauguin, Tahiti est un paradis originel où règnent la pureté et l’innocence, et Tarita Teriipaia incarne tout cela à ses yeux. Elle voudrait faire une carrière d’actrice, mais il le lui interdit. Elle résume ainsi le discours qu’il lui tient : « Le cinéma n’est pas fait pour les Tahitiens. Les Tahitiens sont heureux à Tahiti, loin du cinéma et de Hollywood, cette ville épouvantable, où rien n’est vrai, où rien n’est beau. […] Le cinéma, c’est bon pour les Américains, ces gens complètement dénaturés qui ont massacré les Indiens d’Amérique. » (Plus tard, il lui écrira aussi : « Je n’aime pas l’idée que tu passes ton temps avec ces gens qui vont essayer de te faire l’amour. ») Il ordonne à la Metro-Goldwyn-Mayer de casser son contrat avec elle. Il veut qu’elle lui donne des enfants, qu’elle les élève et qu’elle entretienne sa propriété dans l’île, où il ira leur rendre visite de temps en temps. Comme, au début, elle n’en a aucune envie, un ami commun se charge de faire pression sur elle : « Il faut faire un enfant tahitien à Marlon, Tarita, c’est lui qui le demande, tu ne peux pas refuser. » (On notera qu’il veut un enfant tahitien, et non un enfant tout court.) Chez Brando aussi, appropriation féminine et appropriation territoriale vont de pair : en 1966, il fait l’acquisition de l’atoll de Tetiaroa. Il se comporte avec Tarita Teriipaia exactement comme un de ces Américains impérialistes et oppressifs qu’il prétend abhorrer. À sa naissance, leur fille est prénommée elle aussi Tarita ; quand il décide, quelque temps plus tard, de la rebaptiser Cheyenne en signe de solidarité avec les combats des Amérindiens, il l’annonce publiquement sans avoir consulté ni même informé la mère. Leur histoire, scandée d’éruptions de violence, se terminera assez vite (Cheyenne, qui était leur deuxième enfant, avait déjà été conçue par insémination artificielle), mais il s’arrangera pour saboter toutes ses relations amoureuses ultérieures. Elle doit rester sa propriété52.

Le rapport aux femmes né de la colonisation et de l’esclavage perdure aujourd’hui avec une vitalité impressionnante. Les femmes noires qui évoquent leur parcours et le racisme qu’elles subissent dans le documentaire d’Amandine Gay Ouvrir la voix (2014) décrivent exactement les mêmes mécanismes. Sharone observe : « Tu es une sorte d’expérience. Pour certains Blancs, ou même [pour des hommes] d’autres cultures, il y a tout un truc autour de la femme noire qu’il faut tester, sur la sexualité… » Zina dit son impression d’avoir été une « chose » pour ses partenaires blancs. Elle résume avec amertume la façon dont ils envisageaient leur relation : « “J’ai déjà mangé du serpent”, “Je suis déjà sorti avec une Noire”. » Maboula Soumahoro décrit son sentiment de ne pas être vue comme un individu, mais d’incarner aux yeux de certains hommes un pays, voire un continent entier : « Ce sont souvent des “amoureux de l’Afrique” : “J’ai vécu longtemps en Côte d’Ivoire”… » Marie-Julie Chalu constate que le corps des femmes noires est « animalisé », « chosifié », considéré comme quelque chose qu’on peut s’« approprier ». Il n’est pas « rendu précieux », dit-elle : « Tu n’es pas rendue précieuse dans ta féminité – dans ton humanité, simplement. » Cela jette le doute sur les motivations de ses partenaires : « Quand je sortais avec des hommes blancs, je me demandais : “Est-ce qu’il sort avec moi pour ça ?” Tu ne peux pas vivre ton histoire sans penser à ces trucs-là, et ça nuit à ton développement intime et sexuel de femme. »

Toutes en retirent le sentiment angoissant d’être interchangeables, d’être privées de leur identité personnelle. « Il y a ces mecs qui disent : “Moi, j’adore les Blacks”, soupire Annie. Les “mecs à Blacks” ! Alors, déjà, ce mot, ce n’est pas possible. Et puis, c’est aussi absurde que de dire : “Moi, j’adore les roux” ! » Audrey déclare, à propos d’un ancien petit ami : « Je me suis rendu compte que cette personne ne sortait pas avec Audrey : elle sortait avec une femme noire, qui représentait tout un tas de fantasmes. » « On projette toujours des choses sur toi dont tu n’es pas consciente, renchérit Sabine Pakora. À aucun moment on ne te rencontre toi. » Toutes disent qu’on projette sur elles une sexualité animale, les renvoyant à une altérité radicale. « J’ai eu droit à des commentaires du genre : “Toi, tu dois vraiment être une sauvage au lit”, juste parce que j’étais noire, alors que j’avais quinze-seize ans et que j’étais vierge, raconte Laura. Je n’ai jamais entendu de propos comme ça dits à mes potes blanches : “Ah ! Vous, les femmes blanches, vous devez avoir quelque chose…” Non : elles, ce sont juste des adolescentes qui découvrent leur sexualité. » Certaines rapportent des questions posées sur leur manière d’avoir des rapports sexuels ou sur d’hypothétiques spécificités de leur anatomie, comme si elles n’avaient « pas du tout le même corps que les femmes blanches ». La journaliste Rokhaya Diallo, elle, se souvient d’avoir grandi avec les images de la mannequin jamaïcaine Grace Jones, photographiée dans les années 1980 par son compagnon Jean-Paul Goude, qui la mit par exemple en scène enfermée à quatre pattes dans une cage portant un écriteau « Do not feed the animal » (« Ne pas nourrir l’animal »)53.

La « double féminisation » des femmes asiatiques

Rokhaya Diallo et Grace Ly ont discuté de la fétichisation amoureuse et sexuelle dans un épisode de leur podcast Kiffe ta race, et elles ont invité, pour en parler avec elles, l’écrivaine Faïza Guène. Toutes trois tombaient d’accord sur une différence entre les formes de fétichisation qu’elles subissaient respectivement : les femmes noires ou arabes suscitent chez certains hommes blancs des fantasmes sexuels, mais sont moins facilement envisagées comme des partenaires de vie, comme des compagnes qu’ils seront disposés à « assumer socialement ». « C’est une femme que tu pourras te vanter d’avoir “domptée”, mais, quand il s’agit de fonder une famille, de la présenter à tes parents, d’avoir des enfants noirs, tout à coup, c’est plus compliqué, expliquait Rokhaya Diallo. Et cette ambivalence place les femmes noires en position d’être les femmes les moins désirées pour les relations de long terme. » À l’inverse, les femmes asiatiques, elles, étant issues d’une minorité réputée « modèle » – manière d’insinuer qu’il y aurait un problème avec les autres –, sont présumées non seulement sensuelles, mais aussi travailleuses et soumises. « Elles sont désirées non seulement parce que “petites choses étroites” [une légende veut qu’elles aient un vagin plus serré], mais aussi parce qu’elles seraient de bonnes mères, analysait Grace Ly. Dès lors, la relation matrimoniale s’envisage de façon sérieuse. Elles sont assignées au foyer, à un rôle purement maternel. » Dans une interview, en 2021, elle résumait : « Les femmes noires seraient des bêtes de sexe et nous, les Asiatiques, nous serions beaucoup plus souples. C’est le Cirque du Soleil ! Tu es contorsionniste au lit, tu fais des massages, et après tu cuisines54… »

Soumission sexuelle et diligence domestique : ces préjugés s’expliquent par l’héritage des « petites épouses », mais aussi par des événements historiques ultérieurs. La chroniqueuse Franchesca Ramsey rappelle que, au XXe siècle, 85 % des soldats américains stationnés au Japon après la Seconde Guerre mondiale, ou ayant participé aux guerres de Corée ou du Vietnam, disaient avoir fréquenté des prostituées à cette occasion, de sorte que « la première vision des femmes asiatiques qu’ont eue trois générations d’hommes américains a été celle d’objets sexuels soumis55 ». Des « zones de repos et de récréation » avaient en effet été mises en place pour eux aux Philippines, au Japon, en Thaïlande, en Malaisie ou encore à Singapour. À cette histoire s’ajoute l’impact du tourisme sexuel dans la région, héritage direct des bordels militaires américains56. Cela a pour conséquence que, dans le monde entier, de nombreuses femmes asiatiques font l’expérience d’être considérées d’emblée comme des prostituées. Grace Ly se souvient d’un jour où elle était dans un bar avec un ami : « Un mec est arrivé et lui a demandé, avec ce regard de pote de vestiaire, combien il avait payé pour être avec moi57. » Quant à l’image de la maîtresse de maison et éducatrice exemplaire, elle a été renforcée par la politique d’exportation de main-d’œuvre féminine mise en place aux Philippines dans les années 1970, sous la présidence de Ferdinand Marcos : en moyenne, cent mille jeunes femmes, formées dans des écoles spécialisées, s’exilent chaque année pour travailler comme employées de maison aux États-Unis, au Canada, au Proche-Orient, à Hong Kong… « C’est dans leurs gènes, affirmait une expatriée belge à Hong Kong pour expliquer le zèle de son employée. Les Philippines, dans leur culture, elles sont toutes dévouées. Elles adorent les enfants58 ! » Le stéréotype plus récent de la « mère tigresse » chinoise, censée donner à ses enfants une éducation stricte et ultra-compétitive, par contraste avec le supposé « laxisme » des Occidentales, a encore renforcé cette image des femmes asiatiques comme des épouses et des mères idéales.

Ainsi, constate la philosophe Robin Zheng, « la supposée supériorité sexuelle des femmes asiatiques aboutit à les rendre inférieures en tant qu’êtres humains à part entière ; elles sont réduites à n’avoir de valeur qu’en tant qu’objets domestiques ou sexuels ». Elle souligne – et, pour le coup, cela vaut pour les femmes de toutes les minorités – le coût psychique énorme de la fétichisation, la nuisance considérable qu’elle représente dans leurs vies. « Je ne sais pas encore bien déceler ce que ça fait – je m’y attelle tout juste, m’écrit mon amie J., née dans un pays du Sud-Est asiatique et adoptée en France par un couple blanc. Mais je pense que ça déglingue un peu :) Et ça force à essayer de comprendre, à relativiser, à en rire, pour que ce soit acceptable, pour que ce soit tenable. Pour sûr, ça m’a rendue un peu paranoïaque et systématiquement soupçonneuse, voire impitoyable avec tous les fêlés du Japon, les passionnés d’Asie, de spiritualité bouddhiste et affiliés, de cérémonie du thé, de mangas, de geishas, les fans des films d’Oshima, les invétérés de Tanizaki, ça m’a rendu louches tous les Occidentaux installés en Asie, jetés dans une présomption d’exotisme et de fantasmes, qui passent au scanner de mes brûlures passées. C’est comme les hommes qui cherchent des femmes qui collent parfaitement dans le tableau de leur vie, avec leur travail, leur canapé et leur table basse, avec une louable ouverture à l’altérité – avoir une amie/être avec une “Asiat’” : signe de charité, de coolitude, d’expérience du monde. Mais ça m’a souvent donné l’impression d’être une sorte d’accessoire, la touch qui fait bien, un statement familial, mondain, politique, c’est selon. » Les fantasmes projetés sur elles obligent en effet ces femmes à être sans cesse sur leurs gardes, à s’interroger sur les motivations de ceux qui s’intéressent à elles, ou même de leurs compagnons ou conjoints. Ils les exposent à être hypersexualisées, objectifiées, fondues dans une masse indistincte – alors que l’amour devrait être précisément l’inverse : la distinction, la singularisation absolue –, mais aussi harcelées ou violentées en raison des stéréotypes associés à leur apparence59. La violoniste américaine Mia Matsumiya a par exemple créé un compte Instagram au nom éloquent, « Perv Magnet » (« Aimant à pervers »), sur lequel elle a diffusé certains des messages qu’elle recevait : harcèlement sexuel, menaces de viol, menaces de mort…

Robin Zheng observe que les stéréotypes impliquent d’attribuer inconsciemment un genre aux groupes que l’on singularise : « Les Asiatiques [femmes et hommes] en tant que groupe racialisé sont stéréotypés comme féminins, en raison de leur “essence” supposée réservée, douce, soumise, ce qui aboutit à une “double féminisation” des femmes asiatiques. À l’inverse, les Noirs, en tant que groupe racialisé, sont stéréotypés “masculins” en raison de leur “essence” supposée agressive60. » Cette logique défavorise les femmes noires – qu’elle masculinise –, mais aussi les hommes asiatiques – qu’elle dévirilise –, les deux catégories les plus impopulaires sur les sites de rencontres. Les femmes asiatiques formaient en 2014 la catégorie la plus recherchée sur OKCupid61, et des sites spécialisés se proposent de fournir à des hommes généralement blancs la femme asiatique de leurs rêves. « Il semble y avoir un stock infini là-bas. Elles sont toutes si belles ! » s’émerveillait un Américain à la recherche d’une épouse chinoise en faisant défiler les photographies sur son écran62. Cette féminité superlative attribuée aux femmes asiatiques implique qu’elles sont vues comme réunissant tous les signes d’infériorité que j’ai détaillés au début de ce chapitre : la petite taille, la faible corpulence (deux traits que synthétise le mot « poupée »), la jeunesse, le rang social, professionnel et économique subalterne. Marion Bottero, qui a interrogé des Occidentaux vivant en Thaïlande avec des femmes du pays, remarque qu’ils les décrivent comme « petites », « menues », « discrètes », « pudiques », « réservées », « coquettes » et « légères » (cette « considération de poids » est fréquemment citée, dit-elle). Ils apprécient le fait que leurs compagnes, en plus d’être souvent beaucoup plus jeunes qu’eux, ne fassent pas leur âge. Ils encouragent même chez elles un comportement enfantin. Patcharine et Lucien, par exemple, ont trente ans d’écart. Lors de leur premier entretien avec la chercheuse, Lucien prend son épouse sur ses genoux : « Allez, parle à la dame ! Elle veut te poser des questions… Allez, viens, ne fais pas ta timide ! » Enfin, ces hommes, avantagés économiquement et socialement par leur statut d’Occidentaux expatriés, jouissent dans leur couple d’une position dominante incontestée : « Elles n’entrent pas en concurrence avec nous », « Elles restent à leur place », disent-ils63.

Quand on est amoureux de quelqu’un, on peut bien sûr aimer sa culture ou sa culture d’origine, que ce goût préexiste à la rencontre ou qu’il en découle. Le problème survient quand le fantasme oblitère la personne et quand il implique – consciemment ou pas – l’attente d’un certain type de comportement. De nombreuses femmes racisées disent avoir appris à se méfier des hommes qui n’ont jamais été en couple qu’avec des femmes de la même origine qu’elles, et fuir comme la peste ceux qui les abordent en revendiquant haut et fort ce « goût ». Ici, il faut encore mentionner Yann Moix, qui, dans l’interview à Marie Claire où il disait sa répulsion pour les femmes de cinquante ans, déclarait aussi et d’abord ne sortir « qu’avec des Asiatiques » : « Essentiellement des Coréennes, des Chinoises, des Japonaises. Je ne m’en vante pas. Beaucoup de gens seraient incapables de vous l’avouer car c’est du racialisme. C’est peut-être triste et réducteur pour les femmes avec qui je sors, mais le genre asiatique est suffisamment riche, large et infini pour que je n’en aie pas honte. » L’exhumation d’une interview de Vincent Cassel au magazine Closer, en 2011, a également fait un certain bruit. L’acteur y évoquait sa période « jungle fever » (sic) : « Je n’étais attiré que par les femmes métisses ou noires. Puis j’ai été spécialisé dans les filles asiatiques, et ensuite les petites rebeus parisiennes. J’ai réalisé que quand on est spécifique, on ne s’intéresse pas aux gens64. » En dépit de ce mea culpa, l’usage par Cassel – marié depuis 2018 à la jeune mannequin noire Tina Kunakey – sur Instagram, en février 2020, du hashtag « #negrophile4life » (« négrophile pour toujours »), accompagné d’un doigt d’honneur, a ravivé les hostilités65.

Soulever la question de la fétichisation amoureuse et sexuelle suscite en général de vives protestations, et expose à se voir accusé de vouloir faire la « police des couples ». Les inclinations personnelles, surtout dans ce domaine, ne se discuteraient pas. Ce serait donc pure coïncidence si les « inclinations personnelles » des millions d’hommes qui fantasment sur les femmes asiatiques se rejoignent… Le plus vraisemblable est cependant que nos goûts, là encore, sont tributaires des préjugés et des représentations en circulation dans nos sociétés, dont nous sommes forcément imprégnés. L’autrice Dalia Gebrial remarque que l’amour, « représenté comme un royaume des affects apolitique, transcendant, dans lequel on tombe malgré soi, est en réalité profondément politisé, et lié aux violences structurelles plus larges auxquelles l’ensemble des femmes racisées, en particulier, doivent faire face66 ».

Robin Zheng se charge de faire un sort à ce qu’elle appelle le « MPA » : Mere Preferences Argument, ou « argument de la simple préférence ». Elle réfute en particulier l’idée selon laquelle préférer les femmes asiatiques, noires ou arabes équivaudrait à préférer les blondes ou les brunes. Certes, la couleur de peau et les traits d’une personne n’en disent pas plus sur elle que la couleur de ses cheveux ou de ses yeux – d’où l’absurdité de clamer qu’on « adore les Noires » comme de clamer qu’on « adore les roux ». Toutefois, même sans en être conscient, on peut projeter sur les origines de quelqu’un des qualités qu’on ne projette pas sur une simple couleur d’yeux ou de cheveux. Et, par là, on actualise des stéréotypes qui ne sortent pas de nulle part. « Les blondes et les brunes n’ont pas derrière elles une longue histoire de colonisation, d’esclavage, de persécutions et d’exclusion sur la base de leur phénotype, fait valoir la philosophe. De même, la couleur des yeux ou des cheveux n’implique pas des discriminations dans toutes les dimensions de l’existence – sociales, économiques, politiques –, y compris en matière de santé, d’éducation, d’emploi, de relations amoureuses, de protections légales, etc.67. » Et Grace Ly lançait : « Inutile de tenter l’habituelle défense “Je préfère les blondes, c’est pas un crime”. Si je me teins en blonde, ça change la catégorie de sites porno où on nous range68 ? »

Soit, diront certains, mais, de toute façon, on ne peut pas changer ses préférences amoureuses et sexuelles. Est-ce si sûr ? Prendre conscience du fait qu’elles ne sont pas aussi personnelles et intimes qu’on le croyait, c’est aussi comprendre qu’elles sont mobiles, et cela peut donner envie de faire en sorte qu’elles deviennent peu à peu vraiment les nôtres. Tout le monde peut en faire l’expérience : le goût évolue, au moins dans une certaine mesure. Il se travaille. Il n’épouse pas strictement et immédiatement notre cheminement intellectuel ou nos opinions, mais il entretient tout de même un certain rapport avec eux. Il ne s’agit pas de forcer quoi que ce soit (rien de pire), mais, à tout le moins, il peut être intéressant de réfléchir aux raisons profondes de nos attirances ou, à l’inverse, de nos préjugés, de nos rejets et de nos indifférences.

« Elle ne parle pas »

Le propre de la « poupée », c’est aussi qu’elle ne parle pas, ou seulement pour dire ce qu’elle a été programmée pour dire. Avec des femmes issues des minorités, il semble que nombre d’hommes blancs cherchent à réaliser le rêve d’une compagne silencieuse. Ils souhaitent une partenaire qui épouse exactement, sans bavures, les contours de leur fantasme, et dont la subjectivité ne fasse jamais irruption dans leur relation – on se rappelle la contrariété de Pierre Loti quand le visage de madame Chrysanthème laissait voir de la tristesse. Ils veulent une femme dépourvue de point de vue, de sentiments, de désirs propres, et dont l’être tout entier soit orienté vers le service de leur bien-être. Ils veulent un mélange de robot ménager et de poupée gonflable sous une forme humaine. Même s’ils ont du mal à l’admettre, s’accrochant à l’idée qu’ils sont réellement aimés, les Occidentaux interrogés par l’anthropologue Marion Bottero obtiennent cela grâce à leur pouvoir économique. Leurs compagnes thaïlandaises sont « aux petits soins » pour eux, disent-ils. Ils tiennent des propos tels que : « Elle n’est pas exigeante » ; « Tant qu’elle a à manger, elle est heureuse » ; « Elle ne me fait pas chier avec des questions métaphysiques ». Confirmant que « féminité » est bien employé comme un synonyme de « soumission », Morten, un Danois de Bangkok, déclare : « J’en ai marre de la masculinisation des femmes occidentales. En Asie, il n’y a pas encore eu de libération de la femme, donc ça n’a pas encore ruiné les relations hommes-femmes. En Thaïlande, il y a une relation plus sexiste [sic] entre les hommes et les femmes, donc un niveau plus naturel69. »

Ce désir ne concerne pas que les femmes asiatiques. Pour son documentaire radiophonique Heureuse comme une Arabe en France, Adila Bennedjaï-Zou est allée rendre visite à Alexandre Dupouy, qui lui a montré sa collection de photographies sexuelles de l’époque coloniale. Leur entretien est fascinant. Le collectionneur se retrouve confronté à une représentante du « type » qui le fait fantasmer, sauf qu’elle l’aborde sur un pied d’égalité avec lui, et qu’elle lui impose un point de vue et une parole concurrents du sien. Son embarras et sa mauvaise conscience sont palpables. Quand elle lui demande calmement « quel est l’érotisme particulier de la femme orientale », il lui répond : « C’est complètement un fantasme d’Occidental. C’est un raffinement, une totale soumission, un bien-être extraordinaire, dans le sable, les pays chauds, tout va bien, toujours au soleil… Un peu comme la femme asiatique, ce côté soumis… Elle ne parle pas – elle ne parle pas la langue, enfin, elle ne parle pas notre langue, donc il ne peut pas y avoir d’échange. La totale soumission, et puis ce fantasme : le sultan avec son harem, toutes ces filles voilées, cachées, qui se dénudent pour lui. C’est magique dans la tête d’un jeune homme occidental. » Dans la tête d’un « jeune homme occidental », bien sûr, et pas dans la sienne…

Dans sa collection personnelle, ses clichés de femmes maghrébines et africaines dénudées sont rangés dans un corpus qu’il a baptisé « Les paradis perdus ». Il le justifie par une pirouette : « C’est un clin d’œil, parce qu’il faut bien ranger les choses, et quand on voit ces jeunes hommes goguenards, le sourire jusqu’aux oreilles, au milieu de femmes nues […], il y a un sens, peut-être, du paradis, et puis il y a un sens du “perdu” parce que, heureusement, ces situations ont tendance à exister de moins en moins, et moins elles existeront, mieux les relations humaines se porteront. » Adila Bennedjaï-Zou s’amuse de la situation en prenant l’auditeur à témoin : « Vous l’entendez, la petite conversation qui chemine sous nos échanges ? Je lui demande : “Pourquoi suis-je l’objet de tes fantasmes ?”, et il me répond : “Tu n’es pas l’objet de mes fantasmes.” » Elle conclut : « Je crois que le point commun entre Chérifa [l’une des femmes figurant dans la collection de Dupouy, photographiée devant un bordel marocain] et les “beurettes”, c’est qu’elles ne parlent pas. Ou alors, juste pour dire ce qu’on a envie qu’elles disent70. » On remarque aussi que la notion de « soumission » revient trois fois en quelques secondes dans la définition que donne Dupouy du « fantasme de la femme orientale ».

 

Arrivant au terme de ce chapitre, je repense à une conversation avec une trentenaire de mon entourage. Elle me confiait sa perplexité d’avoir entendu une de ses amies lui assurer que, en amour, il fallait oublier tous les principes féministes que, par ailleurs, elle-même défendait avec conviction. Cette jeune femme ne savait pas trop quoi faire de ce conseil. Pour ma part, je suis maintenant certaine (même si je m’en doutais déjà) qu’il est intenable. Oui, c’est vrai : notre culture a si bien normalisé l’infériorisation des femmes que de nombreux hommes ne peuvent assumer une compagne qui ne se diminue ou ne s’autocensure pas d’une quelconque manière. Mais il arrive aussi que certains manifestent assez de curiosité, d’ouverture d’esprit, de confiance en eux-mêmes pour accepter, et même pour rechercher une telle femme. Quoi qu’il en soit, cependant, c’est un risque à courir. Mieux, même : en poussant un homme à révéler très vite son vrai visage, refuser de « se faire petite » permet de se protéger. S’il prend la fuite, il ne représente vraisemblablement pas une grande perte ; il représentait même plutôt un danger. Car on voit bien la logique sordide et oppressive qui transparaît dans les fantasmes autour de la femme « idéale ».

Chez les hommes qui les expriment, l’habitude d’occuper une position dominante, et la conviction que cette position est naturelle, empêchent de voir la personnalité d’une femme comme une richesse, comme l’occasion d’une véritable rencontre : à leurs yeux, elle est une gêne, une nuisance. Soit ils adhèrent aux préjugés misogynes en circulation dans la société, qui présentent les femmes comme des emmerdeuses, comme un mal nécessaire qu’il faut s’efforcer de contenir autant que possible, soit ils ont simplement pris l’habitude de la position de dominant, qui permet de ne pas intégrer le point de vue du dominé. C’est l’analyse de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe : « Dans la mesure où la femme a été construite comme l’Autre absolu, c’est-à-dire […] comme l’inessentiel, il est précisément impossible de la regarder comme un autre sujet71. »

Cette impossibilité se manifeste de façon particulièrement évidente dans les rapports avec des femmes racisées, mais elle n’existe pas seulement dans ce cas – au nom des « qualités » qu’on leur prête, ces dernières sont d’ailleurs érigées au rang d’exemples pour l’ensemble des femmes. En raison de leur vulnérabilité économique, d’innombrables femmes n’ont pas d’autre solution que de se plier à ce jeu. Mais, pour celles dont la survie ne dépend pas de leur complaisance aux exigences masculines majoritaires, il y a une chance à saisir. La chance d’inventer des rapports amoureux un peu plus égalitaires et excitants ; et, peu à peu, de proche en proche, de faire enfin bouger le monolithe d’une culture qui place les femmes devant une alternative impossible en les sommant de choisir entre leur épanouissement amoureux et leur intégrité personnelle – comme si l’un était possible sans l’autre ; comme si on pouvait connaître le bonheur, donner et recevoir de l’amour à partir d’un être tronqué.

2. DES HOMMES, DES VRAIS.
APPRENDRE DE LA VIOLENCE CONJUGALE

En plus des diverses formes de domination que nous venons d’évoquer, un autre facteur peut créer un déséquilibre au sein des couples hétérosexuels : il s’agit de ce que chacun a intériorisé quant à son rôle, à sa valeur et à ce qu’il est en droit d’attendre de l’autre en tant qu’homme ou en tant que femme. Dans le tête-à-tête qui s’instaure, chacun apporte ce que la société lui a inculqué à ce sujet.

Quand la sexologue Shere Hite a récolté les témoignages de quelque 4 500 Américaines sur leur vie amoureuse et sexuelle, dans les années 1970, nombre d’entre elles ont déclaré que leur mari ou compagnon avait une attitude condescendante, arrogante ou carrément insultante. Il les rabaissait ou les disqualifiait, tournait en dérision leurs opinions ou leurs centres d’intérêt. « Il me parle sur un ton qui me fait me sentir inepte et stupide » ; « Il se comporte comme s’il savait tout » ; « Il a des attitudes paternalistes, comme son père. Sauf qu’il le voit chez son père, mais pas chez lui » ; « Il estime que sa parole a force de loi » ; « À une époque, il me faisait la leçon comme à une gamine. Mais je ne l’ai pas lâché avec ça et il a fini par arrêter »1… Aux antipodes de cette assurance masculine, les femmes intègrent très tôt une tendance non seulement à pratiquer l’introspection et à se remettre en question (ce qui est plutôt positif), mais aussi à douter d’elles-mêmes, à se culpabiliser sans cesse, à penser que tout est de leur faute ou de leur responsabilité, à s’excuser d’exister (ce qui est nettement moins bien). Cette tendance nous affaiblit considérablement dans un rapport amoureux, surtout quand il se révèle abusif.

La violence au sein du couple profite de la fragilité de la position des femmes dans la société. Se référant aux travaux de sa consœur américaine Sandra Lee Bartky, la philosophe Camille Froidevaux-Metterie parle de la honte comme « structurellement féminine ». Elle la définit comme un « sentiment permanent d’inadéquation par lequel les femmes se sentent imparfaites, inférieures ou diminuées, ce qui permet aux mécanismes de la domination masculine de perdurer ». Ainsi, « la honte devient un véritable mode d’être-au-monde féminin qui fait le lit de la violence conjugale et des féminicides2 ». Il ne s’agit surtout pas de prétendre que, par leur manque de confiance en elles, les femmes susciteraient les mauvais traitements qu’elles subissent : nous reprocher un conditionnement qui nous dessert reviendrait à nous infliger une double peine. Les seuls responsables des violences sont ceux qui les commettent et la culture qui les y autorise – culture que nous allons tenter d’étudier ici. Mais, de même qu’on peut rappeler haut et fort que la seule cause du viol, c’est le violeur, tout en enseignant l’autodéfense physique3, on peut chercher à développer une forme d’autodéfense psychologique.

Comment fait-on pour acquérir une assurance et une estime de soi dont on a été historiquement privée ? Il faudrait un livre entier pour répondre à cette question, et ce livre existe déjà : c’est Une révolution intérieure de Gloria Steinem. L’autrice y montre l’importance de cette question tant pour les femmes que pour les minorités de tous ordres ou pour les nations colonisées – son récit du parcours de Gandhi, qui n’aurait jamais pu devenir un leader indépendantiste sans la reconquête personnelle de sa fierté d’Indien, est passionnant. Elle ne nie pas la dimension matérielle, concrète, de la domination (ce serait d’ailleurs étonnant de la part d’une femme qui a passé sa vie à militer) : elle a fini par comprendre, dit-elle, « que l’estime de soi n’est pas tout, mais que, sans elle, il n’y a rien ». Je renvoie à ce travail essentiel, qui devrait être bientôt à nouveau disponible en français. Pour ma part, je me propose plutôt de mettre en évidence les mécanismes qui ressortent des témoignages et des analyses au sujet de la violence conjugale. Étudier les ressorts profonds de ces violences peut nous permettre de mieux comprendre les interactions entre les femmes et les hommes d’une manière générale, et ce qui pose problème dans la façon différenciée dont elles et ils sont éduqués. Et cela peut aussi, peut-être, nous permettre de mieux prévenir ou déjouer les relations toxiques. (Je précise d’emblée que l’écriture de ce chapitre a été éprouvante et qu’il peut être d’une lecture difficile.)

Je le fais en étant très consciente des limites de cette démarche. D’abord, l’amour et le couple sont probablement le lieu où nous sommes le plus vulnérables, et où même les mieux armées, même celles qui ont une conscience féministe développée, peuvent se retrouver démunies. L’histoire de Marie-Alice Dibon, tuée par son compagnon en avril 2019, à l’âge de cinquante-trois ans, invite à l’humilité. Elle-même avait rappelé le décompte des féminicides sur Facebook, et elle avait offert à une amie prise dans une relation toxique le livre de Marie-France Hirigoyen Le Harcèlement moral, en lui disant qu’elle ne voulait pas lire un jour son nom à la rubrique des faits divers. « Elle était lucide pour les autres, mais pas pour elle-même », déplorait cette amie après sa mort4. Par ailleurs, même la lucidité ne suffit pas. Certes, Marie-Alice Dibon et ses proches ont sous-estimé le danger qu’elle courait en continuant à cohabiter avec son compagnon alors qu’elle lui avait annoncé son intention de le quitter. Mais, même si elle était partie plus tôt, il aurait très bien pu s’arranger pour la retrouver. Et, si elle avait demandé la protection dont elle avait besoin, rien ne dit qu’elle l’aurait obtenue. Dans le film de Xavier Legrand Jusqu’à la garde (2017), qui est une fiction, lorsque l’homme violent menace la vie de son ex-épouse et de leur fils, la réaction tant des voisins que de la police est parfaite, à l’intense soulagement du spectateur (et plus encore de la spectatrice), qui a partagé la terreur de l’héroïne et de son petit garçon pendant d’interminables minutes. Mais cette scène finale où l’héroïne (interprétée par Léa Drucker) peut souffler, savourer le bonheur d’être en vie et d’être désormais en sécurité, c’est précisément ce qui, dans la réalité, est refusé à trop de femmes, puisque nombre de gendarmes et de policiers traitent à la légère les signalements qui leur sont faits.

« Pervers narcissiques » ou « enfants sains du patriarcat » ?

Ces réserves importantes n’ôtent rien à l’intérêt qu’il peut y avoir à mieux comprendre comment la violence conjugale prospère. De nos jours, l’influence du féminisme, écrit Eva Illouz, encourage les femmes à être « aux aguets » et à « interpréter dans le comportement masculin le moindre signe de domination ». Désormais, dit-elle, au début d’une relation amoureuse, « le moi développe de nouvelles formes d’hypersensibilité aux marques de désintérêt ou de distance émotionnelle5 ». Elle semble mettre cette attitude sur le compte d’un narcissisme moderne qui pousserait les individus à rompre pour un oui ou pour un non. Il est vrai qu’il existe un danger de se comporter toujours davantage comme des consommateurs dans les relations amoureuses. Sur les applications de rencontres, Judith Duportail remarque la multiplication des profils de type « listes de courses », qui décrivent en détail comment doit être et ne pas être la personne recherchée6. Posant le même constat, Liv Strömquist montre que cette attitude transforme l’autre en produit et empêche de s’ouvrir à l’inattendu, d’être bouleversé et transformé par une rencontre, de se laisser charmer et ravir par une personne dans sa globalité7.

Pourtant, s’agissant des femmes, je crois qu’il faut appliquer avec prudence la grille de lecture « ravages de l’individualisme/du consumérisme ». Un ami me raconte que, pendant dix ans, alors qu’il était lui-même enfant, puis adolescent, sa mère a vécu avec un homme une histoire d’amour compliquée (ni violente ni abusive, mais… compliquée). Elle a fourni beaucoup d’efforts pour que cette relation fonctionne malgré tout. Un jour, elle a été très irritée d’entendre sa nièce déclarer qu’elle avait quitté son petit ami parce qu’il ne croyait pas qu’il existait des inégalités entre les hommes et les femmes. Pour cette jeune femme, il était exclu de poursuivre une relation avec quelqu’un qui niait un fait aussi fondamental et décisif. « Je mérite mieux », affirma-t-elle, et la mère de mon ami y entendit un écho au fameux slogan de L’Oréal « Parce que je le vaux bien » : une attitude consumériste, capricieuse. Mais n’est-ce pas là un faux procès ? Il y a une différence entre disqualifier l’autre en raison d’un petit défaut innocent, comme on met au rebut un produit défectueux, et tenir compte d’un signe qui vous fait redouter d’être maltraitée ou qui laisse présager une mésentente profonde.

Par ailleurs, l’attitude de la cousine de mon ami me semble plutôt rare. Je ne suis pas du tout certaine que, d’une manière générale, les femmes soient « aux aguets », comme le prétend Eva Illouz. La psychiatre Marie-France Hirigoyen expose un tout autre point de vue : « D’un côté, on éduque les filles à attendre le prince charmant et, de l’autre, on les met en garde contre tous les autres hommes. Devenues femmes, elles n’ont pas appris à faire confiance à leur ressenti et à filtrer les vrais dangers8. » Et surtout, Eva Illouz néglige le fait que celles qui se montrent réellement vigilantes ont toutes les raisons de l’être. En 2000, l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff) avait montré qu’une femme sur dix était touchée, toutes classes sociales confondues. Elle avait aussi révélé que c’était dans leur vie de couple que les femmes adultes subissaient le plus de violences physiques, psychologiques et sexuelles. Selon l’enquête « Cadre de vie et sécurité » de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), entre 2011 et 2018, 295 000 personnes âgées de dix-huit à soixante-quinze ans ont subi des violences physiques et/ou sexuelles de la part d’un partenaire ou ex-partenaire, dont 72 % de femmes. Seules 14 % d’entre elles ont déposé plainte. On aimerait bien que certains signes permettent à coup sûr de repérer un agresseur, mais ce n’est pas toujours le cas : « Il existe différentes sortes d’hommes violents et certains ne présentent extérieurement aucune caractéristique de machisme9. »

La violence peut aussi être uniquement psychologique. Largement autobiographique, le film de Maïwenn Mon roi (2015), avec Emmanuelle Bercot et Vincent Cassel, montre bien comment on peut détruire une femme sans lui porter un seul coup. Pour Marie-France Hirigoyen, les attaques psychologiques dans le couple « font tout aussi mal que les agressions physiques et ont des conséquences plus graves » (depuis 2010, elles sont elles aussi punies par la loi). Il est impossible de dissocier les deux : la violence physique prolonge et consolide une entreprise générale de subjugation. Le dénigrement permanent, les humiliations, la froideur, les menaces, les manœuvres visant à isoler la femme, à la déstabiliser, provoquent en outre une « usure mentale » qui peut mener au suicide.

« Les femmes aussi sont violentes, au moins psychologiquement » : tel est l’argument classiquement utilisé pour nier la dimension de genre des violences au sein du couple. Il suggère que les victimes chercheraient les coups en maltraitant émotionnellement leur compagnon, en visant là où ça fait mal, au point de le faire sortir de ses gonds. Or il existe d’autres situations où les hommes peuvent subir des brimades et des humiliations, à commencer par le travail. Pour autant, les coups infligés à un supérieur hiérarchique, un contremaître ou un patron ne sont pas un fléau social, et nous ne tenons pas un décompte d’homicides dont ceux-ci seraient régulièrement victimes. Pourquoi serait-il possible de réfréner ses pulsions dans le contexte professionnel, et pas face à une femme ? Et, plus largement, pourquoi les hommes seraient-ils les seuls à ne pas pouvoir se maîtriser quand ils subissent un affront ou une humiliation ? Ce préjugé empêche aussi de voir les nombreux cas où la violence physique est exercée de manière froide et réfléchie. Par ailleurs, cette image des femmes comme des créatures à la parole venimeuse, capables de faire du mal de façon sournoise, comme on jette un mauvais sort, me rappelle la défiance à l’égard de la parole féminine qui se manifestait à l’époque des chasses aux sorcières10. Quoi qu’il en soit, évoquer l’oppression subie dans une très grande majorité des cas par des femmes au sein du couple n’implique pas qu’elles seraient pour leur part incapables de la moindre violence, physique ou psychique. Cependant, du fait qu’elles sont structurellement en position de faiblesse, que la société autorise et favorise la violence chez les hommes et la décourage chez elles, le plus probable est que ces actes ou ces paroles restent dérisoires, et essentiellement réactifs ou défensifs.

Les hommes violents font souvent en sorte de couper leur partenaire de sa famille et de ses amis, qu’ils peuvent éloigner en se montrant odieux ou en manifestant une jalousie et une possessivité maladives. Les deux protagonistes se retrouvent alors seuls l’un face à l’autre. Mais, à l’intérieur de ce huis clos qui s’assimile à une séquestration, le monde extérieur reste présent à travers la loi patriarcale qu’ils ont tous les deux intériorisée, et qui avantage l’agresseur tout en pénalisant la victime. « Si des femmes peuvent se laisser piéger dans une relation abusive, c’est parce que, par leur place dans la société, elles sont déjà en position d’infériorité », écrit Marie-France Hirigoyen. À l’inverse, les hommes (très minoritaires) qui subissent des violences de la part de leur compagne éprouvent certes une honte encore plus grande, car ils se retrouvent dans une position « féminine ». Néanmoins, « à l’extérieur, ils continuent à être valorisés en tant qu’hommes », remarque-t-elle11.

Beaucoup d’hommes violents considèrent qu’ils ont le droit de se comporter comme ils le font en vertu de leur statut de mari et de père, comme si celui-ci leur conférait une forme de toute-puissance. À leurs yeux, leur épouse et leurs enfants sont leurs choses. Ils n’ont pas pris acte des évolutions juridiques intervenues ces dernières décennies pour « dépatriarcaliser » la famille – le titre de « chef de famille », par exemple, a été supprimé en 1970. Ancienne victime de violences conjugales, Aïda, qui a raconté son histoire dans un livre de témoignages paru en 2006 (et sur lequel je m’appuierai beaucoup dans ce chapitre12), rapporte que son mari lui disait : « On est mariés. Du point de vue des juges, j’ai droit sur toi [ce qui n’est évidemment pas vrai]. Si j’ai envie de coucher avec toi, je couche avec toi. » (Le viol conjugal est reconnu par la loi depuis 1992.) Il lui dit même, quand elle prend peur pour leur enfant : « C’est mon fils. Si je veux le tuer, je le tue. » « Je fais ce que je veux, ce sont mes enfants », dit aussi, comme en écho, le mari de Cécile13.

