Ce lyber est uniquement destiné à une lecture à titre personnel.

Mona Chollet

Résister à la culpabilisation.

Sur quelques empêchements d’exister

Zones 2024
Table
Remerciements
L’ennemi intérieur. Introduction
Le « réglage par défaut » de nos esprits
Qui mange vos tartines ?
« Une maltraitance collective ». Le poids de l’héritage chrétien. Prologue
L’erreur de saint Augustin
Plutôt coupable qu’impuissant·e
1. « Et tu ne sais pas que Ève, c’est toi ? » Être une femme, la faute impardonnable
« Il n’est pas absurde d’avoir l’air menacée quand la réalité est menaçante »
Injonctions contradictoires et noms d’oiseaux
Le tour de passe-passe de la classe savante
« L’après-viol est un combat entre toi et toi »
La prosternation devant le droit du plus fort
« Les femmes sont toujours moins croyables que les hommes »
Une fourberie congénitale
Les représentations, armes fatales
2. Une injonction de non-vie. De la diabolisation des enfants
« Le premier rapport de domination »
Le châtiment précède la faute
Le refoulement, une « fée perfide »
« Avec quels yeux observe-t-on ? »
Génies du mal en culottes courtes
Un trouble intolérable
Supprimer l’empathie
Une vision « de Bisounours » ?
Un arbitraire décomplexé
Entériner l’ordre du monde
Une culture de l’humiliation
« Chacun·e son tour », le pacte implicite
La démocratie familiale, cette horreur
Les ogres se portent bien
3. « Cette phrase dans ta tête : “Tu l’abîmes.” » La maternité, passeport pour le doute permanent
Une gangue de conformisme
« Vous voulez un bébé au cerveau endommagé ? »
« De la jeune écervelée à la Madone à l’enfant »
Une injonction à l’oubli de soi
Un levier répressif
« On m’avait retirée du monde »
4. Marche ou crève. La productivité comme mesure de notre valeur
La vie, ce contretemps fâcheux
Quand Madame Hamster doit descendre de sa roue
Le souffle glacial du calvinisme
« Les portes du temple de la sieste sont ouvertes »
« Ne lui laisse pas ses aises, je te dis »
Les voluptés douteuses de l’exploitation d’autrui
La chasse aux « fainéants », cette escroquerie
Notre tyrannie envers nous-mêmes
Apprendre à ignorer son corps
La révolution de Simone Biles
« Vous ne briserez pas mon âme »
En finir avec la logique sacrificielle
5. Nous sommes toutes des féministes en carton. Le militantisme comme surveillance de soi et des autres
La « peur de soi »
Une frénésie de jugement
Étendre la palette des attitudes possibles
« La fidélité au devoir est une trahison de soi »
Midge, Susie… et moi
La honte d’aller mal, la honte d’aller bien
Le bonheur n’est pas un pied de nez
« Une vision qui intègre le risque, l’erreur, l’échec »
La mare saumâtre de l’individualisme
« On ne peut pas se changer soi-même entièrement »
Le « pouvoir du consommateur », vraiment ?
Le souffle de la conflictualité

Remerciements

Merci pour leurs contributions petites et grandes à Akram Belkaïd, Meryem Belkaïd, Carla Candolfi, Jeanne Cherhal, Delphine Dhilly, Valérie Druet, Wafa Ghermani, Judith Godrèche, Hamza Jaji, Philippe Rivière, Tasha Rumley, Émilie Vabre et Isabelle Zelic.

Merci à mes relectrices de choc : Johanna Bourgault, Dominique Brancher, Emmanuelle Lê, Joyce A. Nashawati, Anne Roy et Victoire Tuaillon.

Merci pour leur présence et leur soutien à Katya Berger, Denise Chollet, Simon Chollet, Ludmila Dallon Koechlin, Solène Damiani, Constance Frei, Thomas Lemahieu, Emmanuelle Maupetit et Naïri Nahapétian.

Merci enfin à mon éditeur, Grégoire Chamayou, dont le regard critique m’a été particulièrement précieux cette fois-ci ; à mon agente, Ariane Geffard ; et à toute l’équipe des éditions La Découverte, en particulier Stéphanie Chevrier, Thomas Deltombe, Pascale Iltis, Marieke Joly, Clément Renard, Delphine Ribouchon et Caroline Robert.

L’ennemi intérieur.
Introduction

J’ai commencé à entendre la voix dans ma tête il y a environ huit ans, alors que j’habitais seule depuis peu, après m’être séparée de mon compagnon de longue date. Je n’avais jamais pris conscience de sa présence auparavant ; je crois qu’elle était couverte par les paroles constamment valorisantes et bienveillantes de l’homme avec qui je vivais. Mais, désormais, à chacune de mes maladresses, la voix se déchaînait, elle tonnait, comme si elle était toujours à l’affût du moindre prétexte pour me condamner irrévocablement, pour m’accabler d’injures. Ce n’est pas possible d’être aussi conne !

Elle ne pouvait jamais approuver rien de ce que je faisais. Aujourd’hui encore, quand, par exemple, je me plonge dans l’écriture pour une longue période, en délaissant les piles de livres en attente de lecture, ou les films et les séries à voir, elle persifle : Ce serait peut-être bien de te tenir au courant et de te nourrir des travaux des autres, comme le font toutes les autrices autour de toi, non ? Tu te crois plus maligne que tout le monde, tu penses que tu as la science infuse ? Tu vas finir par être complètement larguée, ma pauvre. Et quand je m’installe dans mon fauteuil pour disparaître de longues heures derrière les piles en question, la voix s’impatiente : C’est bien joli de lire à l’infini, mais il faudrait peut-être penser à produire quelque chose, toi aussi. Ce nouveau livre ne va pas s’écrire tout seul !

Dans mes échanges de messages avec l’homme que j’aime, si je donne libre cours à mes sentiments, elle me houspille : Mais arrête ! Tu vas l’effrayer, tu vas le faire fuir ! Et si je me réfrène, elle me reproche ma froideur : Comment veux-tu qu’il devine combien tu tiens à lui si tu te censures ? Il n’est pas dans ta tête. Il ne faudra pas t’étonner s’il s’en va ! Lorsque, alors que je dîne avec un·e ami·e au restaurant, j’insiste pour payer l’addition, la voix s’agace : Tes réserves vont vite fondre si tu continues à flamber comme ça. Et puis, tu ne vois pas que tu la/le mets mal à l’aise ? Tu ne vois pas que tu écrases tout le monde avec ta générosité ? Et bien sûr, si je partage l’addition, ou si je me laisse inviter, elle me traite de pingre et m’accuse de mettre mes ami·es sur la paille.

Ces derniers temps, la voix a encore gagné en amplitude. J’ai quitté le journal où je travaillais et, pour le moment du moins, je ne suis pas obligée de chercher un autre travail salarié. Être autrice à temps plein : un rêve que je nourrissais depuis longtemps, sans oser croire qu’il pourrait se réaliser. Pendant des années, comme (presque) tout le monde, j’ai été en manque de sommeil, j’ai éteint mon réveil le matin en gémissant et en pestant, et j’ai couru désespérément après le temps libre. Je savoure donc ma chance – même si, par moments, le travail en équipe me manque, ce que je n’avais pas prévu.

Mais je m’aperçois aussi de toutes les interrogations existentielles que je m’épargnais à l’époque où je m’absorbais dans la réécriture d’un article après l’autre (c’était ma fonction : cheffe d’édition), où je me préoccupais de savoir si nous n’étions pas en retard pour le bouclage du numéro du mois, où je plaisantais avec mes collègues, où je me passionnais pour les intrigues de bureau. Lorsque l’élément « boulot » a disparu de ma vie, libérant une place béante, une armée de démons, surgie de nulle part, s’est parachutée sur le parquet en chêne de mon studio et s’est mise à danser la sarabande autour de moi en grinçant des dents.

Le fait même que je me retrouve, légèrement ahurie, là où j’avais toujours désiré être semble exciter particulièrement mes nouveaux colocataires à pattes fourchues. Rien de tel, en effet, que de se voir offrir le rêve de sa vie sur un plateau d’argent pour rameuter tout ce qui existe dans le conscient et dans l’inconscient comme scrupules, culpabilité (pourquoi moi et pas les autres ?), doutes (la vie est-elle réellement faite pour qu’on soit heureuse ?), inhibitions (cette chose, le bonheur, comment cela se pratique-t-elle au juste ?), sentiment d’imposture (je n’ai pas mérité tout cela, c’est un grand malentendu), tentation de l’autosabotage (tiens, et si j’arrêtais le sport ? tiens, et si je regardais les quatorze saisons de cette série, vite fait, avant de me remettre à travailler à mon livre ?), peurs de toutes sortes (c’est trop beau pour durer, il va forcément m’arriver quelque chose d’horrible ; j’ai déjà reçu beaucoup, il faut s’attendre à ce que cela se termine bientôt, la vie ne peut pas être aussi généreuse)… Il s’y ajoute la conscience aiguë de ma situation privilégiée, et l’exaspération que me cause mon incapacité à en profiter pleinement (quelle nullité et quelle indécence de s’inventer des problèmes dans des conditions de vie aussi confortables). Non seulement je culpabilise, mais je culpabilise de culpabiliser.

Ces jours-ci, j’ai peut-être l’air de vaquer à mes occupations aussi tranquillement que d’habitude. Mais, en réalité, je suis engagée dans un pugilat sans merci avec mes démons sur le sol de mon appartement, hors d’haleine, en sueur et couverte de poussière. Et, au fond, c’est très bien ainsi. Il fallait bien que j’identifie et que j’affronte un jour la voix dans ma tête, au lieu de m’en remettre éternellement à mon compagnon pour m’en protéger. De même, c’est une grande chance, après seize ans de salariat, de pouvoir se retrouver face à soi-même, d’avoir l’occasion de réapprendre à être libre, si difficile que ce soit. Y compris si cela implique d’échanger quelques gnons avec des adversaires immatériels et ricanants.

Le « réglage par défaut » de nos esprits

Mon amie S., âgée d’une soixantaine d’années, a un quotidien très dur, harassant, marqué par le manque d’argent et par la contrainte de déplacements incessants. Elle rêvait depuis longtemps de trouver, grâce au bouche à oreille, un appartement à la campagne ou au bord de la mer qu’elle pourrait louer pour un prix modique et où elle pourrait se réfugier pour souffler et échapper un peu au béton de sa banlieue. Il y a quelques mois, ce lieu lui est tombé du ciel : une connaissance lui a proposé un studio à louer à l’année au bord de la Méditerranée, à un quart d’heure à pied de la plage. S. a sauté sur l’occasion. Elle a accepté l’offre sans même avoir visité l’endroit. En s’y rendant pour la première fois, elle a découvert un lieu encore plus beau que tout ce dont elle avait rêvé. « Quand le bus est arrivé à destination, j’ai eu l’impression d’arriver chez moi, me raconte-t-elle. Et j’ai tout de suite su que je voulais finir ma vie là. »

Pourtant, lorsque je la revois à Paris, quelques semaines plus tard, cette femme que j’ai toujours connue splendide et rayonnante a une mine effrayante, de grands cernes gris sous les yeux. Elle m’explique qu’elle traverse une crise personnelle très violente ; que, au cours des jours précédents, il lui est arrivé deux fois de tomber dans la rue et de finir aux urgences. Cette crise, elle l’identifie comme la « peur du bonheur ». Pour elle aussi, la réalisation de son rêve a signifié le réveil de tous les démons. Elle me décrit la sensation d’une main qui plonge dans ses entrailles pour ramener au jour ses peurs les plus profondes. Non seulement des terreurs familières sont réactivées (la peur d’être à la rue, ce qui lui est déjà arrivé par le passé ; la peur de ne pas avoir à manger), mais elle est aussi persuadée qu’elle va devoir payer ce bonheur d’un prix terrible, et qu’il va arriver quelque chose à ses enfants. « Ce qui est en question, ce dont je doute, me dit-elle, c’est mon droit à la vie ; à une vie qui ne soit pas au rabais, qui ne soit pas sous le joug. »

Dans le cas de S. comme dans le mien, tout un fatras de pensées destructrices s’interpose entre nous et la possibilité de vivre notre nouvelle situation avec toute la simplicité, l’inventivité et l’allégresse qu’elle mériterait. Ce fatras représente une sorte de précipité chimique, de concentré pur de nos empêchements intimes. Puisque j’y suis confrontée, je voudrais l’analyser, et ainsi tenter de faire œuvre utile, à la fois pour moi et pour d’autres. Je voudrais consacrer un livre à l’ennemi intérieur. À notre habitude de nous disqualifier, de nous attaquer nous-mêmes sans relâche ; à notre conviction que nos manières spontanées d’exister sont toujours fautives ; que nous ne méritons rien de bon.