Pratiquant une forme de lavage de cerveau, les hommes violents jouent sur le manque de confiance en elles – plus ou moins aggravé par leur histoire personnelle – dont souffrent les femmes du fait de leur position dominée dans la société. Diane entend son mari Stéphane lui dire : « Tout le monde te prend pour une folle. » Elle se rend responsable de sa violence : « C’est parce que sexuellement je ne suis pas à la hauteur » ; « Peut-être que je ne lui ai pas donné assez d’amour, que je n’ai pas été assez femme »14. En sortant de la relation toxique (sans violence physique) qu’elle relate dans son podcast Qui est Miss Paddle ?, Judith Duportail n’a « plus aucune confiance en elle, au sens littéral » : « Je ne me crois plus, je doute de toutes mes pensées, de toutes mes impressions. Est-ce que j’ai vraiment froid, ou est-ce que c’est moi qui m’écoute trop, qui suis une chochotte ? Est-ce que cette personne m’agace, ou est-ce que je suis incapable d’apprécier les gens comme ils sont ? » Sa mère dit s’être rendu compte que sa fille était dans une relation maltraitante notamment parce qu’elle l’entendait répéter sans cesse : « Je ne suis pas folle ? Ça va, ce que je dis, là ? Je ne dis pas des bêtises15 ? »

Dans sa bande dessinée Tant pis pour l’amour, qui raconte sa relation avec un manipulateur et son parcours pour s’en sortir, l’autrice trentenaire Sophie Lambda montre comment son ex-compagnon la persuadait qu’elle était responsable du mal qu’il lui faisait, en lui disant par exemple : « J’ai vu des messages de ton ex sur Facebook, du coup par désespoir j’ai couché avec ma collègue », ou : « Mes crises de folie ont commencé avec toi ». Elle commente : « Comme je suis de nature à beaucoup (trop) me remettre en question, l’idée finissait par germer dans ma tête, et à faire ses racines16. » On peut douter qu’il s’agisse de sa nature : c’est plutôt un trait partagé par un grand nombre de femmes du fait de leur éducation (entendue au sens large, pas seulement parental). À un moindre degré, à l’époque où mon amie F. était en couple avec un homme tyrannique et manipulateur, j’étais désespérée, quand elle me rapportait les propos incendiaires qu’il tenait à son égard et les procès qu’il lui intentait, de l’entendre ajouter aussitôt : « Non, mais tu sais, il a raison, je ne suis pas parfaite, j’ai aussi mes défauts… » Tout le monde a des défauts, mais cela ne justifie en rien la violence, l’intimidation ou la déstabilisation.

On parle souvent de « pervers narcissiques » à propos des hommes qui procèdent à ce travail de sape, mais il faut se demander s’il ne s’agit pas tout simplement de domination masculine. Plutôt que de « pervers narcissiques », la thérapeute Elisende Coladan préfère parler d’« enfants sains du patriarcat » – une expression empruntée aux mouvements féministes hispanophones. Elle écrit : « Si, au lieu de se concentrer essentiellement sur les caractéristiques psychiques de ces individus, le regard se portait sur les structures sociales qui leur permettent d’évoluer à leur aise et de répéter leur comportement de relation en relation, un véritable travail d’éducation et de prévention se mettrait en place qui pourrait amener un réel changement17. »

Un aplomb à toute épreuve

Alors qu’elle est innocente, la femme victime de violences se laisse persuader qu’elle est coupable. Et, alors qu’il est coupable, l’homme, habitué à considérer que tout lui est dû, se pense toujours innocent, quand il n’estime pas carrément être la victime. S’ils sont assignés en justice, certains agresseurs répliquent parfois en déposant eux aussi plainte contre leur compagne. Au sentiment d’illégitimité systématique inculqué aux femmes répond le sentiment masculin d’être dans son bon droit quoi qu’on fasse. Quand Stéphane est placé en garde à vue pour avoir enfermé Diane et ses enfants dans la maison pendant vingt-quatre heures, puis avoir menacé Diane avec un couteau, il raconte partout que sa femme « l’a fait mettre en prison pour une simple dispute » ; ensuite, comme l’expérience l’a déprimé, il va s’acheter un ordinateur avec l’argent du compte commun18. Nathalie se souvient du déni catégorique de son mari, au matin, face à son œil au beurre noir : « Ce n’est pas moi qui ai pu te faire ça. » Puis, devant son insistance : « Dis donc, tu marques facilement, parce que je t’ai à peine touchée19. » Cécile raconte que, un jour, son mari a lancé son poing en direction de son visage : « J’ai eu la présence d’esprit de pousser ma tête, et son poing est arrivé dans un plat, et là il s’est délabré complètement le doigt jusqu’au centre de la main. Il a d’ailleurs perdu son doigt, puisque tous les tendons étaient pétés par la violence du choc. Il a eu deux opérations ; son doigt est tout tordu, il n’en retrouvera plus jamais l’usage total. C’est moi qui l’ai emmené à l’hôpital, et c’était moi la vilaine20. » En somme, il lui reprochait de ne pas avoir obligeamment laissé son visage dans la trajectoire de son poing pour lui épargner les conséquences de ses propres actes.

Lorsque le journaliste de radio Mathieu Palain se joint à douze hommes contraints par la justice à participer à un groupe de parole après une condamnation pour violences conjugales, il enregistre un chœur de protestations et de dénégations : tous jurent qu’ils n’ont rien à faire là. L’un, après cinq condamnations, continue à invoquer un complot de ses ex qui se seraient liguées contre lui. Un autre s’indigne d’avoir fait « trois jours de garde à vue » : « J’ai cru que j’avais fait un crime ! C’est quoi ce délire ? » Il clame que « c’est la femme, des fois, qui cherche21 ». Cette idée que la victime a provoqué ce qui lui est arrivé, on la retrouvait dans la bouche de Bertrand Cantat, le chanteur du groupe Noir Désir, lors d’une audience devant le juge à Vilnius, en août 2003, une douzaine de jours après le meurtre de sa compagne, l’actrice Marie Trintignant : « Personne ne s’est occupé du fait que l’agressivité pouvait venir aussi de quelqu’un d’autre que moi. » Il ajoutait : « Je précise d’ailleurs que tout ce que j’ai eu, moi, corporellement, personne n’a regardé et personne n’a cherché à le constater depuis le début. » Puis, dans une scène répugnante, il retroussait ses manches : « Là, je garde des hématomes, encore, alors que c’était quand même le samedi d’avant ! » (D’après le rapport d’autopsie, Marie Trintignant avait reçu une vingtaine de coups très violents à la tête, ce qui montrait un acharnement, et pas seulement deux gifles données de manière impulsive. Les nerfs optiques étaient quasiment détachés, comme dans les cas de « bébé secoué », et l’os du nez éclaté. Elle avait une plaie à l’arcade sourcilière et portait aussi des traces de coups sur les jambes, les bras, dans le bas du dos et sur le ventre.)22

L’enfermement mental des agresseurs rend toute guérison très difficile. Plusieurs mois après sa condamnation en justice, l’ex-mari de Cécile continuait à pourrir sa vie et celle de ses filles. « Le problème, disait-elle, c’est qu’il ne se soigne pas, et fatalement quelqu’un qui ne se soigne pas devient une plaie pour les autres. » Dans Jusqu’à la garde, l’héroïne dit calmement à son ex-mari : « Il faut que tu te soignes, Antoine » ; un diagnostic qui, pour le spectateur, s’impose comme une évidence. « Tu es qui pour me dire ça ? lui hurle-t-il en réponse. C’est à toi de te faire soigner ! » Et si les groupes de parole sont sûrement très utiles à ceux qui les fréquentent de façon volontaire (il y en a tout de même quelques-uns), on peut douter de leur utilité pour ceux qui y sont contraints, surtout quand ce n’est que pour un jour ou deux. Une jeune femme qui a assisté à l’un de ces stages d’une journée raconte que, la seule fois où un participant a semblé prêt à admettre un semblant de responsabilité, lorsqu’il a dit avoir été ébranlé devant les photos montrant les blessures de sa compagne, un autre l’en a aussitôt dissuadé : « Oui, mais c’est parce qu’elle t’a poussé à bout23. » Cela ne signifie pas que la guérison est impossible, mais que, si on veut lui donner une chance d’avoir lieu, il vaut mieux ne pas sous-estimer la difficulté – surtout si cette erreur d’appréciation doit mettre en danger des femmes et des enfants24.

Pour expliquer cet aplomb masculin à toute épreuve, le militant proféministe américain John Stoltenberg avance une thèse intéressante. Le genre social, observe-t-il, « doit être recréé, encore et encore, en action et en sensation – en faisant des choses qui nous donnent l’impression d’être vraiment un homme ou une femme et en évitant de faire celles qui laissent place au doute dans ce domaine. […] Presque tout le monde pense que l’identité sexuelle de certaines personnes est plus réelle que la sienne propre : nous nous mesurons presque tous et toutes à l’aune d’autres personnes perçues comme étant plus masculines ou plus féminines que nous ». Dès lors, « être un homme » implique d’interpréter un rôle, et de l’interpréter conformément à une théorie très répandue du jeu d’acteur : « Pour atteindre un naturalisme convaincant, un acteur doit jouer un personnage comme si tout ce que fait ce personnage était entièrement justifiable », sans égard pour ce que pensent le public ou les autres protagonistes. Même si ce personnage commet les crimes les plus abominables, l’acteur qui l’incarne « doit s’être préparé au rôle en adoptant un système de croyances où ces gestes sont moralement justifiés ». Ainsi, dans le système de valeurs de l’homme violent, « certains actes sont considérés comme “bons” et “corrects” parce qu’ils servent à rendre réelle l’idée qu’un individu se fait de la virilité ». Certes, il existe, dans le cycle de la violence conjugale, qui se répète indéfiniment, une phase de contrition (dite de « lune de miel »), au cours de laquelle l’agresseur demande pardon, promet de ne plus recommencer, proteste de son amour, etc. Mais elle ne traduit aucun remords réel : elle vise à empêcher la victime de s’éloigner. « Pour ceux qui s’efforcent d’atteindre l’identité sexuelle masculine, se pose constamment le problème crucial de gérer leurs affaires de façon à conserver le soutien d’une déférence et d’une soumission féminines », analyse Stoltenberg. Il leur faut « une femme à qui faire les choses qui permettront de réaliser adéquatement notre masculinité », de « demeurer mâle par contraste »25.

Le récit que fait Alexandra Lange confirme de manière frappante cette idée que les hommes violents tentent de donner corps à une identité virile telle qu’ils la conçoivent ; identité que, sans cela, ils sentiraient vaciller. Elle a rencontré Marcelo Guillemin, âgé d’une trentaine d’années, alors qu’elle avait dix-sept ans. Ils ont eu quatre enfants. Après douze ans d’enfer, d’insultes et de coups, un soir de juin 2009 où il tentait de l’étrangler, elle l’a tué d’un coup de couteau, dans la cuisine de leur maison de Douai. Dans le livre qu’elle a publié après son acquittement, elle écrit : « Je ne l’ai compris que bien plus tard, mais il a, à mes yeux, vécu une “fausse vie” en se mariant avec Sylvie [sa première épouse] puis avec moi. C’était une forme de couverture, de paravent ou d’alibi social, on appellera cela comme on le voudra. Car – tout le monde le sait aujourd’hui – il était d’abord attiré par les hommes. Et ça, il ne l’a jamais accepté. Pas lui. Pas un gitan. Ce n’était pas concevable. Si je devais donner une explication à ses comportements – mais je ne pourrai jamais en faire une excuse –, ce serait celle-là. Il était rongé par le profond malaise de se sentir homosexuel et, plus encore, de ne pouvoir l’avouer autour de lui. » Durant les premiers temps de leur vie commune, il s’arrange pour la frapper sans laisser de traces. Mais, un jour où il lui lance : « Va te faire enculer », elle a le malheur de lui répondre : « Non, vas-y toi… » Il se jette alors sur elle. « Mon mari n’avait jamais été aussi violent. Ce jour-là, il était comme une bête enragée. Et, pour la première fois, je portais des traces manifestes de ses coups : des bleus un peu partout sur le corps, des marques au cou dues à l’étranglement et, juste au-dessus de l’arcade sourcilière, un hématome gros comme une balle de ping-pong26. » C’est vraisemblablement la référence à la sodomie qui l’a rendu fou quand elle la lui a renvoyée au visage. Haïssant à la fois les femmes (il accablait son épouse d’insultes sexistes) et ce qu’il percevait comme féminin en lui, il cherchait à maintenir son identité de « vrai homme » à coups de poing.

Notre révérence pour les émotions des hommes

Fille d’un homme violent, Véronique se souvient que son père répétait sans cesse « Ta gueule, ta gueule » : « Il ne supportait pas le dialogue, pas la moindre contradiction27. » Non seulement les agresseurs cherchent à annuler symboliquement et/ou physiquement l’autre, mais, quand ils vont jusqu’au meurtre, cette annulation trouve un prolongement dans le traitement de l’affaire par la presse. Annik Houel, Patricia Mercader et Helga Sobota, qui ont dépouillé plusieurs centaines de comptes rendus de procès de meurtres conjugaux parus dans deux quotidiens régionaux, Le Progrès et Le Dauphiné libéré, entre 1986 et 1993, ont constaté que, souvent, ils faisaient disparaître la victime, par exemple avec des titres du genre : « Meurtre de la rue Baraban : onze ans de réclusion pour René Th… »28. Quand, en 2017, Les Inrockuptibles ont publié un entretien avec Bertrand Cantat, Annik Houel y a retrouvé le même procédé : « Marie Trintignant est réduite à un nom de lieu : “Vilnius”29. »

Tandis que la femme disparaît, l’homme occupe tout l’espace. À l’effacement actif de la victime correspond une inflation de l’ego de l’agresseur, qui s’exprime par une logorrhée auto-apitoyée. Stoltenberg cite le témoignage d’une femme à qui son époux disait régulièrement « à quel point il trouvait lourd de se sentir coupable de la battre30 ». Dans le roman d’Alissa Wenz À trop aimer, le compagnon de la narratrice lui hurle : « Pourquoi tu ne m’écoutes pas, c’est horrible ce que je vis putain ! » Elle se surprend alors à penser : « Mais je t’écoute, Tristan, je t’écoute, je ne fais que ça ; je ne dis plus jamais rien, il y a très longtemps que ma voix s’est tue, c’est toi qui t’interromps tout seul, moi je ne suis qu’écoute, une gigantesque et monstrueuse oreille, il y a si longtemps que tu ne m’as pas demandé de mes nouvelles, je ne cherche même plus à t’en donner, je ne vis que pour toi, pour t’écouter31. »

Bertrand Cantat présente lui aussi tous les signes de cet égocentrisme envahissant. Dans la nuit du 26 au 27 juillet 2003, après avoir porté à Marie Trintignant les coups qui allaient lui être fatals, il a téléphoné au mari de celle-ci, Samuel Benchetrit, qu’elle avait quitté pour lui, puis il a fait venir dans sa chambre d’hôtel son frère, Vincent Trintignant, qui se trouvait aussi à Vilnius. Il s’est longuement épanché auprès d’eux, évoquant sa jalousie, ses tourments, occupant le centre de l’attention pendant que sa victime gisait inconsciente dans le lit où il l’avait couchée. Lors de son audience devant le juge, quelques jours plus tard, il disait : « J’ai la culpabilité profonde d’avoir tué la personne sans laquelle je suis incapable de vivre. » Étrange phrase, qui invitait à s’émouvoir de son sort à lui, comme s’il était coupable avant tout envers lui-même. Et il se mettait à sangloter en évoquant le moment où, à leur arrivée à l’hôpital, au matin, Vincent Trintignant, en comprenant que l’état de sa sœur était désespéré, l’avait jeté dehors. La scène a de quoi méduser : c’est son « exclusion » qui le fait pleurer, et non sa culpabilité ou la mort annoncée de la femme qu’il dit aimer. Et puis, comment pouvait-il imaginer qu’on l’autoriserait à rester aux côtés de celle qu’il avait massacrée ? Quoi qu’il en soit, cette absorption dans ses propres émotions a trouvé un relais zélé dans certains médias, en particulier dans Les Inrockuptibles, qui, avant celui de 2017, avaient déjà publié un entretien avec lui en 2013. La couverture du 11 octobre 2017 était spectaculaire : une citation de neuf lignes du chanteur (commençant par le mot « Émotionnellement ») apposée sur sa photo, qui occupait toute la une. Difficile de mieux signifier l’étalage de l’ego et du ressenti masculins, leur invasion de l’espace.

Après la mort de Marie Trintignant, Lucile Cipriani, docteure en droit québécoise et autrice d’une thèse sur la judiciarisation de la violence conjugale, avait souligné la complaisance dont la société entière fait preuve à l’égard du discours et des affects des hommes violents, complaisance qui aboutit à l’effacement des victimes. Elle l’expliquait par la primauté généralement accordée à la subjectivité, au bien-être et aux émotions des hommes : il incombe aux femmes « de panser les blessures émotives, affectives et psychiques de leur conjoint, de ménager leur ego, de veiller au bonheur et à l’harmonie du couple, et il est de l’avantage des hommes qu’il en soit ainsi. Il suffit pour s’en convaincre de constater combien les articles et livres destinés aux femmes portent sur la réussite conjugale et combien ce sujet est absent des publications destinées aux hommes. Aucune réciprocité ici ». Il n’incombe pas aux hommes « de panser les blessures de l’âme des femmes. La culture assure un espace pour le discours des agresseurs32 ».

En 1947, dans un manuel de conseils matrimoniaux, un médecin américain s’adressait ainsi aux épouses : « N’ennuyez pas votre mari avec vos petits problèmes et vos plaintes quand il rentre du travail. Offrez-lui votre écoute. Laissez-le vous raconter ses problèmes ; les vôtres vous sembleront dérisoires en comparaison. Rappelez-vous que votre rôle le plus important est de bâtir et d’entretenir son ego (qui est bien malmené au travail)33. » Cette primauté des émotions de tous les hommes – pas seulement des hommes violents –, ce réflexe de s’identifier à eux, à leur vécu, à leurs intérêts, cette idée que le rôle d’une femme est de tout comprendre et de tout pardonner, nous les avons profondément intégrés. La philosophe Kate Manne a forgé un terme pour désigner ce phénomène : himpathy (de him, « lui », et sympathy, « sympathie » ou « compassion »). Battue par son petit ami, qu’elle a quitté sur-le-champ, Cécile, une trentenaire parisienne, a décidé de porter plainte ; mais son père le lui a déconseillé, estimant que « ça arrive à tout le monde de faire une connerie »34. Spontanément, il se mettait donc à la place de l’agresseur, et non à la place de sa propre fille, qu’il avait pourtant vue défigurée.

La préoccupation pour le bien-être des hommes qu’on inculque aux femmes les amène à se mettre systématiquement à leur place, elles aussi, au point qu’elles peuvent oublier le mal qu’ils leur font, négliger leur propre sort, faire taire leur propre ressenti. Violée par un camarade, Megan, une étudiante américaine, l’a dénoncé sur les conseils de la psychologue du campus. Au terme d’une enquête, il a été suspendu pour un an et ses crédits du semestre en cours ont été annulés. « Il a dit qu’il était désolé que j’aie ressenti les choses de cette façon, mais il ne s’est jamais excusé, déclare-t-elle. En fait, c’est moi qui ai dû me contrôler pour ne pas m’excuser auprès de lui. Je le haïssais, mais c’était étrange. J’avais aussi envie de lui donner une accolade et de lui dire que j’étais désolée de faire tout ça, de ruiner sa vie35. » La première fois que son compagnon lui a donné un coup de poing, Véronique dit qu’il semblait sous le choc de ce qu’il avait fait et qu’elle se sentait « plus désolée pour lui » que pour elle36. De même, Diane, la patiente de Marie-France Hirigoyen déjà citée plus haut, invoque les difficultés professionnelles de son mari pour expliquer sa violence. Elle prend si bien sa défense devant le juge qu’elle lui évite la prison avec sursis37.

L’impossibilité de défendre ses propres intérêts

Cet étrange scrupule à adopter l’attitude qui devrait aller de soi – prendre résolument son propre parti, sauver sa peau, défendre ses intérêts les plus élémentaires et non ceux de l’homme qui essaie de nous détruire –, Marie-Claude, qui a quitté son mari à la fin des années 1990, après trente ans de sévices, l’a éprouvé aussi. Alors qu’il avait menacé de la tuer en brandissant une pioche, elle s’inquiétait à l’idée qu’il sombre dans la dépression ou qu’il se suicide si elle partait. (En réalité, il a épousé une femme de vingt ans de moins que lui et lui a fait trois autres enfants.) Pour préparer sa fuite, elle s’est rendue à la banque et a osé s’ouvrir un compte personnel. Entre son salaire d’enseignante et ses indemnités d’élue locale, elle avait de l’argent, mais elle n’a pas osé retirer tout ce qui lui revenait sur les comptes communs : « J’avais environ 90 000 francs [18 000 euros] sur ce compte épargne, et je n’ai pris que 5 000 francs ! Il faut être idiote ! » Après avoir découvert son départ, son mari s’est empressé de vider les comptes communs. « Il a engueulé la fille de la banque, le directeur de la banque : “De quel droit vous lui avez ouvert un compte ?38” »

On constate également que, souvent, quand elles mentionnent le déclic qui les a décidées à partir, les femmes qui ont réussi à quitter un conjoint violent invoquent leur inquiétude pour leurs enfants, ou le fait qu’il avait commencé à les frapper eux aussi. Elles semblent avoir intériorisé une loi sociale qui ne leur accorde le droit de se défendre qu’en tant que mères. Annik Houel, Patricia Mercader et Helga Sobota le remarquent dans leur étude des procès pour meurtres conjugaux. Liliane L., par exemple, tyrannisée par son mari depuis de nombreuses années, passe à l’acte quand leurs filles deviennent adolescentes et qu’il les traite d’une manière qui lui paraît insupportable. Alors qu’il s’est endormi, elle le tue avec le fusil dont il les avait menacées plus tôt dans la soirée et qu’il avait oublié de remettre sous clé comme d’habitude. Le jury se montre clément. Simone B., elle, « après quinze ans de soumission totale », tue également son mari. Elle n’en peut plus qu’il la traite comme sa domestique alors qu’elle passe déjà sa vie à servir les autres : bonne à tout faire chez des agriculteurs à douze ans, femme de chambre chez un médecin, aide-ménagère dans une maison de retraite… Elle n’a cependant pas droit à la même indulgence. « Liliane L. avait agi conformément à son rôle social de mère, quand Simone B. ne défend qu’elle-même, et d’ailleurs elle n’est même pas mère », commentent les autrices. Dans une autre affaire, elles relèvent ce titre : « Le meurtre d’une mère de famille laisse quatre enfants orphelins ». Seule la maternité donne une existence à cette victime : « La force du drame réside plus dans le fait qu’elle laisse quatre orphelins que dans le fait qu’elle ait été tuée39. » De même, dans le téléfilm L’Emprise (2015), inspiré de l’histoire d’Alexandra Lange, lorsque, à son procès, on lui demande de justifier le coup de couteau donné à son mari alors qu’il avait ses mains autour de son cou, l’accusée s’écrie : « Il aurait tué mes enfants ! » (La phrase ne figure pas dans son livre.) Comme si la menace directe et immédiate sur sa vie à elle ne suffisait pas. Bref, les femmes sont autorisées à agir en fonction des intérêts de la Terre entière, à l’exception des leurs.

À l’inverse, il arrive aussi que celles qui subissent des violences se résignent au nom de ce qu’elles pensent être le bien de leurs enfants : elles sont persuadées qu’il vaut toujours mieux pour eux que leur père reste dans leur vie, si destructeur qu’il puisse être. Elles privilégient la poursuite d’une vie familiale, même de façade. Hélène évoque son sentiment de culpabilité quand elle est partie. Elle regardait son bébé et se disait : « Voilà, je te prive de ton père » – même si elle savait bien, au fond, que c’était lui qui s’était privé de son enfant en la brutalisant40. De même, pour « préserver la vie de [ses] enfants », Valérie a longtemps refusé d’envisager une séparation : « Nous avions une vie stable. Ça tournait. » À quelques détails près, comme le fait que son mari, cadre supérieur dans une grande entreprise, avait un jour défoncé la porte des toilettes où elle s’était réfugiée pour pouvoir continuer à la frapper41. Il semblerait que ce soit aussi pour tenter de protéger ses enfants que Krisztina Rády, l’épouse de Bertrand Cantat, l’a défendu avec acharnement. En jurant qu’il n’avait jamais été violent avec quiconque avant cette nuit de juillet 2003, elle a beaucoup contribué à la clémence du verdict dont il a écopé – huit ans de prison, alors qu’il en risquait quinze (il a été libéré à mi-peine, en octobre 2007). En 2017, un ancien membre de Noir Désir aurait confié à une journaliste, sous couvert d’anonymat, qu’après la mort de Marie Trintignant elle leur avait demandé, à lui et à ses camarades, de taire le passé violent de son mari : « Elle ne voulait pas que ses enfants sachent que leur père était un homme violent42. » Ce choix a aussi permis qu’elle soit instrumentalisée par les défenseurs de Cantat dans les médias. Journaliste réputé pour son antiféminisme43, Luc Le Vaillant lui avait consacré un portrait dans Libération au lendemain du procès du chanteur. Il y écrivait, à propos de la violence de ce dernier : « [Une violence] récurrente, prétend Nadine T., mère dévastée et vengeresse réinventant sa femme libre de fille en martyre de la cause [sic]. Uniquement verbale, lui oppose Krisztina R., féministe moins virulente44. »

Comme on le sait, Krisztina Rády s’est suicidée le 10 janvier 2010, dans la pièce voisine de celle où dormait Cantat, qui était revenu vivre avec elle à sa sortie de prison. Six mois plus tôt, elle avait laissé un message sur le répondeur de ses parents, qui vivaient en Hongrie, dans lequel elle disait notamment : « Bertrand est fou. Hier, j’ai failli y laisser une dent. Mon coude est complètement tuméfié. Avec un peu de chance, si j’en ai la force, et s’il n’est pas trop tard, je déménagerai dans un autre pays. Et je disparaîtrai, car je dois disparaître. » Elle avait cependant interdit à ses parents d’alerter le consulat français, comme ils auraient souhaité le faire45. Après le meurtre de Marie Trintignant, on avait beaucoup vu dans la presse cette photo où, digne, élégante, elle posait une main apaisante et protectrice sur la tête de son mari hirsute, recroquevillé entre deux policiers, comme en proie à un tourment dévorant. L’image avait nourri la légende médiatique d’une femme à la sagesse supérieure, assez généreuse pour voler au secours de celui qui l’avait abandonnée pour une autre. Selon toute vraisemblance, la vérité était infiniment plus triste. Et cela au nom de la protection des enfants, de la préservation à tout prix de l’image paternelle.

Quand l’entourage brise la violence – ou la redouble

Dans un contexte d’isolement, de confusion et d’extrême fragilisation psychologique des femmes, la réponse de l’entourage et des institutions – qui dépend du degré de formation, d’intelligence et de réactivité de ses représentants – prend une importance immense. « Quand on a perdu l’habitude d’être comprise, la moindre attention est un choc émotionnel intense », témoigne Alexandra Lange46. Pour pouvoir cesser d’être une victime, une femme qui a été culpabilisée, manipulée, amenée à douter sans cesse d’elle-même, a d’abord besoin qu’on lui dise clairement qu’elle est une victime. Il faut qu’une instance extérieure établisse les torts de l’homme violent. Celles qui ont porté plainte et obtenu une décision de justice en leur faveur disent combien cela a été important de voir écrit noir sur blanc que leur ex-mari était coupable. C’est d’autant plus essentiel que, si certains agresseurs suscitent une méfiance et une répulsion immédiates chez les proches de leur compagne, d’autres donnent parfaitement le change auprès de l’entourage. Tant la famille que les amis de Nathalie adoraient son mari et lui répétaient combien elle avait « de la chance » de l’avoir. Un jour, après un déluge de coups qui lui a fait penser que, cette fois, elle allait y rester, elle s’est enfuie chez sa sœur, qui est « tombée des nues »47.

Beaucoup de victimes mentionnent une intervention extérieure, même discrète, qui a été décisive pour les aider à s’en sortir. C’est cet infirmier urgentiste qui, sans remettre franchement en question le récit qu’elle lui fait (elle s’est ouvert le menton en tombant), glisse à Cécile : « Revenez quand vous voulez et on vous fera un certificat médical. » Puis ce gendarme qui lui dit : « Ce n’est plus possible, ce que vous vivez, il va vous tuer48. » Mais on imagine difficilement une intervention d’une force symbolique plus grande que le réquisitoire prononcé le 23 mars 2012 par Luc Frémiot, alors procureur de la République de Douai, au procès d’Alexandra Lange pour le meurtre de son mari. Il avait estimé que les défaillances de la société au cours de ses douze années de calvaire, la solitude sans fond dans laquelle elle avait été plongée, avaient mené à cette issue. « Alexandra a toujours été seule. Aujourd’hui, je ne veux pas la laisser seule, avait-il déclaré. C’est l’avocat de la société qui vous le dit : vous n’avez rien à faire dans une cour d’assises, madame. Acquittez-la ! »

L’ancienne compagne d’un homme violent peut elle aussi beaucoup pour celle qui lui succède dans sa vie. Dans le cas de figure idéal, si elle intervient assez tôt, elle peut empêcher la relation de débuter et épargner ainsi à une autre femme une expérience destructrice. Elle peut toutefois en être empêchée – et c’est totalement compréhensible – par son propre traumatisme, ou par la peur de représailles. Mais l’intervention peut aussi venir d’une personne extérieure. Une femme de ma connaissance m’a un jour fait passer un message par une amie commune : elle avait rencontré un homme qui lui plaisait beaucoup, ils avaient flirté, et, comme elle savait que je l’avais côtoyé, elle me demandait ce que je pensais de lui. Or je savais qu’il avait été violent dans une précédente relation. Ma réponse a été, en substance : « Cours ! » Elle a suivi le conseil, à mon grand soulagement. Il faut toutefois que la relation ne soit pas déjà installée et que les personnes extérieures au couple aient encore une chance d’être entendues. Les hommes violents prennent en général soin de discréditer leur ex auprès de leur nouvelle compagne en assurant qu’elle est « folle ». C’est ce qu’a fait le compagnon manipulateur de Sophie Lambda. La jeune femme, qui l’avait cru, n’a parlé à sa précédente petite amie qu’après l’avoir quitté. Cette conversation lui a confirmé qu’elle n’avait pas rêvé – qu’elles n’étaient « folles » ni l’une ni l’autre, justement. Elle a joué le même rôle, par la suite, auprès de la nouvelle petite amie de cet homme49.

Une réponse inadéquate à une situation de violence, en revanche, a des effets dévastateurs, car elle augmente la confusion dans laquelle la victime se débat déjà. C’est ce policier qui, lorsque Nathalie lui fait écouter la litanie d’insultes et de menaces qu’elle a reçue sur son téléphone, lui lance en riant : « Mais vous avez fait quoi pour qu’il vous traite de sale pute50 ? » Ou ces gendarmes qui, le jour où Alexandra Lange trouve le courage de les appeler, au cours des premières années de son mariage, ne prennent même pas la peine de descendre de voiture. Observant les traces de coups sur son visage, ils lui lancent : « S’il n’y a que ça, on ne peut pas faire grand-chose, madame. Il n’y a pas de sang », avant de repartir. Elle se souvient : « J’étais à terre. Peut-être plus encore qu’avant leur venue51. » De nombreux professionnels soulignent aussi qu’il ne faut surtout pas recourir à une médiation, puisque ce dispositif suppose que les torts sont partagés. Même si certains juges aux affaires familiales continuent de l’ignorer, la médiation et la conciliation sont d’ailleurs interdites dans les situations de violences par la convention d’Istanbul, qui date de 2011 et qui a force de loi en droit français, comme le souligne le collectif #NousToutes52. Des erreurs terribles sont commises parce que l’entourage continue de traiter un homme violent comme un mari ordinaire. Ainsi, lors d’une des tentatives de fuite d’Alexandra Lange, la nièce de Marcelo Guillemin dévoile à son oncle l’adresse à laquelle elle se cache, parce qu’elle l’a vu « désespéré » et a eu pitié de lui. Et le jour où la jeune femme, au prix d’un énorme effort, s’ouvre des violences qu’elle subit devant une assistante sociale, celle-ci, à sa plus grande épouvante, fait entrer Guillemin, qui attendait dans le couloir, pour lui demander des explications. Dès lors, elle n’a pas d’autre choix que de se rétracter avec véhémence53.

Mais c’est peut-être l’expérience vécue par la trentenaire parisienne déjà citée plus haut, Cécile, qui illustre le mieux ce qu’une décision institutionnelle erronée peut avoir de ravageur. Alors que son petit ami déversait sur elle des torrents d’insultes, elle a fini par lui donner deux gifles, qu’elle a regrettées aussitôt. Et, en effet, cet homme, comme s’il y avait vu un signal, l’a alors violemment battue durant trois quarts d’heure. Dans l’entourage de la jeune femme, il se produit cette fameuse identification au protagoniste masculin. Non seulement son père lui déconseille de porter plainte, mais un ami qu’elle consulte se montre également réticent : « Il risque de prendre du sursis, c’est chaud pour lui, ensuite s’il fait la moindre connerie il ira en prison. » Soutenue par sa mère, elle ne se laisse pas dissuader, mais elle minimise tout de même les faits dans sa plainte : « Je n’ai pas parlé de la soirée avec ma copine où il avait déboulé pour tout casser. Je n’ai pas dit qu’il m’avait traînée par terre par les cheveux. Je n’ai pas dit qu’il avait marché sur mon visage. » Un certificat médical établit qu’elle a un cocard et des bosses ; on lui donne cinq jours d’incapacité totale de travail (ITT) physique et dix jours d’ITT psychologique. Trois mois plus tard, elle apprend que son ex porte également plainte contre elle… pour les deux gifles. Il prétend qu’elle l’a roué de coups. À la suite d’une confrontation, elle est reconnue coupable au même titre que lui et condamnée, comme lui, à suivre un stage de sensibilisation aux violences conjugales d’une journée. Pour elle, c’est comme si on lui faisait un « deuxième cocard ». Elle demande à ce que, au moins, on ne la mette pas dans le même stage que son agresseur. Elle est terrorisée à l’idée d’être enfermée dans une pièce « avec des mecs qui ont fracassé leur copine ».

Le lendemain du stage, Cécile témoigne au micro de Mathieu Palain, pour France Culture. Elle lui explique que, au début de la journée, en se présentant, elle a exposé les faits et assuré qu’elle n’avait fait que se défendre. « Mais le problème, poursuit-elle, c’est que mon discours sonnait beaucoup trop comme le discours des vingt et une autres personnes. Ça m’a complètement explosé le cerveau. Je me suis dit : “Moi aussi, je dis que je n’ai mis que deux gifles. Je suis comme eux !” » Elle s’effondre en larmes : « En fait, je suis complètement retournée. J’ai passé toute la journée à me dire : “J’ai mis deux gifles, c’est vrai que c’est une violence.” […] Ces mecs, dans leur tête, ils sont des victimes, ils sont victimes de cette nana qui les empêche de boire des coups… Je me suis dit : “Au final, je suis la seule qui ressent de la culpabilité ici. Je suis la seule à me dire que, si ça se trouve, j’ai un problème de violence.” » Elle conclut : « Si la justice me condamne à faire ce stage, il doit y avoir un sens, et je suis en train de le chercher, mais il n’y en a pas, et ça me rend folle54. » Mettre sur le même plan, en les réunissant dans la même pièce, des hommes violents qui se considèrent systématiquement comme innocents et une femme victime qui a systématiquement tendance à douter d’elle-même et à se culpabiliser : il y a, en effet, de quoi « exploser le cerveau ».

La parabole de Manniford McClaine

« C’est l’homme qui m’a échappé. Le plus grand chagrin d’amour de ma vie, ce n’est pas d’avoir été quittée par mon mari, le père de mes enfants : c’est de n’avoir jamais vraiment pu séduire Manniford McClaine… » Dans une scène de la première saison de The Marvelous Mrs. Maisel, l’héroïne, qui peaufine son charisme d’artiste de stand-up, tient en haleine une assemblée d’amis lors d’une fête. « Oui, c’était son vrai nom ! Et il était magnifique. C’était le capitaine de l’équipe de football du lycée, le chef de la meute. Il avait une mâchoire avec laquelle vous auriez pu poignarder votre sœur. Il était si beau que, quand je l’ai invité à dîner chez mes parents, ma mère, qui m’avait toujours répété : “Ta vertu est un jardin. Garde-la bien à l’abri derrière une clôture”, m’a dit, au premier regard : “Tu sais quoi ? La clôture n’est pas si haute. Vas-y, saute ! Attends, je vais te faire la courte échelle…” On a failli aller au bal de fin d’année ensemble. Et puis sa petite amie, Satan, est revenue de Rhode Island. Ils se sont mariés, ont eu quatre enfants et ont acheté une propriété en bord de mer à Oyster Bay. Et donc, l’autre jour, j’ouvre le journal, et je vois les gros titres : “Le golden boy de Wall Street Manniford McClaine arrêté avec la tête de son épouse dans le coffre de sa voiture.” Oui ! Il a tué sa femme et il a roulé pendant une heure avec sa tête dans le coffre avant d’être arrêté ! Je n’arrivais pas à le croire, ce devait être un autre Manniford McClaine… Mais non, il était bien là, dans le journal, menottes aux poignets. Et tout ce que j’arrivais à penser, c’était : “Oh, mon Dieu ! Il est toujours splendide…” Oui, oui, je sais ! J’aurais dû en conclure que je l’avais échappé belle. Mais, au lieu de ça, je me disais : “Hum ! Il est libre… Je suis libre…” »

La scène est drôle, mais elle met le doigt sur une réalité qui l’est beaucoup moins : les histoires d’amour qui se nouent entre des meurtriers et des femmes qu’ils attirent irrésistiblement. Ce phénomène me semble avoir de nombreux mécanismes en commun avec ceux qu’on voit à l’œuvre dans les situations de violences conjugales. En prison, les hommes dont les crimes ont été médiatisés ont tous leurs admiratrices, et il arrive qu’ils distinguent l’une d’elles en l’épousant, au grand dépit de ses rivales. Certains sont particulièrement populaires en raison de leurs traits agréables, considérés comme le signe d’une innocence immanente, et reçoivent un courrier de rock star ; mais même ceux qui ne ressemblent pas exactement à des apollons ont leurs groupies. « Les chroniqueurs judiciaires du XXe siècle prêtaient déjà à Henri Désiré Landru, guillotiné en 1922 pour onze meurtres [ceux de dix femmes et un homme], huit cents demandes en mariage, répertoriées parmi les quelque quatre mille lettres enflammées reçues durant sa détention », écrit la journaliste Isabelle Horlans55. Charles Manson, le gourou qui commandita en 1969 l’assassinat de l’actrice Sharon Tate, l’épouse de Roman Polanski, alors enceinte de huit mois, et de quatre de ses amis, est mort en 2017, à l’âge de quatre-vingt-trois ans ; trois ans plus tôt, il avait failli épouser une fan de vingt-six ans. Toutefois, à sa mort, il avait d’ores et déjà perdu son titre de meurtrier le plus courtisé du monde au profit de Luka Rocco Magnotta, dit le « Dépeceur de Montréal ». En Belgique, des filles de quinze ans écrivent à Marc Dutroux, pédocriminel et tueur en série. En France, Guy Georges, le « Tueur de l’Est parisien », arrêté en 1998 pour le viol et le meurtre de sept femmes, « reçoit des dizaines de lettres de femmes qui veulent remplacer sa mère ou conquérir son cœur ». Pendant plusieurs années, une étudiante en droit, qui était tombée sous son charme en le voyant à la télévision, lui a rendu visite au parloir.

Tout cela pourrait s’expliquer par le culte de la célébrité, assez puissant pour éclipser toute notion de bien et de mal. Mais on ne constate pas l’inverse : les meurtrières très médiatisées laissent en général les hommes de marbre, remarque Isabelle Horlans. Ainsi, au Canada, le tueur en série Paul Bernardo et sa complice Karla Homolka (qui étaient surnommés « Ken et Barbie ») ont été arrêtés ensemble en 1993. Mais Homolka n’a jamais eu de fans, alors que Bernardo, reconnu coupable de quarante-trois viols et de trois meurtres, « est une célébrité qui reçoit plein de sollicitations au pénitencier de Kingston (Ontario) ». Autrement dit, la plupart des hommes voient dans une meurtrière une personne qui a commis des actes terribles et dont il vaut mieux se tenir éloigné. Elle leur inspire du dégoût ou de l’indifférence. En revanche, dans un tueur, certaines femmes voient une sorte de prince charmant qui les attire irrésistiblement. Une fois derrière les barreaux, un meurtrier devient un « aimant à femmes », selon l’expression de l’Américaine Sheila Isenberg, autrice en 1991 de la première étude sur le sujet. Le chef de la police d’une ville du Nebraska se souvenait d’un homme qui avait tiré sur son épouse à huit reprises : « Durant la première semaine de son incarcération, sept femmes sont venues lui rendre visite56. »

Il est tentant de balayer un fait aussi dérangeant d’un revers de main en invoquant la folie. « Les dingues attirent les dingues, c’est aussi simple que cela », tranchait l’avocat Éric Dupond-Moretti57. Mais on peut aussi se demander si ces tueurs et leurs groupies ne poussent pas jusqu’au bout les rôles de genre qui, à des doses moindres, constituent notre normalité. Si la virilité est liée à la force, à la domination, à l’exercice de la violence, alors quoi de plus viril qu’un assassin, comme le fait bien comprendre la description que Midge Maisel livre de son Manniford McClaine ? Ainsi, les jeunes filles qui écrivent à Marc Dutroux ont peut-être trop bien intégré les codes du monde qui les entoure, sans la distance et l’autocensure qui viennent le plus souvent à l’âge adulte. « L’immaturité de ces adolescentes explique en partie leur attirance pour des tueurs qui symbolisent à leurs yeux le summum de la virilité », dit le psychologue Philip Jaffé58. « Dans notre culture patriarcale, les meurtriers sont souvent vus comme suprêmement virils : comme les plus machos, les plus forts, les plus violents et brutaux de tous les hommes, observe Sheila Isenberg. Dans beaucoup de films et de séries, la mystique violente du meurtrier – ou du flic, de l’espion, de l’agent secret, etc. – représente la principale charge érotique. La violence elle-même est érotisée. » Et, « avec un homme dont la virilité ou le machisme sont exacerbés, une femme se sent plus féminine59 ». « Il m’a fait me sentir femme », déclarait Sondra London, la fiancée de Danny Rolling, surnommé l’« Éventreur de Gainesville » (en Floride), qui avait avoué huit meurtres60.