De sérieux indices me laissent penser qu’un grand nombre d’entre nous sont aux prises avec la voix persécutrice. Dans la fiction sonore de Victoire Tuaillon « Mental FM », captation de la cacophonie qui retentissait entre les oreilles d’une jeune femme, en 2018, une séquence s’intitulait « Jugement FM » : « Tu n’as jamais rien fait de mal dans ta vie… Rien de bien non plus, remarque. Tu devrais travailler plus. Si tu avais fait de meilleures études, tu n’en serais pas là… Enlève cette robe, on dirait un saucisson. Tu ouvres trop ta gueule, là, redescends un peu ! T’es conne, t’es conne, t’es conne, t’es complètement conne… Tu es trop grosse, tu es basse du cul… Oh, mais non, mais ça ne va pas, là ? Est-ce que tu parlerais comme ça à une amie ? Tu arrêtes de t’insulter, d’accord ?1 »

Trois psychologues américain·es qui se sont penché·es sur ce sujet, Robert W. Firestone, Lisa Firestone et Joyce Catlett, décrivent la voix comme un « commentaire continu dans notre tête qui interprète les événements et les interactions d’une manière qui génère de la douleur et de la détresse ; une manière sermonneuse et sévère de nous parler à nous-mêmes ». Elles soulignent : « La plupart d’entre nous sous-estiment à quel point ces pensées hostiles dirigent leurs vies. Ces critiques sarcastiques par lesquelles nous nous rabaissons continuellement ne sont que les manifestations les plus visibles d’un ennemi intérieur bien caché, un adversaire puissant fait de pensées destructrices, de croyances et d’attitudes qui interfèrent avec la poursuite de nos buts personnels et professionnels. » Elles remarquent que la voix nous nuit doublement : d’abord, elle nous incite à agir de manière à nous saboter ; puis elle nous fait voir dans ces sabotages la preuve du fait qu’elle avait raison (« Tu vois bien que tu es nulle »)2.

Pour les trois psychologues, la voix hypercritique, culpabilisante, qui résonne dans nos têtes ne doit en aucun cas être confondue avec celle de la conscience. Elle a une tonalité « dégradante, punitive ». Elle n’est ni motivante, ni constructive. Elle est « illogique, irrationnelle, contradictoire »3 ; elle nous met dans des situations où, quoi que nous fassions, nous ne pouvons qu’échouer. Elle n’est en aucun cas un guide moral.

L’écrivaine américaine Elizabeth Gilbert compare la haine de soi à un « virus sournois » qui infecte la culture contemporaine. Il est même bien souvent le « réglage par défaut » de nos esprits, dit-elle. Mais nous prenons rarement la peine de nous demander « s’il est sain ou normal de vivre avec une conscience qui est constamment en train de se juger, de s’attaquer et de s’insulter elle-même »4. L’enjeu est pourtant de taille. Elle observe : « Je peux bien me débarrasser de toutes les personnes abusives et toxiques dans ma vie ; si c’est pour continuer à me parler à moi-même d’une façon abusive et toxique, j’aurais aussi bien pu les garder près de moi5 ! »

Quand aucun de nos comportements ne trouve grâce à nos yeux, on peut en conclure que nous ne sommes pas très sûr·es de notre légitimité à exister. Nous sommes convaincu·es de présenter un défaut, une déficience fondamentale, irrémédiable. Cette culpabilité s’insinue dans tous les recoins de notre psyché. Elle draine notre énergie en la retournant contre nous-mêmes. Elle provoque mille et un renoncements, petits ou grands. Elle voue à la négativité et à la mortification des pans de nous-mêmes qui, sans cela, pourraient s’épanouir. Elle corrode notre être de l’intérieur, comme si les aléas de la vie ne s’en chargeaient pas déjà suffisamment.

« Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité les malheurs non nécessaires, il restera toujours, pour tenir en haleine les vertus héroïques de l’homme, la longue série des maux véritables, la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l’amour non partagé, l’amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d’une vie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes : tous les malheurs causés par la divine nature des choses », écrivait magnifiquement Marguerite Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien6. « Servitude inutile », « malheur non nécessaire » : l’autodénigrement est exactement cela.

On m’objectera peut-être que, loin d’être tourmenté·es par le sentiment de leur illégitimité, nos contemporain·es se caractérisent par leur arrogance individualiste, leur exigence consumériste et la conviction que tout leur est dû, tout de suite. Mais notre vie se déroule sous plusieurs régimes différents, et cette observation n’est valable que pour le régime de la consommation, justement. Le sentiment de la valeur et de la légitimité de notre existence, l’attention infinie à notre bien-être, le monde capitaliste les réserve strictement à cette sphère, où elles sont autorisées à s’exprimer dans la mesure exacte de notre pouvoir d’achat.

Et, même dans ce cas, elles sont peut-être bien un faux nez : nous croyons nous faire plaisir, entourer d’attentions l’être unique et précieux que nous sommes, alors que nous accomplissons avant tout notre devoir de consommateur. J’ai lu un jour un article sur le phénomène des achats en ligne compulsifs : une femme qui y témoignait commandait à n’en plus finir, au point de s’endetter, des services de table dont elle ne faisait rien, et qui s’entassaient dans son appartement. Nous écoulons la marchandise, nous faisons tourner la machine, nous jouons l’un des rôles que le capitalisme nous assigne, conformément aux injonctions hypnotiques et manipulatoires dont nous sommes bombardé·es. Peut-être aussi que si nos désirs avaient droit de cité dans la globalité de nos vies, nous n’aurions plus besoin de compenser nos frustrations existentielles en nous comportant comme des client·es tyranniques quand nous en avons l’occasion.

Qui mange vos tartines ?

Il ne s’agit pas de verser dans l’angélisme : bien sûr, les abus et la mauvaise foi existent. Une de mes connaissances me raconte comment un écrivain français célèbre, aujourd’hui décédé, a maltraité l’une de ses amies, avec qui il avait une relation de travail, et s’est dédouané en lui déclarant qu’il n’était « pas doué pour la culpabilité ». Les dominant·es se sentent très peu coupables, ce qui n’est pas une surprise ; mais l’argument du « refus de la culpabilité » peut même être utilisé pour justifier des comportements abusifs par des personnes qui ne sont en rien en position dominante.

Tous et toutes, à titre individuel ou collectif, nous avons nos torts réels envers autrui, qui vont de la légère offense aux crimes les plus graves. Le travail nécessaire pour les affronter n’a rien de facile. Une faute dont on refuse de tirer toutes les conséquences peut puruler pendant des décennies et produire des désordres sans fin. En dépit de ce que veulent nous faire croire les discours offusqués fustigeant la « repentance », regarder en face ses erreurs n’a rien de masochiste ni d’humiliant, bien au contraire : cela témoigne d’un rapport sain à soi, d’une forme de courage et de curiosité, d’un désir d’évolution, d’une aspiration à des relations équilibrées et enrichissantes.

Cela posé, toutefois, dans ce livre, je souhaiterais me concentrer sur les cas où nous éprouvons un sentiment de culpabilité injustifié, car il y a là tout un continent psychique qu’il me paraît important de faire collectivement émerger. Je suggère que nous nous intéressions à notre innocence, même si nous avons du mal à envisager qu’elle puisse parfois exister – ce qui, en soi, me semble ô combien révélateur.

Je suis un peu embarrassée de consacrer un livre à l’ennemi intérieur, à une époque où les ennemi·es extérieur·es sont en si grande forme : les gouvernant·es qui continuent imperturbablement de donner leur feu vert à la destruction des écosystèmes, ainsi que d’alimenter des inégalités de richesse de plus en plus obscènes ; les innombrables fourriers d’une fascisation galopante ; les cohortes d’épiciers froids et hypocrites qui mettent en œuvre la loi du profit maximal dans les entreprises privées ou publiques, pour le plus grand malheur des employé·es comme du public ou des client·es… Mais les sujets nous choisissent plus qu’on ne les choisit, et celui-là s’impose à moi à ce stade de ma vie.

Par ailleurs, ce que j’appelle l’« ennemi intérieur » est un ennemi intériorisé : il n’est que le résultat de la longue sédimentation, en nous, d’un ennemi extérieur. Cela explique pourquoi les catégories de population dominées, sur lesquelles circulent beaucoup de stéréotypes négatifs – les enfants, les femmes, les minorités sexuelles ou raciales –, sont particulièrement vulnérables à ce mécanisme7. Parler du sentiment de culpabilité revient à parler de la culpabilisation, et du gain qu’en espèrent celles et ceux qui la pratiquent.

Dans Le Procès de Franz Kafka, le premier effet de la mise en accusation du protagoniste, Joseph K., c’est que les garde-chiourmes venus lui signifier son arrestation, un matin au saut du lit, dévorent à sa place le petit déjeuner préparé par sa logeuse. Quand il ose demander ce qui lui est reproché, l’un des deux sbires lui lance sévèrement : « Voilà que vous recommencez ! », tout en « trempant sa tartine dans le pot de miel »8. Il y en a beaucoup, des tartines qui ne sont pas mangées par celles et ceux à qui elles devraient revenir.

Pour tenir en respect la voix de la haine de soi, Elizabeth Gilbert a élaboré une stratégie. Chaque jour, depuis vingt-cinq ans, elle s’écrit une lettre adressée à elle-même de la part de l’amour. Chaque jour, elle commence par poser la question rituelle : « Cher amour, que voudrais-tu me faire savoir aujourd’hui ? » Et l’amour lui répond. Il ne joue jamais le rôle d’un coach qui, tel un entraîneur de boxe au bord du ring, la bombarderait d’assertions convenues, du genre : « Tu es la meilleure ! », « Tu peux le faire ! », « Tu vas réussir ! », etc. Il lui dit simplement que, quoi qu’il arrive, il sera toujours à ses côtés ; qu’il ne l’abandonnera jamais. Il lui assure que, quoi qu’elle puisse faire, elle ne le perdra jamais. Il lui réaffirme sa valeur inconditionnelle, il lui répète combien elle est précieuse, sans qu’elle ait rien à faire pour cela.

L’effet de ce procédé sur son système nerveux est spectaculaire, confie-t-elle9. Ces lettres sont pour elle un moyen de remonter à la source de l’amour qui, elle en est persuadée – elle en fait le pari –, est notre configuration d’origine, notre véritable « réglage par défaut » : « Pourquoi en serait-il autrement ? Nous sommes la personne avec qui nous passons notre vie entière ! Pourquoi serions-nous programmé·es pour haïr la personne avec qui nous vivons en permanence, la personne que nous sommes ? Cela n’a aucun sens ! »10

Je trouve très belle cette manière de nettoyer inlassablement, jour après jour, la couche de détestation dont une culture délétère a recouvert cette relation à soi fondamentalement sereine et affectueuse. La personnalité rayonnante d’Elizabeth Gilbert laisse penser qu’elle a trouvé un stratagème qui fonctionne à merveille pour elle. Alors que je travaillais à ce livre, en septembre 2023, elle a lancé sur la plateforme en ligne Substack un atelier baptisé « Letters from Love » afin d’expliquer et de diffuser cette pratique, confirmant ainsi mon sentiment d’une synchronicité magique entre mes préoccupations et celles des auteurs et autrices de mon panthéon personnel11. Elle a immédiatement eu des dizaines de milliers d’abonnées (ce sont essentiellement des femmes). J’assiste aux échanges avec fascination, en ayant l’impression d’être témoin d’une entreprise très importante. Pour y voir de la mièvrerie ou de la complaisance narcissique, il faudrait ignorer totalement d’où nous venons et l’ampleur de ce qu’il y a à réparer.

Pour leur part, cependant, Robert W. Firestone, Lisa Firestone et Joyce Catlett se montrent réservées sur la tactique consistant à contrer la voix de l’autosabotage par des discours positifs. Elles estiment que, par là, on se place en dehors de soi-même et qu’on ne « vit pas réellement sa vie ». Elles préconisent plutôt de retranscrire de façon extensive, sans en avoir peur, les discours que nous tient la voix, puis de noter, en regard, ce qu’on peut lui répondre d’un point de vue plus réaliste (parce que, oui, il faut s’en souvenir : le point de vue reflété par la voix n’est pas un point de vue réaliste).

Exemple : une femme qui vient de devenir mère panique à l’idée de ne pas être à la hauteur de la tâche. Dans une colonne, elle retranscrit ce que lui susurre la voix : qu’elle a commis une erreur en ayant ce bébé, qu’elle « n’est pas le genre de femme qui devrait avoir des enfants », qu’elle n’y arrivera jamais, que son mari va se détourner d’elle, etc. Puis elle rédige la réponse : « J’aime Jack et nous voulons une famille ensemble. Nous voulons offrir à nos enfants une belle vie. Alors oui, je suis le genre de femme qui devrait avoir des enfants. »12 En définitive, c’est probablement à chacun·e de trouver la stratégie qui lui convient le mieux.

Quoi qu’il en soit, le mépris déversé indistinctement sur les techniques de développement personnel oublie trop souvent qu’elles sont les seules à prendre au sérieux, de façon accessible à un large public, ce noyau de haine de soi dont nous avons hérité et face auquel nous nous retrouvons si démuni·es et si seul·es. Ce secteur éditorial et numérique, dans lequel s’inscrivent les outils imaginés par Elizabeth Gilbert, a donc tout mon respect.

 

Voici maintenant comment j’ai organisé ce livre.

Je vous propose d’abord un bref détour par l’histoire religieuse, puisque notre habitude de nous fustiger doit beaucoup à l’héritage culturel chrétien, et en particulier au poids qu’a eu au fil des siècles le dogme du « péché originel », établi au Ve siècle (prologue).

Puis nous nous pencherons sur la culpabilisation des femmes – reliée au péché originel à travers la figure d’Ève (chapitre 1). La tendance marquée de beaucoup d’entre nous à nous excuser à tort et à travers dans la vie quotidienne, tendance qu’ont soulignée une flopée d’articles de magazine ces dernières années, trahit un sentiment d’illégitimité, la conviction d’être porteuse d’un défaut fondamental. J’évoquerai l’origine et les caractéristiques du discours misogyne que nous avons intériorisé.

J’aborderai aussi un domaine dans lequel cette culpabilisation est massive et dévastatrice : celui des violences sexuelles, à travers la mise en accusation des victimes. Ici, l’ennemi n’est pas uniquement intérieur, ou intériorisé : la victime est aux prises avec un ennemi extérieur clairement identifié, voire avec plusieurs – l’agresseur, mais aussi les institutions et l’entourage.

La voix intérieure hypercritique, disent les trois psychologues que j’ai citées plus haut, est en grande partie la voix parentale : « Les gens ont tendance à se traiter eux-mêmes comme leurs parents les ont traités13. » Je poursuivrai par le domaine dans lequel la persistance du péché originel est peut-être la plus flagrante : l’éducation des enfants, perçu·es comme des êtres à corriger, dans tous les sens du terme, car foncièrement mauvais, vils et sournois (chapitre 2).

Malgré la réprobation sociale assez large qui semble l’entourer désormais, la violence dite « éducative », physique et/ou psychologique, poursuit ses ravages. Sa persistance a même de quoi fasciner. Une conception répressive de l’être humain et de la vie, inscrite dans la mémoire corporelle et émotionnelle, se transmet d’une génération à l’autre en échappant souvent à l’analyse consciente. « L’endurance à la souffrance – à la sienne et à celle d’autrui – a justifié l’incorporation de générations entières dans ces écoles de l’insensibilité qui ont répandu partout les effets les plus pernicieux de l’inhumanité », écrit Raoul Vaneigem14. Comme l’a montré la psychanalyste Alice Miller dans son œuvre pionnière sur ce sujet, il faut une résolution très forte et une grande capacité de remise en question pour que cesse la perpétuation de cet héritage empoisonné.

Je m’intéresserai ensuite à la culpabilisation des mères, miroir et complément de celle des enfants (chapitre 3). Au fil de mes lectures, je suis tombée sur de nombreux discours qui prenaient fait et cause pour les enfants tout en se moquant pas mal de ce que leurs préconisations impliquaient pour les mères ; mais aussi, à l’inverse, sur des discours féministes qui s’insurgeaient contre cette hyper-responsabilisation des mères, tout en traitant par-dessus la jambe le problème pourtant bien réel des violences « éducatives ». Heureusement, de plus en plus d’autrices tentent aujourd’hui de sortir de ce double piège, et de penser conjointement l’intérêt des enfants et celui des femmes. Je me suis efforcée d’y contribuer dans ces pages.

Dans le chapitre 4, j’aborderai notre rapport au travail, dominé par une conception punitive qui nous amène à nous fustiger dès que notre productivité faiblit. Dans Chez soi, il y a dix ans, j’avais consacré de nombreuses pages à l’oisiveté, au plaisir d’être à la maison sans rien faire ; mais je me suis aperçue récemment que, si la théorisation de ces principes m’était facile, leur mise en pratique se révélait bien plus compliquée, et que je n’étais pas la glorieuse hédoniste que je me flattais d’être. L’exigence d’efficience, qui peut aller jusqu’à la tyrannie envers soi-même, est largement partagée, en particulier, là encore, au sein des catégories dominées : les femmes, les minorités sexuelles ou raciales…

Nous verrons comment l’image mensongère de salarié·es tire-au-flanc permet de couvrir des logiques d’exploitation, ainsi que la démolition de la protection sociale, qui, sans cela, apparaîtraient dans toute leur nudité scandaleuse. Mais je recenserai aussi les signes, qui me semblent nombreux depuis quelques années, d’une révolte contre cette mentalité sacrificielle, d’une prise de conscience de la valeur de notre intégrité physique et psychique, et d’une volonté de mieux la défendre.

Enfin, dans le chapitre 5, j’essaierai de saisir la façon dont le sentiment de culpabilité nous rattrape y compris quand nous essayons de laisser le vieux monde derrière nous : dans le militantisme, et, plus généralement, dans toutes nos manières de nous préoccuper de politique. Plusieurs voix se sont élevées récemment pour s’interroger : pourquoi semblons-nous parfois concevoir l’engagement comme un flicage de nos moindres mots, faits et gestes – et de ceux des autres ? Là aussi, nous semblons être poursuivi·es par la logique du péché, de l’examen de conscience, de la confession, de la pénitence.

Nous ressentons comme indécente la moindre expression de nos problèmes ou, à l’inverse, de nos joies, et nous nous faisons mutuellement la morale à ce sujet. Nous intériorisons tous les problèmes de la planète, en nous persuadant que nous en sommes personnellement responsables. Nous tenterons de suivre le fil qui ramène de l’individuel au collectif, de passer du petit bout de la lorgnette au grand angle, dans l’espoir de libérer les quantités de temps, d’attention et d’énergie que cette anxiété consume, alors que nous avons un besoin urgent d’en faire un meilleur usage.

 

Post-scriptum. Avec ce livre, je passe (enfin) à l’écriture inclusive. À celles et ceux que son usage laisserait sceptiques, je recommande le livre d’Éliane Viennot Le Langage inclusif : pourquoi, comment, qui dissipe toutes les idées reçues qu’on peut avoir sur le sujet. Notamment celle qui voudrait que la langue française soit masculine par essence, et que les féministes la dénaturent en inventant des termes nouveaux (et barbares). En réalité, il n’y a pas à modifier la langue, mais à remettre en circulation des usages frappés d’obsolescence après avoir été activement combattus. Ainsi, souligne l’historienne, tous les mots désignant une activité existaient dès le départ tant au féminin qu’au masculin.

Elle insiste : « Les substantifs féminins ne viennent pas de substantifs masculins. » C’est pourtant ce que suggèrent encore beaucoup de grammairiens, qui consacrent des chapitres à la « formation du féminin des noms », alors qu’il faudrait parler simplement de la « formation des noms de personne » ; et c’est aussi ce que répète l’Académie française, qui parle de termes « rebelles à la féminisation ». Là encore, on découvre une influence insoupçonnée du mythe d’Adam et Ève sur notre mode de pensée : « Cette vision des choses vient de l’image d’Ève naissant de la côte d’Adam, puis désobéissant à la loi du Père ; elle n’a rien à voir avec la réalité de la linguistique. »15 C’est ce préjugé d’une infériorité du féminin que nous allons essayer de conjurer dans ces pages, à la fois par la forme et par le fond.

« Une maltraitance collective ».
Le poids de l’héritage chrétien.
Prologue

Comment est née la mentalité autodestructrice dont témoigne la voix dans nos têtes ? Pourquoi est-elle aussi répandue, et pourquoi semble-t-elle bien être spécifique à l’Occident ? Elizabeth Gilbert soupçonne que cela a à voir avec un enseignement religieux qui « nous a enjoint de croire que nous étions de misérables créatures1 ». Et, en effet, durant des siècles, les prédicateurs chrétiens ont inculqué aux fidèles le mépris d’elles et d’eux-mêmes. Ils leur ont appris qu’elles et ils n’étaient que de vil·es pécheresses et pécheurs, que chaque élan de leur corps et de leur esprit était coupable, qu’elles et ils devaient se soumettre à des examens de conscience incessants et se surveiller, se corriger sans relâche dans l’espoir d’échapper à l’Enfer.

D’où la conviction que l’on n’a pas droit aux choses, que l’on exige toujours trop, que l’on a toujours tout faux. « Rien ne m’est dû que la verge et le châtiment », lit-on dans l’Imitation de Jésus-Christ, œuvre anonyme datée du XIVe siècle qui compte parmi les plus grands succès de la littérature religieuse d’autrefois. « Après un strict examen je me reconnais indigne de la moindre consolation. […] Qu’ai-je mérité pour mes péchés sinon l’Enfer et le feu éternel ? »2

« L’homme d’Occident, à partir de la Renaissance, eut le choix entre deux insistances concurrentes sur le péché [la catholique et la protestante], la seconde étant finalement la plus lourde », estime l’historien Jean Delumeau, auteur d’une étude de référence sur le sujet baptisée Le Péché et la Peur. Même si les autres religions ont elles aussi produit leurs formes de culpabilisation, et même si le christianisme a toujours été constitué de courants très divers, voire antagonistes, l’Occident chrétien a été particulièrement hanté par une obsession pour la faute.

Delumeau remarque que « le judaïsme ancien n’avait pas centré sa théologie sur le premier péché [le péché originel] » ; que « l’islam n’a pas versé dans le macabre » pour terroriser ses fidèles ; et que, si l’hindouisme et le bouddhisme se veulent des « religions de la tranquillité », le christianisme s’est, lui, singularisé comme une « religion de l’anxiété »3.