La plupart des groupies ou des petites amies clament l’innocence de l’homme qu’elles aiment avec une obstination irrationnelle, y compris parfois quand lui-même revendique haut et fort ses crimes. Cela donne des scènes absurdes. En 1989, Shirlee Book épouse Kenneth Bianchi, qui a violé, torturé et étranglé douze jeunes femmes dans les collines de Los Angeles à la fin des années 1970. Dans une émission de télévision où ils apparaissent tous les deux, elle décrit son mari comme un être « affectueux, aimant », tandis que Bianchi, lui, se vante d’avoir « tué ces gonzesses »61. Sheila Isenberg indique que, parmi les femmes qu’elle a interviewées pour son livre, amoureuses de tueurs anonymes ou célèbres, « pas une seule n’admet que son mari ou son petit ami a tué ». Ces hommes sont aussi des êtres humains ordinaires, capables de parler, marcher, sourire, plaisanter, et elles y voient la preuve qu’ils ne peuvent pas avoir réellement commis les horreurs dont on les accuse. Néanmoins, selon Isenberg, au fond d’elles-mêmes, toutes savent qu’ils ont tué, et ce fait est pour elles « extrêmement érotique ».

On peut penser qu’elles les vénèrent non pas malgré le fait qu’ils ont tué, mais parce qu’ils ont tué. En 1979, à Miami, lors du troisième procès de Ted Bundy, reconnu coupable de trente-sept viols et meurtres (il en a probablement commis beaucoup plus), des dizaines de jeunes femmes se disputaient chaque jour une place au premier rang du prétoire. « Est-ce qu’elles savaient à quel point elles ressemblaient aux victimes présumées de l’accusé ? Elles ne le quittaient pas des yeux, et elles rougissaient et gloussaient avec délice chaque fois qu’il se tournait vers elles pour leur adresser un de ses sourires éblouissants », se souvient Ann Rule, qui a été une collègue et amie de Bundy pendant des années sans se douter de rien et qui assistait aux audiences62. On a du mal à se défendre de l’impression que certaines femmes peuvent avoir intériorisé la misogynie jusqu’à l’intoxication, au point non seulement de pardonner à un homme d’avoir tué d’autres femmes, mais de trouver cela suprêmement séduisant et de fantasmer qu’il les tue elles aussi. Comme si une misogynie diffuse, omniprésente dans leur environnement, les avait privées de l’instinct de conservation le plus élémentaire, les amenant à approuver avec passion ce qui les détruit. Ou comme si elles voulaient tenter leur chance, persuadées que, elles, il les épargnerait.

La situation est bien sûr tout à fait différente quand il existe une suspicion largement partagée d’erreur judiciaire, comme dans le cas de Hank Skinner, condamné à mort au Texas en 1995. Skinner est soutenu par la Française Sandrine Ageorges-Skinner, qui l’a épousé, mais aussi par Amnesty International, qui a appuyé sa demande d’un nouveau procès. La séduction exercée par des hommes qui, eux, ont effectivement commis des crimes, mais sans verser de sang, tels les braqueurs français Patrick Brice et Michel Vaujour, est elle aussi bien plus compréhensible. Dans tous les cas, on retrouve un élément de dévouement féminin : l’épouse de Vaujour, Nadine, l’a fait évader en hélicoptère de la prison de la Santé à Paris en 1986, et sa compagne ultérieure, Jamila Hamidi, a elle aussi été condamnée pour avoir tenté de rééditer l’exploit en 1993. Mais il n’y a pas le même élément de fascination pour des hommes qui tuent – et qui, bien souvent, tuent des femmes. S’agissant de cette dernière sorte de criminels, on peut bien sûr penser qu’eux aussi ont droit à la rédemption ou à la réinsertion (de même qu’on peut, aux États-Unis, militer pour l’abolition de la peine de mort). Mais peut-être pas de façon aveugle, ni en s’offrant soi-même en sacrifice.

« Je me sentais comme sa mère »

Les admiratrices de tueurs manifestent sous une forme extrême cette empathie et cette abnégation féminines qu’on observe dans de nombreuses situations de violences conjugales, et qui amènent à occulter le mal qu’un homme a pu et pourrait encore faire à d’autres ou à soi-même. De ces meurtriers, elles ne voient que la « souffrance », l’« humanité ». Et cette indulgence prend une dimension encore plus troublante quand il s’agit de criminels qui ont ciblé essentiellement, ou uniquement, des femmes. Elles sont elles-mêmes des femmes et, pourtant, elles ressentent une connexion avec eux, et non avec leurs victimes. « Il sait me faire oublier son terrifiant passé », disait l’étudiante séduite par Guy Georges63. Lorsque Mary Bain tombe amoureuse du père d’une camarade d’école de sa fille, à Manhattan, en 1987, ce qu’elle retient de lui, ce n’est pas le fait qu’il est soupçonné du meurtre de son épouse, mais « son esprit, son charme, son intelligence ». De même, Shirlee Book est tombée amoureuse de Kenneth Bianchi en voyant une photo de son procès sur laquelle « il avait l’air seul »64. Évoquant sa rencontre, en 1995, avec Oscar Ray Bolin, condamné à mort en Floride pour les meurtres de trois femmes, Rosalie Bolin dira : « J’ai ressenti son isolement, sa solitude. Il m’a émue65. »

Les tueurs emprisonnés font puissamment appel au syndrome du saint-bernard que les femmes sont encouragées à développer. L’histoire de Hilary, infirmière dans un hôpital des environs de Pittsburgh, l’illustre de façon exemplaire. Alors qu’elle est âgée d’une quarantaine d’années et divorcée, elle rencontre Lucas quand il est amené de la prison après une crise cardiaque. Elle est émue par ce patient enchaîné à son lit. Elle apprendra plus tard qu’il a été condamné pour avoir battu à mort un vieil homme avec trois complices au cours d’un cambriolage. Quand, avant sa sortie, il lui demande son numéro de téléphone, elle refuse ; mais, par la suite, elle se reproche d’avoir été « un peu dure ». Une autre hospitalisation du prisonnier quelques mois plus tard lui offre une seconde chance. Ils entament une correspondance et elle s’aperçoit qu’elle « l’aime bien ». Désormais, elle décide qu’elle « sera à ses côtés quoi qu’il arrive ». « Je vais te sortir de là », lui promet-elle. Elle explique à Sheila Isenberg avoir toujours voulu devenir infirmière parce qu’elle « aime aider les gens ». Elle a été marquée par le modèle de sa mère, « une sainte qui doit être au paradis maintenant », qui « prenait soin de tout le monde ». Le premier mari de Hilary buvait un peu trop ; elle en était consciente en l’épousant, mais elle était sûre de pouvoir le sauver. Ce fut l’enfer pour elle et leurs quatre enfants, jusqu’au jour où elle le jeta dehors sous la menace d’un fusil. Quand Lucas est interné en psychiatrie après une tentative de suicide, elle le soutient, lui rend visite. « Je me sentais comme sa mère, j’allais le remettre sur pied. » En attendant sa sortie de prison, elle ne fait aucune économie pour son propre avenir : elle travaille soixante heures par semaine et tout ce qu’elle peut épargner lui sert à offrir à Lucas tout le confort possible en prison. « Je lui ai payé sa télévision, sa radio, ses vêtements, ses colis de Noël. Je paie sa facture de téléphone. Récemment, je voulais acheter un nouveau lave-linge, mais quand il appelle et qu’il dit : “Il fait froid et je n’ai qu’une seule couverture”… » Comme elle, une autre femme raconte avoir appris de sa mère « l’acceptation totale de l’homme tel qu’il est, le désir de se sacrifier66 ». On peut adhérer à la thèse selon laquelle une volonté de contrôle s’exprime à travers cette compulsion de soin : un prisonnier est l’objet parfait pour satisfaire les besoins émotionnels des femmes qui présentent ce profil psychologique. Il n’en reste pas moins que leur sacrifice a des effets matériels très concrets : il bénéficie à l’une des parties et il en lèse une autre. Même si Lucas permet à Hilary d’accomplir son fantasme de maternage total, il jouit du confort qu’elle lui offre, tandis qu’elle s’épuise à travailler pour lui et se condamne à un avenir de pauvreté.

Dans les rares cas où les femmes admettent la culpabilité de celui qu’elles aiment, elles semblent voir en lui un défi. Il incarne au plus haut point non seulement l’archétype de l’homme viril, mais aussi celui de l’homme tourmenté, indéchiffrable, muré en lui-même. Pendant des mois ou des années, il a mené une double vie, commettant en secret des crimes atroces qui répondaient à une nécessité intérieure connue de lui seul. Elles ont le fantasme ou l’ambition d’être celle qui, grâce à l’intensité de la relation qu’ils auront nouée, lui fera fendre l’armure. Il représente pour elles une chance de livrer une sorte de performance de féminité suprême. À force de compréhension, de sagesse, de patience, de générosité, elles espèrent être celle qui saura toucher l’être sensible barricadé derrière ses traumatismes et ses crimes. Toute la société semble considérer que c’est là le rôle des femmes. Je me suis aperçue très tardivement de ce qu’il y avait de problématique dans l’une des chansons que j’ai sans doute le plus écoutées et adorées à l’adolescence, I’ve Been Losing You (« Je n’ai fait que te perdre »), du groupe norvégien A-ha (1986), monologue d’un homme qui, après avoir abattu celle qu’il aime, la supplie de lui venir en aide : « Oh, allez, s’il te plaît, maintenant / Parle-moi / Dis-moi des choses qui pourraient m’aider67… »

La foi placée dans la compassion, la douceur et la sagacité des femmes, censées avoir des vertus presque magiques, fut flagrante lors du procès de Guy Georges, en 2001. Durant les six premiers jours d’audience, l’accusé nia en bloc les viols et les meurtres, avant de craquer, d’avouer, de pleurer et de demander pardon. Certes, les interpellations de mères, sœurs, amies de victimes ou d’avocates au cours des jours précédents avaient pu l’y pousser, mais la couverture médiatique accentua cette dramaturgie. « L’aveu fait aux femmes », titrait Elle (2 avril 2001). Le président de la cour d’assises s’étant adressé à Guy Georges « sans jamais le brusquer, de façon posée », son attitude était qualifiée de « féminine »68. Le principal avocat de la défense, Alex Ursulet, était assisté par une consœur, Frédérique Pons. Me Ursulet étant un homme noir, comme Guy Georges, il est possible qu’il l’ait engagée au moins en partie pour des raisons d’image, pour que son client soit défendu aussi par une femme blanche. L’opération réussit si bien qu’il fut complètement éclipsé par sa collaboratrice. Quand Frédérique Pons apparaissait aux côtés de Guy Georges, son visage de madone, yeux bleus et teint de porcelaine, contrastait spectaculairement avec la peau sombre du « monstre ». Leur juxtaposition réveillait cet imaginaire archaïque et raciste qui associe une peau blanche au Bien, à la pureté, et une peau noire au Mal, formant un contraste visuel du type La Belle et la Bête. Mais surtout, le schéma narratif de la sensibilité féminine triomphant de la barbarie semblait irrésistible. Les larmes que Frédérique Pons versa dans un moment de tension particulière firent sensation. Le Parisien lui consacra un portrait intitulé : « La femme qui a fait avouer Guy Georges » (1er avril 2001). « J’avais l’impression qu’un autre être essayait de sortir de lui-même », disait-elle après le verdict69.

Et pourtant… Si on en croit les comptes rendus d’audience, c’est alors qu’il répondait à Alex Ursulet que Guy Georges, interrogé sans relâche sur sa culpabilité, passa enfin du « non » au « oui ». Même si les interventions des jours précédents avaient dû préparer le terrain, c’est l’argument formulé par un autre homme qui semble avoir porté. « Pour votre famille, votre père où qu’il soit, pour qu’ils puissent vous pardonner, si vous avez quelque chose à voir [avec l’agression], il faut le dire, le supplia son avocat. Avez-vous agressé Mlle O. ? » Pour la première fois, le tueur souffla alors : « Ouais », avant de répéter « oui » à chaque nom qu’égrenait son avocat70. La mère d’une des victimes rendit d’ailleurs hommage pour cela à Me Ursulet : « En faisant avouer Guy Georges, il a fait preuve de dignité71. » Le tueur lui-même évoquait les témoignages de trois femmes qui l’avaient ébranlé, avant de conclure : « Il y a aussi mon avocat qui a fait le reste, je crois72. » Mais, apparemment, le scénario d’un homme (noir) en appelant à l’humanité d’un autre homme ne satisfait pas nos préjugés. Dans le film (assez mauvais) de Frédéric Tellier L’Affaire SK1 (2014), inspiré de l’enquête sur le « Tueur de l’Est parisien », Alex Ursulet n’a même pas de nom : l’acteur qui l’incarne est simplement crédité au générique comme « avocat de Guy Georges ». En revanche, Frédérique Pons, interprétée par Nathalie Baye, est mise en vedette et exprime de façon marquée ce fantasme d’une féminité thaumaturgique – capable d’accomplir des miracles. On la voit convaincre son collègue qu’il faut pousser leur client à avouer : « Personne n’a joué son rôle avec lui, ni ses parents, ni la Ddass73, lui dit-elle. En prison, il a demandé à voir des psys lors de ses premières incarcérations, on le lui a refusé. Je veux que ce type qui va passer la fin de sa vie en prison voie un peu de lumière ici ou là. Il faut prendre le dossier autrement. On a tous besoin qu’il s’explique. Je veux qu’il ne soit pas considéré uniquement comme un monstre, haï de tous et incompris. C’est ça, ma tâche. » Au flic qui lui lance : « Je suis celui qui a traqué le monstre pendant sept ans », elle réplique : « Et moi, je suis celle qui traque l’homme derrière le monstre. »

Après le procès, une psychiatre expliquait que, comme Guy Georges avait été abandonné par sa mère, il ne croyait pas pouvoir être l’objet de l’attention des femmes, « d’où les viols et les meurtres commis ». Dès lors, ces appels féminins pour le pousser à avouer lors du procès auraient eu une résonance particulière en lui : « Des interventions uniquement masculines auraient renforcé son mutisme74. » J’ignore ce que vaut cette thèse, mais il me semble qu’on envoie les femmes au casse-pipe en leur prêtant un tel pouvoir. À propos des groupies qui se pressent aujourd’hui au chevet de Luka Rocco Magnotta, Isabelle Horlans écrit : « Toutes voudraient être celle qui l’aidera à guérir75. » C’est là un pari hasardeux. Quand un assassin ne retrouve jamais la liberté, les conséquences des vocations qu’il suscite restent limitées, mais ce n’est pas toujours le cas. Carol Spadoni avait épousé Phillip Carl Jablonski alors qu’il se trouvait en prison pour le meurtre de sa femme. Quand le moment où il doit être libéré approche, en 1990, elle s’ouvre de ses craintes à l’agent de probation, mais elle n’est pas écoutée76. Son mari est relâché et s’installe avec elle dans une petite ville de Californie. En 1991, il la poignarde, puis il viole sa belle-mère avant de l’abattre. Il viole et tue également deux autres femmes. De retour en prison, il passe une petite annonce matrimoniale dans laquelle il se décrit comme un « gentil géant » et dit rêver « de dîners aux chandelles, de promenades romantiques sur la plage et de câlins devant la cheminée »77.

Le « petit ami parfait »

D’autres éléments expliquent l’attrait pour un tueur. Ils en disent long, en creux, sur ce qui constitue le lot ordinaire d’innombrables femmes. Toutes celles qu’a rencontrées Sheila Isenberg avaient eu des vies jalonnées de mauvais traitements, d’agressions sexuelles, de violences familiales ou, plus tard, durant leur mariage, domestiques. Amour et violence étaient profondément entremêlés dans leur histoire. Certaines pouvaient aussi admirer un homme qui était passé à l’acte, alors qu’elles-mêmes, compte tenu de ce qu’elles avaient subi dans leur vie, avaient très probablement nourri des fantasmes de meurtre. En outre, paradoxalement, la relation avec un prisonnier était pour elles sécurisante, car un homme enfermé, sous surveillance constante, ne pouvait pas leur faire de mal. La relation étant le plus souvent platonique, certaines se disent soulagées d’être libérées de l’impératif de la performance sexuelle. Elles apprécient aussi d’échapper à la pression sur leur physique : « Les condamnés à mort se moquent du tour de taille de leur correspondante », résume une Française inscrite sur un site américain spécialisé dans les rencontres avec des prisonniers78. Elles ont la certitude d’occuper une place centrale dans la vie de leur fiancé ou mari, dont elles sont la bouée de sauvetage et qui a tout intérêt à les ménager. Le risque d’être trompée ou trahie, sans être nul, est bien moindre qu’avec un homme en liberté. Elles savent à tout moment où il se trouve, tout en étant elles-mêmes libres de leurs mouvements et en n’ayant pas de comptes à lui rendre, ni de tâches domestiques à effectuer pour deux. Bref, c’est le « petit ami parfait79 ».

Toutes ces femmes manifestent une immense soif d’amour. Il faudra reparler de cette disposition à tomber amoureuse si grande qu’elle peut être activée par la simple image d’un inconnu sur un écran de télévision – sans même parler du fait qu’il s’agit de l’image d’un tueur. Elle montre bien comment les femmes sont conditionnées à rêver d’amour de manière obsessionnelle, à en faire le centre de leur identité et de leur quête existentielle, pour le plus grand bénéfice des hommes sur lesquels elles jettent leur dévolu. Alors que la plupart des petites amies de tueurs ont manqué toute leur vie d’amour et d’attention, voilà soudain quelqu’un qui n’a rien d’autre à faire de ses journées que de les aimer et de penser à elles. Quand elle rencontre Oscar Ray Bolin, Rosalie Bolin – qui s’appelle encore Rosalie Martinez – est mariée à un avocat célèbre et vit avec lui et leurs quatre filles dans une grande maison. Elle quittera tout pour épouser Bolin en 199680 (il sera exécuté en 2016). Elle montrait avec émerveillement les lettres qu’il lui écrivait, assurant qu’elles comptaient bien plus à ses yeux que toutes les richesses et le confort matériel auxquels elle avait renoncé pour lui81. Une scène sidérante (visible en ligne) montre un autre tueur, Danny Rolling, qui, en plein tribunal, lorsque le juge lui demande s’il a quelque chose à ajouter, se tourne vers sa fiancée, Sondra London, et, dans sa combinaison orange, menottes aux poignets, entonne une sérénade devant l’assistance médusée. Cet homme qui s’est introduit chez des étudiantes, qui les a violées, poignardées et décapitées avant d’abandonner leurs corps dans des positions obscènes, se met à chanter : « Je me souviens du jour où je t’ai vue, où je t’ai dit que je t’aimais… » On dirait presque une satire macabre de notre société, où l’on s’étourdit de comédies romantiques tandis que les squelettes s’entrechoquent dans les placards du patriarcat.

De surcroît, afin de survivre, tant au cours de leur carrière criminelle que durant leur vie en prison, ces tueurs ont développé une grande capacité d’observation et de manipulation, souligne Sheila Isenberg ; ce sont les « meilleurs psychologues du monde ». Dès lors, ils savent dire à une femme exactement ce qu’elle a envie d’entendre. Cela explique peut-être pourquoi le mot « sensible » revient si souvent dans la description que les interviewées livrent d’eux. Ajouté au déni des crimes qu’ils ont commis, cela permet à leurs petites amies ou à leurs épouses de faire d’eux des pages blanches sur lesquelles elles projettent leurs fantasmes. Elles vivent très exactement l’amour romantique tel que l’a décrit Denis de Rougemont à partir du mythe de Tristan et Iseut : un amour constamment empêché, plein d’« aspirations insatisfaites », dit Sheila Isenberg, dans lequel l’autre est un mirage, une figure idéale, plutôt qu’une présence réelle. Elles sont droguées aux multiples péripéties, aux rebondissements, aux alternances d’espoirs et de déconvenues qu’implique une relation avec un détenu. Comme Tristan et Iseut, elles recherchent un amour qui n’est pas fait pour ce bas monde. Elles veulent un homme bigger than life (« plus grand que la vie »), dit Isenberg, qui souligne aussi ces mots révélateurs de l’une d’elles : « Peut-être qu’on ne se trouverait même pas sympathiques dans le monde réel. »

« Je ne pouvais pas tourner le dos à l’amour », dit Mary Bain, qui a quitté son mari, renoncé à sa fille et abandonné tout ce qu’elle possédait pour épouser Joseph Pikul, accusé du meurtre de sa femme. En vivant avec lui durant quelques mois, avant et pendant son procès, elle a découvert que, contrairement à ce qu’elle voulait croire, il avait bien tué sa précédente femme et que sa propre vie était en danger. Il la poursuivait dans les bois entourant leur maison, lui annonçait avoir creusé une tombe pour elle. Elle dut appeler plusieurs fois la police. Pour finir, il mourut du sida avant que sa condamnation soit prononcée. Il était homosexuel et il ne le lui avait jamais dit. « J’ai l’impression que cet homme m’a baisée royalement », conclut-elle. Mais elle ajoute tout de même : « Je suis tombée amoureuse de quelqu’un… Je crois toujours que je n’ai pas fait le mauvais choix. » Sacrifier toute sa vie pour une illusion complète : dans notre société, la croyance dans l’amour romantique est si forte qu’elle peut – surtout chez les femmes – mener à de telles extrémités. « Notre culture crée une attitude addictive à l’égard de l’amour », constate Sheila Isenberg82.

L’opinion publique est en général horrifiée par l’existence des groupies d’assassins, surtout quand les crimes de ces derniers ont été très médiatisés. De la même manière, quoique dans une moindre mesure, les victimes de violences conjugales sont souvent regardées avec une condescendance apitoyée. Toutes sont considérées comme de pauvres créatures crédules, qui souffrent d’un manque de jugement désolant. Pourtant, ce ne sont pas elles qui ont inventé la culture patriarcale, ni l’association de la séduction masculine et de la violence. Pourtant, elles se bornent à reproduire la valorisation de l’amour sublime et contrarié dans laquelle nous baignons tous. Pourtant, nous faisons continuellement l’éloge des femmes dans des termes qui soulignent leur dévouement, leur abnégation, leur souci des autres – et, en creux, leur oubli d’elles-mêmes : « toujours souriante », « le cœur sur la main », « toujours là pour ses enfants »… Toutes ces qualités sont tellement inhérentes à notre conception du féminin que nous prononçons ces paroles banales sans même y penser. À l’inverse, celles qui mesurent leur générosité, qui écoutent leurs propres besoins, qui ne se sentent pas directement responsables du bien-être des trois quarts de l’humanité sont vite perçues comme froides et égoïstes. Dès lors, à notre insu, nous fabriquons des femmes qui se conforment à ces attentes.

Le monde tourne beaucoup trop grâce au dévouement féminin, et beaucoup trop de gens en abusent. Il serait temps que le dévouement devienne une qualité mieux répartie. Peut-être faudrait-il commencer par valoriser la gentillesse et la serviabilité aussi chez les petits garçons, et par encourager les petites filles à prêter attention à leur propre bien-être et à le défendre – leur apprendre à devenir des personnes polies, raisonnablement attentives aux autres, mais pas des anges. Dans L’Emprise, l’adaptation télévisée de l’histoire d’Alexandra Lange, lorsque l’héroïne, encore adolescente, rencontre Marcelo Guillemin et qu’elle lui dit comment elle s’appelle, il lui répond : « J’aurais bien besoin d’un ange en ce moment dans ma vie. » Et quand Rosalie Martinez voit pour la première fois Oscar Ray Bolin, elle lui lance : « Je suis votre ange. Je veux vous sauver la vie83. » Dans les pages de sa bande dessinée où elle fait son introspection après être sortie de sa relation avec un manipulateur, Sophie Lambda s’interroge : « Pour qui je m’étais prise, sérieusement ? À vouloir sauver l’opprimé comme ça, accepter toutes les failles des autres sans réfléchir aux conséquences sur moi-même ? C’était juste une autre façon de polir mon ego et mon narcissisme. Au fond, je me valorisais à être cette sauveuse inconditionnelle de l’oiseau blessé au bord de la route. » Par autodérision, elle dessine un monument où elle apparaît sous la forme d’un ange84. Là encore, je crois qu’elle s’accable à tort en attribuant cette attitude à son « narcissisme », plutôt qu’à sa socialisation en tant que femme.

Le psychologue Philip Jaffé dit, pour expliquer les motivations des admiratrices de tueurs : « Ces femmes, qui ont le cœur sur la main, ont souvent reçu une éducation chrétienne : celui qui a commis de graves péchés peut être pardonné85. » Un fort pourcentage de celles qu’a interviewées Sheila Isenberg ont elles aussi grandi dans le catholicisme. De même, Marie-Claude, l’ancienne victime de violences conjugales déjà citée plus haut (celle qui a eu tant de mal à emporter l’argent qui lui revenait en quittant son mari), racontait que ses parents, inquiets, lui avaient déconseillé d’épouser cet homme. Elle ne les avait pas écoutés : « En bonne catho, je me suis dit : “Je le sauverai, ce garçon86.” » On peut toutefois se demander si, dans tous ces cas, le catholicisme ne fait pas qu’aggraver une disposition générale liée à l’éducation des femmes, qui existe aussi en abondance sous une forme laïque. Lorsqu’elle se sort enfin de l’enfer vécu avec son compagnon, la narratrice du roman d’Alissa Wenz réfléchit à son expérience : « La femme reste. Parce que. Ce n’est pas qu’elle n’ait pas les armes. Elle les a. Elle a lu, elle a réfléchi. Mais elle croit peut-être encore qu’il est de son devoir et de son pouvoir d’aimer, d’aimer plus que tout. Elle croit que l’amour rachètera le mal. Elle a lu l’histoire de Pénélope attendant le retour d’Ulysse, celle d’Ariane offrant une pelote de fil à Thésée pour lui permettre de s’échapper du labyrinthe. Elle pense que la patience, la douceur, l’assistance sont des vertus inaltérables. Elle pense, sans se l’avouer, que les femmes sont douées pour cela – peut-être même pense-t-elle qu’elles sont faites pour cela. Elle se trompe. Elle ne voit pas qu’elle s’engouffre dans des schémas archaïques, des schémas qui la réduisent, et qui pourraient l’anéantir. Qu’elle s’engouffre dans sa propre désagrégation87. »

Il y a souvent, plus ou moins consciemment, le modèle de La Belle et la Bête derrière ces relations entre une femme douce, dévouée, compréhensive, et un homme torturé et/ou violent, qu’elle cherche à sauver. Ce conte, observe la psychothérapeute Robin Norwood, semble être devenu un « véhicule pour perpétuer la croyance selon laquelle une femme a le pouvoir de transformer un homme, pour peu qu’elle l’aime avec dévouement ». Or il s’agit d’un contresens. Dans le conte, la Belle n’a aucun désir de changer la Bête : « Elle n’essaie pas de changer un monstre en prince. Elle ne dit pas : “Je serai heureuse quand il ne sera plus un animal.” » Elle est déjà heureuse. Il est doux, bon, plein de qualités, et elle l’aime exactement tel qu’il est. Elle n’a aucune volonté de contrôle sur lui, et c’est justement cela qui le laisse libre d’évoluer et de se transformer en prince. En somme, il faudrait plutôt prendre La Belle et la Bête comme un rappel du fait que nous n’avons le pouvoir de changer personne (du moins, pas délibérément) : « Il n’y a rien de mal à vouloir être heureuse, mais placer la source de ce bonheur en dehors de nous-mêmes, entre les mains de quelqu’un d’autre, implique d’esquiver notre capacité et notre responsabilité de changer notre propre vie pour le meilleur », conclut Norwood88. Sur l’une des photographies de graffitis prises dans les toilettes pour femmes de divers clubs berlinois et rassemblées sur un compte Instagram, on peut lire cette inscription en rose fluo sur fond bleu : « Don’t try to fix him » (« N’essaie pas de le réparer »)89. Rarement de l’encre rose fluo aura été aussi bien employée.

L’amour-et-la-mort, prospérité d’un cliché

Mais surtout, il est assez hypocrite de s’indigner du comportement des victimes de violences conjugales ou des groupies de tueurs quand notre culture ne cesse de présenter le mal qu’un homme peut faire à une femme comme une preuve d’amour ; quand notre vision de l’amour est imprégnée d’une culture de mort. C’est l’un des effets de notre goût pour la passion tragique et impossible analysé par Denis de Rougemont : il fournit une couverture à la violence misogyne, il permet de la légitimer, comme on fait passer une marchandise en douce. Le terme « crime passionnel » commence tout juste à refluer dans la presse, grâce au combat des féministes pour imposer le mot « féminicide ». Il s’agit d’ailleurs d’une catégorie journalistique et en aucun cas juridique. Annik Houel, Patricia Mercader et Helga Sobota soulignent ce paradoxe : « L’amour était jusqu’en 1791 une circonstance atténuante reconnue, mais elle a disparu des textes au moment où émergeait dans l’opinion publique la notion de crime passionnel. » La presse, refusant de suivre l’évolution du droit, s’est en effet chargée de perpétuer l’indulgence dont le législateur témoignait auparavant. Elle a construit et installé la notion de « crime passionnel » tout au long du XIXe siècle. Cela permettait de nier la dangerosité de la famille pour les femmes, à une époque où se déployait justement la propagande autour des douceurs du foyer. Qu’on lui accorde une valeur positive ou négative, la « passion », expliquent les autrices, est perçue comme une force contre laquelle on ne peut rien, ce qui invite à considérer ce type de crimes comme une fatalité. Le travestissement de la violence en témoignage d’amour par les journalistes prend parfois un tour caricatural : évoquant une affaire dans laquelle un homme a tué sa femme parce que le divorce devenait inéluctable, puis s’est suicidé, un rédacteur souligne que le meurtre a eu lieu « à onze jours de la Saint-Valentin » et à deux pas d’une boutique qui « affiche en vitrine sur des cœurs de baudruche rouge “Je t’aime fort comme ça” ». En outre, un meurtre suivi d’un suicide est traité comme s’il s’agissait d’un suicide à deux. « Ultime nuit d’amour », titre ainsi un journal. Et le reporter écrit : « Comme les amants de Belle du Seigneur, ils savaient l’un et l’autre qu’à l’aube tout serait fini90. »

En 2003, à la mort de Marie Trintignant, la presse débordait d’« amour » et de « passion ». « L’amour monstre », titrait Paris Match (7 août 2003). Dans Les Inrockuptibles (6 août 2003), Arnaud Viviant, qui parlait d’« homicide involontaire passionnel », écrivait : « Les Rita Mitsouko nous avaient prévenus depuis longtemps : “Les histoires d’amour finissent mal, en général.” » C’était même le titre de son article : « Les histoires d’A ». Il assurait que ces deux-là « se cognaient beaucoup », car « c’est beaucoup plus dur de s’aimer aujourd’hui qu’hier », probablement à cause du « capitalisme ». Avant de citer Jean-Louis Murat : « Oh c’est l’amour qui passe et qui vient nous dévorer. » Antoine de Baecque, dans Libération (1er août 2003), évoquait « ces êtres de passion qui vivent les sentiments de tout un chacun avec une violence exacerbée », ainsi que les « liens qu’entretiennent l’amour et la mort ». Il rappelait la réplique de Fanny Ardant dans La Femme d’à côté de François Truffaut, quand elle tue son amant avant de se suicider : « Ni avec toi ni sans toi. » Et il concluait : « C’était le film que Marie Trintignant aimait par-dessus tout, celui de l’amour trop fort, de l’amour impossible. » Toujours élégant de justifier un meurtre par les goûts cinématographiques de la victime. Là encore, privant Marie Trintignant de son individualité et de sa volonté propre, ces procédés donnaient l’impression que Cantat avait exécuté un dessein qu’ils avaient formé tous les deux. Dans une tribune consternante signée par l’homme de théâtre anarchiste Armand Gatti, la réalisatrice Hélène Châtelain et l’écrivain Claude Faber, on pouvait lire : « Désormais l’histoire retient que Marie et Bertrand sont plus que jamais liés. Unis et indissociables. Si ce n’est qu’elle est morte, et lui, vivant91. » Un détail.

À l’époque, l’inconscience de ses collègues et de ses confrères fit sortir de ses gonds la journaliste des Inrockuptibles Nelly Kaprièlian, qui exprima son exaspération : « En France, le romantisme excuse tout, y compris la violence induite par ce désir inconscient d’annuler symboliquement l’autre et sa parole dès qu’elle est source de souffrance – et qui n’a rien de romantique ni d’amoureux92. » Mais, une fois n’est pas coutume, c’est Valérie Toranian qui, dans Elle, écrivait ce qu’il fallait : « Marie Trintignant n’est pas morte victime de l’amour et de la passion. C’est un habillage insupportable de la réalité. […] C’est une femme rouée de coups parce qu’un homme, aux prises avec ses démons, ne peut résoudre son tourment que dans la violence. Un atroce fait divers. Un crime. Comme il en existe des dizaines en France chaque année. Et le fait que les protagonistes du drame soient des artistes célèbres n’y change rien. […] Pas de brevet d’amour pour les cogneurs. L’amour transcende et bouleverse la vie. L’amour peut parfois briser les cœurs, mais pas les corps. L’amour reste ce que nous avons de meilleur à proposer. Pas le pire93. » (« Ce cauchemar qu’il appelle l’amour », dira Krisztina Rády sur le répondeur de ses parents sept ans plus tard.) Certes, la femme de droite qu’est Toranian94 ne devait pas porter Cantat dans son cœur au départ. Mais ces mots étaient ceux qu’on cherchait en vain sous la plume des personnalités et des journalistes de gauche, trop occupés à tresser des lauriers à leur pote rimbaldien et altermondialiste. Après deux lignes d’hommage à Marie Trintignant – oui, oui, elle était formidable –, l’écrivain Bernard Comment, alors directeur de la fiction sur France Culture, chantait sur deux colonnes (dans Les Inrockuptibles, toujours) les louanges de Cantat, cet « être doux, soucieux de maîtriser les énergies ». Au passage, il se désolait qu’une « bonne âme éditorialiste [Toranian] agite, sous couvert d’analyse, le drame des femmes battues95… ». Ah, ces bonnes femmes, toujours à ramener leurs marottes vulgaires, osant mettre un « géant » dans le même sac que des prolétaires incultes96.

Annik Houel, Patricia Mercader et Helga Sobota expliquent très simplement l’indulgence des journalistes à l’égard des auteurs de féminicides : ces articles sont écrits « du point de vue de l’ego masculin ». Les rédacteurs s’imaginent eux-mêmes jaloux, trahis ou quittés. Ainsi, relatant une affaire dans laquelle une femme prénommée Nelly a été enlevée par son ex-petit ami, qui l’a emmenée dans un endroit isolé à la campagne, l’a violée, puis a essayé de l’étrangler, un journal peut titrer : « L’insaisissable Nelly »97. Au moment de l’affaire Cantat, avec le reflux et la perte d’influence que connaissait alors la pensée féministe, la culture façonnée par la domination masculine dans laquelle nous baignons (et à laquelle certaines femmes adhèrent tandis que certains hommes la désavouent, bien sûr) pouvait s’exprimer quasiment sans frein, sans rencontrer de contestation sérieuse. Dans la vision pseudo-romantique qui s’étalait partout, les « êtres de passion » – pour reprendre l’expression d’Antoine de Baecque – étaient censés démontrer la vastitude de leur âme en se bousillant l’un l’autre (et on sait lequel des deux, le plus souvent, bousille l’autre), faute de quoi il se serait agi d’une minable histoire de couple bourgeoise ne méritant aucune attention. On retrouve là la valorisation des histoires d’amour avortées, impossibles ou connaissant une fin tragique, que j’évoquais en introduction. À l’époque, le même goût facile pour la noirceur, la même immaturité et la même misogynie conduisaient à porter aux nues un Michel Houellebecq – activement promu dès ses débuts par Les Inrockuptibles98.

Les droits exorbitants de l’Artiste Tourmenté

En plus d’anoblir la violence contre les femmes au nom de l’amour, cette culture de la domination promeut la figure de l’artiste ou de l’auteur masculin comme un génie auquel on doit une révérence absolue, et chez qui le processus de création justifie les pires agissements à l’égard de ses proches, mais aussi de toutes les anonymes qui passent à sa portée. Dans ses albums, Liv Strömquist a mis en scène un certain nombre d’artistes célèbres pour avoir maltraité et exploité leurs femmes : Edvard Munch, Pablo Picasso, Jackson Pollock, Ingmar Bergman99… Lors de la polémique qu’ont suscitée, en France, les hommages rendus au cinéaste Roman Polanski, et en particulier le César du meilleur réalisateur qui lui a été attribué en février 2020, en dépit des multiples accusations de viol qui pèsent sur lui, on a beaucoup entendu dire qu’il fallait « séparer l’homme de l’artiste ». Outre qu’on peut s’interroger sur la faisabilité de l’opération, il faut souligner l’hypocrisie de cette proposition : dans notre société, le statut d’artiste procure des privilèges exorbitants et légitime les comportements les plus oppressifs. Nelly Kaprièlian, dans son article, parlait de l’« infantilisme pathétique » de Cantat lors de ses auditions à Vilnius100 ; et, en effet, ces images révélaient une réalité longtemps dissimulée sous l’aura et le prestige de l’artiste.

L’autrice américaine Elizabeth Gilbert a écrit des pages brillantes sur le fléau que représente la figure de l’Artiste Tourmenté : « Si vous êtes un Artiste Tourmenté, vous avez une excuse pour mal vous comporter avec vos partenaires amoureux, vos enfants, tout le monde. Vous avez la permission d’être exigeant, arrogant, impoli, cruel, antisocial, pompeux, colérique, caractériel, manipulateur, irresponsable et/ou égoïste. Si vous vous conduisiez ainsi en étant concierge ou pharmacien, on vous considérerait à juste titre comme un pauvre crétin. Mais, en tant qu’Artiste Tourmenté, vous avez droit à un sauf-conduit parce que vous êtes à part. Parce que vous êtes sensible et créatif. Parce qu’il vous arrive de créer de jolies petites choses101. » Et, en effet, lorsque son compagnon, qui est photographe, fait un esclandre lors d’un concert au théâtre du Châtelet à Paris, la narratrice d’Alissa Wenz fait taire la peur que lui inspire l’incident : « Je me disais : est-ce qu’Apollinaire ou Baudelaire n’avaient pas, eux aussi, des comportements étranges en public ? Est-ce que les grains de folie ne sont pas la marque des personnalités hors du commun ? J’imaginais Van Gogh au Châtelet, au bras d’une fiancée. Est-ce que lui aussi, il n’aurait pas pété un câble102 ? »

Aux yeux d’Elizabeth Gilbert, on peut au contraire « mener une existence créative et faire tout de même l’effort d’être quelqu’un de bien ». Elle cite le psychanalyste britannique Adam Philips : « Si l’art légitime la cruauté, alors j’estime que l’art n’en vaut pas la peine. » Elle est consternée par le nombre d’artistes qui refusent de se soigner, de régler leurs problèmes, et qui font ainsi vivre un enfer à leurs proches, parce qu’ils en sont venus à confondre leur souffrance avec leur créativité. Elle rappelle que, selon l’écrivain Raymond Carver, qui s’y connaissait, « tout artiste alcoolique est un artiste malgré son alcoolisme, et non grâce à lui ». Elle-même a traversé et traverse toujours des périodes d’angoisse et de dépression, mais elle ne s’y complaît pas particulièrement, dit-elle, car elles la rendent incapable d’écrire : « La souffrance émotionnelle m’ôte toute profondeur : ma vie devient étroite, pauvre, solitaire. Ma souffrance s’empare de ce gigantesque et passionnant univers pour le réduire à la taille de ma malheureuse tête103. » Plutôt que sous le signe de la souffrance, elle choisit de placer sa vie et son œuvre sous le signe de l’amour. Face à de tels discours, notre accoutumance à la culture de la domination nous amène à redouter de nous noyer dans l’eau de rose, ou dans le moralisme. Cette culture aime à se présenter comme la culture, à faire croire que rien de valable ne peut exister en dehors d’elle. Or c’est faux. Des œuvres couvrant tout le spectre des émotions et des réalités humaines, fortes, riches, nuancées, complexes, troublantes, drôles, peuvent se déployer sur de tout autres bases.

À l’époque où je travaillais pour la première fois sur les violences conjugales, il y a quinze ans104, les mémoires de Tarita Teriipaia relatant sa vie avec Marlon Brando venaient de paraître. Elle y racontait comment, après lui avoir réclamé avec insistance « un enfant tahitien », il avait tenté de la faire avorter de force quand elle était tombée enceinte, parce que cela ne l’arrangeait plus ; comment il l’avait, à deux reprises, battue jusqu’au sang. Il était allé jusqu’à la mettre en joue avec un fusil et avait été à deux doigts d’appuyer sur la gâchette. Paris Match en publiait les bonnes feuilles (27 janvier 2005) sous le titre « L’amour monstre » – le même titre que pour le meurtre de Marie Trintignant –, et Elle, sous le titre « “Mon amour fou avec Brando” » (31 janvier 2005). Depuis trente-cinq ans que je dévore des magazines, j’ai ingurgité des doses impressionnantes de cette littérature où « amour » rime avec coups, brimades, oppression. Au printemps 2020, encore, alors que je travaille à ce chapitre, Elle propose une série sur des « couples de légende ». Parmi eux, deux couples dont l’histoire a des résonances tristement familières. D’abord, les acteurs hollywoodiens Ali MacGraw et Steve McQueen, qui ont vécu une « passion folle et destructrice ». (Destructrice pour qui ? Devinez.) En exergue, cette citation de MacGraw : « J’aimais la façon dont il respirait le danger. » Ils se rencontrent sur un tournage et elle divorce pour lui. Il l’enferme à la maison, lui interdit de continuer le cinéma, la frappe. « Bientôt, personne n’est toléré chez les McQueen, et Ali en est réduite à faire le ménage, les courses. Sa famille s’effraie des hématomes qui couvrent son corps. » Elle s’enfuit au bout de quatre ans. Elle ne tournera plus jamais.