Il ne s’agit pas que du passé, loin de là : aujourd’hui, l’intégrisme chrétien – catholique en France, protestant évangélique aux États-Unis, en particulier – pèse encore sur nombre de sociétés. Mais même quand nous croyons nous en être éloigné·es, ou évoluer dans des milieux où elle n’exerce pas d’influence, la religion chrétienne continue à nous poursuivre. On présume un peu vite qu’il suffirait de l’abandonner officiellement pour qu’elle cesse de déterminer notre vision du monde et nos comportements. Cela paraît très naïf s’agissant d’une force qui a façonné en profondeur les ancêtres de nombre d’entre nous. Le christianisme se perpétue aussi sans dire son nom, sous une forme laïcisée dont sont baignées toutes les sociétés d’Occident et au-delà. Même le bouffeur de curés le plus farouche peut rester à son insu prisonnier de schémas de pensée qui en dérivent.

Il reste un énorme travail à faire pour revisiter l’héritage culturel qui nous est échu, et en particulier pour extirper la culpabilité, comme une mauvaise herbe dont on s’aperçoit, en voulant l’arracher, qu’elle a un réseau de racines bien plus complexe et plus étendu qu’on ne l’avait cru. La théologienne Lytta Basset, qui s’est attaquée à ce sujet, observe à raison que « nous sommes aujourd’hui de plus en plus averti·es du poids de ces réalités non digérées que l’on se transmet inconsciemment de génération en génération4 ». C’est vrai sur le plan personnel et familial, et c’est vrai aussi sur le plan collectif.

L’erreur de saint Augustin

Le moteur atomique de la culpabilisation chrétienne, c’est le péché originel. Cela vaut la peine de s’y arrêter un peu. Il est fascinant de comprendre comment et pourquoi, à un moment donné, au cours de l’histoire, une croyance a réussi à triompher de ses concurrentes, à les renvoyer à la marginalité ou à l’oubli, avec des conséquences incalculables, dont les ramifications s’étendent jusque dans l’intimité de nos consciences, des siècles plus tard.

Ce concept – « péché originel » – a été forgé par saint Augustin, le plus important des Pères de l’Église. Né au IVe siècle dans la province d’Afrique de l’Empire romain (l’actuelle Tunisie), il est devenu plus tard évêque d’Hippone (aujourd’hui Annaba, en Algérie). C’est lui qui a étendu à toute l’humanité le péché d’Adam et Ève, censé, d’après lui, se transmettre d’une génération à l’autre, et faire de l’être humain un coupable de naissance. En forçant la main au pape Innocent Ier, il a obtenu que le péché originel devienne un dogme officiel de l’Église, adopté au concile de Carthage en 418. Il en a même fait le fondement du christianisme, souligne l’historien Georges Minois5. Au cours des quatre siècles précédents, en effet, le récit de la Genèse6 n’avait pas du tout la même centralité et donnait lieu à des interprétations très diverses.

Il me semble d’ailleurs que, en raison de cette centralité nouvelle, le schéma narratif de la Genèse – état de béatitude parfaite, punition inéluctable, chute irrémédiable et définitive – a laissé des traces dans nos psychés à travers la conviction qu’un état de bonheur ne peut jamais durer et qu’un malheur va forcément lui succéder. C’est même devenu un procédé récurrent des œuvres de fiction ; un procédé si classique que ni la personne qui écrit ni celle qui lit ne le voient plus. Nous n’y trouvons rien à redire, persuadé·es qu’il correspond à une vérité indiscutable de la vie7. Cela m’avait frappée, par exemple, dans Boussole, le roman de Mathias Énard : le héros passe la nuit avec celle qu’il aime depuis des années ; ces deux-là pourraient s’être enfin trouvés pour de bon ; mais, au matin, elle apprend la mort accidentelle de son frère. Elle part précipitamment, et l’histoire d’amour tourne court8.

La certitude d’une Chute inévitable et systématique reste tapie au fond de nos cerveaux. Elle explique peut-être nos états de panique, à S. et à moi, quand nous nous retrouvons dans des situations que nous avions intensément désirées – quand nous atteignons nos paradis respectifs. C’est une chose de savoir que la vie change constamment, que son équilibre est toujours précaire et que le malheur peut arriver ; c’en est une autre d’être persuadée qu’il doit arriver, qu’un événement heureux sera forcément suivi d’un coup dur, et de l’interpréter comme une punition, un prix à payer. « Nous sommes si conditionné·es à attendre, au sein des plaisirs les plus doux, le retour de manivelle, le déclic de la roue d’infortune, l’addition à payer », écrit Raoul Vaneigem. Qui a aussi cette formule : « J’aime caresser un chat sans penser au coup de griffe. »9

Pour ma part, je suis si accoutumée à « penser au coup de griffe » que je ne peux jamais me laisser aller à savourer sans réserve un événement ou un état heureux. Ma façon de parler en atteste. Je multiplie les formules prudentes et superstitieuses, les « pourvu que ça dure », les « jusqu’ici », les « je touche du bois »… Outre la hantise omniprésente de la Chute, profondément inscrite dans mon cerveau, ces précautions de langage traduisent une peur du ridicule, une crainte d’être prise au dépourvu par la vie : « Au moins, si un malheur doit me frapper, si je dois être déçue, trahie, je l’aurai envisagé, anticipé. »

L’écriture de ce livre m’a fait comprendre que c’était absurde ; que cela revenait à introduire artificiellement l’adversité dans ma vie. Je voudrais pouvoir me débarrasser de ces expressions, être capable de me livrer à l’enchaînement des circonstances en acceptant de ne rien maîtriser – comme si j’étais une enfant qui, en dévalant un toboggan, renonçait à essayer de freiner sa course en s’accrochant aux rebords, et s’abandonnait à l’ivresse de la glissade.

Pour saint Augustin, le problème était celui-ci : si Dieu est infiniment bon, comment expliquer l’existence du mal ? Il fallait donc que ce soit l’être humain le coupable. « Les conséquences du péché originel vont bien au-delà de la morale et imprègnent toute la culture occidentale », commente Georges Minois. Ce dogme servira à tout justifier, aussi bien la domination masculine que la résignation à la souffrance ou la pénibilité du travail. Il sera aussi « le plus puissant agent d’immobilisme socio-politique en Europe jusqu’au siècle des Lumières ». Car, pour se révolter contre l’injustice et les inégalités, pour affirmer la possibilité d’un progrès, il faut d’abord combattre la notion d’une humanité irrémédiablement mauvaise. Lors des événements de 1848 en France, en particulier, « les prédicateurs voient dans les violences révolutionnaires une nouvelle illustration de la malédiction qui pèse sur l’espèce humaine »10. Globalement, Lytta Basset assimile la thèse du péché originel à un « lavage de cerveau » et à une « maltraitance collective très profonde »11.

Ce dogme pèse d’autant plus que, au départ, il a eu le statut de vérité historique : on était persuadé·e que le Paradis terrestre avait réellement existé – on partait même en quête du lieu qui l’avait abrité – et qu’Adam et Ève étaient réellement les ancêtres de l’humanité. Les premières contestations de cette conviction ont suscité l’ahurissement. « Faut-il que nous prêtions oreille à ces docteurs bizarres qui, traçant la généalogie des êtres, nous font l’honneur de nous faire descendre de la race des singes ? » grommelait en 1825 Denis Frayssinous, alors ministre des Affaires ecclésiastiques français12. Trente-quatre ans plus tard, Charles Darwin, en publiant L’Origine des espèces, enterrait définitivement Adam et Ève – et encore : pas pour tout le monde, puisque le créationnisme conserve aujourd’hui encore des millions d’adeptes. Quoi qu’il en soit, le péché originel aura eu plus de quatorze siècles pour imprégner la psyché occidentale. C’est long.

« Il n’y a pas un autre dogme qui soit bâti comme celui-là sur la pointe d’une aiguille », disait Ernest Renan au XIXe siècle13. Et c’est vraiment l’expression appropriée. Une bonne partie de notre malheur vient apparemment du fait que saint Augustin maîtrisait mal le grec (qu’on lui avait inculqué dans son enfance à grand renfort de coups). Lisant l’Épître aux Romains de Paul de Tarse dans cette langue, il a compris de travers une phrase cruciale. Il a cru lire qu’Adam y était désigné comme celui « en qui tous les hommes ont péché », ce qui suggère l’idée d’une faute héréditaire ; or le texte dit : « parce que tous les hommes ont péché ». Il semblerait toutefois qu’il se soit aperçu que sa lecture était bancale et qu’il se soit accroché malgré tout à cette interprétation.

Pour ne rien arranger, il a été amené à forcer le trait et à se radicaliser dans le contexte de sa longue polémique avec les pélagiens, disciples du moine Pélage, qui rejetaient avec force l’idée d’un péché originel14. « L’affrontement, riche en rebondissements, dure une dizaine d’années, de 409 à 419 environ, et illustre la façon dont les dogmes résultent d’un rapport de forces mettant en jeu jalousies, rivalités, ambitions, manœuvres politiques, sous couvert d’arguments théologiques », détaille Georges Minois15.

Parmi les adversaires d’Augustin au sein de l’Église, le plus coriace est Julien d’Éclane – du nom de la petite ville italienne dont il est l’évêque. Leur controverse donne le vertige. Pour Julien d’Éclane, disciple de Pélage, la condition humaine actuelle n’est pas le résultat d’une faute. Les enfants naissent innocents. L’être humain est libre de ses actes et n’est pas condamné au mal. Le sexe n’est pas un péché. Alors qu’Augustin pense que, sans la faute d’Adam et Ève, la mort n’existerait pas, Julien voit en elle non un châtiment, mais simplement un fait de la nature. Que le péché d’Adam ait eu le pouvoir de changer la structure de l’univers lui paraît invraisemblable : « Les mérites d’un seul n’ont pas assez de valeur pour déranger toutes les lois de la nature16. »

Il réfute aussi l’idée selon laquelle les douleurs de l’accouchement seraient une punition infligée aux femmes pour le péché d’Ève, puisque, chez les animaux aussi, les femelles souffrent en mettant bas. En somme, même s’il n’utilise pas ce terme, il considère l’humanité comme une espèce parmi d’autres. On mesure tout ce qui aurait été différent si l’Église avait choisi de le suivre.

Mais c’est saint Augustin qui triomphe. Sa vision des choses est d’un pessimisme radical : pour lui, le péché originel a si irrémédiablement corrompu l’être humain que celui-ci a perdu pour toujours la capacité à se gouverner lui-même. L’historienne et théologienne Elaine Pagels montre les avantages que présente ce point de vue pour l’Église d’alors. À cette époque, les chrétiennes et les chrétiens ne sont plus une petite bande de rebelles dépenaillé·es et intrépides qui défient l’Empire romain en se jetant joyeusement dans la gueule des lions. En 313, l’empereur Constantin a légalisé le christianisme, auquel il s’est lui-même converti. Puis, en 380, Théodose Ier en a fait la religion officielle de l’empire. Désormais, le christianisme est du côté du pouvoir. D’où l’intérêt d’une théorie qui affirme que les êtres humains sont mauvais et ont impérativement besoin d’un gouvernement extérieur…

Plutôt coupable qu’impuissant·e

C’est donc là que s’impose, dans l’histoire du christianisme, l’idée que toute souffrance découle du péché. Constatant que ce lien entre malheur et culpabilité se retrouve aussi dans d’autres cultures, Elaine Pagels s’interroge sur cette « étrange prédilection pour la faute » chez l’être humain. Elle l’explique par le fait que, à tout prendre, on préfère se sentir coupable qu’impuissant·e. Effectivement, en attribuant tous les maux de la terre au comportement d’Adam, saint Augustin dote le premier homme d’un pouvoir colossal. « Si la culpabilité est le prix de l’illusion d’un contrôle sur la nature, alors une multitude de gens semblent avoir été tout prêts à le payer », observe Pagels. La théorie d’Augustin « satisfait ce besoin humain de nous imaginer aux commandes, y compris au prix de la culpabilité »17.