Ensuite, Miles Davis et la danseuse Frances Taylor : une histoire certes plus flamboyante, mais qui met tout de même la jeune femme à rude épreuve. Davis fait des crises paranoïaques, « cavale dans l’immeuble, couteau de boucher à la main, fouillant le moindre placard ou dessous de lit à la recherche d’un intrus imaginaire ». Il ne la frappe pas, il l’admire, mais il met lui aussi un terme à sa carrière de danseuse. Pour lui, Taylor refuse même un premier rôle dans West Side Story à Broadway. « Ne lui reste que la cuisine pour exprimer son talent. » Après leur séparation, elle deviendra hôtesse d’accueil dans un restaurant californien. Les deux articles se concluent sur les protestations d’amour de la femme flouée. Ali MacGraw regrette de n’avoir pu revoir avant sa mort Steve McQueen, « qu’elle considère toujours, en dépit de tout, comme l’homme de sa vie105 ». Et Frances Taylor disait de Miles Davis : « Il est toujours mon prince106. » Néanmoins, d’autres articles de la série dressent le portrait de couples qui, selon toute apparence, ont réussi à s’aimer sans se faire plus de mal que ce qu’imposent les fluctuations des sentiments : les acteurs Rooney Mara et Joaquin Phoenix, les artistes Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, les peintres David Hockney et Peter Schlesinger. Et, croyez-le ou non, il y a beaucoup à raconter au sujet de ces couples-là aussi. Mais ça fait drôle. On n’a pas l’habitude.

Pour que ni les « couples de légende » ni les couples anonymes des prochaines décennies ne perpétuent la même farandole sinistre, peut-être devrions-nous suivre les préconisations de bell hooks : ne pas penser à l’amour comme à un simple sentiment qui autorise toutes sortes de comportements, mais comme à un ensemble d’actes. L’illumination lui est venue de l’auteur de développement personnel Scott Peck, qui propose de définir l’amour comme la « volonté d’étendre son moi dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle et celle de l’autre », comme le fait de travailler à la fois à son propre épanouissement et à celui de l’autre. Dès lors, remarque bell hooks, « il devient clair que nous ne pouvons pas prétendre aimer si nous sommes nuisibles ou violents ». Nous ne pouvons pas prendre au sérieux, dit-elle, un homme qui bat ses enfants et son épouse et qui, au bar du coin, clame à quel point il les aime. Nous ne pouvons pas dire, comme cette mère à sa fille en couple avec un homme violent : « Certes, il a un caractère difficile, mais il faut faire avec. L’important, c’est qu’il t’aime107. » De même, cette nouvelle définition de l’amour suffit à balayer le mythe du « crime passionnel ». Denis de Rougemont le disait lui aussi, quand il analysait le goût morbide des Occidentaux pour la passion : « Être amoureux n’est pas nécessairement aimer. Être amoureux est un état ; aimer, un acte108. » À la passion, dans laquelle l’autre n’est qu’un prétexte, une illusion, le philosophe suisse opposait un amour qui accepte l’autre tel qu’il est et travaille pour son bien.

Cependant, cela implique de casser le mécanisme qui se met en place très tôt, quand des parents qui maltraitent leurs enfants physiquement et/ou psychologiquement leur enseignent la coexistence de l’amour et de la violence, ou la violence comme expression de l’amour. bell hooks se souvient de la confusion dans laquelle ses frères et sœurs et elle-même étaient plongés quand leur père les fouettait en leur disant qu’il faisait cela « pour leur bien », ou « parce qu’il les aimait ». Elle sait qu’il est difficile d’admettre la définition de l’amour qu’elle propose, car cela nous place face à nos manques et à nos manquements. Cela nous oblige à affronter le fait que nous n’avons pas su aimer et/ou que d’autres n’ont pas su nous aimer. Mais elle est convaincue que nous devons avoir le courage de l’adopter et de nous y tenir. « Les définitions sont un point de départ vital pour l’imagination. Et ce que nous ne pouvons pas imaginer ne peut pas devenir réalité109. » Cette définition-là paraît toute simple, mais, si nous la mettions en œuvre, elle conduirait nombre d’entre nous – et pas seulement celles et ceux qui sont pris dans des relations toxiques – à des réorganisations radicales de nos vies.

3. LES GARDIENNES DU TEMPLE.
L’AMOUR, UNE AFFAIRE DE FEMMES ?

« Je ne portais pas ma montre, il conservait la sienne. »

Il y a tout, pour moi, dans cette précision d’Annie Ernaux à propos de ses rendez-vous avec son amant – « A. » – dans Passion simple. Toute la dissymétrie qui s’exprime dans la façon dont les hommes et les femmes apprennent à considérer l’amour, ce qu’ils en attendent, ce qui s’y joue pour eux, le temps et l’attention qu’ils sont prêts à lui consacrer. En l’occurrence, si A. ne peut se laisser aller à oublier l’heure, c’est parce qu’il est marié, et donc comptable de l’emploi de son temps. Mais la narratrice a une vie en dehors de leur histoire, elle a des obligations, elle aussi : elle écrit, elle enseigne, elle a deux fils… Sauf que, chez elle, la passion vire à la monomanie et suscite une envie déraisonnable de table rase, de fuite hors du monde. Pendant une année, dit-elle, toute activité aura été pour elle « un moyen d’user le temps entre deux rencontres ». « J’aspirais au désœuvrement complet. J’ai refusé avec violence une charge de travail supplémentaire que mon directeur me réclamait, l’insultant presque au téléphone. Il me semblait que j’étais dans mon bon droit en m’opposant à ce qui m’empêchait de m’adonner sans limites aux sensations et aux récits imaginaires de ma passion. » Tout ce qui faisait sa vie avant sa rencontre avec A. lui paraît fade, pauvre, triste. Quand le téléphone sonne et que ce n’est pas lui, elle « prend en horreur » la personne qui se trouve au bout du fil. S’il lui annonce sa venue pour trois ou quatre jours plus tard, elle est déprimée en pensant à tout ce qui la sépare du moment où elle le verra, qu’il s’agisse de son travail ou d’un repas entre amis. Lorsque, dans une velléité d’indépendance, elle se force à partir seule en vacances à Florence, elle passe tout le voyage à s’imaginer « dans ce même train revenant cette fois vers Paris, huit jours plus tard ». Elle devine qu’A. ne vit pas du tout leur histoire de la même manière : « Lui-même aurait été stupéfait d’apprendre qu’il ne quittait pas ma tête du matin au soir. » Après leur rupture, elle accepte de participer à un colloque à Copenhague uniquement parce que cela lui donnera l’occasion de lui envoyer une carte postale1.

Annie Ernaux évoque en passant, dans ce livre, l’environnement culturel qui a façonné son rapport à l’amour. Elle remarque que toutes les représentations qui l’entourent, à la télévision, dans les magazines, dans les publicités « pour parfums ou fours à micro-ondes », « ne montrent que ceci : une femme attend un homme ». Elle se souvient des « modèles culturels du sentiment » qui l’ont influencée, aussi décisifs dans la formation d’une personnalité, dit-elle, « que le complexe d’Œdipe » : Phèdre, Autant en emporte le vent, les chansons d’Édith Piaf… Pour ma part, si je devais me livrer au même exercice, et bien que je doive en oublier, je citerais Phèdre, Autant en emporte le vent, Belle du Seigneur, Les Pays lointains de Julien Green, les chansons de Dalida (Je suis malade, J’attendrai, Parlez-moi de lui, Pour un homme)… et Passion simple, lu à sa sortie, en 1991. J’avais dix-huit ans, je me gavais de films et de romans, et j’avais des rêves d’amour plein la tête. Au mur de ma chambre d’adolescente, sur l’affiche toute en blondeur floue d’Out of Africa, le film de Sydney Pollack (adapté de La Ferme africaine de Karen Blixen) sorti en 1985, Meryl Streep et Robert Redford échangeaient des regards langoureux, assis dans une prairie kényane.

Dans ma vie sentimentale, je m’y prenais effroyablement mal, mais c’est une autre histoire. Ou peut-être que non, justement : ce n’est pas une autre histoire, ou pas complètement. Parmi la variété fascinante de raisons qui pouvaient expliquer ce désastre de proportions épiques, il y avait celle-ci : ma vision absolutiste de l’amour avait de quoi faire fuir n’importe quel homme à peu près sain d’esprit. Avec ma nature un chouïa exaltée et ma tendance à surintégrer les messages culturels qui m’environnaient, à les recevoir beaucoup trop bien, j’en attendais… tout. Mon cas, comme celui d’Annie Ernaux, illustrait assez bien ce qu’écrivait en 1982 la sociologue Sonia Dayan-Herzbrun : « Les conditions dans lesquelles la plupart des femmes ont été élevées depuis leur plus tendre enfance, les discours qu’elles entendent ou qu’elles lisent, les images qu’elles voient, font qu’elles attendent qui les aimera (le Grand Amour, le Prince charmant), que cette attente rythme leur vie, et que de l’amour de cet homme miraculeux, elles attendent (toujours) leur identité, identité de personne et identité de femme2. » Pas étonnant que l’Emma Bovary de Flaubert m’ait autant travaillée3 : j’étais une petite Bovary, sauf que mon ennui, mon impatience et mes rêveries romantiques ne naissaient pas d’une vie d’épouse de médecin dans une ville de province, mais de ma vie de lycéenne.

La manière féminine d’aimer que Passion simple illustre parfaitement m’était déjà intensément familière. Maintenant, elle m’épouvante, mais, à l’époque, je lui trouvais quelque chose de sublime. Je ne voyais pas le problème avec cette décoloration, cette répudiation de tout ce qui ne concerne pas l’être aimé, qu’Annie Ernaux décrit si bien. Il me semblait naturel et même enviable d’aimer un homme en haïssant tout ce qui ne le concernait pas, tout ce qu’il ne touchait pas de sa grâce. Je ne comprenais pas qu’il me revenait, à moi et à personne d’autre, d’apposer des touches de couleur sur tous les aspects de ma vie, de les penser, de les cultiver, d’en prendre soin, de les apprivoiser, de les aimer, au lieu d’attendre une sorte de sauveur improbable qui ferait magiquement disparaître la morne réalité ordinaire. Je ne comprenais pas qu’il m’incombait de me construire. Aucun film, aucun roman ne me l’avait dit – ou alors, je n’avais pas entendu.

En relisant Belle du Seigneur aujourd’hui, je mesure ce que le féminisme m’a fait gagner en lucidité. Je m’étonne de ne pas avoir été plus irritée, à l’époque, non seulement par le machisme de Solal, par son comportement manipulateur et sadique, mais aussi par le côté extraordinairement tarte d’Ariane, par sa soumission explicitement religieuse (annoncée dès le titre : son amant est son « seigneur »). Je suis écœurée par ces personnages de riches oisives qui sont uniquement des amoureuses, qui n’ont rien d’autre dans leur vie : pendant des années, Isolde, l’ancienne maîtresse de Solal, s’est préparée pour lui tous les jours sans savoir s’il viendrait la voir, elle a pris des cours de massage pour lui être plus agréable, et quand il cesse de la désirer parce que, à quarante-cinq ans, elle est bien sûr irrémédiablement « flétrie », elle n’a plus qu’à mourir4.

Sonia Dayan-Herzbrun détaille bien la vision nocive de l’amour qu’on inculque aux femmes, le mélange débilitant de dolorisme et d’illusions dont on les berce : « Quand c’est aux femmes que l’on fait chanter l’amour, elles le font le plus souvent sous la forme de la passivité, de la plainte, de l’attente (“J’attendrai, le jour et la nuit, j’attendrai toujours, ton retour…”), et même de la “jouissance masochiste”. Donc, d’un côté, on présente aux femmes l’attente et la souffrance amoureuses comme leur lot commun et, de l’autre, on entretient chez elles le rêve du bonheur amoureux si parfait qu’il se suffit à lui-même et qu’il est voué à l’éternité. Ces deux aspects ne sont contradictoires qu’en apparence, car seule l’espérance du bonheur permet de supporter la souffrance actuelle5. »

Adolescente, je ne rêvais pas seulement d’amour, cependant. J’étais une bonne élève, avec une ambition précise, entêtée : devenir journaliste. Il allait de soi pour moi que, plus tard, je travaillerais et que je ne dépendrais pas financièrement d’un homme. Ayant grandi dans un milieu aisé, j’ai accédé facilement à ce modèle d’indépendance. Et, peu à peu, j’ai trouvé une manière d’aimer plus saine. Mais cette intoxication romantique et passionnelle a laissé des traces – je suppose que l’introduction de ce livre en témoigne. J’assume et je revendique ce goût pour l’amour, maintenant qu’il est débarrassé (du moins je l’espère) de ses excès et de ses erreurs. Je sais qu’il résulte en grande partie de ma socialisation en tant que femme, de l’exposition que j’ai subie à un certain type de littérature, de cinéma, de prose journalistique, etc., mais je ne peux le remettre en question que dans une certaine mesure. Il constitue un petit îlot de féminité traditionnelle dans une vie qui, par ailleurs, s’en écarte plutôt, et cela me va.

L’aliénation et la sagesse

Dans mon esprit, l’amour vaut la peine, il mérite qu’on lui consacre de la place, du temps, de l’attention, et il semble que ce soit là une disposition plus répandue chez les femmes que chez les hommes. Auteur d’une thèse sur les représentations de l’amour chez les enfants de six à dix ans, Kevin Diter expliquait en 2017 au micro de Victoire Tuaillon comment on apprend très jeune que l’amour, c’est « un truc de filles », que ce n’est « pas pour les garçons ». « Quand ils [les garçons] s’y intéressent de trop près – ils ont très bien conscience de ça –, ils risquent de mettre en cause leur réputation et leur définition de soi en tant que “garçons” », déclarait le chercheur, et donc de perdre leur statut de dominants. Ils s’exposent à se faire traiter de « bébés », de « fillettes », de « pédés ». Diter racontait que, au cours de ses recherches de terrain, il avait parfois été soupçonné de pédophilie par certains directeurs d’établissements scolaires, tant il paraissait improbable qu’un homme puisse s’intéresser sincèrement à l’amour et aux sentiments6… L’impossibilité de revendiquer un goût et un intérêt pour l’amour persiste à l’âge adulte. Mon ami F. se souvient d’un travail dirigé en psychologie sociale où ses camarades et lui étaient invités à classer par ordre d’importance des valeurs universelles : « J’avais été l’un des rares (le seul parmi une dizaine de jeunes hommes ?) à placer l’amour en numéro un, sans aucune hésitation, m’écrit-il. Je me souviens de l’étonnement moqueur d’un étudiant – extraverti, séduisant, une figure enviable pour moi – pour qui l’amitié primait. »

Ce conditionnement au mépris de l’amour peut créer chez les hommes une distorsion entre leur vécu et leur pensée. C’était tout le propos d’André Gorz quand il a écrit Lettre à D., après cinquante-huit ans de vie commune avec Dorine : il voulait réparer l’erreur qu’il avait commise en sous-estimant le trésor que représentait leur relation. S’adressant à sa compagne, il s’interrogeait : « Pourquoi es-tu si peu présente dans ce que j’ai écrit alors que notre union a été ce qu’il y a de plus important dans ma vie ? » Relisant un de ses anciens livres, il s’apercevait qu’il y parlait d’elle « comme d’une faiblesse et sur un ton d’excuse, comme s’il fallait s’excuser de vivre7 ». Sa socialisation « virile » – en l’occurrence, de cette virilité particulière propre aux intellectuels de gauche – l’avait équipé d’une grille de lecture de sa propre vie où il était exclu que l’amour occupe une place centrale. Pour un homme « sérieux », les femmes, l’amour, ne pouvaient qu’être quantité négligeable. C’est donc seulement un an avant leur suicide à deux qu’il a pu rectifier ce préjugé, pour accueillir et reconnaître pleinement ce qu’il avait vécu et vivait encore. Le contraste est total avec l’autre couple que j’ai évoqué au début de ce livre : Serge Rezvani, lui, n’a jamais eu la moindre difficulté à se vivre et à se présenter comme un amoureux. Au contraire : il s’est donné les moyens de se consacrer à l’amour en se retirant au fond des bois avec Lula et il en a très tôt fait le thème central de son œuvre.

Pourquoi les femmes ont-elles tendance à accorder un tel prix à l’amour ? C’est ce que nous allons essayer de comprendre, mais, parmi toutes les raisons possibles, je commencerai par en suggérer une : parce que nous avons raison. Nous le survalorisons, mais je crois aussi que les hommes le sous-estiment. « Je crois que les hommes subissent un conditionnement très fort, remarque l’une de celles qui ont témoigné auprès de Shere Hite. La plupart d’entre eux apprennent qu’ils ne sont pas censés être affectés par le fait de tomber amoureux. Beaucoup considèrent que leur métier est plus important. Ils sont plus intéressés par une forme de sécurité – avoir une épouse, quelqu’un sur qui compter à la maison – que par le fait de vivre réellement une relation amoureuse8. » C’est peut-être mon propre conditionnement qui parle ici – mais peut-être pas. Quand j’ai écrit sur ces préoccupations typiquement féminines que sont la beauté, la mode, le souci de l’apparence9, je souhaitais souligner la façon dont elles affaiblissent les femmes par la dépense psychique qu’elles impliquent, par l’insécurité qu’elles entretiennent chez elles et la position de dépendance dans laquelle elles les placent. Mais je ne voulais pas non plus redoubler la critique sexiste de la « frivolité féminine ». J’avais aussi envie de défendre le désir de beauté comme une valeur légitime, pour peu qu’on le débarrasse de ses excès et de ses aspects destructeurs ; comme le fruit d’une culture, transmise de génération en génération, qui me semblait digne de défier les valeurs dominantes. De toute façon, je me sentais moi-même trop marquée par cette culture esthétique féminine pour pouvoir la renier en bloc. Je peux dire exactement la même chose, et avouer la même ambivalence, au sujet de l’amour. Lui aussi est essentiellement l’affaire des femmes, et lui aussi me semble porteur à la fois d’aliénation et de sagesse.

De nombreuses femmes manifestent aussi une tendance plus grande à l’introspection, à la réflexion sur elles-mêmes et, pour les hétérosexuelles, sur leurs relations avec les hommes. Beaucoup cherchent des réponses aux questions qu’elles se posent sur leur vie et sur leurs relations amoureuses, familiales, amicales, dans des livres de développement personnel. Cette quête leur vaut un immense mépris. Plusieurs ouvrages10 ont été publiés ces dernières années pour condamner en bloc le développement personnel, porteur d’« individualisme », de « libéralisme », et pour lui opposer la philosophie, tellement plus noble, censée donner à l’Homme le courage et la sagesse de contempler sans ciller l’horreur de son destin au lieu de l’entretenir dans une quête de bonheur tout à fait extravagante. Certes, on trouve de tout parmi les ouvrages très divers réunis sous l’étiquette de « développement personnel », comme on trouve de tout dans les offres de thérapies diverses. Les charlatans pullulent et de nombreux auteurs à succès tiennent effectivement des discours désastreux, qui enferment les femmes dans la résignation et la soumission, ou qui font peser sur les individus la responsabilité de problèmes sociaux ou politiques (un article « psycho » lu dans un magazine féminin s’intitulait « J’ai pleuré au bureau, est-ce que c’est grave ? », soit une dépolitisation spectaculaire de la souffrance au travail). Mais ce n’est pas le cas de tous.

Certaines féministes, pourtant vigilantes sur le contenu idéologique de la littérature qui leur passe entre les mains, ne dédaignent pas les livres de développement personnel. bell hooks dit en avoir acheté « des tonnes, même si seuls quelques-uns ont réellement fait une différence dans [sa] vie11 ». En France, la journaliste Victoire Tuaillon estime elle aussi que le développement personnel, « ce n’est pas sale12 ». Pour ma part, j’ai connu une illumination il y a quelques années grâce au best-seller de Melody Beattie Vaincre la codépendance13. Je l’avais acheté parce qu’une amie me l’avait recommandé, mais j’avais à peine parcouru les premières pages avant de l’abandonner. Puis, un jour, probablement parce que c’était le bon moment, j’ai soudain éprouvé le besoin de le lire, là, maintenant, tout de suite. Comme je n’étais pas chez moi, je l’ai racheté en anglais sur ma liseuse et je l’ai lu quasiment sans reprendre mon souffle – je me souviens d’un voyage en train qui a passé en un éclair. Ce livre m’a changée, et j’ai beau chercher, je ne vois pas en quoi il serait politiquement pernicieux. En se penchant sur les problèmes rencontrés par les proches de personnes souffrant d’addictions à l’alcool ou à la drogue, puis en étendant sa réflexion à l’ensemble de nos relations, Melody Beattie pose des questions et apporte des réponses essentielles, que je n’avais jamais vues formulées nulle part ailleurs.

Le catéchisme antilibéral qui pourfend l’« individualisme » à partir d’une position parfois légèrement dogmatique néglige une chose : beaucoup d’entre nous ont des héritages compliqués. Nous ne sommes pas ces individus lisses, ces consommateurs égoïstes, trop gâtés, placides et repus qu’il semble fantasmer – ou pas seulement. Nous nous débattons avec des problèmes plus ou moins graves qui nous entravent, qui nous font souffrir, qui nous empêchent d’aimer comme nous le voudrions, et qui ne sont pas tous attribuables au capitalisme. Sans même parler de l’héritage des victimes de violences (coups, incestes, maltraitances psychologiques), les travers éducatifs banals qu’a si bien étudiés la psychanalyste suisse Alice Miller – ce qu’elle appelait la « pédagogie noire » – sont bien présents dans nos histoires familiales. Parfois, des morts tragiques ont ébranlé notre arbre généalogique. Quand bell hooks parle d’« amour de soi » avec des amis ou des connaissances, elle est surprise de voir combien ils sont dérangés par cette notion, « comme si elle impliquait trop de narcissisme ou d’égocentrisme14 » : ce serait le cas si la détestation de soi n’était pas un phénomène aussi répandu. Pour ne pas le voir, il faut être encore sous l’empire du puritanisme et de la malveillance envers soi-même légués par une longue tradition d’éducation répressive. Et puis, quand on est une femme, en particulier, compte tenu de la dose de haine de soi que l’on absorbe quotidiennement, « s’aimer soi-même, c’est un truc punk, c’est un truc révolutionnaire, c’est un truc radical », comme le martèle à raison la journaliste et autrice Judith Duportail15.

Nous sommes aux prises avec des configurations que nous avons besoin de comprendre et de dénouer. Pour cela, il faut chercher de l’aide. Et chercher de l’aide – que ce soit auprès d’un ami, d’un psy ou d’un autre genre de thérapeute, ou même dans un livre – comporte toujours un risque de manipulation, puisque cela implique de faire confiance, et donc de se rendre vulnérable. Il faut absolument faire preuve d’esprit critique, en évitant les démagogues et les escrocs, mais faut-il s’en abstenir complètement ? La démarche de Mai Hua, retracée dans son film Les Rivières (2020), me semble exemplaire du courage et de la force vitale avec lesquels beaucoup de femmes prennent leur histoire à bras-le-corps. Alors que Mai Hua venait de divorcer, son oncle lui a dit qu’elle faisait partie d’une « lignée de femmes maudites », condamnées à être malheureuses en amour. Elle a décidé d’aller voir ce qu’il en était réellement, et elle a filmé cette sorte d’enquête, de voyage, d’archéologie familiale, qui l’a transformée et qui a transformé tout le monde autour d’elle16. Comme elle, de nombreuses femmes de mon entourage se lancent dans des quêtes ou des révolutions personnelles qui correspondent assez peu au cliché condescendant de la pauvre fille nombriliste et paumée faisant la fortune de charlatans. Il y a peut-être bien une sorte de panique morale dans les condamnations à l’emporte-pièce que cela suscite.

« Sortir de l’ombre et de l’anonymat »

Non, les femmes n’ont pas tort d’aimer comme elles aiment, avec audace et courage. Il n’en reste pas moins que l’asymétrie contemporaine des attitudes féminines et masculines à l’égard de l’amour pose de nombreux problèmes. L’enquête de la sociologue Marie-Carmen Garcia sur les couples hétérosexuels clandestins le montre bien. Lorsque chacun est marié de son côté, ce sont le plus souvent les femmes qui souhaitent officialiser la nouvelle relation, tandis que leurs amants y sont réticents. Elles ont plus de mal qu’eux à cloisonner leur vie : « À la différence de ce qui se passe pour les hommes, dont les socialisations sexuelles proposent au moins deux figures féminines (la “maman” et la “putain”), les femmes sont socialisées pour la recherche d’un seul et unique homme qui remplirait toutes les fonctions sexuelles et affectives. » Elles veulent être « cohérentes avec elles-mêmes, autrement dit avec les normes qu’elles ont incorporées au cours de leur socialisation de genre ». À l’inverse, les amants, constate la sociologue, manifestent un profond attachement à leur statut de père de famille et mettent un point d’honneur à assumer leurs responsabilités – du moins en façade. Dans les relations extraconjugales, les « normes de parentalité masculines » entrent alors en conflit avec les « normes amoureuses féminines », et les secondes en sortent rarement gagnantes.

Anne, par exemple, a divorcé après quatre ans de relation secrète passionnée « parce qu’elle ne supportait plus d’embrasser sa fille le soir comme si de rien n’était ». Elle espérait que son amant, Laurent, la suivrait dans cette voie, mais il n’en a rien fait. Il est loin de se montrer aussi déterminé qu’elle, et sa passivité l’exaspère : « Une fois, il est allé voir un voyant pour savoir si nous allions vivre ensemble ! Comme si la décision ne lui appartenait pas ! » Un autre homme, Christophe, explique à la sociologue : « Je n’ai plus vingt ans, je ne peux pas faire ce que je veux. Pour un homme, on m’a appris ça, il est important de tenir ses engagements et on ne laisse pas une femme envers laquelle on s’est engagé. Ce que je fais avec mon sexe ne regarde que moi, ce que je fais avec mon cœur aussi. Mais je tiens mes engagements. » En outre, alors que les femmes célibataires amoureuses d’un homme marié peuvent l’attendre une vie durant, espérant toujours qu’il quittera son épouse, les hommes manifestent une attitude moins sacrificielle. Jean-Jacques a entretenu pendant trente-quatre ans (!) une relation secrète avec Stéphanie. Celle-ci était déjà mariée quand leur aventure a commencé et elle ne voulait pas quitter son mari. Un jour, au cours des premières années de leur liaison, Jean-Jacques lui annonce qu’il a rencontré une autre femme et qu’il va l’épouser : il ne rompt pas avec elle, mais il ne voit pas pourquoi il se priverait de devenir père et d’avoir une vie de famille, lui aussi. Stéphanie est « abasourdie ». « Elle sera également extrêmement surprise quand elle sera la première personne qu’il appellera pour annoncer la naissance de son premier enfant17. »

Quelle fonction remplit le conditionnement des femmes à l’amour ? Même si je ne pense pas, encore une fois, que l’hétérosexualité se résume à une ruse du patriarcat, il me paraît indéniable que, en abreuvant les filles et les femmes de romances, en leur vantant les charmes et l’importance de la présence d’un homme dans leur vie, on les encourage à accepter leur rôle traditionnel de pourvoyeuses de soins. On les place aussi en position de faiblesse dans leur vie sentimentale : si l’existence et la viabilité de la relation leur importent davantage qu’à leur compagnon, en cas de désaccord sur n’importe quel sujet, ce sont elles qui seront amenées à céder, à faire des compromis ou à se sacrifier. On éduque les femmes pour qu’elles deviennent des machines à donner, et les hommes pour qu’ils deviennent des machines à recevoir. Tout en confinant les premières dans l’univers mental de la vie à deux, la culture de masse invite les seconds à rêver précisément de l’inverse, comme le remarque Jane Ward : s’évader en douce du cadre conjugal durant leurs loisirs. Elle attise leur nostalgie du célibat, des loisirs entre hommes, du sexe non procréatif avec des femmes plus jeunes – tout un univers fantasmatique que synthétisait parfaitement le manoir californien du fondateur de Playboy Hugh Hefner, domaine hédoniste et luxueux peuplé de créatures dénudées et aguicheuses18.

Le prix qu’elles sont poussées à accorder à l’amour peut inciter les femmes à pratiquer une forme de « dumping19 amoureux », c’est-à-dire à offrir leur amour à un homme en abaissant leurs exigences dans la relation – leur demande de réciprocité en termes d’attention, de bienveillance, d’investissement personnel, de répartition des tâches, etc. – par rapport aux autres partenaires potentielles avec qui elles sont en concurrence, en absorbant le coût que cela implique pour elles-mêmes. Ce mécanisme leur procure un avantage individuel momentané, mais il les dessert à long terme, et il a pour conséquence d’affaiblir les femmes hétérosexuelles dans leur ensemble. Il permet aux hommes de ne jamais subir les conséquences d’un comportement négligent ou maltraitant. Ils ne sont ainsi jamais contraints de remettre en question les présupposés que leur a inculqués leur éducation quant à leur place et à leurs droits. Ils sont en mesure de dicter les modalités de la relation et, si une femme les quitte, ils sont sûrs d’en trouver une autre qui acceptera leurs conditions. Ils le sont d’autant plus quand cette position de force psychologique se double d’une position de force économique – ce qui est fréquent, puisque les hommes dans leur ensemble gagnent mieux leur vie que les femmes et possèdent davantage de patrimoine qu’elles20. Imaginer à quoi ressemblerait notre paysage amoureux si les femmes restaient inflexibles sur le respect de leurs besoins, et si elles avaient toujours les moyens matériels de le faire, est l’une des fantasmagories les plus satisfaisantes que je puisse nourrir.

Autre explication souvent avancée à cet investissement plus fort et plus entier dans les relations amoureuses : le désir de maternité. Ainsi, Eva Illouz attribue l’« empressement plus grand à s’engager » et la « stratégie sexuelle exclusiviste » des femmes hétérosexuelles au fait qu’elles sont « davantage motivées par la perspective de la procréation »21. Or, on l’a vu, celles qu’a rencontrées Marie-Carmen Garcia sont plus souvent prêtes que les hommes à divorcer, et donc à quitter le père de leurs enfants, pour pouvoir vivre au grand jour avec leur amant : leur identité d’amoureuse prend le pas sur leur identité de mère. De même, quand elles ont dû choisir, certaines des femmes éprises d’un meurtrier que j’ai évoquées au chapitre précédent ont abandonné leur famille pour pouvoir vivre cette relation. Par ailleurs, mon cas personnel démontre à lui seul que, même si elle contient sans doute une part de vérité, cette explication par le désir de maternité ne suffit pas : tout en étant une midinette totale, j’ai toujours été déterminée à ne pas avoir d’enfants.

« Est-il légitime de prétendre que les femmes ne désirent se marier, ou vivre en couples stables, que pour avoir des enfants ? C’est tout à fait invraisemblable », estimait déjà Sonia Dayan-Herzbrun en 1982. Elle proposait une explication concurrente intéressante : « Si la maternité a, pendant très longtemps, conditionné la reconnaissance de l’existence sociale des femmes, l’amour leur a ensuite donné droit à une histoire, sinon à l’Histoire. Passé l’époque des saintes puis des reines, c’est en tant qu’aimées ou qu’amoureuses que les femmes obtiennent qu’il soit parlé d’elles, que leur existence soit objet de récit, ce qui apparaît avec le roman. Le roman fait des femmes des créatrices et des héroïnes, même si c’est au péril de leur vie, car les héroïnes de roman, même si elles ne sont pas vouées à la mort comme les héroïnes d’opéras, finissent souvent tragiquement. Du reste, le roman est considéré comme un genre littéraire féminin, même si certains romans parlent d’hommes, et s’il y a des hommes lecteurs de romans. Il n’est donc pas étonnant que le roman se développe dans la bourgeoisie, en même temps que la norme du mariage d’amour. Aimer, même en souffrant, c’est sortir de l’ombre et de l’anonymat, et avoir la possibilité de s’identifier à une héroïne dont on a lu l’histoire. Le roman-photo prend le relais social du roman noble et étend ses effets à l’ensemble de la société22. » Ayant spontanément, dans l’introduction de ce livre, établi un parallèle entre la pulsion amoureuse et la pulsion narrative, je trouve cette thèse assez convaincante. En outre, des études ethnographiques menées sur la littérature « à l’eau de rose » ont montré que ses lectrices l’appréciaient parce qu’elle leur offrait le fantasme de « devenir quelqu’un, par contraste avec leur vie quotidienne caractérisée par le déni de soi et par l’absorption dans le soin des autres23 ».

Enfin, une dernière explication s’impose, sans doute la plus massive et la plus essentielle : l’intensité plus grande avec laquelle les femmes investissent l’amour représente la trace de la dépendance totale qui a longtemps été la leur. Pendant des siècles, c’est uniquement du mariage, de leur lien avec un homme, qu’elles ont tiré leur statut social et économique, leur identité. C’est la force principale qui a façonné leur destin et, même quand elles en sont libérées, une telle habitude de pensée ne s’efface pas aussi facilement. Eva Illouz estime que, si les hommes peuvent ne pas s’impliquer dans leur sexualité, c’est parce qu’ils n’ont jamais dû l’utiliser comme une monnaie d’échange pour obtenir d’autres ressources, matérielles ou sociales : « L’approche féminine de la sexualité est plus émotionnelle parce qu’elle est plus économique24. » Cette dépendance reste en outre d’actualité. Ici, il faut encore rappeler les statistiques du travail à temps partiel : en France, il a triplé en trente ans et, en 2018, il concernait 30 % des femmes ayant un emploi, contre 8 % des hommes25. De plus, en 2011, on comptait 2,1 millions de femmes âgées de 20 à 59 ans et non étudiantes qui vivaient en couple sans avoir d’emploi du tout26.

Un « noyau de dépendance »

Même quand, sur le papier, les femmes semblent avoir exactement les mêmes chances que les hommes d’assurer leur indépendance économique, et donc d’établir leurs relations amoureuses avec eux sur un pied d’égalité, il arrive que des mécanismes insidieux les en empêchent. Une enquête menée par Dorothy C. Holland et Margaret A. Eisenhart au début des années 1980 le démontre avec éclat. Pendant plusieurs années, ces deux sociologues ont suivi un groupe d’étudiantes issues des classes moyennes dans deux universités du sud des États-Unis, l’une à majorité noire et l’autre à majorité blanche27. Au départ, leur mission était de comprendre pourquoi si peu de femmes devenaient des scientifiques ou des mathématiciennes. Elles ont eu la surprise de découvrir que les préoccupations liées à l’amour dévoraient une part considérable du temps et de l’énergie des étudiantes. Toutes se retrouvaient happées par la « culture des pairs », qui constituait une sorte de cursus parallèle, clandestin, et le seul qui importait véritablement. Dans cette culture – où la présomption d’hétérosexualité semblait absolue –, leur valeur était définie uniquement par leur degré d’attractivité physique et sexuelle, tandis que la valeur des hommes dépendait de leur physique et de leurs accomplissements dans d’autres domaines (intellectuel, sportif…). L’évaluation de leurs camarades et d’elles-mêmes en fonction de ces critères occupait l’essentiel des conversations des jeunes femmes. Elles s’efforçaient d’augmenter leur capital de séduction en faisant des régimes, du sport, en s’échangeant des vêtements. Toutes leurs sorties – à la piscine, dans des fêtes ou dans des bars – étaient motivées par l’espoir d’une rencontre amoureuse. Comme on lui demandait quelle matière elle étudiait, l’une d’elles lança : « Les hommes », et c’était à peine une boutade. Il leur arrivait de cuisiner pour leurs camarades masculins ou de faire le ménage dans leurs chambres. Celles qui se mettaient en couple commençaient à organiser leur emploi du temps en fonction de leur petit ami. Elles abandonnaient leurs propres activités pour servir comme « petite sœur » dans sa fraternité d’étudiants, parce que c’était « si important pour lui » ; ou alors, elles regroupaient tous leurs cours dans les quatre premiers jours de la semaine pour pouvoir partir en long week-end avec lui. Elles le laissaient aussi prendre des décisions importantes pour leur avenir. L’une d’elles avait renoncé à suivre le même cursus que son fiancé, car il l’en avait dissuadée : « Il m’a dit que je n’étais pas faite pour ça ; que, à long terme, cela ne me plairait probablement pas. »

Face à cette situation, l’université les « laisse tomber », estiment les sociologues. Une étudiante raconte qu’un de ses professeurs, chaque fois qu’il relève une erreur dans le manuel dont ils se servent, déclare : « C’est parce que c’est une femme qui l’a écrit. » Une autre rapporte qu’un jour, alors qu’elle se tenait debout devant ses camarades dans la salle de cours, un enseignant l’a ostensiblement déshabillée du regard. Un autre a proposé à une étudiante un rendez-vous pour discuter d’un livre inscrit au programme. D’abord flattée, elle s’est aperçue qu’en réalité il voulait devenir son amant (devant son refus, il l’a accusée d’être sexuellement refoulée ; si elle était une vraie intellectuelle, a-t-il argué, elle devrait être ouverte d’esprit et se ficher qu’il soit marié). De tout cela, elles tirent la conclusion que, en tant que femmes, elles sont considérées soit comme incompétentes, soit comme de simples objets sexuels – et elles soupçonnent qu’il en ira de même dans le monde du travail. Mais cela ne les affecte pas non plus énormément, rapportent Holland et Eisenhart, car, de toute façon, absorbées par la « culture des pairs », elles ne prêtent qu’une attention distraite à leurs professeurs.

Le couple leur apparaît dès lors comme une planche de salut, comme leur meilleure option. « Mes objectifs de carrière concernent plutôt sa carrière à lui », dit une jeune femme qui est fiancée, en une formule éloquente. Elles vivent cependant l’amour sans grand enthousiasme, sur un mode plutôt pragmatique et désabusé. Certaines essaient même de reculer autant que possible la date de leurs fiançailles et, quand les sociologues les retrouvent, quelques années plus tard, beaucoup ont divorcé. Elles se résignent aussi très tôt à supporter les mauvais traitements. Quand on demande à l’une d’elles pourquoi elle reste avec son petit ami malgré son comportement envers elle, elle répond : « Ce doit être l’amour. » La seule différence notable que les sociologues observent entre les étudiantes blanches et les étudiantes noires, c’est que les secondes, si elles épousent un homme de la même couleur de peau qu’elles, ont moins d’espoir de voir se réaliser leur rêve d’être prises en charge par leur mari, car les hommes noirs, à l’époque, commencent à connaître le chômage et l’incarcération de masse.

Non, on ne se débarrasse pas facilement du modèle de la dépendance économique – mais aussi de tous les autres types de dépendance qu’elle implique, et qui la dépassent. L’essayiste féministe américaine Colette Dowling a mis le doigt la première, en 1981, sur cette aspiration à être prise en charge à tous les niveaux, sur cette attente d’une intervention extérieure qui nous délivrerait de nos responsabilités envers nous-mêmes. Elle l’a baptisée le « complexe de Cendrillon28 ». Et, de fait, il serait étonnant que toutes les histoires de prince charmant dont on berce les femmes depuis leur plus tendre enfance ne laissent aucune trace. Par l’éducation, on installe très tôt chez elles un « noyau de dépendance », affirme Dowling. Dès lors, si nous voulons gagner notre liberté, il faut ajouter aux luttes concrètes pour l’égalité un travail d’« émancipation intérieure ». Et, pour cela, il faut d’abord, si l’on sent cette tendance en soi, la reconnaître sans honte. Il faut oser se montrer « courageusement vulnérable ». « La première chose que les femmes doivent déterminer, c’est dans quelle mesure la peur gouverne leur vie », écrit Dowling. Elle cite l’artiste new-yorkaise Miriam Schapiro, qui disait avoir « toujours vécu avec le sentiment qu’une enfant désarmée l’habitait » : seule la peinture lui permettait de s’affirmer, de devenir plus vivante.

Évoquer ce problème comporte certains risques. Certains s’empresseront d’en conclure que, si les femmes ne prennent pas toute leur place dans le monde du travail, ou de la politique, ou de l’art, c’est en raison de leurs inhibitions, de leur goût persistant pour une position de retrait frileux, et non à cause du sexisme qu’elles subissent et/ou du refus de leur conjoint d’assumer sa part des tâches domestiques et éducatives. Je crois cependant que ces forces archaïques qui nous travaillent sont réelles et qu’on ne peut pas faire l’économie de les mettre elles aussi sur la table. C’est son propre parcours qui a amené Dowling à ces réflexions. Autrice indépendante, elle a dû, après son divorce, subvenir seule aux besoins de ses trois enfants, son ex-mari effectuant de fréquents séjours en hôpital psychiatrique. Elle s’en est bien sortie, mais, dit-elle, une partie d’elle-même « secrète, inconsciente, attendait qu’on [la] tire d’affaire ». Au bout de quatre ans, elle a rencontré un autre homme, également auteur, et, en 1975, ils ont quitté New York pour aller vivre dans une grande maison à la campagne.

Dès lors, sa vie change. Durant les premiers mois, elle se laisse absorber par les tâches domestiques : elle tient la maison, jardine, fait du feu, prépare des repas somptueux. Les rares fois où elle s’installe à son bureau, elle se borne à « fourrager dans ses papiers ». Elle a retrouvé un univers proche de celui de son enfance, « un univers de tartes aux pommes, de couettes matelassées et de robes d’été fraîchement repassées ». Le soir, elle tape à la machine les manuscrits de son compagnon. « J’avais fait marche arrière – ou plus exactement recommencé à traînasser comme dans un grand bain tiède – parce que c’était plus facile. Parce que bichonner ses plates-bandes, faire sa liste de courses et être une bonne “partenaire” – entretenue – crée moins d’anxiété que d’être lâchée dans le monde adulte et d’avoir à se débrouiller seule. »

Elle se glisse avec soulagement dans ce rôle traditionnel. Elle se rendra aussi compte plus tard qu’elle redoutait de « perdre de [sa] féminité » en retournant dans l’arène professionnelle. Cependant, elle finit par en vouloir à son compagnon, par le détester d’avoir plus d’aisance sociale et d’assurance qu’elle. C’est lui qui, finalement, tape du poing sur la table : ce n’est pas ce qui était convenu, lui dit-il. Il n’a jamais été question qu’il paie seul toutes les factures. Il refuse de la prendre en charge, et cela commence par la mettre dans une colère terrible. Elle lui en veut de son ingratitude pour toutes les tâches ménagères qu’elle effectue (elle ne précise pas si lui-même a assumé sa part du travail domestique quand elle a rétabli l’équilibre dans les finances du foyer, ce qui est dommage). Puis elle réfléchit. Elle prend peu à peu conscience de ses réflexes, de ses aspirations obscures, de ses peurs. Elle en tire un article intitulé : « Au-delà de la libération, les confessions d’une femme dépendante », qui, publié à la une d’un magazine, aura un écho immense : « Chaque jour, le facteur débarquait avec un nouveau paquet de lettres que j’emportais dans un petit bistrot derrière la maison pour les lire et pleurer. »

Le rôle irrésistible de la femme démunie

Colette Dowling est née en 1938. La dépendance est-elle uniquement le problème de femmes qui, comme elle, ont mené le combat féministe des années 1970 ? Je n’en suis pas sûre. Elle continue de hanter notre imaginaire. Il y a une douzaine d’années, j’ai écrit, juste pour le plaisir, sans intention de le publier, un roman dans lequel une écrivaine trentenaire séjournait dans la propriété d’un riche mécène quadragénaire dans le cadre d’une résidence d’écriture. Tous les deux se plaisaient, sans qu’il se passe rien entre eux. Puis, à la fin du séjour, il lui faisait une offre : elle pourrait garder son appartement dans la propriété, ainsi que l’allocation mensuelle de sa résidence, à condition qu’elle accepte un arrangement un peu particulier. Quelque temps après avoir terminé, j’ai commencé à entendre parler de l’énorme succès d’un livre censé illustrer la tendance du mommy porn. En lisant les résumés – un jeune et séduisant milliardaire propose un pacte sexuel à une étudiante –, j’ai pensé : oh, tiens… Sans le savoir, j’avais écrit une version intello de Cinquante Nuances de Grey29. (Eh oui, on se rêve en Simone de Beauvoir et on se réveille en doublure d’E. L. James : ça calme.) En ce début de XXIe siècle, le fantasme de l’homme capable de vous mettre définitivement à l’abri du besoin tout en vous faisant découvrir de nouveaux horizons sexuels (l’homme « tout en un » dont parle Marie-Carmen Garcia30), bref, de vous apporter à la fois la sécurité et l’excitation, était donc encore assez puissant pour pousser à l’écriture au moins deux femmes en même temps dans le monde – dont une qui, si on l’avait interrogée, se serait définie comme féministe – et pour susciter un carton planétaire aussi colossal que celui de Cinquante Nuances de Grey. En 1990, le mythique film de Garry Marshall Pretty Woman, dans lequel une prostituée (Julia Roberts) croise la route d’un riche et séduisant homme d’affaires (Richard Gere) qui la propulse dans un univers de luxe et d’abondance tout en lui apportant la félicité amoureuse, devait son succès à peu près aux mêmes ressorts narratifs.

Si je jette un regard rétrospectif sur mes années de vie de couple, je peux d’abord croire que la dépendance, encore présente dans mes fantasmes, a été absente de ma vie concrète. Nous étions journalistes tous les deux, je gagnais ma vie, j’écrivais des livres… Mais ensuite, je me souviens que, pendant une assez longue période, lorsque j’étais pigiste, mon compagnon a payé le loyer seul. Je lui aurais volontiers rendu la pareille par la suite si cela avait été nécessaire, mais l’occasion ne s’est jamais présentée, et je ne suis pas sûre que ce soit un hasard. Et surtout, il y avait ma dépendance affective, dont je n’ai pris la mesure que tardivement. J’étais angoissée, peu sûre de moi, et, comme j’étais tombée sur l’homme le plus généreux du monde, il me rassurait et m’encourageait constamment. J’ai retiré un bénéfice précieux, incontestable, du regard valorisant qu’il posait sur moi, de ses conseils avisés, de la confiance qu’il m’a insufflée. Mais j’ai pris l’habitude de me tourner sans cesse vers lui, de lui faire part du moindre de mes doutes, pour qu’il me réconforte. Nous nous sommes installés dans ces rôles respectifs, qui, à long terme, ne nous ont fait du bien ni en tant qu’individus ni en tant que couple. Après notre séparation, j’ai vécu une histoire d’amour avec un homme qui, pour toutes sortes de raisons, n’avait que très peu de temps à me consacrer. Je suis passée d’un extrême à l’autre, et le choc a été rude. Mais, au-delà même de cette nouvelle relation, le fait d’habiter désormais seule m’a obligée à me confronter à ma dépendance, à y remédier, à apprendre l’autonomie. Et, franchement, il était temps. (Lorsque je me suis attelée à l’écriture de Sorcières, j’ai confié à une amie ma crainte de ne pas y arriver sans la présence à mes côtés de mon ex-compagnon, qui m’avait soutenue durant la rédaction de mes cinq premiers essais. Quand les ventes ont dépassé la barre des cent mille exemplaires, elle m’a lancé avec une pointe de sarcasme : « Ça va, tu es convaincue que tu es capable d’écrire un livre toute seule, maintenant ? »)

Inconsciemment, je me suis sans doute coulée dans le rôle de la femme démunie, sans ressources, avec d’autant plus de facilité que cette attitude « a toujours été considérée, et est encore considérée aujourd’hui, comme un attribut féminin admirable, et même séduisant », pour reprendre les mots de Penelope Russianoff. J’ai découvert cette psychothérapeute américaine dans le film de Paul Mazursky Une femme libre (1978), que j’ai évoqué dans Sorcières. L’héroïne va la consulter après sa rupture avec son mari. J’avais été frappée par sa présence et par sa beauté atypique, sans savoir qu’il s’agissait d’une véritable thérapeute et que, quelques années après avoir tourné dans ce film, elle avait consacré un livre à la question de la dépendance affective des femmes, à laquelle elle était constamment confrontée dans sa pratique. Elle y raconte une scène de son enfance : un jour, une chauve-souris était entrée dans la maison où elle vivait avec ses parents et sa sœur. Comme son père se trouvait à l’extérieur, sa mère l’avait appelé au secours. « Il chassa la créature terrifiée tandis que, tout aussi terrifiées, nous frissonnions et tremblions. Notre héros avait vaincu la chauve-souris. Et ma mère lui en était tellement reconnaissante. Et ma sœur et moi, suivant l’exemple de notre mère, l’enlacions, admiratives, nous aussi, en le couvrant de louanges. » Elle savait pourtant que, si son père avait été absent, sa mère aurait très bien pu se débarrasser de l’animal toute seule. « Mais elle avait appris dès son plus jeune âge, comme je l’ai appris d’elle, et comme mes patientes – même les plus jeunes – l’apprennent des figures féminines de leur entourage, à se comporter en présence d’un homme d’une manière très différente que si elle se trouvait avec d’autres femmes ou que si elle était seule31. » Il est assez probable que j’ai moi aussi intégré l’idée que mimer la faiblesse et l’impuissance – au risque de cultiver une faiblesse et une impuissance réelles – était une manière appropriée de manifester de l’amour à un homme et d’en recevoir.

Dans le roman d’Elisa Rojas Mister T. et moi, une amie de la narratrice lui donne ce conseil pour séduire celui dont elle est tombée amoureuse :

— Il y a pas mal d’hommes, en fait, ce qu’ils veulent… C’est que tu fasses… le petit chat.

— Le QUOI ?

— Le petit chat !

— Mais, ça veut dire quoi ? Il faut miauler ?

— Ça veut dire, la fille sans défense, mais un peu espiègle, qui a besoin d’eux.

Elisa est atterrée :

Faut mentir ? Mais je ne sais pas comment on fait ça ! J’en suis incapable, et en plus, je n’en ai pas tellement envie. Ce serait de la publicité mensongère. Je ne suis pas une “petite chose fragile” qui a besoin d’aide. T. le sait. Et puis quel genre d’hommes on peut bien attraper avec ça ? Des mecs qui aiment torturer les animaux32 ?

J’avoue : contrairement à Elisa Rojas, moi, j’ai beaucoup fait le petit chat.

Une précision importante, cependant – et Penelope Russianoff le dit aussi : dans une certaine mesure, nous dépendons toutes et tous des autres. Il ne s’agit pas de prétendre que le but ultime serait de n’avoir besoin de personne. La souffrance que nous cause la disparition de l’être aimé de nos vies, que cette disparition soit provoquée par une rupture33 ou par la mort, est à la mesure du bonheur qu’il nous a apporté. L’étroitesse avec laquelle deux vies peuvent s’imbriquer, la richesse que peut représenter une relation amoureuse – ou une amitié, ou un lien du sang –, est un miracle à chérir. Lors d’une rencontre publique à Bruxelles, en 2019, une jeune femme m’avait avoué sa perplexité à propos de la notion d’indépendance féminine développée dans Sorcières : elle n’avait pas envie d’être seule, me disait-elle. Or il y a un monde entre se retirer sur une île déserte et penser qu’on « n’est rien sans un homme ». C’est pourtant la conviction que Russianoff décelait chez la plupart de ses patientes, même quand elles s’en défendaient. L’une d’elles soupirait que, si elle avait rencontré l’homme idéal, elle n’aurait pas besoin de faire une thérapie. D’autres, qui étaient mariées, avaient adopté les centres d’intérêt et les loisirs de leur mari, et ne sortaient plus jamais sans lui. Gagner son indépendance ne signifie pas se passer de relations (sauf si on le souhaite, évidemment), mais plutôt trouver la juste place à partir de laquelle nouer des relations.

Remettre de l’ordre en soi

Au moment de reconquérir la mienne, je me suis rendu compte que je mélangeais tout. Dans mes accès d’angoisse, je me demandais ce que je deviendrais s’il m’arrivait un coup dur : une maladie, un deuil. Mais, à ce moment-là, je me portais très bien, de même que toutes les personnes que j’aimais. Si je me retrouvais dans la détresse, j’aurais des gens vers qui me tourner, à commencer par mon ex-compagnon, comme j’ai pu le vérifier à l’été 2020 à l’occasion d’une crise de panique postconfinement. En attendant, la majeure partie du temps, j’étais capable de prendre soin de moi-même. Je n’étais pas une petite chose démunie. Je pouvais surmonter seule les contrariétés du quotidien. Nous pouvons nous efforcer d’étendre le plus possible la surface de notre vie sur laquelle nous sommes autonomes, sur le plan pratique ou psychologique, sans que cela enlève rien au choc irremplaçable de la rencontre amoureuse ; au contraire, même. Je pense à ces mots de la poétesse canadienne Rupi Kaur : « Je ne veux pas de toi / Pour remplir mes parties vides / Je veux être pleine par moi-même / Je veux être pleine / À pouvoir éclairer une ville entière / Et après je veux de toi en moi / Parce que nous deux ensemble / Pouvons y mettre le feu34. »

Dans son livre Nous. Comprendre la psychologie de l’amour romantique, en 1985, le psychanalyste américain Robert A. Johnson, disciple de Carl Jung, a repris les thèses de Denis de Rougemont sur la passion. Pour lui, celle-ci est le seul lieu de notre vie où nous laissons encore s’exprimer une pulsion religieuse ou spirituelle : « L’amour romantique, ce curieux mélange de sacré et de morbide, est devenu, par défaut, le vaisseau dans lequel nous nous efforçons de faire tenir tout ce qui est exclu de l’empire de nos ego, tout ce qui relève de notre inconscient – tout ce qui est sacré, insondable, merveilleux, tout ce qui nous inspire de la révérence35. » Cette thèse est plutôt convaincante, quand on pense à la fréquence d’un arrière-plan religieux chez les femmes amoureuses d’un meurtrier ou d’un homme violent, mais aussi chez des héroïnes de roman : Emma Bovary, ou Ariane, qui, dans Belle du Seigneur, lit des psaumes en remplaçant le nom de Dieu par celui de Solal. Or transposer un élan religieux dans sa vie sentimentale revient non seulement à s’enfermer dans une attitude de soumission aveugle, résignée, mais aussi à demander l’impossible à la personne que l’on prétend aimer. Pour Johnson, nous devrions rapatrier cette pulsion au seul endroit où elle peut bien s’exprimer : à l’intérieur de nous-mêmes. Nous devrions nous attacher à nourrir notre vie intérieure, en déployant une activité créative ou spirituelle. Et envisager nos relations amoureuses tout à fait autrement.

Le changement que nous devrions opérer, Johnson l’illustre en rapportant le rêve fait par un patient âgé d’une trentaine d’années, dont la portée lui semble dépasser son cas individuel. Ce jeune homme raconte : « Je transporte une cloche qui, autrefois, appartenait à la Vierge Marie jusqu’à la grande basilique qui a été construite il y a des siècles pour l’abriter quand elle serait retrouvée. La forme de la cloche était connue et une niche à sa taille exacte a été préparée au-dessus de l’autel. Un prêtre a veillé de tout temps pour recevoir la cloche quand elle serait rapportée. Je marche à l’intérieur de la basilique, à travers la nef, et présente la cloche au prêtre qui attend. Ensemble, nous la hissons et la suspendons à son crochet dans sa niche. Elle tombe parfaitement en place. » Pour Johnson, on peut voir dans ce récit une description symbolique du geste de réparation par lequel le modèle passionnel occidental décrit par lui et par Denis de Rougemont, résultat d’une pulsion mal placée, pourrait enfin cesser d’exercer ses ravages dans nos vies. On peut y voir, en particulier, la résolution de cette dépendance qui pousse tant de femmes à attendre le salut d’un homme miraculeux.

Devenir indépendante signifie donc remettre de l’ordre en soi, et non renoncer à toute vie sexuelle ou amoureuse – loin de là. À part dans un cas, peut-être : quand nous entretenons des relations suivies ou épisodiques avec des hommes non par réel désir, mais par addiction à leur regard, par conformisme, parce que cela « se fait », ou par peur d’être seule. Certaines jugent alors indispensable d’apprendre à s’en passer complètement, pour y revenir plus tard en ayant bâti un socle d’autonomie. Dans Une révolution intérieure, Gloria Steinem évoque une musicienne de sa connaissance, du nom de Tina, qui avait l’habitude de lâcher tout ce qu’elle était en train de faire dès qu’un homme lui manifestait de l’intérêt. Elle finit par prendre une mesure radicale : « Pendant cinq ans, elle composa, voyagea, vécut seule, vit des amis, mais elle refusa toutes les sollicitations masculines. Elle répara sa maison, prit des vacances dans des lieux inconnus et enseigna l’écriture de chansons. Elle vécut une vie pleine, mais une vie qui n’incluait ni sexe ni romance. » Au début, ce fut difficile : « Sans se voir à travers les yeux d’un homme, elle n’était même pas sûre d’exister. Mais, peu à peu, elle commença à prendre plaisir à se réveiller seule, à parler à son chat, à quitter une fête quand elle en avait envie. Pour la première fois, elle sentit son “centre” se déplacer des hommes à un nouveau lieu à l’intérieur d’elle-même. » Au bout de cinq ans, elle rencontra un homme très différent de ceux qu’elle attirait et qui l’attiraient auparavant, et elle l’épousa36.

D’autres prennent un recul plus grand encore par rapport aux habitudes de pensée qu’on leur a inculquées. Parmi les femmes interviewées par Évelyne Le Garrec dans les années 1970 figurait Flora, une journaliste de trente-huit ans, qui disait : « J’ai découvert un truc : c’est qu’on pouvait se passer d’homme très facilement. C’est peut-être parce que je vieillis… Je m’en suis d’ailleurs toujours très bien passée, mais j’avais eu une éducation qui était : il faut baiser, il faut baiser37… » Dans le roman de Sophie Fontanel L’Envie, qui raconte une période d’abstinence sexuelle délibérée, la narratrice entend un médecin affirmer à la radio que « plus un individu fait l’amour, meilleur il devient dans tous les domaines » : « Et moi j’éclatai de rire38. » L’injonction à avoir une activité sexuelle vaut pour les hommes et les femmes, mais, s’agissant de ces dernières, elle se fait d’autant plus pressante que le contact régulier avec un corps masculin représente une sorte de sanctification. Il est censé être un gage à la fois de statut social et d’équilibre physique. Ce qui n’est pas toujours synonyme de plaisir. Au cours de son divorce, Marielle, vingt-sept ans, ouvrière dans le textile à Roubaix, avait rencontré un homme marié dont elle était devenue la maîtresse. Elle précisait que, si un jour il parlait de quitter sa femme, elle s’y opposerait, par sympathie pour l’épouse. Et elle ajoutait : « D’ailleurs, je ne l’aime pas, je n’ai même aucun plaisir à avoir des relations avec lui, et les jours où je ne peux pas, je suis bien contente39. » De même, une patiente de Penelope Russianoff nommée Jane compare ses aventures d’un soir à des visites chez le dentiste : « Je n’aime pas beaucoup cela, mais il le faut, vous comprenez. Cela me maintient en bonne santé. »

Un jour, cependant, une grippe empêche Jane de sortir pendant plusieurs jours et l’amène à réfléchir : « Je me suis demandé ce que je retirais de ces rencontres, et la réponse était : rien. Même pas une gratification momentanée, la plupart du temps. Pour l’essentiel, je me serais plus enrichie en regardant la télévision. » Elle s’impose alors des mois d’abstinence : « J’étais vraiment célibataire, et j’ai découvert que cela ne me rendait ni malade ni folle. Mon vagin n’a pas rouillé. » Sophie Fontanel, elle aussi, dément ce préjugé selon lequel l’absence de contact sexuel provoquerait un irrémédiable flétrissement physique. Elle évoque en ces termes la période qui suit immédiatement sa décision d’arrêter de faire l’amour, prise au cours d’un séjour à la neige : « Une fois les bienfaits de la montagne estompés, non seulement je conservai ce visage, mais mon éclat s’accentua. Sur une photo, je découvre que je me mis à rayonner. Quelle rencontre me transfigurait ainsi ? À quel rendez-vous je me rendais, les yeux brillants de confiance et la peau lumineuse d’une affranchie40 ? » Et si le secret de l’épanouissement physique n’était ni de baiser ni de ne pas baiser, mais de faire ce qui nous convient ? Jane ajoutait : « Maintenant, quand je sors, c’est parce que je le veux, pas parce que je crois que j’en ai besoin. Et quand je couche avec un homme, j’en retire davantage, parce que je le fais par réel désir, pas parce que je pense que c’est indispensable à ma santé, ou pour soulager ma solitude, ou pour me sentir validée41. »

« Validée » : voilà peut-être le mot clé. Dans un épisode de son podcast Sexe Club consacré à la « culture du sexe sans engagement », Samia Miskina revient sur une période où elle-même a multiplié les aventures : « Je me racontais que j’adorais enchaîner ces relations, que je me sentais libre. Ce n’était pas complètement faux, puisque j’ai réellement pris du plaisir dans la majorité de ces relations. Mais, avec le recul, je me rends compte que, dans chaque rencontre, je cherchais une validation. Celle des hommes, bien sûr ; celle qui me prouvait que j’étais jolie, désirable, baisable. Chaque fois que je rentrais accompagnée, c’était une petite victoire. » Judith Duportail, elle, parle de Tinder comme d’un « shoot de validation ». Elle se demande comment faire en sorte que les autres deviennent « des compagnons de route, ou des compagnons de vie, mais qu’ils ne viennent pas valider ton droit à exister42 ».

Si les hommes subissent eux aussi la pression du « il faut baiser », ils espèrent en retirer le prestige du nombre, de l’accumulation, mais je ne crois pas que toute leur identité soit pétrie du regard des femmes comme l’identité des femmes l’est du regard des hommes. Penelope Russianoff était souvent médusée de constater que seul le sexe avec un homme avait droit de cité aux yeux de ses patientes. Quand elle leur parlait de masturbation, elles étaient gênées : elles excluaient de se l’autoriser, car elles y auraient vu une déchéance. Pour ma part, je me reconnais totalement dans l’autonomie voluptueuse que décrit Sophie Fontanel : « Quand ai-je été plus heureuse que durant ces premiers mois de répit ? Je prenais des bains au lait de lavande. Les Japonais vendent une poudre parfumée, elle rend l’eau blanche. En versant le contenu du sachet dans la baignoire, en me délectant de cette onctuosité, puis en me plongeant dedans, j’avais l’impression que je ne sais quelle divinité se réjouissait pour moi43. » Il y a un fait inflexible : le bonheur étourdissant de la baise nous est inaccessible en l’absence d’un partenaire. Mais cela ne signifie pas que toute notre capacité de jouissance doit être mise sous clé, conditionnée à une présence masculine. Beaucoup d’autres activités peuvent être des sources de plaisir intense. Pour moi : écrire, lire, m’absorber dans la fiction, marcher, manger, dormir, nager, danser, fantasmer, m’enduire de crèmes et d’huiles… Je suis ambivalente face à mes amies qui ont beaucoup d’aventures. D’un côté, j’envie leur audace. Mais, de l’autre, je reste perplexe quand je les vois dilapider leur énergie, subir de gros désagréments et être parfois très blessées dans des relations avec des hommes qui ne leur plaisent même pas tant que cela. Je veux bien courir le risque d’être blessée, mais il faut que ce soit pour quelqu’un qui en vaille la peine. Je me demande parfois quelles sont la part de désir réel et la part du besoin de validation dans leur intense activité sexuelle. Il en résulte aussi que je préserve ma sérénité mieux qu’elles. Un jour, l’une d’entre elles m’a demandé de lire un message de rupture que lui avait envoyé un homme pour que je lui donne mon avis. Elle l’avait aussi fait suivre à une autre de ses amies. J’ai dit ingénument que je trouvais le message plutôt touchant, alors que l’autre femme a répondu : « Quel connard ! » Ce qui a inspiré à mon amie cette conclusion à mon intention : « Tu es moins en colère que nous. »

Les autres femmes, pis-aller ou rivales

Parmi les traces laissées dans la psyché des femmes par des siècles de dépendance totale envers les hommes, il y a aussi un certain type de rapport aux autres femmes. Lors de leur enquête dans deux universités américaines au début des années 1980, Dorothy C. Holland et Margaret A. Eisenhart ont remarqué que, pour les étudiantes, leurs camarades féminines n’avaient qu’une existence « périphérique ». Les amies avaient pour seule fonction de jouer le rôle de « groupe de soutien » dans la recherche d’un fiancé. Quand elles sortaient en bande, c’était toujours dans l’espoir de rencontrer « quelqu’un d’intéressant » – comprenez : un homme. Seule la magie d’une présence masculine pouvait sauver leur journée ou leur soirée de la médiocrité et de la misère dans lesquelles elles croupissaient. Un jour où elles organisent une fête, l’une d’elles déplore que les garçons ne soient pas venus. Lorsqu’il en arrive finalement quelques-uns, elle s’écrie : « Enfin un peu d’action ! » Elles sont très peu nombreuses à envisager qu’une relation avec une autre femme puisse avoir une valeur en elle-même : en dehors de l’aide qu’elle fournit dans l’entreprise amoureuse, elle ne peut être qu’un pis-aller44. Une jeune patiente célibataire de Penelope Russianoff s’abstient carrément, elle, de sortir avec une ou plusieurs amies – de toute façon, elle n’a jamais noué d’amitiés féminines. Elle aurait peur que cela dissuade un homme de venir lui parler, ou même que cela l’empêche de la remarquer si elle est « noyée » au milieu des autres. Elle redoute aussi d’offrir une image pathétique : « Les gens considèrent souvent deux femmes, ou trois, ou quatre, qui sortent ensemble comme des vieilles filles typiques. Même si vous êtes la plus populaire de tout votre groupe de secrétaires et que vous le savez, vous ne pouvez jamais vous empêcher d’avoir le sentiment qu’on a pitié de vous. Et si l’homme de vos rêves figurait parmi ces gens qui vous regardent avec pitié ? Et s’il vous remarquait, mais qu’il pensait que vous avez un problème, du fait que vous êtes avec toutes ces femmes45 ? »

Quand les autres ne sont pas considérées comme quantité négligeable, ou comme une compagnie dévalorisante (avec toute la haine de soi que cela implique), elles apparaissent comme une menace. Attribuée par les représentations misogynes à la mesquinerie naturelle des femmes, la rivalité naît directement de leur histoire, de la subordination à laquelle elles sont cantonnées depuis toujours. Elle est issue de l’époque – probablement pas si révolue – où tout notre destin dépendait de notre capacité à être choisies, à l’exclusion de toutes les autres femmes, par un pouvoir à la fois absolu et capricieux (c’est encore le régime sous lequel vivent les actrices, notamment). Plus largement, la mise en scène de la rivalité féminine, et du pouvoir qu’elle confère aux hommes, est une constante dans la culture occidentale. Dans son documentaire réalisé pour la BBC en 1972, Ways of Seeing (Voir le voir), l’écrivain et critique d’art John Berger montrait comment, dans la peinture européenne, le thème très prisé du « jugement de Pâris » (illustré par Lucas Cranach l’Ancien ou par Rubens, qui en donna plusieurs versions) perpétuait la tradition d’hommes regardant des femmes et les départageant en fonction de leurs goûts. Le prince troyen est invité par les déesses Aphrodite, Athéna et Héra à désigner la plus belle d’entre elles et à lui remettre la « pomme de discorde ». Pâris choisit Aphrodite, qui lui promet l’amour de la plus belle femme du monde. Ce sera Hélène, l’épouse de Ménélas, qu’il enlèvera, déclenchant la guerre de Troie. « La beauté, dans ce contexte, est destinée à devenir compétitive, observe Berger. Le jugement de Pâris produira le concours de beauté46. » (Quatre ou cinq siècles plus tard, l’émission de télé-réalité The Bachelor, dans laquelle un homme célibataire est invité à choisir une compagne parmi plusieurs candidates qui sont éliminées successivement, reproduira le même dispositif.) Par une étrange mise en abyme, cependant, cet épisode de Ways of Seeing se conclut par une discussion entre John Berger et un petit groupe de femmes (parmi lesquelles sa compagne de l’époque, Anya Bostock Berger) qu’il fait réagir à ce qui vient d’être dit sur la tradition du nu féminin. Et je ne peux m’empêcher de me demander si ces femmes ne se sont pas senties en compétition les unes avec les autres pour retenir l’attention, par leur charme et la pertinence de leurs propos, de cet homme beau et charismatique…

Cet héritage, ainsi que l’anxiété dans laquelle nous sommes entretenues au sujet de nous-mêmes, de notre valeur, de notre attractivité, peuvent produire des comportements ravageurs. J’ai parfois rencontré des femmes qui semblaient vivre leurs rapports avec la moitié du genre humain sur le mode du « elle ou moi », comme s’il n’y avait pas suffisamment de place pour nous toutes. Je me suis sentie annihilée, réduite à un petit tas de cendres insignifiantes. Surtout les premières fois, parce que je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait. J’ai d’abord présumé que ma souffrance provenait simplement de la révélation de ma nullité objective, avant de m’apercevoir que d’autres femmes, tout aussi belles et brillantes, étaient loin de me donner le même sentiment d’inanité et d’écrasement. Depuis, quand je suis confrontée à cette agressivité voilée, qui peut parfois s’habiller d’onctuosité ou de flatterie, toutes sortes de signaux d’alarme s’allument en moi. Je m’efforce de garder mes distances avec celle dont elle émane. Mais je sais de quelle insécurité profonde elle provient. Je sais que c’est une destructivité qu’on produit parce qu’on a l’impression de se défendre contre une menace existentielle. Je le sais parce que cette insécurité, je la ressens aussi. La plupart du temps, j’adore être témoin du talent et des succès des autres femmes ; ils me réjouissent, ils m’inspirent, ils me stimulent. Mais il arrive aussi que la vieille angoisse d’être éclipsée, la peur que les qualités des autres annulent les miennes, resurgissent avec force.

Dans une chronique, l’autrice américaine Jenny Tinghui Zhang se souvient de la première fois où une de ses amies, vers onze ou douze ans, l’a fait douter d’elle-même par un commentaire dédaigneux sur son corps, et de la fréquence à laquelle cette expérience s’est répétée au cours des années suivantes. Il lui a fallu attendre son entrée dans la vie professionnelle, dans un secteur dominé par des hommes, pour se retrouver entourée de femmes qui se serraient les coudes. Elle y a expérimenté pour la première fois, dit-elle, ce « sentiment de chaleur, de rayonnement » qui lui vient de la compagnie bienveillante d’autres femmes. « Depuis, je le retrouve régulièrement. Dans un drugstore, le jour de l’élection [de Donald Trump], quand j’ai échangé un sourire triste avec une autre jeune cliente. Quand ma supérieure prend ma défense face à nos collègues masculins. Ou simplement quand une inconnue me complimente dans la rue sur ma tenue, ma coiffure ou mes boucles d’oreilles. Ces moments ne sont pas superficiels. Pour moi, ce sont des moments radicaux de compréhension mutuelle et de transmission de force. Le message qui passe à travers un simple compliment, c’est : “Continue comme ça47.” » La sororité est une réalité, et une très belle réalité. Mais elle peut parfois aussi être empêchée ou rendue plus difficile par la persistance de cette peur de se voir invisibilisée, supplantée, reléguée ; par la terreur de se découvrir banale, sans rien qui nous distingue – « infiniment oubliable », comme l’écrivait Jane Birkin48 ; par la logique du « elle ou moi ».

En tant que femme, on est poussée à poser à la fois sur soi-même et sur les autres un regard impitoyable, hyper critique – haineux, en fait –, comme s’il s’agissait de jauger la concurrence en permanence, de réévaluer sans cesse sa propre place au sein de la grande compétition pour l’attention masculine (ou pour l’attention tout court), avec un mélange d’anxiété et d’agressivité. Ce conditionnement peut miner nos plus beaux élans de solidarité. Parmi les intermèdes chantés et dansés de la série Crazy Ex-Girlfriend, il y a celui où Valencia Perez, la professeure de yoga hautaine au corps de liane, empoigne une guitare et entame en pleine rue un hymne à la sororité assez improbable de sa part : Women Gotta Stick Together (« Les femmes doivent se serrer les coudes »). Les passantes se joignent à elle. Chaque fois que surgit une nouvelle choriste enthousiaste, Valencia refroidit son ardeur en intégrant à sa chanson un commentaire perfide à son sujet. « Les femmes ont le pouvoir de provoquer un changement / Par exemple, celle-ci devrait s’épiler les sourcils, et celle-là devrait changer de jean (il te faut vraiment la taille au-dessus) / Celle-là sent la saucisse, mais il n’y a rien de mal à ça / Les femmes doivent se serrer les coudes, à part Denise Martinez, cette pétasse que je ne peux pas blairer (oh, salut, Denise) / Le changement arrive en moins de temps qu’il n’en faut à Ashley pour se mettre à genoux / Ensemble, nous pouvons franchir tous les obstacles / À part Marisa, vu qu’elle mesure un mètre vingt / Nous pouvons gravir n’importe quelle montagne / À condition que la corde supporte le poids de Haley49… »

Pour se donner une chance de vaincre cette défiance à l’égard des autres femmes dont nous avons hérité, peut-être faudrait-il l’affronter honnêtement, tout en sachant que ce n’est pas notre générosité ou notre élégance personnelle qui est en cause (ou pas seulement !). Le problème se pose dans tous les domaines de nos vies : amoureux, professionnel, militant… Quoi que nous fassions, nous nous percevons toujours, apparemment, comme les déesses du « jugement de Pâris », ou comme les filles que la tenancière du bordel aligne devant le client pour qu’il puisse faire son choix. La rivalité masculine existe aussi, mais elle me semble naître plutôt d’un sentiment de légitimité, de l’assurance d’être dans son bon droit en réclamant de l’attention ou une prééminence quelconque. Elle ne repose pas sur la même insécurité fondamentale. Et surtout, elle n’est pas alimentée de l’extérieur de la même manière. Opposer les femmes les unes aux autres, parfois sans même s’en rendre compte, est un réflexe, une tentation irrésistible, chez des femmes comme chez des hommes. En 2020, Gloria Steinem et Eleanor Smeal, une autre militante féministe américaine de sa génération, se sont élevées contre la vision biaisée de l’histoire que présentait selon elles Mrs. America. Cette minisérie visait à restituer la bataille qui s’est déroulée dans les années 1970 autour de l’Equal Rights Amendment (ERA), destiné à inscrire le principe d’égalité des sexes dans la Constitution des États-Unis. Steinem (incarnée dans la série par Rose Byrne), Smeal et d’autres féministes se battaient pour qu’il soit voté, tandis qu’une militante conservatrice, Phyllis Schlafly (Cate Blanchett), mobilisait contre le texte les femmes au foyer républicaines. En présentant les deux camps de cette manière, la série réduisait cette bataille à un « crêpage de chignons », dénonçaient Smeal et Steinem dans une tribune commune, alors que, selon les sondages, une large majorité d’Américaines ont toujours été favorables à l’ERA. Elles reprochaient à la série de passer sous silence l’action intense et décisive des multiples lobbies opposés au texte, en particulier celui des assureurs, qui, si l’ERA avait été voté, auraient dû « cesser de faire payer les femmes plus cher pour une prise en charge moins bonne ». Phyllis Schlafly et ses suiveuses n’avaient fait que « servir de couverture » aux intérêts de ces puissants secteurs économiques, disaient-elles. Et elles interrogeaient : « Est-ce qu’on attribuerait un échec du mouvement pour les droits civiques à une rivalité entre les partisans de Martin Luther King Jr. et ceux de Malcolm X50 ? »

Commentant sur Instagram, à l’hiver 2021, un poème de son recueil Home Body51 sur la rivalité féminine, Rupi Kaur explique qu’il lui a été inspiré par la « mentalité de la pénurie », c’est-à-dire la mentalité des gens qui voient la vie comme un gâteau : ils croient que, si quelqu’un en prend un gros morceau, cela signifie qu’il y en aura moins pour les autres, ce qui est « une connerie ». Durant les tournées de promotion de ses livres, de nombreuses jeunes femmes lui ont confié qu’elles avaient été éduquées à raisonner ainsi. Elles voulaient se débarrasser de l’idée qu’il n’y avait de place « que pour une seule femme à la table ». Elles refusaient « d’être montées les unes contre les autres, de penser que le succès d’une autre personne les privait de quelque chose ». À plusieurs reprises, raconte-t-elle, il est arrivé qu’une spectatrice se lève dans le public et crie quelque chose comme : « Quand l’une de nous s’élève, nous nous élevons toutes ! » Et alors « toute la salle éclatait en applaudissements52 ».

C’est très juste, mais il est sans doute plus difficile de venir à bout de la « mentalité de la pénurie » dans le domaine amoureux, où, le plus souvent, il s’agit effectivement d’occuper une place unique. Cependant, quand l’homme aimé en choisit une autre, peut-être pourrions-nous au moins tenter de vivre les débordements de tristesse qui nous assaillent sans remettre en question tout notre être. Je me souviens de mon effarement quand j’ai lu L’Idiot de Dostoïevski : deux hommes amoureux de la même femme, qui sont prêts à s’entretuer à cause de cette rivalité et qui, en même temps, s’aiment comme des frères… Qui aurait l’idée de faire pleurer dans les chaumières avec l’histoire tragique de deux femmes déchirées entre leur amitié à la vie, à la mort et leur amour pour le même homme ? Pour qu’un tel cas de figure soit possible, il faut avoir un sens très fort et très solide de sa propre identité, de sa propre valeur, il faut avoir la certitude de sa souveraineté sur tous les plans. Toutes choses que les femmes ont peu de chances de posséder, mais que nous pouvons nous attacher à cultiver et à conquérir.

Et la dépendance masculine ?

« Sur le plan social, sexuel, et même, dans une certaine mesure, sur le plan économique, les femmes ont énormément progressé, écrit Penelope Russianoff. Mais, sur le plan émotionnel, elles ont encore un long chemin à parcourir. » La dépendance affective dont elles souffrent lui semble envahissante, car elle s’étend à tous les secteurs de la vie. Les hommes, eux, se sentent légitimes sur le marché du travail et, pour ceux des classes supérieures, sont armés pour faire carrière. Pourtant, Russianoff souligne qu’on aurait tort d’en déduire qu’ils ne souffrent pas de dépendance émotionnelle, eux aussi : « Mes patients sont souvent malheureux à cause de relations amoureuses difficiles, ou de l’absence de relations amoureuses. J’ai reçu assez d’hommes célibataires en consultation pour savoir que le personnage du playboy insouciant est largement un mythe. Il y a des playboys, d’accord, mais il est rare qu’ils échappent entièrement aux soucis qui empoisonnent la vie de tant de femmes dans la même situation. Ces hommes censés être l’objet de toutes les convoitises rentrent chez eux après le travail et se jettent sur le téléphone pour arranger un rendez-vous. Tout plutôt que de passer une soirée seuls ! Et j’ai traité plus d’un veuf pressé de se remarier pour éviter de devoir affronter le vide de sa vie53. »

Cette dépendance passe inaperçue, car elle est niée : elle froisserait trop l’ego masculin si elle était admise. Dans Lettre à D., André Gorz disait ses remords d’avoir écrit dans un de ses livres, à propos du personnage féminin inspiré de Dorine, qu’elle « se serait détruite » si son héros (lui) l’avait quittée, alors que c’était surtout lui qui avait besoin d’elle : « Pourquoi donc ai-je l’air si sûr que notre séparation serait plus insupportable à toi qu’à moi ? Pour ne pas avouer le contraire54 ? » Liv Strömquist a consacré à ce mélange d’aveuglement et de fatuité des pages désopilantes. Elle y montre notamment comment les vantardises de certains comiques américains réactionnaires, qui répètent à quel point les femmes sont pénibles et collantes, qui clament leur allergie à l’intimité, leur dédain des émotions, etc., et l’attitude culturelle que ces vantardises reflètent et amplifient, masquent un besoin profond de la présence des femmes et de la sécurité affective qu’elles apportent. Elle résume cette mystification en imaginant des échanges entre un de ces hommes archétypaux et celle qui partage sa vie :

— Comment veux-tu fêter la Saint-Valentin ? lui demande-t-elle.

— Mais je ne veux pas fêter la Saint-Valentin ! répond-il. Je la déteste. Je déteste l’amour. Je déteste les sentiments. Je déteste les femmes. Je déteste tout ce qui intéresse les femmes. Mais, par pitié, reste quand même à mes côtés ! Sinon je vais m’effondrer comme un château de cartes55 !

La dessinatrice Emma, quant à elle, met en scène un homme qui déclare, installé dans le salon du domicile conjugal : « Ça me soûle quand elle me réclame des fleurs ! Ou quand elle veut qu’on mange à table pour “discuter” au lieu de regarder une série… » Et elle trace des flèches pour mettre en évidence divers éléments du décor témoignant des attentions féminines dont bénéficie cet homme, qui assurent son bien-être sans même qu’il s’en rende compte. Ses vêtements : « Tee-shirt acheté en solde parce que les autres étaient troués. » Le verre qu’il tient à la main : « Bière préférée, mise à l’avance au frigo. » Sur la table basse, dans un diffuseur : « Huile essentielle contre les allergies du printemps56. »

Si les femmes peuvent si souvent passer pour des créatures capricieuses et tyranniques, aux demandes affectives exorbitantes, et les hommes pour des êtres solides, autonomes, à la tête froide, c’est parce que les besoins émotionnels des seconds, contrairement à ceux des premières, sont pris en charge et comblés de manière aussi zélée qu’invisible. Quand une femme est cataloguée comme trop exigeante, elle ne fait bien souvent que réclamer la réciprocité des attentions qu’elle prodigue. Nous avons d’ailleurs vu au chapitre précédent à quel point les émotions des hommes sont la grande affaire des femmes, des hommes eux-mêmes, de la société tout entière. Pour quelque chose dont ils nient parfois l’existence, ou qu’ils prétendent maîtriser parfaitement, les émotions des hommes prennent vraiment beaucoup de place. En 2016, l’autrice Erin Rodgers a détourné le terme « croqueuse de diamants » (gold digger, littéralement « chercheuse d’or »), utilisé habituellement pour désigner les femmes en quête d’un homme riche : elle a proposé de l’appliquer aussi aux hommes « en quête d’une femme qui fera des tonnes de travail émotionnel pour eux57 ». « Les femmes lisent d’innombrables livres de développement personnel, écoutent des podcasts, consultent des conseillers de carrière, cherchent du soutien auprès de leurs amies, dépensent des petites fortunes en thérapies pour soigner d’anciennes blessures ou régler de nouveaux problèmes, et les hommes de leur vie se reposent simplement sur elles », constate la journaliste Melanie Hamlett58. Il semble que les femmes soient à la fois recherchées et méprisées pour leurs compétences émotionnelles. Le plus souvent, ce sont aussi elles qui prennent l’initiative d’une discussion, ou qui suggèrent une thérapie de couple, prennent rendez-vous, etc. Ruth, une Anglaise interrogée dans les années 1990, alors qu’elle avait trente-six ans, disait : « C’est toujours moi qui prends soin de la relation. Je la vois comme un petit jardin, vous savez ? C’est moi qui fais tout le jardinage, et les hommes viennent s’y asseoir [rires]. Ils viennent, ils s’asseyent, et moi, j’arrache les mauvaises herbes, je taille les rosiers59… »

Les besoins affectifs les plus élémentaires des femmes sont stigmatisés, présentés comme outranciers et déraisonnables. Le terme « attachiante », qu’elles sont nombreuses à utiliser pour se décrire sur les sites de rencontres60, tend à indiquer qu’elles ont elles-mêmes intégré ce préjugé. En relisant ses conversations sur Tinder, dont elle avait demandé l’historique à l’entreprise en 2017, Judith Duportail a compris que, face aux hommes qu’elle avait rencontrés grâce à l’application, il lui était impossible « d’oser se montrer vulnérable, ou d’oser parler de ses émotions, ou d’oser dire ses besoins ». « J’avais trop peur de passer pour la fille reloue. Je voulais passer pour la fille cool. C’était une espèce d’obsession […]. Mais je pense que la fille cool, c’est un concept directement hérité du patriarcat pour qu’on muselle nos besoins et nos exigences, qui sont bien légitimes, qui ne sont pas des trucs d’hystérique. La fille cool, c’est la fille belle, qui reste baisable, qui rigole de tout, même des pires humiliations. Et je pense que cette espèce de totem qu’on nous pousse à essayer d’atteindre est liberticide. Il est même irrespectueux pour nous-mêmes61. »

Dans son livre Outdated, l’autrice féministe américaine Samhita Mukhopadhyay s’attaque au stigmate de la « fille désespérée ». Elle déplore le fait que la plupart des féministes aient intériorisé ce stéréotype, au point d’être « prêtes à tout, y compris à trahir leurs sentiments et leurs instincts, pour ne pas être cette fille-là ». « “Exigeante”, “désespérée” et “collante” sont des étiquettes utilisées contre les femmes qui osent avoir des besoins ou des demandes dans une relation, dénonce-t-elle. Elles sont fondées sur l’idée sexiste et rétrograde selon laquelle les femmes sont plus émotives par nature et doivent donc toujours être remises à leur place par les hommes62. » Ces représentations rédhibitoires ont pour effet, dit-elle, d’encourager les hommes à négliger les désirs de leurs partenaires, tout en dissuadant ces dernières de les exprimer. « Ne soyez pas cette fille-là », c’est le titre du livre à succès d’un « expert » en relations amoureuses américain, un médecin qui a participé à l’émission The Bachelor. L’ouvrage est sous-titré : « Guide pour trouver la fille confiante et rationnelle [c’est moi qui souligne] en vous », ce qui dit bien quelle haine des émotions sous-tend toute l’entreprise. L’auteur y décline l’un après l’autre tous les types de femme qu’il s’agit de « ne pas être » si on veut réussir sa vie sentimentale : la « fille désespérée », donc, mais aussi l’« obsédée du mariage », la « fille qui dit toujours “oui” », la « reine du drame », la « fille amère », la « fille pas sûre d’elle », la « carriériste »63… De quoi en conclure que le seul salut possible réside probablement dans le fait de ne pas être une fille du tout.