Une quinzaine de siècles plus tard, un psychologue français, écrivant un livre de développement personnel, parvient à la même conclusion. Plutôt que d’admettre son impuissance face à la fragilité du vivant et à la « terrifiante insécurité » propre à l’existence, observe Yves-Alexandre Thalmann, on préfère se persuader qu’on a une prise sur les événements, quitte à s’accabler soi-même.

Parfois, on est dans le délire de toute-puissance pur : ainsi, un homme qui a emmené des amis faire du canoë-kayak avec lui pendant les vacances s’en veut parce qu’il a plu toute la semaine, comme s’il avait – littéralement – le pouvoir de faire la pluie et le beau temps. La culpabilité, remarque le psychologue, présente l’avantage d’être acceptable à nos propres yeux et à ceux des autres, contrairement à la toute-puissance : on peut étaler au grand jour sa culpabilité, la vivre consciemment, alors que la toute-puissance doit être occultée et reléguée dans l’inconscient18.

Cette logique, nous le verrons, continue à sous-tendre nombre de nos attitudes face à la vie. Bien souvent, se délivrer du sentiment de culpabilité implique de renoncer à une impression de maîtrise. Et il faut bien garder à l’esprit que nous n’avons rien à y perdre. Je pense à cette page de son journal intime qu’Elizabeth Gilbert – décidément ma sainte préférée – avait un jour partagée sur Instagram. On y lisait : « Tu as peur de rendre les armes parce que tu ne veux pas perdre le contrôle. Mais tu n’as jamais eu le contrôle. Tout ce que tu avais, c’était de l’anxiété19. »

1. « Et tu ne sais pas que Ève, c’est toi ? »
Être une femme, la faute impardonnable

En 2021, sur France Inter, l’humoriste Marina Rollman attaquait une de ses chroniques par ces mots : « J’ai récemment pris la décision d’arrêter à chaque fois que j’ouvre la bouche de dire “Pardon, excusez-moi, je suis désolée, merci mille fois”, et, étant à la fois suisse et une femme, j’ai donc gagné quatre nouvelles heures par semaine dont je ne sais que faire1. »

J’avoue qu’il y a de l’écho.

Un jour, il y a quelques années, alors que j’examinais la devanture d’un kiosque, un titre en couverture d’un magazine féminin m’a accroché l’œil : « Les femmes s’excusent trop », clamait-il. Il n’en fallait pas plus pour déclencher mon réflexe d’achat. Je me suis emparée d’un exemplaire et l’ai déposé sur le comptoir. Et, en ouvrant mon portefeuille, je me suis entendue dire au marchand de journaux : « Je n’ai pas de monnaie, je suis désolée. »

Les femmes – laissons de côté le cas des Suisses pour le moment – s’excusent-elles vraiment trop ? La question suscite un débat récurrent depuis une quinzaine d’années. En 2010, la revue américaine Psychological Science avait publié une étude pour laquelle on avait demandé à des femmes et à des hommes de noter chaque jour les offenses commises ou subies dans leurs interactions sociales, en précisant si des excuses avaient été présentées. L’ensemble des participant·es s’excusaient à la même fréquence quand elles et ils l’estimaient nécessaire, mais les femmes avaient une définition plus large que les hommes de ce qui constituait une offense, et s’excusaient donc davantage qu’eux2.

Les femmes marchent sur des œufs en permanence, confirme la journaliste Tracy Moore dans un article pour le média féministe américain Jezebel. Elles doivent constamment confirmer qu’elles sont bien les « créatures insignifiantes au grand cœur » qu’on leur a appris à être. Et la meilleure manière de le prouver est de s’excuser pour tout et n’importe quoi : « Désolée que vous m’ayez bousculée ! Désolée d’avoir eu un avis et de l’avoir exprimé ! Désolée d’avoir besoin d’être traitée comme une personne ! Désolée d’exister ! »3

Au-delà des excuses en tant que telles, on pointe aussi toutes sortes de formules ou d’adverbes dont les femmes auraient tendance à abuser : « Je suis vraiment désolée, mais… » ; « Cela va probablement vous paraître stupide, mais… » ; « Si cela ne vous dérange pas trop » ; « Je voudrais seulement vous demander… » En 2014, dans une tribune, Ellen Petry Leanse, ancienne cadre chez Google, disait avoir été frappée par la récurrence du mot « seulement » (just) dans la bouche de ses collègues féminines… et dans la sienne.

Plus que comme une formule de politesse, il lui apparaissait comme un terme infantile plaçant celle qui l’employait dans une position de subordination. Elle avait suggéré à ses collaboratrices d’y être attentives et de l’éliminer de leur mode de communication, afin de « ne pas diluer leur message avec un mot qui l’affaiblissait4 ». Fin 2015, Tami Reiss, présidente d’une société de conseil, a même lancé une extension du navigateur Chrome baptisée Just Not Sorry, qui débarrasse les messages de toutes ces formules jugées trop timorées5.

Mais ces remontrances et ces exhortations ont suscité de vives protestations. « Tout cela n’est qu’une autre façon de dire aux femmes de la fermer, réagissait Robin Lakoff, pionnière de la linguistique féministe. Cela les amène à se sentir incompétentes, incapables de trouver la bonne façon de parler6. » Une fois de plus, soupirait également sa consœur Deborah Cameron, on demande aux femmes de policer, de surveiller, de corriger leur comportement. On leur inculque un nouveau complexe, « Est-ce que je m’excuse trop ? » devenant l’équivalent de : « Est-ce que j’ai l’air grosse dans cette tenue ? » – même si la première question se veut émancipatrice, alors que la seconde est oppressive7.

C’est négliger le fait que, pour commencer, les dés sont pipés. Si les hommes réussissent mieux professionnellement, ce n’est pas parce qu’ils ont un comportement plus assuré, mais en raison du privilège dont ils jouissent en tant qu’hommes, fait remarquer Cameron ; dès lors, les imiter ne mènera les femmes à rien, puisqu’elles n’en resteront pas moins… des femmes. Si elles utilisent une manière de parler connotée « féminine », on le leur reproche ; mais si elles utilisent une manière de parler davantage associée à l’autorité, elles sont perçues comme agressives, et on le leur reproche aussi, souligne Deborah Tannen, une autre linguiste8.

Sceptique sur les généralisations laissant entendre que toutes les femmes s’exprimeraient de cette façon – ce qu’il n’est effectivement pas question de prétendre –, Deborah Cameron rappelle la faiblesse des études qui l’attestent (celle de Psychological Science ne portait que sur une soixantaine de personnes). En outre, elle fait remarquer que, en anglais, just peut aussi être utilisé d’une manière qui n’aboutit en rien à rendre le propos plus timide9. C’est d’ailleurs vrai du mot utilisé en français comme un anglicisme, comme un synonyme de « complètement, totalement ».

Comme de nombreuses autres commentatrices, Cameron conteste surtout l’idée que ce soient forcément les femmes qui aient tort de s’exprimer en ménageant leurs interlocuteurs et interlocutrices. Après tout, quand on demande un service à quelqu’un, ou quand on lui assigne une tâche, c’est-à-dire quand on requiert un peu (ou beaucoup) de son temps et de son énergie, est-il vraiment si absurde d’y mettre les formes, de se montrer consciente de la valeur de ce temps et de cette énergie ? « Vous en abstenir ne vous fera pas apparaître comme une personne plus claire et plus sûre d’elle, assène Cameron. Cela vous fera passer pour une abrutie grossière et dépourvue de considération. » Nous enjoindre de renoncer à la politesse qui nous semble appropriée, c’est reproduire la bonne vieille logique patriarcale selon laquelle les femmes ont toujours tort, argue-t-elle10.

Et, en effet, pourquoi la brutalité qui règne dans certains milieux devrait-elle être admise comme la norme ? Les mots jugés inutiles dont beaucoup de femmes enrobent leurs messages ne sont pas inutiles, justement : « Ils n’affaiblissent pas leur propos, ils ne dénotent pas un esprit confus. Ils créent une cohésion et une cohérence entre ce que la locutrice et l’auditeur doivent accomplir : se comprendre et partager, insiste Robin Lakoff. Si beaucoup de femmes utilisent ces formes, c’est parce qu’elles sont plus douées pour être humaines11. »

Autre illustration du même mécanisme : Deborah Frances-White, cocréatrice du podcast britannique The Guilty Feminist (« La féministe [qui se sent] coupable »), évoque des études à la fiabilité douteuse, mais souvent citées, selon lesquelles les femmes répondent à une offre d’emploi seulement si elles possèdent 100 % des qualifications requises, alors que les hommes se contentent de 60 %. « On en conclut invariablement que les femmes devraient avoir autant confiance en elles que les hommes, commente-t-elle. Ma suggestion serait plutôt que les hommes arrêtent de baratiner afin d’obtenir des postes pour lesquels ils ne sont pas qualifiés. Président des États-Unis d’Amérique, par exemple12. »

Est-ce que nous manquons de confiance en nous, ou est-ce que nous adoptons des comportements qui défient et remettent en question les normes dominantes ? Les deux peuvent être vrais en même temps (locution bien trop belle pour être abandonnée à l’usage qu’en fait un certain président de la République). De façon presque fortuite, des attitudes (plutôt) féminines, au départ inspirées par une inhibition et un sentiment d’illégitimité, peuvent déboucher sur une contestation en acte de pratiques (plutôt) masculines. Nos manières de nous comporter sont aux mœurs ce que la tarte Tatin est à la pâtisserie : des accidents transformés en inventions, des ratages qui mériteraient de devenir des recettes.

« Il n’est pas absurde d’avoir l’air menacée quand la réalité est menaçante »

Mais admettons un instant que les femmes s’excusent réellement trop, et que ce soit effectivement problématique. Le leur reprocher revient alors à leur faire porter la responsabilité d’une situation qu’elles subissent : leur attitude reflète la façon dont le monde les traite, qu’elles ont incorporée. Si on veut qu’elles aient confiance en elles, il faut changer les conditions dans lesquelles elles évoluent. Cette confiance ne peut pas leur tomber du ciel, alors que tout leur environnement conspire à les déstabiliser. Quand nous voyons une employée trembler, bafouiller ou se confondre en excuses, par exemple, ce n’est pas le signe d’une défaillance de sa part : cela révèle l’inhospitalité de son milieu professionnel à l’égard des femmes. (Cette atmosphère hostile étant parfois diffuse, les hommes, d’après mes observations, n’en ont en général aucune conscience.)

« Si les femmes trahissent leur anxiété alors que les hommes roulent des mécaniques, ce n’est pas pour rien », souligne Deborah Frances-White. Nous encourager à avoir davantage confiance en nous, c’est nous encourager « à parler haut et fort en réunion comme si nous n’avions jamais été interrompues ; à présenter fièrement notre travail comme si nous n’avions jamais été prises de haut par le passé ; et à “vendre” nos idées comme si on ne nous les avait jamais volées », dit-elle13. Devon Price le remarque lui aussi : « Depuis des décennies, on conseille aux femmes de se débarrasser de leur “syndrome de l’impostrice” en faisant montre d’une confiance en elles sans limite. Mais ce genre de conseils individualisent un problème qui est structurel. Il n’est pas absurde d’avoir l’air menacée quand la réalité est menaçante14. »

L’avocate féministe américaine Reshma Saujani attire l’attention sur le caractère insidieux de l’expression « syndrome de l’impostrice », qui pourrait passer pour la définition d’une pathologie : « Ce terme suggère que, peut-être, vous avez un problème ; que si vous vous sentez sous-qualifiée, c’est que vous l’êtes. » Or, d’après son expérience, cet inconfort et cette anxiété sont simplement une « réaction humaine naturelle » à l’accueil réservé aux femmes dans le monde professionnel. Elle ajoute : « Il existe des tonnes de livres de conseils pour vaincre le syndrome de l’impostrice – et oui, le mien fait partie du lot. Moi aussi, j’ai donné des conseils. » Cependant, conclut-elle, elle a fini par comprendre que ce prétendu « syndrome » relevait « d’une inégalité structurelle, pas d’une déficience individuelle » : « Ce n’est pas notre problème, et ce n’est pas à nous de le résoudre. »15

Souvent, on s’excuse non parce qu’on pense sincèrement être en tort, mais par simple tactique, pour survivre en milieu hostile. Tracy Moore, dans son article pour Jezebel, confie qu’elle-même emploie abondamment des formules du genre : « Si je ne me trompe pas… », « Je ne suis pas une experte, mais… » ou encore : « Ce que je raconte vous paraît-il avoir du sens ? » Si elle le fait, explique-t-elle, ce n’est pas parce qu’elle doute réellement de ce qu’elle a à dire. C’est parce que, au cours de sa vie, chaque fois qu’elle s’en est abstenue, il s’est trouvé un petit ami, un patron, un collègue, pour lui dire qu’elle avait l’air « trop agressive. Une garce. Pas sympa. En colère. Arrogante »16. Il en faut en effet très peu pour que les femmes soient perçues comme désagréables et menaçantes – et particulièrement les femmes noires, comme en témoigne le stéréotype de la « femme noire en colère » (angry black woman).

La journaliste américaine Gabrielle Moss a occupé quelque temps un emploi de bureau sous les ordres d’un chef lunatique, sujet à des « crises de rage inopinées qui ne pouvaient être apaisées que par des litanies de plates excuses17 ». Pour ne pas s’attirer ses foudres, elle s’exécutait. On pourra arguer que, en se pliant à ces rituels d’humilité, les femmes entérinent leur propre statut d’intruses dans le milieu professionnel. Mais nous avons le droit de choisir nos combats (et même de n’en mener aucun). Par ailleurs, toutes les situations ne se valent pas, elles ne laissent pas toutes la même marge de manœuvre. Dans certaines, on peut se permettre de tester les limites, de prendre des risques ; dans d’autres, on a le droit, voire le devoir, de faire ce qui est nécessaire pour se protéger.

Malgré tout, passer ses journées à faire acte de contrition ne peut pas rester sans effet sur notre psychisme. C’est ce qu’a constaté Gabrielle Moss quand elle a relevé le défi de réfréner sa tendance à s’excuser à tort et à travers pendant une semaine. Alors qu’elle avait cru jusque-là que ses salves d’excuses étaient une pure stratégie, une défense, une ruse, et n’engageaient en rien son moi profond, l’expérience lui a permis de s’apercevoir que c’était plus compliqué que cela. « En réalité, mes excuses continuelles étaient sincères. Simplement, elles étaient une expression sincère de ma faible estime de moi-même, et non une expression sincère de mon regret d’avoir bloqué la photocopieuse. » Elle a compris qu’on ne pouvait pas répéter un mot des dizaines de fois chaque semaine sans en être affectée : « Au lieu de me protéger, mes “désolée” m’érodaient. »18

Pour autant, elle n’en a tiré aucune conclusion radicale sur l’attitude qu’elle se proposait d’adopter à l’avenir. Elle n’excluait ni de continuer à s’excuser, ni d’arrêter. Et il faut insister là-dessus : la manière dont nous réagissons à une situation dans laquelle nous avons été placées est une question tout à fait secondaire. Ce qui importe, c’est de démonter les mécanismes qui nous affectent, de comprendre ce que des pouvoirs divers nous ont fait et continuent à nous faire, plutôt que de nous ajouter une pression supplémentaire en prescrivant la réaction qui serait la plus appropriée.

Je mesure mieux aujourd’hui la nécessité de faire preuve de souplesse et d’indulgence envers nous-mêmes et envers les autres, de ne pas nous fixer des lignes de conduite trop rigides, de ne pas accorder une importance exagérée aux stratégies que nous adoptons. Il me semble n’en avoir pas toujours été assez consciente en écrivant mes précédents livres. Sur la question des cheveux blancs des femmes, par exemple19, je regrette de ne pas avoir davantage insisté sur ce point : le problème, c’est la façon dont la société considère le vieillissement des femmes, et sûrement pas la teinture ou l’absence de teinture de nos cheveux.

Mais, dans ce livre-ci, je suis forcée d’y prêter attention, compte tenu du paradoxe auquel je me heurte : faire remarquer que nous sommes toujours en train de nous surveiller nous-mêmes et de critiquer notre façon d’agir, c’est encore nous surveiller nous-mêmes et critiquer notre façon d’agir (même si c’est dans l’espoir que ce soit la dernière fois !). Alors, que ce soit bien clair : mon sujet, ici, n’est pas tant nos habitudes mentales que les pouvoirs qui se manifestent à travers elles.

Injonctions contradictoires et noms d’oiseaux

Les magazines généralistes ou féminins qui traitent de la « tendance des femmes à trop s’excuser » le font dans le contexte des classes moyennes et de la vie de bureau ; mais la culpabilité d’être là, d’exister, le sentiment d’illégitimité, d’inadéquation, la conviction de ne pouvoir que mal faire sont des expériences qui débordent largement ce cadre. Le sentiment de culpabilité est une donnée fondamentale, omniprésente, de la condition féminine.

La journaliste britannique Eva Wiseman en voit une autre manifestation dans notre incapacité à recevoir un compliment avec simplicité. Quand nous sommes enfants, remarque-t-elle, que nous soyons garçons ou filles, les exclamations extasiées des adultes – pour peu que nous grandissions dans un environnement aimant – qui nous trouvent si mignon·nes et intelligent·es font partie à nos yeux de l’ordre naturel des choses : « Le ciel est bleu, l’eau mouille, nous sommes magnifiques, c’est la vie. » Or elle voit cela changer chez sa propre fille, qui, à dix ans, avec déjà un orteil dans la préadolescence, commence à repousser d’un air embarrassé les compliments qu’auparavant elle acceptait joyeusement.

La façon dont les femmes sont « socialisées à se montrer humbles et modestes » commence à faire son effet : « Les filles apprennent à considérer un compliment de la même manière qu’une calorie : comme quelque chose dont il faut se méfier et qu’il faut compter soigneusement. » Imitant les femmes de leur entourage, elles retiennent qu’il est « peu féminin » de répondre à un commentaire admiratif sur une robe, par exemple, autrement « qu’en déplorant que celle-ci expose la mauvaise partie de notre bras ou qu’elle nous oblige à marcher comme une chèvre ». Le moindre éloge doit toujours « être refroidi par une petite démonstration de haine de soi »20.

Comme on l’a vu dans l’introduction de ce livre, la voix intérieure hypercritique recourt souvent à l’injonction contradictoire, signe qu’elle ne travaille pas à l’amélioration morale de l’individu, mais à sa disqualification. Or, comme l’a relevé Marilyn Frye, l’injonction contradictoire, ou double contrainte (double bind), est une arme utilisée contre tous les groupes opprimés. La philosophe féministe américaine remarque que, dans le mot « oppression », il y a « pression », qui suggère le fait d’être comprimé·e, d’être aux prises avec « des forces et des barrières qui, ensemble, restreignent ou empêchent le mouvement ». Elle définit l’injonction contradictoire comme une « situation dans laquelle les options sont limitées à l’extrême, et mènent toutes à la sanction, au blâme ou à la privation »21.

L’épreuve du bain, inventée durant les chasses aux sorcières en Europe, peut apparaître comme la pratique inaugurale de la double contrainte. La suspecte était plongée dans l’eau d’une rivière ou d’un fleuve. Si elle se noyait, elle était innocente – sauf que, pas de chance, elle était morte ; si elle remontait à la surface, cela signifiait qu’elle était une sorcière, et elle devait donc être brûlée. En outre, les procédures d’accusation comportaient en général un effet de cliquet : une fois qu’elles étaient lancées, tous les éléments jouaient en défaveur de l’accusée. « Chaque réponse, positive ou négative, les faisait paraître un peu plus coupables », écrit l’historien Guy Bechtel au sujet des paysannes soupçonnées de sorcellerie22.

« Soyez une dame, une vraie, disent-ils » (« Be a lady, they said ») : le texte percutant de la blogueuse américaine Camille Rainville23, lu par l’actrice Cynthia Nixon dans une vidéo qui a fait sensation en ligne en février 2020, illustre parfaitement cette logique. « Tu es trop apprêtée. Tu es négligée. […] Ne sois pas trop grosse. Ne sois pas trop mince. […] Mets-toi au régime. Mange du céleri. Du chewing-gum. Bois beaucoup d’eau. Tu dois rentrer dans ces jeans. Mon Dieu, on dirait un squelette. Pourquoi ne manges-tu pas ? […] Fais des injections de Botox. Fais un lifting. Retends ton ventre. Amincis tes cuisses. Tonifie tes mollets. Redresse tes seins. Aie l’air naturelle. Sois toi-même. […] Ne couche pas avec trop d’hommes. Préserve-toi. Les hommes n’aiment pas les salopes. Ne sois pas prude. Ne sois pas si coincée… »

Pour ma part, je suis si habituée à me fustiger pour toutes mes actions, pour tous mes choix, petits et grands, qu’il me devient difficile d’admettre que, parfois, la décision que j’ai prise était la bonne, tout simplement. « J’ai bien fait », « j’ai eu raison » : il flotte toujours autour de cette conclusion un léger brouillard d’incrédulité, de scepticisme. Toutes les autres lectures d’une situation me paraissent plus plausibles que celle-là.

D’autres mécanismes concourent à notre mise en échec et à notre honte de nous-mêmes. Beaucoup de défauts traditionnellement attribués aux femmes peuvent être interprétés comme des attitudes ou des stratégies que leur position dominée les a fortement poussées à adopter. On les prive de tout pouvoir, puis on les accuse d’en être assoiffées. On les écrase, puis on les décrit comme sournoises et manipulatrices. On leur inflige toutes sortes d’injustices, puis on les trouve émotives, geignardes, hystériques, colériques, menaçantes, violentes. On les oblige à exister socialement par leur beauté et leur fraîcheur physique (qualités essentielles sur le marché matrimonial), puis on stigmatise leur narcissisme, leur frivolité, leur vanité.

On les met constamment en concurrence les unes avec les autres, puis on les présente comme foncièrement jalouses, mesquines, médisantes. Elles ne sont jamais assez effacées : on les asservit aux besoins des autres, puis on se désole de leur égoïsme incurable ; on les réduit au silence, puis on se plaint de leur bavardage incessant. Enfin, on les blâme pour des agissements dont elles sont les victimes : on les harcèle, on les agresse sexuellement, on les viole, puis on prétend qu’elles sont aguicheuses, lubriques, débauchées.

S’expriment également un agacement réflexe, une répulsion, suscitées par leur simple présence physique : leur voix, leur manière de parler, leur corps, leur sexe. Les femmes se retrouvent ainsi entourées – comme l’est tout groupe dominé – d’un épais halo fait de préjugés, de caricatures, d’hostilité épidermique, qu’il leur est très difficile de percer pour exister comme sujets, pour être écoutées, prises au sérieux, pour faire valoir leurs points de vue, leur crédibilité, leurs intérêts.

Nul besoin d’être une grande détective pour déceler l’origine de la voix qui nous chuchote à l’oreille que nous avons toujours tort, que tout est de notre faute, que nous sommes stupides, incompétentes, nuisibles, malvenues, dégoûtantes, irrécupérables. Nous n’avons que l’embarras du choix quant aux sources de ce discours ; on nous le répète sous des formes variées, depuis toujours.