Il résulte de tout cela une situation qui a de quoi donner des nœuds au cerveau : quand une femme tente de se délivrer de sa tendance à la dépendance affective, elle ne peut pas toujours savoir si elle se comporte comme une adulte autonome… ou si elle se laisse traiter comme un paillasson. « Avez-vous déjà évité de reprocher au type avec qui vous sortiez quelque chose qui vous avait blessée parce que vous vous efforciez d’être la fille désinvolte, forte, indépendante, pas en demande ? » interroge Samhita Mukhopadhyay. Elle confie aussi : « Je me rappelle avoir répété mille fois à ma meilleure amie qu’il n’y avait pas de problème à ce qu’elle continue à aimer son vague petit ami et à ce qu’elle reste avec lui, en dépit d’une série d’actes de négligence de sa part. Après tout, me disais-je en essayant de rationaliser, elle ne voulait pas d’une relation au sens traditionnel du terme, alors ce genre de relation “là aujourd’hui, parti demain” paraissait pouvoir convenir. La vérité, c’est que rien n’allait là-dedans. Rien ne peut jamais aller dans le fait de se sentir insatisfaite, malheureuse, négligée, déstabilisée. »

Aujourd’hui, l’attitude féministe dominante consiste à s’approprier ce qui est, historiquement, l’« approche masculine de la sexualité », comme le remarque Eva Illouz, en revendiquant de pouvoir séparer sexe et amour et en défiant le stigmate de la salope. Mais, là encore, cette revendication peut être utilisée pour justifier des formes de maltraitance. Il est parfois difficile de déterminer si le modèle du détachement affectif est une conquête féministe ou s’il est une manière de se conformer aux attentes masculines. Pour certains hommes, il semble servir de couverture pour réaliser leur désir – que nous avons déjà rencontré aux chapitres précédents – d’une femme qui rend un service et qui ferme sa gueule. L’un de ceux qu’a interrogés Eva Illouz, un professeur de finance parisien de quarante-neuf ans prénommé Ambroise, décrit par exemple la « femme idéale » : « Quand vous avez couché avec une femme, elle ne part jamais au milieu de la nuit ; ça, il faut oublier. Ce serait trop beau. Non, elle reste jusqu’au lendemain matin, voudra des câlins et prendre un petit déjeuner. Mon Dieu. La femme idéale est celle qui part au milieu de la nuit et qui dépose un mot d’adieu sur la table, en disant que c’était super et sans laisser de numéro de téléphone64. »

Pour ne rien arranger, conformément à cette règle délicieuse et bien connue selon laquelle les femmes sont stigmatisées pour un certain type de comportement, mais aussi pour le comportement inverse, on s’expose à être méprisée quand on vit librement sa sexualité, avec un minimum d’implication affective, mais aussi quand on se montre « trop » sentimentale. Tout un imaginaire de la femme dévoreuse, collante, « prise de tête », s’invite dès qu’on s’avise d’éprouver des émotions. L’investissement amoureux plus fort des femmes est perçu comme la manifestation d’une sentimentalité mièvre et honteuse. Peut-être faudrait-il défendre à la fois le droit de séparer sexe et amour et celui de ne pas censurer ses sentiments ? Samhita Mukhopadhyay questionne également l’exemplarité du comportement sexuel dit « masculin » (dont il ne s’agit pas de prétendre, encore une fois, qu’il est le comportement effectif de tous les hommes) : « Après tout, est-ce que baiser “comme un homme” fait de vous un “homme”, ou une personne déconnectée de ses émotions à un point délirant et de ce fait incapable de participer à l’un des plus grands plaisirs physiques de la vie ? » Et si les hommes peuvent être présentés par certains auteurs de développement personnel réactionnaires comme des êtres « simples » (alors que les femmes, bien sûr, sont « compliquées »), ne serait-ce pas parce qu’ils sont tranquillement conscients du fait « que le patriarcat les avantage »65 ?

Fin 2017, après avoir été inscrite durant deux ans sur Tinder, Sara-Vittoria El Saadawi écrivait un article pour dire son impression d’avoir été « étrangement maltraitée ». Elle racontait quelques-unes de ses rencontres avec des hommes qui avaient parfois insisté pour coucher avec elle immédiatement, malgré ses réticences ou son envie de prendre son temps, et qui s’étaient servis d’elle pour assouvir leurs fantasmes à eux, sans se préoccuper de ses désirs. L’autrice Lisa Wade remarque elle aussi : « Les hommes ont plus d’orgasmes que les femmes dans la culture de l’aventure d’un soir [hookup culture], parce que cette culture n’encourage pas la réciprocité. Elle est spécifiquement conçue pour l’orgasme masculin66. » Puisque son plaisir comptait si peu, Sara-Vittoria El Saadawi regrettait de ne pas avoir été payée, tant qu’à faire : « Je me dis qu’après mes douces faveurs, j’aurais dû sincèrement exiger 500 balles de la part de tous ces mecs odieux. » Et quand elle avait osé montrer le moindre attachement, ils l’avaient rembarrée sans ménagement : « C’est la compétition à la froideur, tant il est admirablement normal de nos jours de ne rien ressentir. Il faut cacher que ça nous plaît, il faut être dans le plaisir froid, considérer le ou la partenaire comme un objet d’assouvissement et rien d’autre. […] Voilà la juste pose à adopter. Tomber amoureux, souffrir, être monogame, que tout cela est niais, archaïque, féminin ! » Non seulement elle se heurtait à une censure absolue de tout affect, mais certains hommes manifestaient une fâcheuse tendance à confondre « ne pas s’engager » avec « se comporter comme un porc ». L’un s’amuse à imiter, par dérision, ses gémissements de plaisir. Un autre, après avoir baissé sa jupe, jugeant ses hanches trop larges et ses fesses trop rebondies à son goût, la plante là, à moitié nue sur son lit, et prend ses jambes à son cou67. Dans mon entourage, une jeune femme me parle d’un de ses amants qui, sans être « engagé » envers elle, se soucie de son plaisir, la traite avec égards, lui offre le petit déjeuner le matin venu et apprécie sa conversation. Ce genre d’homme existe donc, mais je ne suis pas complètement sûre qu’il soit majoritaire.

Hommes-forteresses et femmes contrefaites

Il faut s’arrêter sur ce rapport différent aux émotions et à l’intimité que développent souvent les hommes et les femmes – de nombreuses recherches psychologiques et sociologiques l’attestent68 –, et sur le mystère qu’il représente. Au cours d’une enquête menée au Royaume-Uni dans les années 1990, Wendy Langford s’est entretenue de manière approfondie avec une quinzaine de femmes hétérosexuelles (issues de la classe ouvrière ou de la classe moyenne) au sujet de leur vie amoureuse69. Elle s’est aperçue que le parcours de beaucoup d’entre elles suivait le même schéma. La rencontre, le fait de tomber amoureux sont vécus par les deux partenaires comme une « révolution ». Sous l’effet du coup de foudre, chacun semble s’affranchir des limitations imposées par son conditionnement de genre : les femmes se montrent audacieuses, indépendantes, sûres d’elles, capables de déplacer des montagnes, tandis que les hommes n’ont pas peur de s’ouvrir, de se montrer à nu et de parler de leurs sentiments – « Il n’est pas comme les autres hommes », s’émerveillent alors leurs compagnes. Toutefois, même si les amoureux connaissent durant cette période un bonheur intense et des évolutions personnelles spectaculaires, bien souvent, la félicité éternelle à laquelle ils s’étaient crus promis n’advient pas. Le miracle se révèle terriblement fragile. La femme s’est senti pousser des ailes, elle a eu l’impression de n’avoir besoin de personne, de pouvoir tout faire toute seule, mais elle devait ce sentiment, paradoxalement, au regard valorisant qu’un homme posait sur elle. Admiratif de sa personnalité intrépide, cet homme s’aperçoit bientôt qu’elle a néanmoins des demandes affectives à son égard. Effrayé, il se ferme alors complètement. Le conditionnement de genre dont tous deux s’étaient délivrés au cours de cette parenthèse enchantée leur retombe lourdement sur les épaules. À la « révolution » de l’amour, avec sa grande « libération d’énergies réprimées », succède une « contre-révolution ».

Quand le couple n’éclate pas, il s’installe dans une routine d’où le partage et la communication sont absents. La femme, ne voulant pas renoncer au bonheur qu’elle a connu, s’obstine à réclamer à l’homme l’intimité qu’il lui a accordée au début : « Je sais qu’il y a en lui un homme plus profond, plus aimant », se désespère par exemple Kate. Mais, plus elle insiste, plus il panique et se barricade dans sa forteresse. Cet homme mutique n’est pas l’homme au comportement orageux que nous avons vu au chapitre précédent (même s’il peut dans certains cas finir par se montrer violent, lui aussi), mais il n’en cause pas moins une grande souffrance. À travers son retrait et son silence, il exerce un pouvoir redoutable. Déstabilisée, sa compagne se remet en question. Elle cherche à rectifier sa personnalité de manière à obtenir à nouveau l’approbation qui l’a rendue si heureuse. Elle s’« auto-objectifie », comme l’écrit Wendy Langford, c’est-à-dire qu’elle tente de se voir de l’extérieur, de son point de vue à lui, pour comprendre ce qu’elle fait de faux. Ses insécurités, que la rencontre amoureuse avait fait taire, sont réactivées et même renforcées. Paradoxalement, dans l’espoir de retrouver la précieuse reconnaissance de son individualité que cet homme lui avait offerte, elle contrefait et renie son individualité. Elle en vient à taire les sentiments ou les désirs dont elle craint qu’ils déplaisent à son compagnon. Elle se « réduit elle-même au silence ». Elle s’épuise aussi à déchiffrer son attitude à lui, à interpréter le moindre signe qu’il lui donne, à tenter de comprendre ses dispositions ; elle en discute parfois pendant des heures avec son entourage (en général féminin). Elle se perd en conjectures, jusqu’à l’oubli d’elle-même.

Pour tenter de contrebalancer la tristesse et la frustration profondes que cette situation lui cause – certaines tombent en dépression –, elle trouve refuge dans le maternage : elle prend en charge la logistique du foyer, le soin des enfants quand il y en a, le budget, l’organisation du quotidien, des loisirs, des vacances… Face à Wendy Langford, certaines affichent un plaisir revanchard, teinté d’amertume, à se sentir ainsi compétentes, adultes. Elles décrivent avec mépris la nullité de leur compagnon, son infantilisme : « C’est comme si j’avais trois enfants, sauf qu’il y en a un qui va au travail et deux qui n’y vont pas », lance Diane. Elles en viennent même parfois à en conclure que ce sont elles qui détiennent le pouvoir au sein de leur couple – ce qui semble douteux, puisque leurs conjoints les maltraitent émotionnellement tout en bénéficiant des innombrables services qu’elles leur rendent. Ce sentiment de pouvoir n’est toutefois qu’une consolation dérisoire pour ce qu’une de ces femmes décrit comme l’« écrasement de sa personnalité ». Même le sexe finit par leur apparaître comme un « devoir maternel », une tâche domestique de plus. « Autrefois, résume Wendy Langford, l’amour semblait un projet partagé, avec des buts communs, mais maintenant, l’héroïne se retrouve à décider quoi mettre dans le sandwich du héros, tandis qu’il s’intéresse davantage à son ordinateur qu’à elle70. » Ce type de vie commune, où les conjoints ne font que se côtoyer, hérissés de ressentiment, chacun enfermé dans la prison de son rôle de genre, apparaît très répandu.

Pourquoi cette « contre-révolution » se produit-elle ? Wendy Langford emprunte le langage de la psychanalyse pour l’expliquer. Lorsque les deux partenaires tombent amoureux, dit-elle, chacun voit dans l’autre un parent idéalisé, qui répare tout ce qui s’est mal passé dans son enfance, lui offrant ainsi une « restauration narcissique ». La femme rencontre une figure de père parfait, qui lui accorde son désir et la reconnaît comme son égale. L’homme, lui aussi, rencontre une figure de mère parfaite, dont l’indépendance et l’autosuffisance apparentes le rassurent. Il lui semble qu’elle va lui donner tout ce qu’il désire sans le bombarder de demandes qu’il risque de ne pas pouvoir satisfaire et qui le feront se sentir défaillant. Il ne sera pas obligé de se défendre contre la menace fantasmatique d’un engloutissement dans une féminité « envahissante et insatiable ». La reconnaissance qu’il accorde à la femme aimée « dépend paradoxalement de sa correspondance à son idéal inconscient, et, dès lors qu’elle se révèle être la “mauvaise sorte de mère”, il la lui retire ». Il se met à répondre « par la réticence et le silence », réintégrant une « masculinité frustrante et rigide »71.

Ce qui me frappe, c’est que les mécanismes décrits par Wendy Langford en 1999 recoupent exactement le constat posé vingt ans plus tard par Carol Gilligan dans Pourquoi le patriarcat ?. La psychologue et philosophe américaine s’intéresse dans ce livre à la façon dont le patriarcat façonne notre vie intime. Car il ne revêt pas seulement une dimension politique, avec ses discriminations et ses violences, mais aussi une dimension psychologique, dit-elle. Même quand nous sommes des féministes ou, pour les hommes, des proféministes convaincus, tout à fait favorables à l’égalité, nous restons prisonniers de certains « schémas de pensée inconscients ». En particulier, nous ne voyons pas comment filles et garçons, en grandissant, s’infligent une auto-amputation, subissent une sorte de rite de passage qui marque leur allégeance au patriarcat : « Les filles se réduisent au silence et les garçons s’obligent au détachement72. » Les hommes doivent agir « comme s’ils n’avaient pas – ou n’avaient même pas besoin – de rapports avec autrui », tandis que les femmes doivent nier leur besoin d’une identité propre. Détachement masculin et autocensure féminine : on retrouve là les attitudes observées par Wendy Langford dans les couples aux prises avec la « contre-révolution amoureuse », c’est-à-dire avec un redoublement de leurs conditionnements de genre respectifs, que le coup de foudre avait temporairement dissous.

Ces auto-amputations causent de grandes souffrances, écrit Gilligan, car les hommes ont besoin autant que les femmes de nouer des relations profondes et satisfaisantes avec autrui, et les femmes ont besoin autant que les hommes de pouvoir être authentiquement elles-mêmes et de s’exprimer sans autocensure. Pourquoi, alors, ne nous révoltons-nous pas ? Pourquoi le patriarcat continue-t-il de nous imposer sa loi à toutes et à tous ? Parce que, avance-t-elle, en requérant le « sacrifice de l’amour au nom de la hiérarchie », il « s’érige en rempart contre la vulnérabilité associée au fait d’aimer ». Il est à la fois « une source de pertes de connexions et un rempart contre d’autres ruptures à venir ». Notre fidélité au patriarcat sabote nos histoires d’amour, et nous en souffrons, mais nous redoutons de souffrir encore plus si nous nous livrons à l’amour sans retenue.

Les garçons apprennent à se définir par opposition à tout ce qui est féminin. Ils apprennent qu’être un homme, c’est dissimuler ses émotions et mimer l’indépendance, l’indifférence, le détachement. Les filles, elles, sont confrontées à un dilemme impossible à résoudre : soit elles expriment leurs pensées et deviennent par là « infréquentables », soit elles contrefont leur personnalité pour être acceptées et s’insérer socialement. La société les oblige à choisir entre « avoir une voix et avoir des relations ». En définitive, « on finit par associer la féminité au pseudo-relationnel (se passer soi-même sous silence) et la masculinité à la pseudo-indépendance (se prémunir contre tout désir relationnel et toute sensibilité) ». Cela nous permet de comprendre, au passage, pourquoi le détachement est une attitude aussi valorisée dans les relations sexuelles et amoureuses contemporaines : « On considère le détachement comme une preuve de maturité précisément parce qu’il reflète cet idéal de la pseudo-indépendance masculine, synonyme d’une existence pleinement humaine selon les codes du patriarcat », observe Naomi Snider, la collaboratrice de Carol Gilligan qui cosigne le livre avec elle. L’auto-amputation exigée des garçons par la loi patriarcale est devenue la valeur suprême, celle que doivent viser les femmes comme les hommes.

Le rite de passage auquel les garçons sont soumis en grandissant, et qui scelle leur allégeance au patriarcat, Laurent Sciamma l’évoque dans son spectacle Bonhomme. « Il y aurait mille trucs à redire sur la façon dont on vous éduque, les meufs, mais moi, je peux témoigner de ce que j’ai vu, à mon endroit : quand tu es un garçon, ta sensibilité, c’est bien, mais pas trop… Reste bien tranquille ! Et à la fin tu te dis : ça fabrique quoi ? On le sait : ça fabrique des blocs. C’est ça qu’on est. Des blocs. Juste des gros cailloux. Des menhirs humains, qui ont complètement accepté de censurer leurs émotions, prohiber leurs sentiments, refouler leurs affects en espérant que la France gagne la Coupe du monde pour enfin être genre : “OUI ! J’ÉPROUVE DES TRUCS ET ÇA SE VOIT. JE RESSENS DES CHOSES ET JE L’ASSUME ! QUI NE SAUTE PAS N’EST PAS ÉMU !” » Plus tard, il reprend : « On nous a pas appris à nous connecter à nos émotions. Mais pire que ça, même : on nous a appris à ne pas le faire. » L’enjeu est bien de se définir par opposition aux filles : « Les filles, elles s’écoutent et elles parlent entre elles, ça il ne faut pas le faire. Les filles, elles essayent de se comprendre pour comprendre les autres, ça il ne faut pas le faire. Les filles, elles ont un journal intime pour écrire et regarder leurs sentiments, ça il ne faut pas le faire. Moi je me souviens, quand on était petits, mes sœurs73, elles avaient un journal intime. Mais moi je n’avais pas de journal intime… ET J’ÉTAIS CHAUD POUR EN AVOIR UN ! Mais bien sûr, ce petit truc qui te sert à chroniquer ton existence en rose sur blanc, mais moi je suis bouillant ! Je les voyais sur leur petit bureau, là, “cher journal, aujourd’hui il m’est arrivé ça”, moi j’étais genre “mais ça a l’air trop bien !”. […] Sauf que non, le journal intime, dans le monde des garçons, ça n’existe pas. Mais même l’objet en lui-même n’existe pas, non ? Je ne sais pas, on est tous allés dans des papeteries dans nos vies, mais moi, jamais je suis tombé sur un petit carnet avec un petit cadenas pour le fermer bien précieusement, avec une petite clé attachée à une petite chaînette et genre OH, NEYMAR SUR LA COUVERTURE ! Bah ça alors, qu’est-ce que tu fous là, mon gros ? Non, y a pas ! C’est jamais sorti de l’imprimerie. Je ne sais même pas s’ils y ont déjà pensé chez Clairefontaine. » Il conclut : « Tu vois la puissance d’une culture. Comme si la société nous avait mis un genre de coup de pression, et après on a filé droit. »

Pour évoquer les mêmes phénomènes que Wendy Langford, Carol Gilligan recourt donc à une explication par les conditionnements de genre plutôt que par la théorie psychanalytique. Elle nous invite à lutter activement contre les effets du patriarcat au plus profond de nous, au lieu de nous en remettre à la rencontre amoureuse pour nous en délivrer de façon temporaire et illusoire. Elle nous invite à faire de l’amour une révolution permanente. Les sacrifices que nous impose l’ordre patriarcal ne sont pas inéluctables, clame-t-elle. Cet ordre est subverti chaque fois qu’un homme ose « dévoiler ses sentiments » et chaque fois qu’une femme ose « voir et dire ce qu’elle connaît de son for intérieur ». Quand un père lui confie, émerveillé par le franc-parler et la spontanéité de sa fille de onze ans : « Je ne voudrais pas qu’un jour elle perde ça », elle lui répond : « Alors, vous êtes en marche pour le changement social. » Il faut le savoir : si le patriarcat vit et prospère aussi en nous, alors « le changement politique dépend d’une transformation psychologique, et vice versa », écrivent les deux autrices74.

« Parce que tu es vivant »

On peut voir cette transformation à l’œuvre dans la série britannique Sex Education. En se découvrant eux-mêmes, en se livrant aux surprises de l’amour, en surmontant la peur, la honte, les tabous, les élèves du lycée de Moordale, tous plus attachants les uns que les autres, subvertissent l’autorité patriarcale incarnée par leur proviseur, Michael Groff, un homme dur et renfermé. Cette autorité, le fils du proviseur, Adam Groff, scolarisé dans le lycée, la subit doublement. Au début de la série, Adam (le personnage ne porte peut-être pas par hasard un prénom aussi chargé symboliquement) apparaît comme un archétype de virilité bourrine : un grand dadais inexpressif, aux capacités intellectuelles et émotionnelles à peu près nulles, notoirement doté d’un sexe énorme, qui passe son temps à brutaliser et à racketter les autres élèves. Son père, qui le terrorise, l’oblige à filer droit et le menace sans cesse de l’envoyer dans une école militaire. Quand Adam découvre sa bisexualité, il est d’abord paralysé ; il est incapable de vivre au grand jour l’attirance mutuelle qui le lie à son camarade Eric. C’est sa mère, Maureen, qui lui montre la voie de l’émancipation en demandant le divorce, meurtrie par la froideur de son mari.

— Quand tu aimes une personne, il y a toujours une petite partie de toi qui est terrifiée à l’idée que, un jour, tu pourrais la perdre, explique-t-elle à son fils. Et je pense que ton père a si peur de cette émotion qu’il s’interdit tout sentiment. Mais tu dois faire savoir aux gens que tu les aimes, même si cela doit te causer une grande douleur.

— Pourquoi ? objecte Adam, perplexe à cette idée. Ça a l’air horrible !

— Parce que tu es vivant, lui répond-elle simplement.

Ces mots suscitent chez son fils un déclic spectaculaire. Il s’empresse de mettre en pratique son conseil, et il en résulte une transformation physique impressionnante : pour la première fois, le visage d’Adam, qui n’était jusque-là qu’un masque morne et figé, s’anime, se met à rayonner, à exprimer de la joie. Comme si, en l’invitant à embrasser la « vulnérabilité associée au fait d’aimer » – pour reprendre les mots de Carol Gilligan –, sa mère l’avait délivré du mauvais sort patriarcal. Quand il recroise son père, d’ailleurs, Adam lui lance un : « Ça va, papa ? » désinvolte, alors qu’il vient de déclarer sa flamme à Eric devant tout le lycée. La crainte et la soumission se sont évanouies, et la haine avec elles.

En attendant, bien des hommes restent des « menhirs ». Et le plus triste est peut-être que nous en arrivons à érotiser leur froideur et leur mutisme, à y voir du mystère, de la profondeur, un trait viril et attirant. C’est ce qu’une de mes amies et moi avons baptisé l’« effet Don Draper ». Au cours d’une conversation, nous avions essayé de cerner ce qui rendait le héros de la série Mad Men aussi séduisant, et nous étions arrivées à cette conclusion : l’attitude de ces hommes est si frustrante que la moindre ouverture de leur part, le moindre échange authentique, si timide et éphémère soit-il, sont vécus comme une épiphanie bouleversante. Le gars vous grommelle trois mots un peu personnels et vous vous convulsez d’émotion sur la moquette, foudroyée par cet instant de communion sublime. De fait, certaines des scènes les plus marquantes de Mad Men sont celles où ce héros barricadé derrière ses secrets laisse entrevoir ses sentiments, sa vulnérabilité, son âme. Il se livre rarement à ses épouses successives, Betty et Megan, femmes-trophées à la beauté spectaculaire avec lesquelles il entretient des relations convenues (et oppressives), mais plutôt à d’autres femmes : sa collaboratrice Peggy Olson75, ou Anna Draper, la veuve de l’homme dont il a usurpé l’identité. Toutefois, si ce mécanisme peut donner de splendides moments de télévision, dans la vie, il encourage surtout les femmes à repartir pour six mois, ou dix ans, de maltraitance psychologique, dans l’espoir – en général vain – qu’un jour le miracle se reproduira et s’installera dans la durée pour devenir la normalité. On voit mieux combien cette situation est intenable si on transpose la disette émotionnelle à d’autres de nos besoins : certes, quand nous souffrons de la faim, un quignon de pain rassis peut prendre des allures de festin insensé ; quand nous mourons de soif, une gorgée d’eau croupie nous semble d’une fraîcheur merveilleuse. Pour autant, pouvons-nous nous condamner à un régime aussi pauvre et triste ? Pouvons-nous en faire un principe de vie, et nous priver des nourritures aussi variées que fabuleuses, des mille boissons délicieuses qui existent sur Terre ?

La plupart du temps, d’ailleurs, les femmes qui ont un compagnon fermé sur le plan émotionnel expriment un profond désespoir. Quand Shere Hite a mené son enquête auprès de 4 500 femmes dans les années 1970, 98 % de celles qui étaient dans une relation avec un homme auraient souhaité un « dialogue plus intime » avec lui ; elles auraient voulu qu’il leur parle davantage « de ses pensées, sentiments, projets, préoccupations, et qu’il les interroge sur les leurs ». Certaines disaient ne s’être jamais senties aussi seules qu’au cours de leur mariage ; d’autres en pleuraient, la nuit, aux côtés de leur époux endormi76. Il n’est pas certain que les choses aient radicalement changé en cinquante ans (ni qu’elles soient très différentes de ce côté-ci de l’Atlantique). En février 2021, dans le courrier du cœur du site américain The Cut, baptisé « Ask Polly » (« Demande à Polly »), une trentenaire britannique partageait les dispositions dans lesquelles elle se sentait après une rupture. Dans leur entourage, disait-elle, tout le monde les avait considérés, son ex-compagnon et elle, comme le couple idéal. Et pourtant, son désir d’intimité avait toujours été frustré. « Je pense qu’entretenir une relation profonde, intensément nourrie, avec une autre personne fait partie des plus grandes joies que l’existence puisse vous apporter », écrivait-elle. Elle estimait aussi que faire son propre « travail de l’ombre », essayer de se comprendre soi-même, était un des aspects « les plus fascinants et les plus urgents » du fait d’être en vie. Lui, en revanche, ne comprenait pas ce qu’elle voulait de lui et trouvait qu’elle compliquait les choses inutilement. Autour d’elle, elle voyait un grand nombre d’autres couples dans lesquels la femme espérait elle aussi de son partenaire le même investissement émotionnel et réflexif que le sien – en vain. Elle en venait à ne plus jamais vouloir être en couple avec un homme « qui n’aurait pas suivi une thérapie », clamait-elle.

Dans sa réponse, « Polly » commençait par remarquer que, dans notre culture « individualiste et obsédée par le travail », les fondements du bonheur humain sont la réussite personnelle et financière, tout le reste étant considéré comme une perte de temps. Même la thérapie, remarquait-elle, est souvent envisagée comme un moyen de se rendre plus efficace, plutôt que de mener ce travail qui consiste « à explorer ses traumatismes, à comprendre sa propre ombre, à cultiver sa vie intérieure, à se débarrasser de la honte, en mettant sans cesse au jour de nouveaux mystères, de nouvelles strates ». Plutôt qu’un homme qui aurait suivi une thérapie – un critère un peu étroit, sans compter le fait que tout le monde n’en a pas les moyens –, elle conseillait à sa lectrice de rechercher un homme qui se montrerait « curieux, ouvert, désireux d’apprendre de nouvelles choses – sur elle, sur lui, sur leurs passés respectifs, sur le monde ». Quand quelqu’un possède cette curiosité, cela se voit, disait-elle : ce sont des gens qui, au lieu de clore la discussion par un commentaire poli, « posent des questions ouvertes et écoutent les réponses. Ils sont attirés par le fonctionnement de votre esprit, enthousiasmés par les grandes idées que vous mettez sur la table, excités par le processus de mise au jour lui-même ».

Mais elle invitait aussi la jeune femme à se garder des jugements trop rapides et définitifs. Elle la mettait en garde contre une vision simpliste qui rangerait les hommes dans deux catégories bien distinctes : d’un côté, ceux qui seraient « indisponibles, avec des attitudes d’évitement », et, de l’autre, ceux qui seraient « complètement disponibles, ouverts, sensibles, capables d’embrasser leurs sentiments ». Pour sa part, elle aimait bien, disait-elle, les « gens qui sont ambivalents mais curieux, qui donnent la priorité à leur intellect mais qui essaient aussi d’évoluer émotionnellement ». Elle concluait : « Ce que vous devriez rechercher, c’est le courage. Quelqu’un qui soit curieux, engagé, intéressé par les idées, et qui n’ait pas peur de l’inconnu. De tels hommes courent-ils les rues ? Sûrement pas, mais ils existent. Devriez-vous revoir vos ambitions à la baisse parce qu’ils sont rares ? Je ne crois pas77. »

Ici, il faut aussi citer cette remarque de bell hooks : dans les affaires de cœur, les femmes se montrent souvent arrogantes, dit-elle, car elles « se laissent prendre à la mystification de leur éducation sexiste, qui leur fait croire qu’elles savent aimer ». L’idée que les femmes devraient encore plus travailler leur capacité à aimer, alors qu’elles en font déjà tellement plus que les hommes, m’irrite au plus haut point. Mais il faut admettre que bell hooks a de bons arguments, à commencer par celui-ci : il est difficile d’aimer quand on déteste son corps – ce qui, du fait de leur éducation, est le cas d’un très grand nombre de femmes78

Précisons tout de même que l’intimité et le partage au sein des couples hétérosexuels n’ont rien d’une utopie inatteignable, comme tout ce qui précède pourrait finir par en donner l’impression. Parmi les femmes qui ont répondu aux questions de Shere Hite, certaines étaient très heureuses de ce point de vue : « Nous passons par des phases de discussion sur des sujets intimes. C’est très intense. Je crois qu’aucun de nous deux ne pourrait vivre avec cette intensité à plein temps, alors nous ne le faisons pas en permanence. Nous avons suivi une longue thérapie ensemble, mis nos âmes à nu. C’était passionné, plein d’amour, joyeux, libérateur – tout ce que ça devrait être », disait l’une. Une autre partageait chaque jour avec son compagnon des moments « horizontaux » : ils s’allongeaient l’un contre l’autre, s’enlaçaient, se contemplaient, échangeaient des confidences. Une troisième témoignait : « Il me demande comment je vais, veut connaître les petits détails de ma journée ; il me raconte ce qui lui est arrivé au travail, nous échangeons des histoires drôles. J’aime particulièrement qu’il vienne s’asseoir près de moi et me parler pendant que je prends un long bain. Alors je peux me détendre, penser à voix haute, formuler tout ce qui me passe par la tête. Nous restons proches de cette manière79. » Le récit de voyage de l’écrivaine Samantha Bailly et de son compagnon Antoine Fesson, qui ont parcouru ensemble, fin 2019, le Canada, les États-Unis et le Japon, offre aussi un exemple frappant de couple qui semble entretenir une intimité forte. Ils profitent des trajets en voiture ou des soirées au restaurant pour avoir des conversations longues et importantes. Se promenant main dans la main à travers les rues de San Francisco, ils jouent à un de leurs jeux favoris, « Devine ce que je préfère » : chacun doit deviner dans quelle maison de la rue l’autre aurait le plus envie de vivre. Une habitude qui témoigne de leur attention l’un à l’autre, de leur désir profond de se connaître80.

Savoir renoncer

Il reste une question à poser au sujet des femmes rencontrées par Wendy Langford, dont on a vu que certaines sont extrêmement malheureuses dans leur couple, sans pour autant vivre sous un régime de terreur comme les victimes de violences conjugales ni dépendre financièrement de leur compagnon : pourquoi ne partent-elles pas ? La chercheuse cite le cas de Sarah, vingt-huit ans, en couple avec Wayne, vingt-six ans. Sarah sait que Wayne a des aventures avec d’autres femmes. Elle prend un soin maniaque de son apparence, effectue tout le travail domestique, assiste aux matchs de football de son compagnon alors qu’elle a horreur de cela, dans l’espoir qu’il finira par « s’engager ». Juste après être tombée amoureuse de lui, elle s’était sentie invincible ; désormais, elle se décompose de plus en plus. Mais elle est victime de ce que Langford appelle le « paradoxe de la sécurité » : une fois que nous sommes parvenus à la sécurité existentielle et que nous avons développé un sentiment puissant de notre singularité grâce à une personne particulière, le plus probable est que nous allons continuer à rechercher ces gratifications dans la même relation, même si celle-ci, entre-temps, s’est mise « à saper notre confiance en nous-mêmes et à renforcer toutes sortes de contradictions douloureuses dans notre vie ». Plus l’estime d’elles-mêmes des femmes est mise à mal par leur relation de couple, plus elles dépendent du regard et de la reconnaissance de leur compagnon – un phénomène qui atteint son paroxysme chez les victimes de violences. Langford observe que, par manque de confiance en leurs propres ressources, elles jugent légitime de renoncer « à leur autonomie et à leur subjectivité » en échange d’une forme de sécurité émotionnelle. Cette logique finit par former autour d’elles une prison psychologique. Tôt ou tard, cependant, toutes doivent affronter cette douloureuse vérité : si, en tombant amoureuses, elles ont eu l’impression de se trouver elles-mêmes, désormais, pour se montrer fidèles à cette nouvelle personnalité, elles doivent se séparer de celui qui a été l’agent de leur libération. La meilleure façon de rester fidèles à leur rêve d’amour, c’est d’y renoncer. Ce que Sarah admet quand elle déclare à propos de Wayne : « J’ai l’impression que la seule manière d’obtenir un peu de respect de sa part, ce serait de le larguer81. »

Avoir été sensibilisée aux charmes de l’amour dès notre plus tendre enfance, faire dépendre une bonne partie de notre valeur de la présence d’un homme dans notre vie peut aussi ajouter à la difficulté de partir ou de lâcher l’affaire quand il le faudrait. Cette éducation ne nous fragilise pas seulement au cours d’une relation, mais aussi vers sa fin. Elle peut nous inciter à pratiquer un acharnement thérapeutique déraisonnable. La tension douloureuse entre l’attachement à la relation amoureuse et la valeur que l’on s’accorde – ou que l’on veut s’accorder – à soi-même, on la retrouve dans certains poèmes de Rupi Kaur. « Quand tu m’attires vers toi rien qu’en étant là debout / Comment puis-je me détourner pour me choisir moi ? » écrit-elle par exemple. Ou : « Tu es parti / Et je te voulais encore / Mais je méritais quelqu’un / Qui veuille bien rester. » Ou encore : « Si l’amour était lui / Il serait là n’est-ce pas82 ? »

À l’automne 2019, l’homme que j’aimais a mis fin à notre relation pour la seconde fois. Il ne parvenait pas à trouver une place dans sa vie pour une histoire d’amour. Mais il ne semblait pas vouloir pour autant que nous cessions de nous voir ni d’être proches ; ce que, au début, j’ai accepté, comme je l’avais déjà accepté après la première rupture. Cela impliquait de taire combien j’étais blessée, de m’asseoir sur ma déception et ma tristesse. Cela m’empêchait aussi de tourner la page et entretenait mes espoirs que cette histoire reprenne. Mais il me paraissait impensable qu’il sorte de ma vie. Il me semblait que je tomberais dans une sorte de trou noir si je ne le voyais plus. Pourtant, au bout de quelques semaines, je me suis aperçue que cette éventualité ne me causait plus la même panique. J’ai pris mes distances et, contre toute attente, je me suis sentie très bien. J’étais en accord avec moi-même ; je me rendais justice. Et même quand, par la suite, les moments de tristesse et de manque sont revenus, je n’ai pas regretté ma décision. Je traduisais en actes le fait que je méritais mieux ; mieux qu’une histoire aussi frustrante (après quelques mois éblouissants, nous avions vécu notre « contre-révolution », nous aussi). Je méritais quelqu’un qui veuille vraiment de moi, qui soit prêt à me faire une place dans sa vie. Je l’avais déjà su plus tôt dans la relation, mais c’était resté un savoir purement théorique, inconsistant, dénué de tout poids, alors que, cette fois, je l’éprouvais. Pour la première fois, le bénéfice d’une prise de distance devenait quelque chose de tangible, alors qu’auparavant je finissais toujours par le sacrifier, parce qu’il me semblait dérisoire par rapport au plaisir de renouer le lien, même sur un mode platonique. Désormais, je comprenais que je devais donner droit de cité à ma considération pour moi-même. J’étais comme une naufragée qui, nageant dans la nuit, a tout à coup la surprise d’aborder à un rivage inespéré.

Durant cette période, j’ai fait un rêve. Je sortais du métro à la place Maubert, revenant je ne sais d’où, et je m’apprêtais à rentrer chez moi à pied, quand je tombais nez à nez avec un vieil ami perdu de vue. J’ai été surprise de rêver de lui, car je n’avais pas pensé à lui depuis très longtemps. Il m’annonçait son intention de me raccompagner chez moi et cela me contrariait. Cet homme m’aimait un peu trop à mon goût. Je savais combien il pouvait être collant, instable, imprévisible. J’avais presque peur qu’il m’agresse, ou qu’il insiste pour entrer chez moi, et je me demandais comment je ferais alors pour appeler au secours, puisque c’était un ami et que personne ne me prendrait au sérieux. J’essayais de feinter en lui annonçant que, finalement, je devais plutôt partir dans la direction opposée, mais, à ma grande consternation, il bifurquait avec moi. Et je me disais que je n’avais vraiment pas eu de chance de le croiser ainsi par hasard. Le rêve s’arrêtait là. Comme il me restait en mémoire avec une netteté particulière, je l’ai soumis à une sorcière de ma connaissance, en pensant : « Bonne chance avec celui-là, ma vieille. » Elle a commencé par me faire remarquer que je sortais du métro : une fois encore, j’étais en chemin, en mouvement (et, en effet, dans les rêves que je faisais à l’époque, il y avait toujours un moyen de transport : un scooter électrique, une vespa, un bus…). Puis elle m’a rappelé que tous les personnages qui apparaissent dans nos rêves sont des parties de nous-mêmes. Ils incarnent des forces qui évoluent sur la scène de notre psyché. Elle m’a demandé ce que je dirais à celui-là si je me retrouvais face à lui. J’ai réfléchi et j’ai répondu : « Que j’ai eu peur de lui, que je n’étais pas sûre de pouvoir lui faire confiance. » Et, tout à coup, j’ai eu une illumination : il me semblait avoir été en présence, à travers ce rêve, de la partie de moi-même qui m’avait amenée à couper le contact avec l’homme aimé et à me sentir bien en le faisant ; qui m’avait amenée à savourer la pensée que je me rendais justice – bref, cette capacité nouvelle à ne pas vouloir maintenir la relation à tout prix. J’avais été étonnée de ces nouvelles dispositions, je n’avais pas compris d’où elles sortaient, et je m’étais demandé si je pouvais leur faire confiance, si elles n’allaient pas me mener à ma ruine et à mon malheur, comme avec ce personnage qui avait surgi à la sortie du métro.

Dans sa bande dessinée La rose la plus rouge s’épanouit, Liv Strömquist s’en prend au discours qui stigmatise les femmes parce qu’elles « aiment trop », parce que leur amour est trop envahissant, malséant. Elle défend l’idée selon laquelle on devrait pouvoir aimer sans retenue, sans se soucier de la réciprocité de ses sentiments, tout simplement parce que aimer, « c’est cool » : c’est le secret du bonheur et du sens de la vie. Elle critique la conception de l’amour comme un investissement sur lequel il faudrait attendre un retour. Elle pourfend l’« idéal actuel qui propose que le chemin de l’amour passe par la préservation de soi, en se gardant, pour assurer l’“équité” dans une relation, de donner plus d’amour qu’on n’en reçoit ». Elle cite deux exemples de femmes qui se sont montrées fidèles envers et contre tout à leur sentiment amoureux : Lady Caroline Lamb, qui, au début du XIXe siècle, continua de poursuivre Lord Byron de ses déclarations enflammées après leur rupture ; et la princesse Parvati, qui, dans la mythologie hindoue, confrontée à l’indifférence du dieu Shiva, s’exila plusieurs années dans une forêt, jusqu’à ce que son bien-aimé vienne la mettre à l’épreuve et récompenser enfin sa fidélité. La leçon de cette seconde histoire, écrit Strömquist, est que « le chemin de l’amour passe par un dévouement total et sans compromis83 ».