Certains mythes fondateurs de la civilisation occidentale, d’abord, ont à la fois reflété et démultiplié la misogynie des sociétés qui les avaient produits ; ils ont conféré à tout ce fiel une autorité et une influence exorbitantes. Tout le malheur vient des femmes et les femmes n’apportent que le malheur : telle est la conviction que traduisent les plus connus d’entre eux. Dans la mythologie grecque, la première femme, Pandore, est créée par Zeus, qui veut se venger du vol du feu par Prométhée. Héphaïstos la modèle dans l’argile. Les autres dieux lui font des cadeaux… plus ou moins heureux : Hermès lui offre le mensonge et l’art de persuader ; Héra, la curiosité et la jalousie – on voit déjà poindre les défauts communément considérés comme « féminins ».

« Pour les Grecs, la femme était donc un cadeau empoisonné, destiné à punir les hommes », résument Adeline Gargam et Bertrand Lançon24. Selon Hésiode, qui la qualifie d’« attrayante et pernicieuse merveille », elle s’appelle Pandore parce qu’elle est le don (doron) de tous (pan) les dieux. Dans ses bagages, il y a une jarre contenant tous les maux, qu’on lui a interdit d’ouvrir ; mais, bien sûr, sa curiosité est la plus forte. La vieillesse, la maladie, la famine, la folie, la tromperie, le vice fondent alors sur le monde.

Une maudite bonne femme trop curieuse qui transgresse les ordres divins et attire sur l’humanité un malheur irréversible : c’est aussi le scénario du mythe d’Adam et Ève, devenu central, comme on l’a vu, avec la thèse du péché originel, promue au rang de dogme chrétien officiel grâce à saint Augustin. La Bible a donné un « fondement scripturaire et religieux à la conviction d’une infériorité et d’une culpabilité féminines25 ». Ève prête l’oreille au discours du serpent qui lui suggère de goûter le fruit de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal, et elle entraîne Adam à sa suite : ici apparaît l’idée selon laquelle les femmes sont plus vulnérables que les hommes aux tentations diaboliques.

Tertullien, l’un des Pères latins de l’Église, postule déjà au IIe siècle une « secrète accointance » entre le Démon et la femme26. À l’éventuelle lectrice de son traité La Toilette des femmes, il adresse cette diatribe quelque peu refroidissante : « Et tu ne sais pas que Ève, c’est toi ? Elle vit en ce monde, la sentence de Dieu contre ce sexe. Vis donc, il le faut, et en accusée. C’est toi la porte du Diable ; toi, qui as brisé le sceau de l’Arbre ; toi, la première transfuge de la loi divine ; toi, qui as convaincu celui auquel le Diable n’avait pas pu s’attaquer [Adam] ; toi, qui as, avec quelle facilité, brisé l’homme, image de Dieu27. »

Autre enseignement du mythe d’Ève : comme le relève la journaliste Lauren Malka, la première femme a provoqué la perte du genre humain en mangeant, en croquant le fruit défendu28. Il n’est pas impossible que cet héritage joue un rôle dans la relation torturée de beaucoup d’entre nous à la nourriture – mais aussi dans leur relation au sexe, puisque l’interprétation sexuelle de cette transgression, imposée par saint Augustin, a profondément marqué nos consciences.

L’obsession du clergé pour Ève a suscité au fil des siècles des flopées d’anathèmes, et on aurait tort de croire qu’elle a disparu aujourd’hui. En 2023, dans une série documentaire consacrée à l’hystérie, sur France Culture, une jeune femme racontait comment, parce qu’elle souffrait de crises qui laissaient les médecins perplexes, son entourage l’avait adressée à un prêtre. Quand elle va le voir, l’homme lui déclare qu’il peut exister des « réminiscences du Démon qui a tenté Ève » ; celles-ci « se manifestent chez les femmes par des problèmes à enfanter ou par des crises divines ». Certain que « le Démon est en elle », il organise une cérémonie d’exorcisme de plus de sept heures dans les locaux de l’évêché, dans le noir, en présence de quatre diacres chargés de l’immobiliser. Elle refera une crise le lendemain et sera finalement diagnostiquée épileptique29.

Il n’est pas question de refaire ici l’histoire de la misogynie des prédicateurs chrétiens, dont Jean Delumeau et Guy Bechtel, entre autres, ont bien documenté l’ampleur et la virulence30. La femme a été qualifiée de « produit d’un os surnuméraire [la côte d’Adam] », de « sac de fiente », de « vipère », de « mouche éphémère »31… Le clergé catholique se déchaînait d’autant plus qu’il devait lutter contre ses propres tentations, le mariage et les relations sexuelles lui étant interdites.

Le tour de passe-passe de la classe savante

J’ai longtemps cru – et je ne suis probablement pas la seule – que ce discours constituait la veine principale de la misogynie occidentale. Jusqu’à ce qu’un livre d’Éliane Viennot, en une petite centaine de pages bien tassées, vienne dynamiter cette idée reçue. L’historienne féministe y retrace la « querelle des femmes », cette gigantesque polémique sur leur infériorité supposée qui s’est déroulée en Europe et qui a duré de la fin du Moyen Âge aux… premières décennies du XXe siècle.

La controverse a emprunté tous les supports imaginables, « du poème de quelques strophes à l’essai en bonne et due forme, en passant par les plaidoyers, les pamphlets, les romans, les représentations théâtrales et picturales32 ». Elle a impliqué des théologiens, mais aussi des médecins, des philosophes, des grammairiens, des caricaturistes, des hommes politiques, des journalistes, des éducateurs, etc. Elle a mis aux prises, au fil des siècles, des millions d’acteurs. Elle est centrale si on veut comprendre « comment la culture misogyne s’est construite, qui l’a élaborée, consolidée, exportée […], qui l’a combattue et fait reculer, où nous en sommes de ce recul », énumère Viennot – et à plus forte raison en France, puisque ce pays y a joué un rôle « à la fois pionnier et dirigeant ». (Cocorico.)

Or, chose incroyable, le grand public n’en a jamais entendu parler. Même les féministes – moi comprise, donc, jusqu’à cette lecture – n’en ont souvent qu’une vague notion. La querelle a très peu intéressé les historiens, qui l’ont ignorée ou minimisée, certains la présentant comme un pur jeu littéraire, un exercice de style sans conséquence. Un Dictionnaire des lettres françaises paru en 1964 parle d’une littérature d’« apparence misogyne ». Comme le remarque Éliane Viennot, parlerait-on, à propos de libelles vilipendant les juifs et les juives, d’une littérature d’« apparence antisémite » ?

Ces minimisations sont d’autant plus malvenues que la querelle est loin d’être restée sans effets. Ses « pics de virulence » correspondent à des reculs bien réels de la condition des femmes, avec un affaiblissement de leur statut juridique, professionnel, politique, le fort développement de la violence domestique et de la prostitution à la fin du Moyen Âge, ainsi que la menace sur leur vie même, à travers les chasses aux sorcières.

Éliane Viennot s’interroge sur les conditions de naissance de la polémique ; elle se demande pourquoi le discours misogyne ressurgit avec une telle force à partir du XIIIe siècle. « Pourquoi cette montée en puissance, cette transformation en logorrhée haineuse, vers la fin du Moyen Âge ? » Et l’explication qu’elle propose est saisissante : cette résurgence suit la création des universités. L’enjeu était le contrôle du savoir, cette nouvelle « poule aux œufs d’or ». Au début, les mieux placés pour s’en emparer étaient les savants qu’abritait l’Église. Dès lors, l’accès aux charges importantes fut conditionné à la détention d’un diplôme. Les femmes, les juifs et les chrétiens laïcs en furent exclus. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, pour compenser les pertes en effectifs dues à la grande peste, les hommes laïcs virent s’ouvrir les portes des universités ; mais les deux autres groupes restèrent mis au ban. Les juifs durent attendre 1791. Les femmes ne commencèrent à y entrer qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.

Pour l’heure, la nouvelle classe intellectuelle s’attachait à « légitimer son hold-up » en produisant « force discours dégradants envers les deux groupes qui lui faisaient de l’ombre ». Les femmes – les plus nombreuses – représentaient la plus grande menace ; elles furent donc la « population la plus attaquée, la plus malmenée, la plus asservie, la plus longuement discriminée, la plus massivement moquée ».

Au risque de surprendre, il y a à mes yeux, dans cette thèse sur l’origine d’un discours misogyne, quelque chose de libérateur. Certes, elle rappelle l’intensité de la haine dirigée contre nous ; mais elle dit aussi que nous avons été redoutées pour nos qualités, pour nos compétences. Elle dit clairement que le discours dénigrant les femmes n’a été qu’un subterfuge, qu’il était de mauvaise foi et ne reposait sur aucune déficience objective, balayant le doute à peine conscient qui traînait dans mon esprit.

Les autres explications à la misogynie et au sexisme que j’ai entendues auparavant, qui étaient d’ordre psychanalytique ou anthropologique, invoquaient une relation ambivalente à la mère, la jalousie pour le fait que les femmes portent les enfants, ou la nécessité de les contrôler pour contrôler sa lignée ; elles insistaient sur une différence. Elles suggéraient que les femmes étaient tout de même un peu monstrueuses, et qu’on ne pouvait pas en vouloir aux hommes d’être effrayés, les pauvres.

L’explication d’Éliane Viennot, au contraire, insiste sur une similitude. Si nous sommes autant insultées, ce n’est pas parce que nous sommes trop différentes des hommes, et que nous leur faisons peur, mais parce que nous leur sommes trop semblables, et que nous sommes donc une menace. Cela me rappelle une remarque de Fatima Ouassak. On a tendance à penser que les préjugés racistes et/ou sexistes reposent sur de simples malentendus, observe la politologue : il suffirait d’en prendre conscience pour qu’ils disparaissent et, avec eux, les discriminations qui en découlent. Or c’est faux : « Les préjugés ont une fonction. Ils servent à justifier le système de discrimination, qui a lui aussi une fonction : réguler de manière inégalitaire l’accès aux ressources33. »

Non seulement la classe savante a efficacement éliminé la concurrence, mais elle a aussi réussi un tour de passe-passe : elle a dissimulé son forfait, elle s’est « rendue invisible », en imputant toute la responsabilité de la propagande misogyne et de la dégradation de la condition féminine au clergé d’abord, à la bourgeoisie ensuite. Censé être éclairé, progressiste, le monde universitaire a longtemps échappé au soupçon, alors qu’il est, jusqu’à aujourd’hui, fortement réactionnaire et antiféministe, comme Éliane Viennot le détaille longuement. De fait, à l’heure où j’écris, le mouvement #MeToo commence tout juste à l’atteindre.

Signée par plus de quatre cents écrivaines, éditrices et enseignantes-chercheuses, parmi lesquelles Marie Darrieussecq, Annie Ernaux, Vanessa Springora et Alice Zeniter, une tribune parue dans Le Monde en mars 2024, à la veille de la journée internationale des droits des femmes, clame haut et fort que « jamais la littérature n’a adouci les mœurs34 ». Rendue publique une semaine auparavant, la condamnation du poète Jean-Michel Maulpoix pour violences sur son épouse, Laure Helms, chercheuse et enseignante en lettres35, « confirme que ni la littérature ni l’université ne sauvent les femmes », constatent les signataires. Elles rendent aussi hommage à Cécile Poisson, enseignante-chercheuse tuée le 20 mars 2023 par son ex-mari, un « homme “cultivé”, “diplômé”, tout ce qu’il faut sur le CV ». « Ton féminicide, lui écrivent-elles, a fracassé les murs en béton de l’université. »

À chaque étape de leur parcours professionnel, elles disent avoir elles-mêmes « subi ou pris connaissance d’injustices, d’agressions, de viols, d’intimidations, de silences imposés, de menaces, de brutalités, d’opérations en tout genre qui rabaissent, de vols de savoirs, de chantages, de destructions d’œuvres, même ». Ces mots résonnent plus fortement encore quand on sort de la lecture du livre d’Éliane Viennot (elle-même signataire de la tribune). « Ce n’est pas parce qu’ils ne défendent plus leurs privilèges avec les outils d’autrefois que les clercs d’aujourd’hui y ont renoncé », prévient l’historienne en conclusion36. Il importe d’en avoir bien conscience : la voix qui nous chuchote à l’oreille que nous sommes des idiotes, des bonnes à rien, n’est pas seulement une voix de curé ; c’est aussi une voix d’intellectuel, de savant.