Ce discours réveille mon conflit intérieur entre mes convictions féministes et ma vision mystique et absolutiste de l’amour. Mais, tout bien pesé, je suis en profond désaccord avec la thèse que développe Liv Strömquist dans ces pages. D’abord, il y a une différence entre les deux histoires qu’elle raconte : si Parvati se retire dans un désert, Lady Caroline, elle, multiplie les esclandres auprès de Byron. Strömquist se réjouit de ce que ce comportement soit « beaucoup plus pénible pour Lord Byron » que si son ex-amante s’était fait une raison en se montrant « respectueuse envers elle-même ». Une femme qui se fait une raison, dit-elle, et qu’on peut quitter sans en subir aucune conséquence négative, représente le « rêve de tout connard égoïste ». Sauf que le comportement de Lady Caroline correspond en tout point à la définition du harcèlement, ce qui est tout de même un problème. En outre, un homme qui rompt est peut-être bien un « connard égoïste »… mais peut-être pas. Et, quand bien même il en serait un, on est censé, en tant qu’adulte, accepter la décision souveraine de l’autre quand il ne souhaite pas poursuivre la relation. Il me paraît compliqué de réclamer que les hommes cessent de pourrir la vie de leurs ex-compagnes tout en revendiquant de faire la même chose (même si les femmes, elles, menacent rarement l’intégrité physique et la vie de leurs ex-partenaires).

Je ne regrette pas de m’être révoltée, dans un premier temps, contre la rupture d’un lien qui nous grisait de bien-être, qui nous faisait nous sentir si intensément vivants. Mais je ne regrette pas non plus d’avoir laissé tomber. Il faut être deux pour danser le tango ; c’est même toute la beauté de la chose. Cela n’implique pas forcément d’« étouffer son propre sentiment amoureux en une minute », comme semble le penser Liv Strömquist. De fait, compte tenu de l’éducation différenciée des hommes et des femmes, il est à peu près inévitable que nombre de femmes hétérosexuelles se retrouvent avec des surplus d’amour sur les bras. Mais on peut au moins réfléchir à ce qu’on en fait. Et continuer de les balancer à la tête de quelqu’un qui n’y répond plus n’est pas forcément la meilleure solution. On ne peut pas aimer pour deux. On ne peut pas insuffler à l’autre son propre désir de voir l’histoire se poursuivre. On ne peut pas toujours être celle qui va repêcher la relation que l’autre a jetée au loin, comme le chien fidèle qui rapporte inlassablement la baballe à son maître. Il faut dégager l’espace nécessaire à l’expression de la volonté de l’autre, en acceptant le risque que cela signifie la mort de la relation – que la baballe reste à jamais abandonnée dans un taillis.

Il me semble difficile de balayer d’un revers de main la question du respect de soi. Là encore, en voulant critiquer l’application de la rationalité capitaliste aux relations amoureuses (dans le sillage d’Eva Illouz, à qui Strömquist se réfère), on aboutit à légitimer et à conforter dangereusement les tendances masochistes inculquées aux femmes. Tourner en dérision le souci de la « préservation de soi », dire à ses lectrices que « le chemin de l’amour passe par un dévouement total et sans compromis » – soit ce que toute notre culture souffle aux filles dès leur plus jeune âge –, au risque de les livrer pieds et poings liés à des partenaires maltraitants, me paraît criminel. Oui, c’est vrai : cette société nous apprend l’addiction à l’amour, avant de nous tourner en ridicule pour cela. (Strömquist reproduit un mème sexiste montrant le visage d’une jeune femme aux yeux fous, avec les mots : « J’ai ton numéro. Je veux porter ton bébé. ») Là comme ailleurs, l’attitude du patriarcat envers les femmes peut se résumer par : « Pile je gagne, face tu perds. » Mais on ne s’en sortira pas en confortant simplement la dépendance amoureuse, qui n’en est pas moins un vrai problème.

Le 12 août 2018, Sophie Fontanel postait sur Instagram une photo de la maison où elle passait ses vacances, accompagnée de ces mots : « Je rêvassais à ceci aujourd’hui, dans ce repos total auquel je suis peu habituée, en somnolant face à ces deux portes que vous voyez là : je pensais à mes histoires d’amour. À l’une, récente, notamment. Et comprenais soudain des choses. Jusqu’à il y a peu, je m’échinais de préférence devant les cœurs fermés ou juste entrouverts. Je me découvre un désintérêt pour ce pli que j’avais de cogner mon espoir et le meilleur de moi contre des sortes de murs. Je me sens bizarre car je crois que je viens enfin de perdre mon âme de serrurier. Ce sera peut-être ma clef à moi qu’un homme devra trouver, dorénavant. Tout ça a fini de mûrir là, j’ai vu l’absurdité de mes anciens, récurrents combats. On se jette dans la conquête, au fond, parce qu’on doute de soi. On se persuade que si on ne fait pas le travail, rien ne s’accomplira. La flemme vient de m’apporter un inestimable enseignement. On apprend à tout âge. C’est comme un miracle. »

Il est très possible que, un jour prochain, je change de dispositions, que j’abandonne mes belles résolutions et que je choisisse à nouveau de poursuivre une relation, celle-ci ou une autre, indépendamment des satisfactions qu’elle m’apporte (je n’ai encore jamais réussi à trancher une fois pour toutes entre les deux attitudes). Mais si cela doit arriver, au moins, je ne reviendrai pas exactement au point où j’en étais auparavant – tous ces moyens de locomotion dans mes rêves ne sont pas là pour rien. Au moins, j’aurai touché du doigt ce sentiment. J’aurai abordé à ce rivage. J’aurai fait un pas supplémentaire vers la compréhension de ceci : aimer l’amour, l’aimer vraiment, implique aussi d’apprendre à ne pas s’acharner. Et de savoir reprendre son chemin – même en trébuchant.

4. LA GRANDE DÉPOSSESSION.
DEVENIR DES SUJETS ÉROTIQUES

Pendant deux ans, l’artiste japonais Keiryû Asakura a travaillé à créer la poupée sexuelle ultime, propre à donner, au toucher, l’illusion d’un corps de femme vivant. « Tel un cadavre disséqué, ce corps reproduit, grandeur nature, celui d’une jeune femme écorchée, écrit la blogueuse Agnès Giard, qui rend compte du projet de ce Pygmalion1 moderne. Ses globes oculaires semblent jaillir de ses orbites. Ses fémurs semblent avoir été raclés au couteau. La chair à vif de ses mains laisse passer des morceaux d’os. » La poupée est dotée d’une « vulve extractible telle qu’on peut en trouver couramment dans les sex-shops. Il suffit de l’insérer dans une cavité entre ses cuisses ». L’artiste explique qu’il avait « besoin de trouver un dérivatif à sa libido sans faire de mal à personne, et sans avoir à s’investir dans une relation ». En 2004, déjà, Agnès Giard avait consacré un article aux entreprises japonaises qui commercialisent des love-dolls, des poupées en silicone faisant office à la fois d’épouses et de partenaires sexuelles. Les célibataires qui les achètent les installent dans leur salon, les emmènent parfois au restaurant ou en vacances et constituent des albums photos pour immortaliser leur vie « à deux ». Le créateur d’une de ces sociétés expliquait : « Les poupées ne doivent pas sourire. Elles doivent avoir l’air vacant, pour que leur propriétaire puisse projeter sur elles ses fantasmes. Elles ne doivent offrir aucune résistance et adopter les rôles, les personnalités avec facilité. Les poupées doivent renvoyer nos rêves en miroir. » Elles doivent aussi être dotées de visages enfantins, car les acheteurs « veulent des femmes à l’aspect novice, inexpérimenté2 ».

Agnès Giard admet que l’entreprise de Keiryû Asakura « peut sembler macabre » ; mais non, assure-t-elle, « il ne s’agit pas de nécrophilie. Il s’agit, au contraire, de créer la vie »3. J’ai un peu de mal à partager son enthousiasme. En fait, son article me glace. Peut-être parce que, au moment où je le lis, je viens de passer des mois à me heurter sans cesse, dans mes recherches pour l’écriture de ce livre, au refus obstiné de certains hommes d’accepter les femmes comme des êtres doués d’une personnalité propre. Peut-être parce qu’un petit fait me gêne : ce sont toujours des hommes qui essaient de « créer la vie ». Curieusement, on ne nous entretient jamais d’une artiste japonaise qui aurait décidé de fabriquer la poupée masculine ultime dans sa cave parce que les hommes réels la soûlent et qu’elle n’a pas envie de « s’investir dans une relation ». Les femmes, elles, acceptent en général la subjectivité masculine ; elles en sont même curieuses, demandeuses. Il n’y a d’ailleurs pas que de bonnes raisons à cette ouverture d’esprit. La position de dominé ou dominée vous oblige à vous intéresser au psychisme du dominant. Ainsi, dans beaucoup d’entreprises, les employés passent un temps considérable à observer leur patron, à s’interroger sur ses dispositions et ses états d’âme, à spéculer sur les mystères de sa personnalité, alors que l’inverse n’est pas vrai. Nous avons vu aussi comment la société tout entière adopte le point de vue des hommes, se met spontanément à leur place, se soucie avant tout, voire uniquement, de leurs désirs et de leurs émotions, suscitant chez les femmes un décentrage permanent par rapport à elles-mêmes. Cela implique aussi que, dans une relation hétérosexuelle, l’accent est mis sur les fantasmes et les désirs des premiers, sur leur point de vue, tandis que les secondes sont censées correspondre à cette projection et satisfaire leurs attentes.

Cette répartition des rôles est solidement ancrée. En 1972, trois ans avant que la critique de cinéma féministe Laura Mulvey ne théorise le male gaze (« regard masculin »)4, John Berger montrait dans Voir le voir comment, dans la peinture, déjà, le nu féminin résume ce rapport. Le protagoniste principal d’un tableau ne figure pas dans le cadre : c’est le spectateur, envisagé forcément comme un homme. « Tout est fait pour lui. Tout doit apparaître comme le résultat de sa présence. C’est pour lui que les personnages sont nus. » Berger juxtapose la « Grande Odalisque » d’Ingres, qui regarde le spectateur par-dessus son épaule dénudée, et un modèle qui fixe l’objectif dans un magazine pour hommes, afin de souligner la similitude de leurs attitudes : « C’est l’expression d’une femme qui répond avec un charme calculé à l’homme dont elle imagine qu’il la regarde, bien qu’elle ne le connaisse pas. » (En 1989, les Guerrilla Girls, collectif de plasticiennes féministes américaines, créeront une affiche sur laquelle la tête de la Grande Odalisque sera remplacée par une tête de gorille rugissante, avec cette interrogation : « Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au Metropolitan Museum [de New York] ? Moins de 5 % des artistes de la section d’art moderne sont des femmes, mais 85 % des nus sont féminins. ») Souvent, la seule présence masculine dans le tableau est celle d’un cupidon joufflu, qui ne fait pas un rival très sérieux pour le spectateur. Cependant, même quand la femme est représentée en compagnie d’un amant, comme dans Bacchus, Cérès et Cupidon, de Hans von Aachen, ce n’est pas vers lui que se porte son attention, note Berger, mais vers l’homme qui se tient devant le tableau, son « véritable amant ». Dans l’Allégorie du triomphe de Vénus, de Bronzino, Vénus embrasse Cupidon, mais « la façon dont son corps est placé n’a rien à voir avec leur baiser » : il est tordu afin d’être mieux offert au voyeurisme de ce spectateur invisible. Le regard de ce spectateur apparaît comme une force d’aimantation qui l’aspire vers lui. « Ce tableau est fait pour éveiller sa sexualité à lui, commente Berger. Il n’a rien à voir avec la sexualité de la femme. »

Cette toute-puissance de la subjectivité et du regard masculins a pour conséquence que les femmes apprennent à s’envisager comme un spectacle offert aux hommes et au monde en général. « Une femme doit se surveiller sans cesse, disait Berger. L’image qu’elle donne d’elle-même l’accompagne presque toujours. Lorsqu’elle traverse une pièce ou qu’elle pleure la mort de son père, elle ne peut pas ne pas se voir en train de marcher ou de pleurer. » Il aboutissait à cette conclusion célèbre, citée depuis dans d’innombrables travaux féministes : « Les hommes regardent les femmes ; les femmes s’observent en train d’être regardées. » Et il ajoutait : « Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes, mais également la relation des femmes à l’égard d’elles-mêmes5. » En 1980, l’essayiste féministe Anne-Marie Dardigna6 a livré une étude de plusieurs œuvres de la littérature érotique française : Les Châteaux d’Éros. Le seul regard que les héroïnes de ces romans peuvent porter sur leur corps, remarque-t-elle, est celui qui « les confirme comme objets » : quand l’une d’elles « pense à son corps, à ses vêtements, à son maquillage, c’est en fonction de ce que verront les hommes : elle se voit vue par un regard masculin ». Ainsi, lorsque Rebecca, l’héroïne de La Motocyclette d’André-Pieyre de Mandiargues, seule face à son miroir, défait lentement sa combinaison de moto, sous laquelle elle est nue, l’auteur écrit : « Et elle imaginait ce qu’il voyait, lui, de ses yeux couleur de marais, et quel plaisir il prenait à cette sorte d’écorchement7. »

Tout l’être féminin est façonné par ce rapport, par cette conscience permanente d’être vue, ce qui peut l’empêcher d’accéder à ses propres désirs, sensations et sentiments. « À partir de la puberté, la femme fait l’expérience d’un corps qui est objectifié avant même de pouvoir être un corps-pour-moi, constate Manon Garcia, reprenant les analyses pionnières de Simone de Beauvoir à ce sujet. Le harcèlement de rue, les commentaires sexualisés sur son corps qui change font qu’elle prend conscience d’elle-même comme un objet avant de pouvoir vivre pleinement ce corps nouveau. C’est ce qui explique les réactions de gêne et de dégoût de nombreuses jeunes filles à la puberté, qui rejettent ce corps nouveau qui leur attire des attentions souvent incompréhensibles8. » Barbara L. Fredrickson et Tomi-Ann Roberts confirment cette observation : « Pour la première fois, peut-être, l’adolescente comprend qu’elle va être vue et évaluée par les autres en tant que corps, et non en tant qu’elle-même. » Dans un article, en 1997, ces deux chercheuses américaines ont proposé une exploration détaillée de l’objectification et de ses effets sur la santé mentale des femmes9. Parmi leurs constats : tandis que les hommes sont plus souvent représentés dans l’art et dans les médias avec une focalisation sur les traits du visage, chez les femmes « l’accent est mis sur le corps » – et plus encore quand il s’agit de femmes noires. « Il est même fréquent que les photographies des magazines montrent des femmes démembrées, éliminant leur tête complètement et se concentrant uniquement sur des morceaux de leur corps. » Les publicités pour la marque de lingerie française Aubade, significativement baptisées « Leçons de séduction », offrent un exemple parfait de cette pratique.

L’objectification, écrivent Fredrickson et Roberts, crée un milieu culturel dans lequel les filles et les femmes « se traitent elles-mêmes comme des objets destinés à être regardés et évalués » – non sans quelques raisons, puisque l’appréciation de leur physique a davantage de conséquences sur leur vie professionnelle et amoureuse qu’elle n’en a pour les hommes10. Un exemple : j’avais mentionné dans Beauté fatale le fait que, parfois, une augmentation mammaire peut priver les seins de leur sensibilité aux caresses11. L’opération implique de privilégier le résultat visuel (pour autrui), au risque de sacrifier ses propres sensations et son plaisir. Aujourd’hui, la possibilité de se mettre en scène sur les applications de rencontres, sur Instagram ou sur d’autres plates-formes, en espérant susciter le désir et/ou monétiser ses publications, décuple encore cette tendance. Une journaliste britannique a enquêté sur le lifting des fesses, le Brazilian Butt Lift, ou « BBL », l’opération de chirurgie esthétique pour laquelle la demande croît le plus vite dans le monde, et aussi celle qui enregistre le plus haut taux de mortalité. Une patiente lui explique que, à force de retoucher leurs photos sur les applications de rencontres, ses amies n’osent plus aller à aucun rendez-vous, car l’écart avec la réalité devient trop grand : « Faire un BBL, c’est retoucher directement son corps, de manière à ne plus devoir retoucher ses photos. » Se concevoir soi-même en deux dimensions, comme un assemblage de pixels, oblige à se nier en tant qu’être de chair et d’os, avec ses capacités de plaisir et de douleur (cette patiente dit que, au cours des semaines qui suivent l’opération, quand quelqu’un frôle les zones de son corps sur lesquelles a été prélevée la graisse réinjectée dans ses fesses, elle « pousse un cri de douleur »12). Une image est censée ne rien éprouver. Elle n’a ni sensations, ni regard, ni pensées, ni désirs.

Desserrer l’étau des regards

Récemment, deux événements très différents ont contribué à desserrer la mâchoire de ce rapport des femmes à elles-mêmes. Le mouvement #MeToo, d’abord, qui, à partir de l’automne 2017, en dénonçant les violences sexuelles de façon massive, a créé un contexte culturel dans lequel il est un peu plus difficile de nous objectifier aussi allégrement qu’auparavant. Ses conséquences sont incalculables, mais je voudrais m’arrêter ici sur un petit fait : dès janvier 2018, le magazine Marie Claire remarquait que deux marques de lingerie avaient fait le choix inhabituel de montrer dans leurs publicités des femmes habillées13. L’une de ces campagnes mettait en scène l’écrivaine Marie-Ève Lacasse, l’escrimeuse Ysaora Thibus et l’artiste Annina Roescheisen : des femmes choisies pour leur personnalité, leurs passions et leurs talents, donc, et non pour une plastique « parfaite », impersonnelle et interchangeable, traitée comme une chose. Il s’agissait de « montrer des individus aux trajectoires estimables plutôt qu’une chair alanguie », analysait la journaliste. L’autre campagne avait été réalisée par le photographe Mario Testino, qui disait avoir voulu « capturer ce que ressentent ces femmes en portant cette lingerie sous leurs vêtements » – bref, l’accent était mis sur leurs sensations et pas, ou pas seulement, sur le spectacle qu’elles offraient. « C’est la créativité des femmes qu’on nous vend, leur pouvoir d’agir. Une femme-sujet dont on montre la vie intérieure, pas le corps. La femme portemanteau, sans regard, ce sont des codes passés », commentait la sémiologue Mariette Darrigrand. Bien sûr, il n’y a là rien de révolutionnaire : il s’agit toujours de vendre de la lingerie et de produire pour cela des images de femmes désirables selon des critères assez conventionnels (on se souvient en outre que Mario Testino a été accusé de harcèlement et d’agressions sexuelles par plusieurs modèles masculins14). On note néanmoins un écart intéressant avec l’objectification brutale produite par des campagnes comme celles d’Aubade.

Le second événement qui, pour certaines femmes, a amorcé une libération de ce regard tyrannique et souvent intériorisé posé sur elles, c’est le confinement du printemps 2020 dû à la pandémie de Covid-19. Soudain extraites de l’environnement social qui, d’ordinaire, les crible de regards et de jugements, elles se sont recentrées sur leur ressenti. Certaines en ont profité pour apprivoiser une image d’elles-mêmes plus naturelle, en se passant de maquillage ou de teintures15. « Des personnes qui clamaient ne pas pouvoir sortir de chez elles sans maquillage se retrouvent effectivement à ne pas sortir de chez elles, écrivait la journaliste Aniya Das. Elles y gagnent non seulement des économies substantielles en produits de maquillage ou en soins pour les cheveux, mais aussi davantage de temps libre chaque jour16. » Beaucoup de femmes ont aussi privilégié des vêtements confortables, qui laissaient davantage leur corps respirer que leurs tenues ordinaires, abandonnant notamment le soutien-gorge et adoptant le pantalon de jogging. « Apparemment, la première chose dont se sont débarrassées la plupart des femmes, ce sont leurs jeans ultra serrés et leurs jupes qui n’arrêtent pas de remonter », constatait la journaliste Myriam Levain17.

Ce mouvement a suscité des flopées de mèmes et de tweets montrant les monstres poilus, repoussants et méconnaissables qu’allaient devenir les femmes avec le confinement (on a beaucoup vu Chewbacca, le Wookie hirsute de Star Wars, notamment). Les hommes qui les produisaient, observait Camille Froidevaux-Metterie, manifestaient leur dépit d’être privés de corps féminins « à disposition » : « Pour les plus violents, comme les harceleurs, les frotteurs ou les violeurs, ce sont des proies qui disparaissent. Pour les autres, ce sont des corps à regarder et à convoiter qui s’évanouissent. L’injure et la moquerie sont les procédés qui leur restent pour maintenir le corps des femmes dans la position d’objet. En se dégradant, cet objet deviendrait détestable. La réalité, c’est qu’il leur échappe18 ! » Dans les médias chargés de se faire les relais de l’industrie de la mode et de la beauté, c’était la panique. « Vous n’êtes pas censées ressembler à une merde quand vous êtes chez vous », assenait carrément à ses lectrices le site Madmoizelle (17 mars 2020). Les rappels à l’ordre se sont multipliés, amenant l’association Action Critique Médias (Acrimed) à parler de « harcèlement éditorial19 ». Pour réintroduire les regards extérieurs dans la vie des femmes, ils misaient tout sur leurs ultimes liens avec le monde : les réseaux sociaux et la visioconférence. « Poster son look du jour [sur Instagram] permet de continuer à exister dans le regard de l’autre », suggérait Madame Figaro (2 avril 2020). Elle proposait « cinq conseils pour être au top sur Zoom, Teams, Skype, etc. » (27 mars 2020), tandis que Femme actuelle mettait en garde contre « trois erreurs qui enlaidissent lors d’une conversation vidéo » (24 mars 2020). Le désespoir était tel que même les livreurs harassés et exploités étaient mis à contribution pour rétablir le male gaze : « L’idée, c’est d’être assez excentrique pour que ton livreur de pizza soit surpris ! » (Madmoizelle encore). Partout fleurissaient les injonctions comminatoires à « garder la ligne ». Supposée oisive (pas forcément à raison, c’est le moins qu’on puisse dire…), la lectrice confinée était aussi encouragée à remplir ce temps libéré par diverses pratiques de beauté.

Comble de l’hypocrisie, Madmoizelle expliquait qu’être seule chez soi, c’était l’occasion de « s’essayer à de nouvelles audaces », de « comprendre ce qui te va, quel est ton style » ; « bref, d’apprendre à mieux te connaître, sans avoir à subir les avis et les critiques des autres, que ce soit dans l’espace public ou dans ton entourage ». Il fallait donc suppléer à l’absence de regards posés sur soi en continuant à s’envisager soi-même avant tout de l’extérieur, en multipliant les essayages devant la glace. Dans leur article de 1997, Barbara L. Fredrickson et Tomi-Ann Roberts soulignaient que l’objectification des femmes avait notamment pour effet de compromettre leurs possibilités de connaître l’absorption totale dans une activité physique ou intellectuelle, « quand l’esprit ou le corps est tout entier tendu vers l’accomplissement d’une tâche à la fois difficile et importante20 ». Il s’agit là d’un des rares moments « durant lesquels nous nous sentons pleinement vivants, échappant au contrôle d’autrui, créatifs et heureux21 ». Plus ces moments sont nombreux, plus notre qualité de vie s’accroît. Or, pour atteindre cet état, il faut pouvoir perdre la conscience de soi-même, ce qui est impossible quand on est constamment rappelée au souci de son apparence.

Parmi les femmes concernées par le confinement, certaines ont fait état de leur ambivalence, ou clamé leur attachement – subi ou revendiqué – à certains vêtements, accessoires ou pratiques de beauté. Les attributs et les gestes de la féminité sont d’ailleurs trop divers dans leurs implications, dans leur degré de nocivité ou le plaisir qu’ils peuvent procurer pour qu’on puisse les mettre tous dans le même sac. L’essentiel, c’est que cette marge de liberté, cette échappatoire aux contraintes extérieures immédiates a été offerte à un grand nombre de femmes, quel que soit l’usage qu’elles aient choisi d’en faire. « Certes, la pose d’un masque ou d’une manucure maison sont des petits plaisirs comme les autres, qui font en ce moment office d’activité et de pause bienvenues. Mais au bout de quinze jours enfermées, nous commençons tout de même à savoir si nous le faisons pour nous ou pour les autres », remarquait Myriam Levain22. « Dans tous les cas, concluait Camille Froidevaux-Metterie, et c’est ce qui importe, nous voilà allégées du poids des sommations extérieures, libres de nous présenter à nous-mêmes (puisque plus aux autres) comme nous le souhaitons. Nos corps pourraient bien, pour un temps, vraiment nous appartenir23. »

Esthétique versus confort : la plupart du temps, c’est ainsi que sont posés les termes du débat. L’alternative qui se présente aux femmes serait soit d’offrir l’apparence que la culture exige d’elles (et ce, au prix des plus grandes souffrances s’il le faut), soit de privilégier leur bien-être en se moquant des regards extérieurs. Et, de fait, il importe de découpler la valeur – sociale, professionnelle, amoureuse – des femmes de leur apparence, de les autoriser à vivre sans être jolies à regarder. La série Le Jeu de la dame (The Queen’s Gambit) met en scène une jeune championne d’échecs américaine, Beth Harmon, aux prises avec ses addictions à l’alcool et aux médicaments ; sur Twitter, à l’automne 2020, une spectatrice épinglait l’idée que semblaient se faire les scénaristes d’une femme « au trente-sixième dessous » : en pleine cuite sur son canapé, Beth Harmon nous est en effet montrée en nuisette sexy, maquillée, les jambes épilées, le brushing impeccable24. Néanmoins, je me demande si, en plus de nous débarrasser de la tyrannie de la beauté, il n’y aurait pas lieu aussi d’interroger notre notion de la beauté, les présupposés qui la déterminent. Il faudrait aussi cultiver la beauté qui est la nôtre en tant que sujets, attirer l’attention sur elle, réclamer qu’elle soit reconnue.

Alors que je travaille à ce chapitre, dans les premiers jours de 2021, il se trouve que j’ai une nouvelle paire de bottines. Elles sont plates, chaudes, imperméables, d’une légèreté incroyable et d’un confort absolu (et véganes, s’il vous plaît). Elles tiennent bien le pied, mais mes orteils y disposent aussi de toute la place dont ils pourraient rêver, et ils en frétillent de joie. À chaque pas, j’épouse complètement le sol, avant de m’en détacher avec une facilité délicieuse. Ces chaussures transforment mes marches quotidiennes – qui, avec les confinements et le télétravail, ont pris une importance particulière – en moments d’extase. Elles me donnent l’impression de voler, d’évoluer sur un nuage25. Je les trouve aussi très belles : je m’admire sans vergogne devant la glace avant de sortir. Mais je suis bien consciente que cette opinion ne serait pas partagée par tous. C’est la campagnarde suisse en moi qui les trouve belles, plutôt que la Parisienne que je serais censée être devenue après plus de vingt ans. (Être une femme à Paris implique une pression non négligeable. Pour reprendre l’image de Laurent Sciamma, c’est comme être « pizzaïolo à Naples ».) Ce ne sont pas de ces petits souliers délicats faits pour des pieds qui semblent ne jamais transpirer, marquer, rougir ou gonfler. Et pourtant, si on reprenait la perspective de l’« hétérosexualité profonde » théorisée par Jane Ward, que j’évoquais en introduction, j’aimerais beaucoup qu’un homme soit capable de trouver ces bottines belles, lui aussi. Je voudrais que, en les voyant, au lieu de grimacer de contrariété en constatant mon refus de produire une image de féminité convenue, il soit capable d’imaginer combien il m’est agréable de marcher avec – ou, peut-être, qu’il s’en rende compte à l’aisance de ma démarche – et qu’il les trouve belles parce qu’il partage mon plaisir, parce qu’il approuve le surcroît de vitalité qu’elles me donnent, parce qu’il se réjouit pour mes orteils. Nous pourrions tenter d’inventer une esthétique qui repose sur l’identification plutôt que sur l’objectification ; qui célèbre le bien-être des femmes, plutôt que l’entrave et la standardisation de leurs corps (c’est audacieux, je sais).

Histoire d’une silenciation

Être objectifiée n’implique pas seulement d’être réduite à une image, mais aussi d’être réduite au silence, de n’avoir aucune prise sur les discours qui sont tenus à votre sujet (ou à n’importe quel sujet), de ne pas avoir voix au chapitre dans la fabrication des histoires et des représentations. Début 2018, j’avais terminé la rédaction de Sorcières en évoquant la brèche ouverte par le mouvement #MeToo – né trois mois plus tôt – dans le contrôle masculin du récit. Depuis, cette contestation n’a fait que s’amplifier. Son illustration française la plus significative a peut-être été la publication du livre de Vanessa Springora Le Consentement, dans lequel elle raconte les années passées, à l’adolescence, entre les griffes de Gabriel Matzneff26. Après avoir été transformée par l’« écrivain » pédophile en une figure anonyme, aguicheuse et interchangeable, vouée à servir ses fantasmes et ceux de ses lecteurs, voilà qu’elle devient à son tour l’instance du discours, qu’elle apparaît avec son nom, sa voix, ses mots, son expérience, son point de vue. Elle dit son traumatisme et, au passage, elle pulvérise sèchement l’image avantageuse que Matzneff s’était construite livre après livre en se présentant comme un amant sublime, un aventurier sulfureux et subversif. Cette entreprise avait bénéficié de la complaisance du milieu littéraire parisien : ainsi, l’animateur de télévision Bernard Pivot parlait d’un ton léger, en 1990, de l’« écurie de jeunes amantes » de son invité, qu’il qualifiait aussi de « collectionneur de midinettes ». Springora vient rappeler que ces « jeunes amantes » et ces « midinettes » étaient des personnes.

Son livre montre comment la « dépossession » qu’elle a subie a aussi été une privation méthodique de la parole. Matzneff insiste un jour pour rédiger à sa place une dissertation qu’elle doit rendre à sa professeure de français, lui volant ainsi sa voix. Elle précise que jamais il ne s’intéresse à son journal, ni ne la pousse à écrire : il protège son monopole – son pouvoir. Il l’encourage seulement à lui écrire des lettres, comme il le fait avec ses autres amantes, et il en publie des extraits dans ses livres. Toutes ces lettres « se ressemblent étrangement » : « G. nous les souffle en silence, les insuffle dans notre langue même. » Elle-même a l’impression de s’être « conformée d’instinct », en les écrivant, à une « sorte de “cahier des charges” implicite ». Parallèlement, le journal de Matzneff, qu’un éditeur publie à intervalles réguliers, devient un instrument disciplinaire visant à la faire taire : « Dès l’amorce d’un reproche, il enfourche sa plume : Tu vas voir ce que tu vas voir, ma jolie, et tiens, vlan ! voilà un sacré portrait de toi dans mon carnet noir ! » Peu à peu, il l’enferme dans une « prison de mots ». Plus tard, alors qu’elle a enfin réussi à lui échapper, la lecture du tome de son journal où il raconte leur « rupture » déclenche chez elle une crise d’angoisse si violente que seule une piqûre de Valium peut en venir à bout. Par la suite, chaque nouvelle parution, par laquelle Matzneff se rappelle à son bon souvenir, lui fera l’effet d’une « lame de couteau plantée dans une blessure jamais cicatrisée ». Un jour, en pleine rue, elle se prend à douter de sa propre existence : il lui semble que son corps « est fait de papier », que dans ses veines « coule de l’encre ». À l’hôpital, on lui annonce qu’elle vient de faire un « épisode psychotique, avec une phase de dépersonnalisation ». Elle répond : « Alors tout ça, c’est vrai ? Je ne suis pas… une fiction ? » Longtemps avant qu’elle donne publiquement sa version de l’histoire, c’est déjà une « cure par la parole », chez un psychanalyste, qui l’a sauvée, comme si chaque mot venu du plus profond d’elle-même la lestait peu à peu de sa réalité de sujet.

À la fin de son livre, Vanessa Springora raconte sa stupéfaction en découvrant que Matzneff a fait don de ses manuscrits et de sa correspondance à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine. Désormais, si elle veut relire ses propres lettres, elle doit donc déposer une demande officielle, inventer un prétexte quelconque… Cette spoliation dans l’ordre des mots correspond exactement à celle qu’a vécue Emily Ratajkowski dans l’ordre des images. En 2020, également, dans un article glaçant, la mannequin américaine a recensé toutes les fois où des hommes, familiers ou inconnus, lui avaient volé son image. Elle y évoque notamment les « tableaux » produits par l’artiste Richard Prince, qui consistaient simplement en tirages géants de publications Instagram. Deux d’entre eux reprenaient des photos d’elle parues en couverture de magazines, qu’elle avait postées sur le réseau social. Tout le monde dans son entourage, y compris son petit ami de l’époque, considérait cela comme un grand honneur qu’il lui faisait. Si elle voulait racheter sa propre image, publiée par elle-même sur son propre compte Instagram, il lui en coûterait 80 000 dollars… En outre, avant de faire ses tirages, Prince avait commenté les publications depuis son compte. Sous l’un des deux clichés, qui représentait Ratajkowski nue, il interrogeait : « As-tu été fabriquée en laboratoire par des adolescents27 ? » En somme, il l’invitait à se demander si elle n’était pas un pur fantasme, une pure création masculine, comme Matzneff avait réussi à faire croire à Vanessa Springora qu’elle était une « fiction », sans autre existence que celle qu’il lui donnait.

Dans une certaine mesure, et même si c’est particulièrement flagrant dans le cas de Vanessa Springora en raison du déséquilibre criminel entre les deux protagonistes en termes d’âge et de pouvoir, cet enfermement des femmes dans les mots des hommes et cette confiscation de leur parole peuvent apparaître comme une donnée universelle. La loi dominante de notre univers amoureux et sexuel semble calquée sur celle qui règne au château de Roissy où est emmenée O, l’héroïne du roman érotique de Pauline Réage Histoire d’O. Les pensionnaires sont « soumises à la règle absolue du silence en présence d’un homme, qu’il soit maître ou valet ». La seule fois où O est autorisée à parler, c’est pour dire ce qu’on attend d’elle : elle répète les phrases que lui dicte son maître « en les transposant à la première personne comme dans un exercice de grammaire28 ». Créée par Pauline Réage pour plaire à son amant, l’éditeur Jean Paulhan, qui préfaça le roman, O « vient se profiler dans le creux exact de l’imaginaire masculin », observe Anne-Marie Dardigna dans son étude de la littérature érotique29. De même, le désir de Roberte, l’héroïne d’une série de romans de Pierre Klossowski, « n’est rien d’autre qu’une réponse à celui de l’homme qui la désire », note l’essayiste, qui y voit un symbole du mutisme imposé à toutes les femmes.

Écrivant au terme d’une décennie – les années 1970 – marquée par un important militantisme féministe, Anne-Marie Dardigna se souvenait de la terreur manifestée par beaucoup d’hommes, dix ou quinze ans plus tôt, quand des femmes s’avisaient de parler de leurs désirs, de leurs fantasmes ou de leur vision de la sexualité : ils « se pétrifiaient dans un silence médusé (à la lettre) ». Et elle commentait : « Terrorisme de la réprobation silencieuse qui fait sentir aux femmes à travers tout leur corps que leur parole est interdite30. » Celle qui se mêle de critiquer la vision dominante de l’érotisme, ou qui ose se poser en sujet du récit amoureux ou sexuel, est perçue comme une menace que l’on conjure en la ridiculisant, en faisant d’elle une créature grotesque. Quand, en 1992, Annie Ernaux a publié Passion simple, récit d’une liaison torride vécue à cinquante ans avec un homme de dix ans plus jeune qu’elle31, « la critique masculine a été particulièrement effroyable, se souvient-elle. On m’a même affublée du surnom de “Madame Ovary”. Un auteur homme n’aurait jamais essuyé ce genre de critique ! Les hommes ont le droit d’écrire sur la passion sans qu’on les emmerde, et pas les femmes. Elles doivent rester à leur place et être aimées (ou pas) !32 ».

Presque quinze ans plus tard, on a encore pu vérifier la justesse de cette analyse lors de la parution des deux tomes de la bande dessinée Fraise et Chocolat, dans laquelle Aurélia Aurita racontait avec un enthousiasme primesautier sa vie sexuelle avec son compagnon de l’époque, l’auteur et éditeur Frédéric Boilet33. Les forums du site ActuaBD bruissent encore des réactions de réprobation épidermique datant de la parution de l’intégrale, en 2014. « Un chef-d’œuvre de narcissisme masturbatoire », assène l’un. À quoi un autre commentateur répond, dédaigneux : « En même temps pas assez de corps dans le dessin pour que ça puisse vraiment servir à cela. » On sent l’agacement face à l’intrusion d’une femme dans un genre solidement masculin – et machiste34 : « Est-ce qu’on peut sérieusement appeler ça une BD ? » reprend le premier. « Aurélia Aurita parle de sexe sans pudeur, mais tout cela n’est pas vraiment excitant, décrète un autre. Ou alors il faut fermer les yeux ou être très imaginatif. Mais cela doit plaire aux féministes qui n’aiment pas l’image classique de la femme représentée par des hommes… » Un autre renchérit : « D’accord avec vous. À part que les féministes, les vraies, pas les féministes de luxe, ne perdent pas leur temps à lire ce genre de truc. En plus, c’est complètement dépassé. » En résumé : l’autrice est vaniteuse et nombriliste (les femmes, quoi…), elle manque de « pudeur », elle dessine mal et, de toute façon, ce n’est pas excitant. « Une femme racontant le plaisir et le sexe, ça rencontre toujours autant de réactions hostiles, en 2014 comme en 2006 », grince une intervenante, qui conclut : « On parle tout de même de la BD, où tous les auteurs ont des carnets remplis de meufs à poil et sortent régulièrement des bouquins avec du sexe dedans. C’est désespérant […] de lire toujours autant d’hypocrisie et de mauvaise foi35. » À la même époque, Libération présente Frédéric Boilet en disant qu’il est connu pour avoir été l’« objet de la boulimie sexuelle d’Aurélia Aurita dans Fraise et Chocolat » : une formulation surprenante, qui pathologise l’autrice et en fait une créature vaguement menaçante, comme si, dans ces deux albums, l’esprit d’initiative et l’appétit sexuel n’étaient pas équitablement partagés36.

La femme qui fantasme, un « monstre »

En 1973, aux États-Unis, Nancy Friday a publié Mon jardin secret, dans lequel des Américaines anonymes évoquaient leurs fantasmes et le rôle qu’ils jouaient dans leur vie sexuelle. Dans le prologue du livre, elle relate l’accueil… contrasté qu’elle a reçu chaque fois qu’elle s’est elle-même risquée à confier les siens à des hommes au cours de sa vie. Il y a d’abord cette scène vécue avec un amant. Ils s’entendaient si bien, elle se sentait si libre sexuellement avec lui que, lorsqu’il lui demanda, un soir où ils étaient au lit : « À quoi penses-tu ? », elle lui répondit sans aucune autocensure. Il eut une réaction qui la stupéfia : « Il sortit du lit, remit son pantalon et rentra chez lui37. » Plus tard, en y réfléchissant, elle se rendit compte que, en réalité, elle n’avait jamais fait que se prêter à ses fantasmes à lui. Échaudée par l’expérience, elle garda le silence avec ses amants ultérieurs, jusqu’à ce qu’elle rencontre celui qui allait devenir son mari et qu’elle se risque à dévoiler à nouveau ce qui se tramait sur la scène de son cerveau. « Son regard admiratif et amusé me fit l’effet d’une rédemption. Je réalisai combien il m’aimait, et que, puisqu’il m’aimait, il aimait tout ce qui me donnait une vie plus abondante. » Ayant retrouvé sa confiance en elle, elle intégra dans le roman qu’elle écrivait un chapitre consacré aux rêveries érotiques de son héroïne. Mais son éditeur fut révulsé. Cela faisait apparaître son personnage comme un « monstre », lui dit-il. Il objecta : « Si elle est tellement dingue du type avec qui elle est, s’il baise aussi bien, pourquoi pense-t-elle à tous ces trucs de cinglée ? Pourquoi ne pense-t-elle pas à lui ? »

Par la suite, elle se heurterait souvent au sentiment de trahison et de panique qu’éprouvent certains hommes lorsqu’ils découvrent que leur compagne a des fantasmes. L’un d’eux répond même à son appel à témoignages en disant qu’il lui écrit de la part de son épouse, qui lui fait savoir qu’elle n’a absolument aucun fantasme ; et il signe la lettre de son nom à elle… Cela l’irrite profondément : « Un homme peut avoir un orgasme pendant que sa femme pense à sa liste de courses : est-ce que c’est préférable ? » Les plus ouverts d’esprit y gagnent cependant une amélioration providentielle de leur propre vie sexuelle. Une femme témoigne : « Mon mari est au courant [de mes fantasmes] et il approuve totalement. J’ai même parfois l’impression qu’il se repose sur cela, en particulier quand il est fatigué. C’est comme s’il me disait : “Allez, chérie, rappelle-toi comment c’était, ramène-nous là-bas.” » Une autre observe que ses fantasmes produisent, pour son compagnon comme pour elle, des « sessions plus érotiques », qui à leur tour fournissent un matériau pour de nouveaux fantasmes : « C’est comme placer son argent à la banque38. »

À son éditeur, Nancy Friday savait qu’elle pourrait répondre tant de choses. Elle aurait voulu lui demander pourquoi les désirs et les fantasmes des hommes s’étalaient absolument partout sans que personne y voie une déviance ou les trouve dérangeants ; « pourquoi ceux de Henry Miller, Norman Mailer ou D. H. Lawrence étaient reconnus pour ce qu’ils pouvaient effectivement être : de l’art ». Mais elle ne répondit rien : « Ses insinuations, comme le rejet de mon ancien amant, m’avaient touchée là où j’étais le plus sensible : à l’endroit où les femmes, si ignorantes du véritable “moi” sexuel les unes des autres, sont le plus vulnérables. » Son entreprise de collecte de fantasmes féminins, à la fois à travers des entretiens réalisés dans son entourage et grâce aux lettres reçues après avoir passé des petites annonces dans la presse, visait à mettre fin à cette ignorance mutuelle, à déculpabiliser et décomplexer les femmes. Mon jardin secret permet de vérifier que, quand elles livrent dans un total anonymat les scénarios qui les amènent le plus efficacement à l’orgasme – que ce soit seules ou avec un ou une partenaire –, on est loin des représentations lénifiantes d’une sexualité romantique et sentimentale : il y a des doubles et des triples pénétrations, il y a des chiens, il y a des ânes… Cela amène à présumer que, le reste du temps, les fantasmes féminins ne sont pas seulement victimes de la censure masculine, mais aussi de l’autocensure des femmes elles-mêmes, par souci d’autopréservation : quand on est confrontée toute sa vie au risque de la violence sexuelle, on n’a pas envie de donner la moindre prise au discours selon lequel « elles aiment ça » – comme si le plan fantasmatique pouvait se confondre avec celui de la réalité, ou comme si des fantasmes trash signifiaient qu’on était à la disposition du premier salopard venu.

Il n’en reste pas moins que, dans la littérature érotique française du XXe siècle, les femmes ont été largement privées de parole sur leur expérience de l’amour et du sexe. L’analyse des ressorts profonds de cette littérature – Pierre Klossowski, Alain Robbe-Grillet, Georges Bataille et quelques autres – dans Les Châteaux d’Éros produit le même genre de soulagement, de démystification brutale et salutaire que Le Consentement. Comme Vanessa Springora avec Matzneff, Anne-Marie Dardigna pulvérise en quelques formules assassines des œuvres qui se voulaient intimidantes et inattaquables. Elle met à nu le conservatisme profond qui s’y exprime ; la façon dont, tout en se voulant transgressives, elles restent prisonnières de la morale catholique et de son obsession du péché ; le caractère convenu et factice de leurs radotages sur l’Amour et la Mort ; leur angoisse devant le corps et le sexe féminins, assimilés à une nature incontrôlable et débordante qu’il revient au masculin civilisateur de juguler ; leur « inflexible rejet des femmes », réduites à une monnaie d’échange entre hommes ; leur ancrage dans une haute société privilégiée et réactionnaire… Aux États-Unis, Kate Millett a mené le même travail, à la fin des années 1960, en analysant avec une acuité impitoyable quelques scènes choisies des romans de Henry Miller et de Norman Mailer39.

Ce travail mériterait d’être poursuivi. Il montre à quel point, le plus souvent, ce que nous apprenons à considérer comme le « sexe » hétérosexuel est en réalité le « sexe par/pour les hommes », sans que notre œil soit exercé à distinguer la différence. Cette confusion est nourrie par une subordination à la fois culturelle et économique des femmes qui a fini par se fondre dans le décor, par passer pour naturelle. J’ai été médusée, par exemple, de voir parfois l’œuvre de l’écrivaine canadienne Nelly Arcan classée dans la littérature érotique, alors que ses livres évoquant son expérience de la prostitution et, plus largement, toute son expérience de la vie de femme exsudent un désespoir atroce, qui l’a menée au suicide. Il y a quelque chose d’absurde dans le clivage souvent établi entre un féminisme dit « pro-sexe » et un féminisme « abolitionniste » ou « radical ». Plutôt que « sexe » ou « pas sexe », la question décisive ne devrait-elle pas être : du sexe pour qui ? En présence de n’importe quelle situation sexuelle impliquant des femmes et des hommes, on pourrait se demander si elle existe pour servir les désirs, les fantasmes et le plaisir de ses protagonistes masculins, ou aussi, à parts égales, les désirs, les fantasmes et le plaisir de ses protagonistes féminines – et si possible sans qu’il s’agisse seulement pour elles d’un « plaisir de faire plaisir » dans la droite ligne de l’impératif d’abnégation féminine40. Les résultats seraient probablement un peu déprimants.

Harrison et moi

Mais à quoi peut bien ressembler la liberté érotique ? Est-il même possible d’avoir des désirs dont on est sûre qu’ils nous appartiennent quand on a été plongée toute sa vie dans un monde régi par la domination masculine ? Gamine, sans aucune notion de ce que les adultes pouvaient faire entre eux au juste, j’étais une petite usine à fantasmes, et ces fantasmes impliquaient déjà une supériorité très claire des garçons, avec un aspect vaguement masochiste. Ce qui, quand j’y repense, me fascine : d’où cela me venait-il ? Je ne connaissais rien de la vie, je venais d’arriver sur cette planète, mais j’avais visiblement déjà intégré certaines grandes lois de mon environnement. De même, vers l’âge de six ou sept ans, dans la petite chambre mansardée de la maison familiale qui servait de salle de jeux, mon camarade J. et moi adorions interpréter encore et encore le même scénario : je faisais semblant d’être une femme qui sortait de chez elle pour aller se promener, tandis que lui était une sorte d’homme-loup qui la guettait, tapi derrière un arbre. J’avais à peine fait quelques pas « dehors » qu’il se jetait sur moi et me renversait au milieu des coussins pour me dévorer. Je trouvais intensément satisfaisant ce jeu qui associait le masculin à la prédation.

À l’adolescence, ce goût s’est confirmé. J’étais fascinée par le type de virilité qu’incarnait l’acteur Harrison Ford, à la fois dans Star Wars et dans Indiana Jones. La scène de L’Empire contre-attaque dans laquelle Han Solo surprend la princesse Leia alors qu’elle effectue une réparation dans un recoin du vaisseau, où il l’amène à avouer à demi-mot qu’il lui plaît avant de l’embrasser malgré ses rebuffades, m’apparaissait comme un sommet de romantisme et d’érotisme. J’aimais cette idée d’un homme qui voit clair en vous et qui prend l’initiative du rapprochement ; ce qui, probablement, révèle surtout à quel point j’étais tétanisée à la perspective de devoir formuler ou assumer mes désirs, ou de devoir prendre moi-même une initiative quelconque – revoilà le rêve d’être prise en charge par un homme providentiel, que j’évoquais au chapitre précédent. Dans sa jeunesse, le blogueur et YouTubeur Jonathan McIntosh a lui aussi regardé « des dizaines de fois » les films de Harrison Ford, en s’identifiant fortement aux personnages qu’il interprétait. Dans une vidéo, en 2017, il a mis en évidence le schéma semblable suivi par plusieurs « scènes de séduction » de l’acteur (dans les sagas précitées, mais aussi dans Blade Runner, qui a longtemps été son film préféré, dit-il)41. Ignorant les protestations de pure forme des personnages féminins, le héros les circonscrit peu à peu, envahit leur espace personnel jusqu’à ce qu’elles soient acculées et qu’elles lui cèdent. La séquence de L’Empire contre-attaque a son pendant dans Indiana Jones et le temple maudit : quand Willie (Kate Capshaw) lui annonce qu’elle en a assez de lui et qu’elle « rentre à Delhi », avant de tourner les talons d’un air furieux, l’aventurier la ramène à lui à la pointe de son fouet et l’embrasse. Dans les deux cas, le baiser est interrompu par une intrusion comique : celle du robot gaffeur Z-6PO (ou C-3PO) dans Star Wars et celle d’un éléphant qui arrose le couple dans Indiana Jones.

Ce schéma n’est évidemment pas réservé aux personnages interprétés par Ford, même si les scénaristes en ont usé et abusé dans son cas : McIntosh montre aussi, par exemple, une scène de 007 Spectre dans laquelle James Bond (Daniel Craig), après avoir fracassé au sol un verre d’alcool en signe d’implacable détermination virile, se met à avancer lentement vers Lucia Sciarra (Monica Bellucci) qui recule, tout en lui expliquant à quel point il a bien fait de tuer son mari ; lorsqu’elle se retrouve dos à un miroir, il l’embrasse. Ainsi, à travers ces films et bien d’autres, des millions de spectatrices, dont moi, ont appris à associer la force brute et la menace à la séduction, tandis que des millions de spectateurs, dont Jonathan McIntosh, ont appris que le « non » des femmes n’était qu’un « oui » qui n’osait pas s’avouer, que leur colère était toujours feinte et que leurs imprécations ne représentaient qu’une invitation à insister davantage. En somme, mon imaginaire érotique – et le vôtre aussi, peut-être – est fondé sur la culture du viol.

L’écrivaine et performeuse Wendy Delorme constate que nos fantasmes naissent par « inception » : elle fait référence au film de ce nom réalisé par Christopher Nolan et sorti en 2010, dont le héros « est missionné pour implanter une idée dans le subconscient d’un sujet de façon que le sujet pense qu’il a eu l’idée par lui-même ». Dans un texte de 2013, elle remonte aux origines d’une image érotique qui lui est venue autour de l’âge de douze ans. Couchée nue dans son lit, elle imaginait un Maître, un homme au visage indistinct debout sur le seuil de sa chambre, qui s’approchait lentement. « Je me visualise attachée sur mon lit, couverte d’un fin tissu qu’il enlèvera doucement en le faisant glisser sur mon corps. Je frissonne et me trouve incapable d’imaginer plus loin parce qu’à cet âge-là je ne sais pas comment ça se passe, concrètement, “la suite”. » C’est seulement à trente ans passés, en tombant par hasard à la télévision sur une rediffusion d’Angélique, marquise des anges, qui avait marqué son enfance, qu’elle a soudain compris d’où lui était venu ce fantasme : ce « Maître » était inspiré de l’époux d’Angélique. Elle a pris conscience à cette occasion que, au cours du film, l’héroïne est « violentée environ toutes les vingt minutes par divers agresseurs ». Et que, là encore, ces viols sont montrés comme la réalisation de son désir profond : « Chaque fois qu’un homme est sur le point de la posséder de force, elle est montrée se débattant avec des gestes de libellule, avant de succomber toujours le rose aux joues, les paupières baissées, évanouie (alanguie ?) dans une posture qui ressemble tant à un abandon érotique que c’en est très troublant. » Delorme mesure alors la puissance de cette « mer de productions littéraires et médiatiques » qui, dit-elle, « forgent nos imaginaires érotiques avant même que nous sachions ce qu’est un rapport sexuel consenti, désiré »42.

Que nos fantasmes aient été façonnés très tôt par les influences culturelles subies ne signifie cependant pas qu’ils sont gravés dans le marbre. À la première lecture, Histoire d’O43 m’avait mise en transe. Quand je l’ai repris après avoir lu l’analyse qu’en fait Anne-Marie Dardigna dans Les Châteaux d’Éros, l’envoûtement avait disparu. Sa mystique sacrificielle aux forts relents de catholicisme me rebutait (Dominique Aury estimait qu’elle aurait fait une « excellente religieuse44 » et, onze ans avant de signer Histoire d’O sous le nom de Pauline Réage, elle avait publié une Anthologie de la poésie religieuse française). La féminité enfantine d’O m’agaçait, et la dévotion que lui inspiraient les figures masculines me paraissait ridicule. J’étais gênée qu’elle souffre autant, qu’il ne soit quasiment jamais question de sa jouissance à elle et qu’elle éprouve du « dégoût » à l’idée de se masturber. Je n’ai jamais compris le charme du fouet, mais, cette fois, il me révulsait franchement (« Il n’y a rien de tel que des livres de piété pour vous donner de bonnes idées de supplices », disait Pauline Réage45). Je n’aimais pas qu’O soit un objet d’échange entre deux hommes qui la partageaient « comme sans doute jadis, quand ils étaient plus jeunes, ils avaient partagé ensemble un voyage, un bateau, un cheval », ni l’idée que « ce que chacun chercherait en elle, ce serait la marque de l’autre, la trace du passage de l’autre »46. La beauté sublime de l’annihilation de sa personnalité, qui culminait dans son annihilation physique, m’échappait. J’étais frappée par l’atmosphère réactionnaire dans laquelle baignait le récit, par son sérieux lugubre. Je n’ai pas été étonnée d’apprendre que Pauline Réage/Dominique Aury avait une « vocation militaire rentrée ». Ni que, pour elle, le corps était « quelque chose qui est fait pour être réduit, pour être maîtrisé, commandé47 ». Bref, le pacte de lecture était rompu.

Avec Histoire d’O comme avec Belle du Seigneur, les relectures à dix, quinze ou vingt ans d’intervalle me servent de marqueurs de mon évolution. Le risque est cependant de me catapulter dans un no man’s land fantasmatique : je ne suis plus aussi bon public, je ne me laisse plus refiler n’importe quoi, mais j’ai du mal à trouver des extases de rechange. Même si j’admire sincèrement sa démarche, par exemple, le porno féministe d’Erika Lust ne suscite bien souvent chez moi qu’une excitation polie. Dans Les Chemins du désir, Claire Richard raconte s’être heurtée au même constat : « Pourtant, en théorie, je suis complètement pour. Je milite pour la réappropriation du corps des femmes par elles-mêmes, je suis pro-sexe, j’admire Ovidie, je suis fan d’Annie Sprinkle, j’ai lu Wendy Delorme. Mais le porno féministe ne me fait pas envie. J’ai beau dire, je suis conditionnée. Je mouille sur du porno mainstream. Comme on peut être pour l’agriculture durable et secrètement adorer le Triple Whopper de Burger King. » Une de ses amies lui glisse une explication possible : « Le porno est associé à la transgression, c’est ça qui le rend si attirant. S’il est aligné avec tes convictions, il n’est plus transgressif du tout48. »

La transgression est-elle une part indispensable du fantasme ? Nancy Friday en propose une définition plus large : « Je crois qu’une grande part des fantasmes féminins dénotent le besoin psychique d’une exploration complète de tout ce qui nous a été défendu en tant que filles, de la totalité de ce qu’on peut concevoir de sexuel. » Quand elle se masturbe, une des femmes qui témoignent dans son livre, Mary Jane, rêve habituellement qu’elle se promène seule sur une plage, qu’elle retire tous ses vêtements et qu’elle va nager dans la mer avant de s’allonger nue au soleil et de sentir la brise caresser sa peau ; parfois, la scène se déplace dans une cascade de montagne49. Voilà, c’est tout. Dans certains cas, l’élément transgressif peut donc être… plutôt mince. Ce qui est sûr, c’est que le fantasme implique de lâcher la bride à son imagination, de laisser son esprit former toutes sortes d’images et de scénarios répondant à une nécessité obscure et profonde, en faisant table rase de toute considération morale. Et dès lors, effectivement, il peut comporter une large part de transgression.

Sauf qu’il y a mille formes de transgression possibles. Et nous pouvons choisir celles qui nous conviennent le mieux. Ainsi, je tombe tout de même sur une production d’Erika Lust qui me captive vraiment : Safe Word, une minisérie sadomaso dont l’héroïne existe pleinement, avec sa personnalité, son regard, ses désirs. Elle est montrée dans son quotidien, dans sa vie professionnelle ; elle est dans une quête de plaisir active, l’histoire est racontée de son point de vue, et les scènes pornographiques sont tournées avant tout vers sa jouissance à elle50. Autrement dit, je peux avoir ma dose de transgression sans pour autant devoir m’identifier à une catéchumène ectoplasmique comme O. Par ailleurs, même si nous recherchons la transgression, il faut malgré tout que quelque chose dans ce que nous lisons ou regardons fasse appel en nous, d’une manière ou d’une autre – et même si c’est de la manière la plus tordue –, à une notion de plaisir. Et ces dispositions peuvent varier, comme en témoigne l’évolution qui a fait disparaître ma sensibilité à l’univers de Pauline Réage.

« O » ou l’histoire d’un piratage

Ce n’est pas le fantasme d’une réduction à l’impuissance totale que je renie. Dans Histoire d’O, je reconnais encore sa force d’attraction. C’est plutôt tout ce qui l’environne dans ce roman que je ne supporte plus. En le reprenant aujourd’hui, je comprends que ce qui m’exaspère surtout, plus encore que tout ce que j’ai déjà mentionné, c’est la façon dont Jean Paulhan a piraté le livre. Sa préface a tout du marquage de territoire, comme s’il pissait consciencieusement tout autour de l’œuvre de sa maîtresse. Ainsi, il s’attendrit d’un détail du texte : « C’est qu’O, le jour où René l’abandonne à de nouveaux supplices, garde assez de présence d’esprit pour observer que les pantoufles de son amant sont râpées, il faudra en acheter d’autres. » Il s’émerveille : « Voilà ce qui me semble à moi presque inimaginable. Voilà ce qu’un homme n’aurait jamais trouvé, en tout cas n’aurait pas osé dire. » Délice de ce combo ultime pour les fantasmes masculins : l’esclavage domestique mêlé à l’esclavage sexuel (sa préface s’intitule « Le bonheur dans l’esclavage »). Il fallait, en effet, saluer cet apport majeur des femmes à la littérature érotique : la charge mentale même au milieu des fouets et des chaînes, braves petites… Je grince aussi des dents en relisant cet autre extrait, célèbre, de la prose de Paulhan (dans l’édition que je possède, il sert de quatrième de couverture, éclipsant la voix de l’autrice). Il exulte : « Enfin une femme qui avoue ! Qui avoue quoi ? Ce dont les femmes se sont de tout temps défendues (mais jamais plus qu’aujourd’hui). Ce que les hommes de tout temps leur reprochaient : qu’elles ne cessent pas d’obéir à leur sang ; que tout est sexe en elles, et jusqu’à l’esprit. Qu’il faudrait sans cesse les nourrir, sans cesse les laver et les farder, et sans cesse les battre. Qu’elles ont simplement besoin d’un bon maître, et qui se défie de sa bonté. » Et, plus loin : « C’est qu’aux femmes du moins il est donné de ressembler, leur vie durant, aux enfants que nous étions51. » Argh.

Le roman a été instrumentalisé, d’abord par Paulhan lui-même pour claironner triomphalement ses généralisations antiféministes, puis par l’ensemble du milieu culturel et médiatique. À la sortie de l’adaptation cinématographique de Just Jaeckin (le réalisateur d’Emmanuelle), en 1975, L’Express mit Histoire d’O à sa une. On y voyait l’actrice Corinne Cléry seins nus, les mains au-dessus de la tête, avec, sous l’image, une reprise des mots de Paulhan, « Enfin une femme qui avoue », et cette précision : « Par Jean Paulhan, de l’Académie française »52. Les femmes à poil, muettes, offertes à la concupiscence du public, et les hommes à l’Académie : dans une France en pleine effervescence féministe (et en pleine Année internationale des femmes), voilà que chacun retrouvait sa juste place. En pages intérieures du magazine, un autre extrait de ce fléau de préface était mis en exergue : « Tout se passe comme s’il existait dans le monde certain équilibre mystérieux de la violence dont nous avons perdu le goût et jusqu’au sens. Et moi je ne suis pas fâché que ce soit une femme qui les retrouve. » Les militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF) firent une descente à la rédaction de L’Express aux cris de « Pas d’argent sur nos corps ! » et « La police protège le viol »53.

Mais Pauline Réage/Dominique Aury ne peut pas être tenue pour directement responsable de l’usage politique qui a été fait de son œuvre. Dans un entretien, en 1988, elle jugeait d’ailleurs que la préface « ne correspondait pas tellement au livre », admettant à demi-mot que Paulhan s’était fait plaisir : « L’angle qu’il avait pris lui plaisait bien. Tant pis si elle a fait encore plus scandale que le roman »54. Elle-même n’avait pas écrit pour être publiée et n’avait « même pas une seconde » imaginé que ce soit possible. Elle précisait : « La publication, c’est parce qu’il [Paulhan] avait envie que ce soit publié, ça m’était égal. » Histoire d’O n’était pas un roman, mais une « lettre », insistait-elle, dont son amant était le seul destinataire : « C’est un peu Schéhérazade55. » On peut comprendre son exaltation durant ces nuits d’été où elle l’écrivit dans la solitude de sa chambre (Paulhan était marié, elle était divorcée), lui expédiant un chapitre après l’autre au matin. Elle en a fait un récit très beau : « Les journées n’en finissaient pas, et la lumière du matin perçait à des heures insolites jusqu’aux poussiéreux rideaux noirs de défense passive, derniers vestiges de la guerre. Mais sous le petit phare allumé au chevet du lit, la main qui tenait le crayon courait sur le papier sans souci de l’heure ni de la clarté. La fille écrivait comme on parle dans le noir à celui qu’on aime, lorsque les mots d’amour ont été retenus trop longtemps et ruissellent enfin. Pour la première fois de sa vie écrivait sans hésitation, sans répit, rature, ni rejet, écrivait comme on respire, comme on rêve56. »

C’est vrai : avec ce récit, elle voulait répondre aux attentes de Paulhan. « Une fille amoureuse dit un jour à l’homme qu’elle aimait : moi aussi je pourrais écrire de ces histoires qui vous plaisent57… » Une entreprise dont il salue la pleine réussite : « O exprime, à sa manière, un idéal viril. Viril, ou du moins masculin58. » Mais on aurait tort de décréter que ce roman est entièrement aliéné. Ce sont tout de même ses fantasmes à elle, très anciens (ils remontaient à ses quatorze ou quinze ans, disait-elle), qu’elle met en scène : « Vraiment, j’ai pensé uniquement à essayer de raconter ces histoires qu’après tout je m’étais racontées à moi-même pour m’endormir, pour me faire plaisir à moi-même au moment de dormir59. » Le château de Roissy où est emmenée O est inspiré du souterrain dont, enfant, elle avait imaginé l’existence sous la maison familiale. Effectivement, O est passive, muette, et ne fait que répéter les paroles que son amant lui dicte (ou lui murmurer « je t’aime »). Mais Pauline Réage parle, elle. Elle bâtit cette histoire, elle en choisit chaque mot. En dépit de tout ce qu’on peut lui reprocher, Histoire d’O est aussi l’expression de la pulsion vitale d’une femme, de son amour et de son désir pour un homme. La vie est courte, et l’urgence de vivre, d’aimer, de jouir, oblige à faire avec son imaginaire tel qu’il est, même s’il est encombré de tout le fatras d’une éducation conservatrice.

Par ailleurs, Dominique Aury – qui n’a confirmé officiellement être Pauline Réage qu’en 1994, à l’âge de quatre-vingt-six ans, dans le New Yorker – n’a jamais pris publiquement des positions antiféministes, comme peut le faire une Catherine Millet aujourd’hui. Elle n’aimait pas le MLF, mais elle disait avoir « toujours été féministe ». Interrogée en 1975 au sujet de la sentence de Jean Paulhan (mort en 1968) selon laquelle Histoire d’O prouverait que « tout est sexe » chez les femmes, « jusqu’à l’esprit », elle répondait, non sans une certaine insolence : « C’est vrai pour les hommes aussi, tout est sexe en eux, pourquoi pas ? » Et elle ajoutait : « Dès qu’il est question d’érotisme ou d’amour, les hommes oublient qu’une femme est aussi un être humain, qu’elle n’est pas seulement un objet érotique. Dans la même occasion, les femmes ne font à peu près jamais de l’homme un objet érotique – et quand elles le font, ils ne le pardonnent pas, ils sont offensés60. »

Son cas montre que, même quand elle écrit un best-seller international, une femme peut être muselée, écrasée et sous-estimée par son entourage. Il existe très peu d’entretiens avec Dominique Aury ; et pourtant, dans celui de 1988, publié par Gallimard en 1999, un an après sa mort, son interlocutrice l’interroge presque uniquement sur Paulhan – sûrement un grand éditeur, mais qui n’a laissé aucune œuvre marquante – et sur tous les autres Grands Hommes qu’elle a côtoyés au cours de sa vie, puisqu’elle a été pendant vingt-cinq ans la seule femme au comité de lecture de Gallimard. Elle l’invite à donner son expertise sur des sujets tels que : « On dit que Jean Paulhan parlait toujours debout » (en effet, le monde veut savoir), ou à évoquer Gaston Gallimard : « Qui était au fond Gaston ? ». Sur cent dix-sept pages, seules treize sont consacrées à Histoire d’O61… C’est facile, ensuite, d’attribuer à Dominique Aury une « vocation » pour la « clandestinité » : elle avait intérêt à aimer ça, la pauvre ! Comme si on lui avait laissé le choix ! (Même si, par ailleurs, la clandestinité du pseudonyme a dû avoir ses charmes. Entendre Albert Camus décréter devant elle qu’il était impossible qu’Histoire d’O ait été écrit par une femme62, par exemple, a dû être assez savoureux…)

Un poison… ou un contre-poison ?

Il n’est pas sûr que les fantasmes des hommes soient plus authentiquement les leurs, ce qui peut aussi les contrarier. Mais, au moins, leur imprégnation par la domination masculine n’implique pas le même élément de masochisme que pour les femmes. Ils ne sont pas confrontés à ce sentiment désagréable qu’une part d’eux-mêmes – et la plus intime, la plus secrète, celle qui se rapporte à leur quête de plaisir et d’épanouissement – se fait la complice d’un ordre qui les opprime. La « voix étrangère » qui entre dans la tête de Claire Richard résume bien ce trouble : « Non mais comment tu peux être féministe et excitée par des histoires où les femmes sont traitées comme des chiennes ? Comment tu peux lire Christine Delphy et rêver qu’on te traite de pute ? Non mais qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Tu vas me relire Monique Wittig et plus vite que ça63. » Face à ce qui ressemble à une dissociation alarmante, Wendy Delorme, elle, refuse absolument d’avoir honte ou de se laisser accuser du conditionnement subi. Après avoir décrit une scène où elle s’imagine au centre d’un gang bang, elle conclut : « Je n’ai aucune culpabilité. Sans ce fantasme, peut-être que je mettrais plus de vingt minutes à jouir, peut-être que je ne jouirais pas, je n’en sais rien. » Et cela, ajoute-t-elle, même si elle a conscience que ce qui la fait jouir, « c’est un symptôme que le monde est mal foutu, que des siècles d’oppression ne s’effacent pas en soixante ans de féminisme, que je suis infoutue de fantasmer en dehors de la cage mentale qui a été construite pour mon corps par d’autres que moi64 ».

Mais avoir réglé cette question ne résout pas tout. D’accord, ce n’est pas de notre faute, mais est-ce que c’est grave ? S’agit-il de quelque chose avec quoi on peut vivre ou qu’il faudrait essayer de changer ? Est-ce que cela porte à conséquence, ou pas ? Est-ce que cela nous fait du mal à notre insu ? En 1983, irritée de n’entendre parler de libération sexuelle qu’en termes de connaissance anatomique (même si elle en admettait l’importance), la féministe australo-britannique Lynne Segal estimait qu’« être capable d’avoir un orgasme grâce à des fantasmes intensément masochistes n’a pas le goût d’une libération ». Et qu’on ne lui dise pas de ne pas s’inquiéter parce que, de toute façon, « les fantasmes évoluent avec le temps » : « Évoluer avec le temps, c’est exactement ce que les fantasmes masochistes ne font pas. En général, ils survivent, en dépit de notre quête croissante de force et d’autonomie dans notre vie quotidienne. » Elle-même, dit-elle, éprouve de la colère contre eux et « contre la déconnexion qu’ils occasionnent avec des amants qui, du moins ces derniers temps, sont aussi attentionnés, doux et stimulants physiquement que tout ce que je pourrais désirer ». Sa crainte n’est pas du tout que ces fantasmes encouragent une soumission réelle (elle n’y croit pas), mais qu’ils « rendent le partenaire secondaire, réduisant le sexe à la masturbation65 ».

D’autres pensent qu’on peut accepter en toute sérénité cette contradiction apparente entre ses convictions et ses aspirations imaginaires. Entre 2010 et 2012, l’écrivaine américaine Cheryl Strayed (autrice de l’intense Wild66) a tenu anonymement, sous le titre « Dear Sugar », une rubrique de courrier du cœur sur le site littéraire d’un ami. Elle y répondait aux dilemmes de tous ordres que lui soumettaient des correspondants eux aussi anonymes, femmes ou hommes. Ces échanges ont été rassemblés dans un livre67. L’un de ces courriers, envoyé par une femme hétérosexuelle de trente-quatre ans qui se définit comme « forte, indépendante, féministe », s’intitule : « Les pensées glauques m’excitent ». Son autrice explique que ses fantasmes portent sur l’inceste, sur l’idée d’être prise brutalement, d’être soumise. Elle en a d’autant plus honte, dit-elle, que son père, mort dans un accident de voiture quand elle avait huit ans, se montrait « légèrement abusif » envers elle. Elle demande à « Sugar » ce que, selon elle, elle devrait faire de ces pensées, « les accepter ou les combattre ? ». Elle précise qu’elle déteste les rapports de forces déséquilibrés « en dehors de la chambre à coucher », que le sadomasochisme ne l’intéresse pas et que la seule forme de domination qu’elle voudrait expérimenter au lit serait « presque uniquement conversationnelle ».

Dans sa réponse, Cheryl Strayed commence par la rassurer sur sa normalité. Elle lui conseille ensuite de ne pas sous-estimer le poids de son histoire familiale et d’entreprendre une thérapie pour l’explorer. Cela lui permettra aussi, dit-elle, de découvrir si ses fantasmes y sont connectés. Elle-même pense qu’il peut y avoir un lien, mais que cela ne signifie en aucun cas qu’elle désire ou aurait désiré être violée par qui que ce soit : « Cela pourrait signifier plutôt que tu as perdu quelque chose ou que tu as été blessée à un endroit que tes désirs sexuels tentent peut-être – mais seulement peut-être ! – de reconquérir ou de réparer. » Elle l’invite à ne pas en avoir peur : « Le principe du fantasme, c’est que c’est pour de faux. Et quand un fantasme est mis en scène, il l’est entre adultes consentants. Il y a un monde entre être violée et demander à quelqu’un d’arracher tes vêtements et de te baiser. » Elle martèle : « Tu ne veux pas être forcée à faire quelque chose que tu ne veux pas faire. Tu veux le contraire : tu veux que quelqu’un te fasse ce que tu désires qu’il te fasse. » Pour la persuader qu’elle ne risque rien, elle lui rappelle un jeu par lequel les enfants jouent à se faire peur dans le monde anglo-saxon : le jeu de « Mary Worth », ou « Bloody Mary ». Selon la légende, cette femme serait morte dans des circonstances affreuses (dont le récit varie). Le rituel consiste à se placer devant un miroir et à invoquer son nom un certain nombre de fois. Son visage ensanglanté apparaîtrait alors dans le miroir, et elle pourrait même le briser pour se jeter sur vous, vous attaquer et vous tuer. « Sugar » conseille à sa correspondante de se placer elle aussi devant un miroir et de répéter un certain nombre de fois : « Les pensées glauques m’excitent. » « Est-ce que le miroir se fendille et se met à ruisseler de sang ? Est-ce qu’un visage terrifiant apparaît ? Est-ce que tu t’enfuis de la pièce en poussant des cris perçants ? J’espère bien que non68. »

Il y a une piste intéressante dans cette idée que des scénarios qui nous paraissent compromettants et humiliants viendraient en réalité à notre secours, qu’ils auraient une fonction thérapeutique, une fonction de résolution. Nancy Friday considère que « nous sommes gagnantes dans tous nos fantasmes ». Y compris les fantasmes de viol : « Le prétendu “violeur” n’est que le deus ex machina que nous faisons entrer en scène pour nous catapulter au-delà d’une vie entière d’interdits féminins autour du sexe. » Il nous libère de la culpabilité de notre désir, comme je l’écrivais plus haut. D’ailleurs, la plupart du temps, il s’agit d’une vision du viol totalement irréaliste : on s’imagine forcée au début et non seulement consentante, mais extatique ensuite. Si invraisemblables que soient ces scénarios, et si problématique que soit leur omniprésence dans les productions culturelles dont nous sommes abreuvés, au moins, ils ne font pas appel à un masochisme réel. Et même si, parmi les femmes qui ont témoigné dans Mon jardin secret, certaines ont des fantasmes peuplés des pires supplices, cela n’implique aucun désir d’une transposition sur le plan de la réalité. « Je déteste ce qui m’arrive dans mes fantasmes, mais ils sont mêlés de manière inextricable à mon plaisir, qui est très réel », dit l’une d’elles69.

Peut-être que quand les femmes jurent qu’elles n’ont aucun désir d’être réellement soumises, torturées ou violées, qu’elles tiennent à leur intégrité physique et psychique, qu’elles sont par ailleurs indépendantes, féministes, etc., on pourrait… les croire. Peut-être que nous pourrions nous croire nous-mêmes. Puisqu’ils prennent forme dans des moments où nous cherchons à atteindre un bien-être maximal, on peut penser que nos fantasmes visent à aplanir toutes les difficultés qui se posent à nous, par tous les moyens possibles. Et s’ils incorporaient des éléments masochistes non pas comme un poison qui s’y infiltrerait malgré nous, mais comme un contre-poison ? Ils sont d’une grande plasticité, ils apparaissent en un claquement de doigts et disparaissent tout aussi vite s’ils ne nous satisfont pas ; ils sont pragmatiques, ils font feu de tout bois. On peut supposer qu’ils mêlent toutes sortes d’éléments hétérogènes qui se fondent les uns aux autres : certains empruntés à des situations que nous aimerions réellement vivre, les stratagèmes qui autorisent la libération de nos désirs dont parle Nancy Friday, et d’autres encore qui relèvent de la conjuration ou de la réparation. Chaque jour, en effet, même la moins féministe des femmes doit dépenser une énergie considérable, consciemment ou non, à se défendre contre la domination masculine, à composer avec elle et/ou à lutter contre elle – ne serait-ce qu’en étant vigilante quand elle marche dans la rue seule la nuit, par exemple, et dans toutes sortes d’autres circonstances. On peut présumer que c’est exténuant. Et que cela crée une tension qui, de temps en temps, nécessite une résolution.

Par moments, que nous soyons des féministes convaincues ou que nous rejetions ce mot, peut-être que nous avons besoin de devenir en pensée de mignonnes petites truies qui se roulent joyeusement dans la fange de la domination masculine, parce que c’est trop épuisant, tout le reste du temps, d’essayer d’éviter ses éclaboussures. Le fantasme d’être soumise à un ou plusieurs hommes, l’acceptation et même la revendication des qualificatifs dégradants qu’on nous jette à la figure, la recherche active, en imagination, des violences dont nous sommes sans cesse menacées visent peut-être à neutraliser cette domination, à la subvertir. Le fait que, souvent, nous imaginions prendre du plaisir à ces violences (ce qui ne peut se produire que dans l’univers du fantasme) implique que, dès lors, il ne peut plus rien nous arriver de mal. Notre esprit peut utiliser cette ruse pour nous persuader que nous sommes à l’abri, que nous sommes invincibles.

Avec cette hypothèse en tête, je relis dans une tout autre perspective les observations que j’ai rapportées plus haut. « Lire Christine Delphy » et « rêver qu’on vous traite de pute » n’impliquerait aucune contradiction, mais représenterait simplement deux exutoires différents et complémentaires face au sexisme, deux outils psychiques que nous utilisons tour à tour. Cela pourrait aussi être la raison pour laquelle les fantasmes masochistes « n’évoluent pas » même quand nous devenons plus libres et autonomes, comme le remarquait Lynne Segal : s’ils ne disparaissent pas, c’est parce que la domination masculine, elle, n’a pas disparu et que nous avons donc encore besoin d’eux pour nous en soulager. Cela pourrait expliquer aussi pourquoi des lesbiennes ont parfois elles aussi des fantasmes de soumission hétérosexuelle – comme en témoigne Wendy Delorme. De même, le porno féministe ne nous convainc pas tout à fait parce qu’il lui manque cette fonction de conjuration. C’est peut-être ce que voulait dire l’amie de Claire Richard quand elle remarquait qu’il n’était pas assez « transgressif ».

Cela n’implique pas que nous devrions, pour notre propre soulagement psychique, nous gaver de vidéos où d’autres femmes se font exploiter et violenter de manière tout à fait réelle (quelle horreur). Pour cela, les hentai, par exemple, les dessins animés japonais pornographiques – dont Claire Richard parle aussi70 –, sont intéressants : les fantasmes y passent directement d’un cerveau à l’autre, sans nécessiter le sacrifice de femmes réelles. Et leur affranchissement de tout réalisme, qui ouvre des possibilités infinies, peut se révéler libérateur : il n’est pas du tout plausible que vous preniez du plaisir à être violée, mais, de toute façon, il n’est pas du tout plausible non plus que vous soyez enlevée par un monstre à tentacules de l’espace. S’il vous fallait une confirmation du fait que tout ça est de la pure fiction, vous l’avez. Je ne suis pas en train d’appeler de mes vœux la multiplication des images pornographiques violentes ; mais ces images existent parce que la domination masculine existe. Et, tant que ce sera le cas, il est possible que certaines femmes les détournent pour en faire un usage défensif.

Je ne sais pas si cette hypothèse quant à la fonction de certains de nos fantasmes est juste. Mais les autres explications me semblent présenter trop d’affinités avec les bons vieux préjugés sur les femmes pour qu’on ne s’en méfie pas : ils trahiraient notre duplicité profonde, notre masochisme foncier… Quant à l’idée que nous serions empoisonnées par les productions culturelles qui nous entourent (l’« inception » dont parle Wendy Delorme), ne devrions-nous pas supposer que, dans les moments où notre cerveau cherche à nous donner le maximum de plaisir, à nous faire atteindre la détente la plus complète, il est capable de nous défendre contre ce genre d’infiltrations indésirables ? Ne devrions-nous pas lui faire confiance, même s’il utilise parfois des procédés que nous trouvons un peu… troublants ?

Si la scène où Han Solo surprend la princesse Leia dans L’Empire contre-attaque m’a autant frappée, cela ne traduit peut-être pas la vulnérabilité de mon esprit à la culture du viol, mais, au contraire, le soulagement que cela me procurait de voir représentée à l’écran une attitude menaçante qui n’était pas une vraie menace : elle était le fait d’un homme beau, désirable et foncièrement bien intentionné qui faisait partie des « bons » ; la femme voulait elle aussi ce qui se produisait ; la scène s’achevait sur une note comique qui confirmait son caractère inoffensif et attendrissant… Peut-être qu’en la regardant je n’ai pas appris à associer la menace à la séduction, comme je l’ai écrit plus haut, mais que j’ai été soulagée de voir une menace se révéler être une séduction, et être ainsi désamorcée.

Je pouvais en avoir besoin. À l’époque, je savais déjà ce qu’était une vraie menace. À treize ans, j’ai un jour été traînée sur dix mètres dans un couloir du collège, durant une récréation, par trois élèves plus âgés qui clamaient qu’ils allaient me violer dans les toilettes. Pendant des semaines, ensuite, j’ai regardé avec répulsion le pull que je portais ce jour-là sur le rayonnage de mon placard – un pull H&M en maille turquoise – et je crois bien que je ne l’ai plus jamais remis. Même si je n’ai jamais associé consciemment ce genre d’épisodes à mes fantasmes amoureux, est-il possible qu’ils en soient restés complètement déconnectés ? D’accord : cette scène de L’Empire contre-attaque n’est pas terrible. En matière de représentations des rapports hétérosexuels, nous pouvons et nous devons faire mieux. Mais si mon cerveau s’en est servi pour me rassurer et me consoler, je n’ai pas envie de lui en vouloir. J’ai plutôt envie de le remercier.

D’ailleurs, même si les scènes imprégnées de la culture du viol que nous voyons ou lisons dans toutes sortes d’œuvres de fiction nous marquent énormément, surtout quand nous sommes jeunes, et s’incorporent à nos rêveries, est-ce qu’elles sont vraiment à l’origine de nos fantasmes de soumission ? Je l’ai dit, il me semble que les miens ont commencé très tôt, en fait dès la maternelle (appelée en Suisse « jardin d’enfants »). À cette époque, je ne savais pas lire et je ne regardais pas encore la télévision. Faut-il en déduire que je subissais déjà la domination masculine et que je pouvais déjà éprouver un besoin de résolution de la tension psychique que cela créait ? Eh bien, maintenant que j’y réfléchis, oui. Je me souviens en particulier qu’un petit garçon de ma classe m’avait un jour dit que son père était policier, qu’il avait un fusil et qu’il allait venir chez moi pour me tuer. J’étais persuadée que c’était vrai et que personne ne pourrait me protéger ; j’étais terrorisée. J’avais éclaté en sanglots et, de retour à la maison, j’avais tremblé de peur toute la soirée. Est-il possible que mes fantasmes qui mettaient les garçons en position de pouvoir aient eu à voir avec ce genre de frayeurs, et que le jeu dans lequel J. se jetait sur moi pour me dévorer ait eu pour but lui aussi de me permettre d’apprivoiser la menace que je ressentais en la maîtrisant – en en faisant, précisément, un jeu –, ce qui pourrait expliquer la satisfaction intense qu’il me procurait ?

Si cette analyse est juste, alors on mesure l’erreur de Jean Paulhan lorsqu’il croit voir dans Histoire d’O un « aveu » sur la nature « esclave » des femmes. Pauline Réage n’avoue rien du tout – à part, indirectement, que les phallocrates dans le genre de Paulhan la font suer. (Elle disait avoir réalisé tardivement, après avoir reçu une lettre indignée d’un lecteur qui lui reprochait de montrer les hommes comme des salauds, que son roman pouvait avoir été une manière de « se venger d’une façon générale de la race masculine71 ». On peut donc supposer qu’elle avait un fort besoin de résolution de la tension créée par l’expérience de la domination, elle aussi.) En transformant la production imaginaire intime de sa maîtresse en un objet public, en un livre largement diffusé, en la prenant au pied de la lettre pour en faire un usage antiféministe, pour alimenter la grande machine du sexisme quotidien, Paulhan pourrait avoir été à la fois, à son insu, un manipulateur et la victime d’un énorme malentendu. De la même manière, le scénario de « viol » dans lequel nous commençons par nous débattre pour finalement prendre notre pied, qui, dans le secret de notre cerveau, nous permet de lever nos interdits sur le sexe, change complètement de sens et de fonction quand il est incorporé à une œuvre culturelle quelconque et qu’il accrédite l’idée selon laquelle, quand une femme dit « non », elle pense « oui ».

Il n’y a pas que les voix qu’on fait taire, qu’on enterre, qu’on disqualifie : il y a aussi celles qu’on détourne, qu’on utilise, qu’on trahit, celles qu’on couvre en parlant plus fort qu’elles. Est-ce que je me trompe en pensant que c’est ce que Jean Paulhan a fait avec Pauline Réage ? Ou est-ce que c’est ma propre interprétation qui la trahit ? Je n’en sais rien. Alors, je la cite :

Ces muettes millénaires que sont les femmes, muettes par prudence, muettes par décence, toutes ont dans la tête un univers de l’amour qui n’est pas nécessairement celui d’O, certes non – et même celui d’O peut leur faire horreur, mais elles en ont un. Elles se taisaient. Eh bien, c’est fini. Elles vont parler, elles parlent72.

Espérons qu’elles seront de plus en plus nombreuses à parler de plus en plus fort. Et que leurs voix prendront enfin toute leur place dans la définition de ce que nous appelons l’amour.