« L’après-viol est un combat entre toi et toi »

Comment vous faire entendre, comment défendre votre cause quand votre appartenance à une – ou plusieurs – catégorie dominée vous transforme en suspecte ? Quand les jeux sont faits d’avance parce qu’on vous enferme dans les préjugés en circulation à votre sujet ? Ces situations où les rôles de victime et de coupable sont distribués non pas en fonction du préjudice causé ou subi, mais en fonction de la position occupée sur l’échiquier de la domination, nous avons pu les observer, ces sept dernières années, dans les affaires de violences sexuelles – en particulier celles commises par des hommes célèbres – dénoncées à travers le mouvement #MeToo. Les vieux clichés présentant les femmes comme des menteuses perfides et manipulatrices ont été brandis à la face de celles qui parlaient, tandis que nombre de commentateurs plaignaient bruyamment les malheureux agresseurs, auréolés à leurs yeux d’un prestige inaltérable.

La culpabilisation des victimes de violences sexuelles37 est si massive qu’il faut en dire quelques mots, même si elle diffère un peu de celles dont je traite par ailleurs dans ce livre. Bien que, dans certains cas, les victimes puissent passer par une phase de déni ou d’amnésie traumatique, elles ont en général une conscience claire de l’antagonisme dans lequel elles sont prises, de l’attaque dont elles ont fait ou dont elles font encore l’objet – de la part non seulement de leur agresseur, mais aussi des institutions, de leur entourage, et parfois même de leurs proches. Elles savent qu’elles ont subi un préjudice grave et que la façon dont on les traite est profondément injuste. Cependant, cette certitude et cette détermination à se défendre n’empêchent pas le sentiment de culpabilité torturant qui les accable très souvent.

L’autrice et vulgarisatrice scientifique Florence Porcel a été la première à porter plainte pour viol contre l’ancien présentateur de TF1 Patrick Poivre d’Arvor, en 2021. Ouvrant le Petit Robert, elle y lit cette définition : « Honte, nom féminin : sentiment d’humiliation provoqué par une faute commise, par la crainte du déshonneur ; confusion. » Elle prend « comme un uppercut », dit-elle, ce présupposé selon lequel la personne qui ressent la honte est forcément celle qui a commis la faute. « C’est sans doute vrai dans la majorité des cas, commente-t-elle ; ça ne l’est pas pour la honte si particulière liée aux violences sexistes et sexuelles. Si j’ai honte d’avoir été violée, c’est parce que j’ai été humiliée par la faute commise par quelqu’un d’autre. » Elle sait que l’unique coupable d’un viol, c’est le violeur. Pourtant, elle s’interroge à n’en plus finir : « Aurais-je dû deviner ses intentions ? Avais-je implicitement, à mon insu, accepté un rapport sexuel dans son bureau en acceptant l’invitation au journal télévisé ? Avais-je envoyé un mauvais signal à un moment ou à un autre ? »38

Ces tourments apparaissent aussi dans le documentaire de Laetitia Ohnona Elle l’a bien cherché39. La réalisatrice y suit notamment Manon, vingt-sept ans, qui a été violée lors d’une soirée dans un bar. On assiste à ses entretiens avec deux médecins de l’unité médico-judiciaire. Lors du premier rendez-vous, deux jours après le viol, la jeune femme, qui a un trou noir de plusieurs heures dans ses souvenirs, en dehors de « deux flashes », se montre anxieuse, en recevant ses analyses de sang, de savoir si son agresseur l’a droguée à son insu. La médecin devine son raisonnement : comme elle avait beaucoup bu, elle espère que l’alcool ne suffit pas à expliquer ce black-out, car alors, pense-t-elle, le viol serait de sa faute. « Vous vous enlevez tout de suite ça de la tête », lui ordonne la médecin. Elle martèle : « La personne qui vous agresse prend la responsabilité, à un moment donné, alors qu’elle voit très bien que vous n’êtes pas capable de consentir, d’avoir un rapport sexuel avec vous. »

Lors d’un entretien ultérieur, trois mois plus tard, Manon confie qu’elle remet en question « tout ce qui s’est passé, comment ça s’est passé, pourquoi ça s’est passé » ; que cela tourne dans sa tête en permanence. « Ce qui m’a joué un tour, c’est d’avoir trop bu », dit-elle. Cette fois encore, la médecin la reprend : « C’est d’être tombée sur la mauvaise personne. » À chaque hypothèse que formule la patiente sur la cause du viol, elle insiste, et réfute avec une fermeté bienveillante, persévérante, cette fausse évidence de sa culpabilité : « Ça ne me serait pas arrivé si j’avais eu toute ma tête… » « Ça ne vous serait pas arrivé si vous n’étiez pas tombée sur la mauvaise personne. » Puis, comme Manon rit nerveusement, visiblement peu convaincue, elle proteste : « Heureusement qu’on a le droit de boire quand on va dans des bars ou en soirée ! C’est très important : il ne faut pas croire que le problème vient de vous ! »

La voix de cette médecin de l’unité médico-judiciaire est d’autant plus précieuse qu’elle va à rebours du discours généralement tenu aux victimes. « L’après-viol est un combat entre toi et toi, tes croyances, ta culpabilité, ta honte – et celles que te renvoie la communauté, au cas où tu n’en aurais pas assez », écrit la journaliste Giulia Foïs40. L’avocate Lisa Laonet définit le viol comme la « seule infraction – criminelle, en plus – dans laquelle la victime se sent systématiquement coupable, avec un sentiment de culpabilité intense, qui peut tourner pendant très longtemps et qui est entretenu socialement41 ».

Ce n’est pas le violeur qui aurait dû ne pas violer, c’est la victime qui aurait dû trouver un moyen de lui échapper : cette logique est partout. Elle aurait dû mieux se défendre, quitte à y laisser la vie. « Comment peux-tu en être sortie vivante sans être une salope patentée ? Une femme qui tiendrait à sa dignité aurait préféré se faire tuer. Ma survie, en elle-même, est une preuve qui parle contre moi », écrit Virginie Despentes dans King Kong Théorie42. La pseudo-experte-psychiatre qui a été désignée pour « évaluer » Florence Porcel avait notamment pour mission d’établir si son état « physique, psychique, psychologique » avait « pu ou non lui permettre de résister à la commission des faits dénoncés »…

De la même manière, le patron de Giulia Foïs, apprenant ce qui lui est arrivé, vient lui offrir un bouquet de fleurs, avant de lui demander gravement : « Mais Giulia, comment ça se fait ? Je veux dire : pardon, mais comment vous vous êtes démerdée ? » Autrement dit : pourquoi a-t-elle ouvert sa portière à l’homme qui, sur ce parking, lui demandait son aide ? Plus tard, un psy dira aussi à la jeune femme : « Vous auriez sans doute moins peur si vous vous habilliez de manière moins provocante. »

Les viols surviennent parce que les femmes sont imprudentes. Elles sont capables d’actes de gentillesse gratuite à l’égard d’inconnus. Elles sortent après la tombée de la nuit. Elles s’amusent, elles dansent, elles boivent. Elles ne s’habillent pas toujours en nonnes. Elles partent au travail à l’aube, quand la ville et la campagne sont dangereusement désertes ; elles rentrent du travail tard le soir, voire au milieu de la nuit, ces inconscientes. Parfois, elles osent sortir de chez elles ; comment s’étonner qu’elles soient attaquées dans leur cage d’escalier ? D’autres commettent l’erreur inexplicable d’avoir un domicile, et d’y être violées par un agresseur entré par effraction.

Au début du XIIIe siècle, un chancelier de l’Université de Paris dénonce les étudiants qui « sortent armés la nuit et brisent les portes des maisons des femmes seules, se livrent sur elles à des violences dont elles portent plainte chaque jour, les unes parce qu’elles ont été battues, les autres parce qu’elles ont eu les cheveux coupés, d’autres enfin pour des choses qu’il est même honteux de dire43 ». Dans les années 1980, à une époque où le silence sur les violences sexistes et sexuelles était tel qu’un viol apparaissait comme une exception monstrueuse, l’actrice américaine Kelly McGillis, partenaire de Tom Cruise dans Top Gun, avait osé raconter comment deux hommes l’avaient violée après avoir enfoncé la porte de son appartement à New York. Au cours des décennies suivantes, elle a dû lutter contre des addictions à l’alcool et à la drogue.

La plupart du temps, cependant, l’agresseur a la clé, ou il est entré sans violence, puisque, rappelons-le, neuf viols sur dix sont commis par quelqu’un que la victime connaît, et près de la moitié, par un conjoint ou un ex-conjoint44. « La malchance, écrit l’historienne Mathilde Marx, c’est une demi-seconde d’inattention, c’est un instant de solitude, c’est croire que l’on connaît une personne qui a monté un traquenard, patiemment, année après année, la malchance c’est que tu as souri, c’est que tu voyages seule, c’est que tu n’as pas peur de dire tout haut ce que tu penses45… » Toutes les imprudences, toutes les malchances du monde finissent par se révéler rabattables sur une seule : celle qui consiste à être une femme.

La prosternation devant le droit du plus fort

La mise en accusation des victimes repose sur deux ressorts implicites. Le premier, c’est la volonté d’esquiver une vérité insupportable : il n’y a aucun moyen de se prémunir du viol ; aucun moyen d’être certain·e que cela ne nous arrivera pas ou n’arrivera pas à une personne que nous aimons. Dès lors, comme le fait remarquer Giulia Foïs, on préfère penser « que celles à qui c’est arrivé ont forcément déconné. Et qu’il suffira de ne pas faire les mêmes erreurs pour que ça n’arrive pas ». Une fois de plus, on retrouve ici le principe « plutôt coupable qu’impuissant·e », projeté sur les victimes.

Le second ressort, c’est le mélange de fatalisme et d’esprit de soumission, de révérence pour le pouvoir, qui s’exprime dans cette façon de trouver à redire à tout, sauf au viol lui-même, comme s’il était un fait du prince, un privilège qui commande le silence et le respect. « Inverser le questionnement, demander des comptes au violeur plutôt qu’à la victime, c’est renverser l’ordre établi, bouleverser une grille de lecture millénaire, revenir sur une éternité de domination masculine, écrit Giulia Foïs. Et ça, pardon, mais c’est beaucoup trop fatigant : l’esprit humain étant plutôt flemmard par nature, on préférera donc me demander pourquoi j’ai ouvert la portière de ma voiture, plutôt que de lui demander, à lui, pourquoi il a voulu monter dedans. » Le droit du plus fort est un totem devant lequel on se prosterne. Le violeur est intouchable ; son comportement est l’éléphant dans la pièce dont on n’interroge même pas la présence, tant on l’a intégrée comme normale et inévitable.

C’est donc aux femmes de se contorsionner à l’infini pour s’adapter, pour n’occuper que l’espace qu’on daigne leur laisser. Dans son livre Impunité, la journaliste et scénariste Hélène Devynck relate l’histoire de Chloé, qui, comme elle, a travaillé à TF1 et fait partie des victimes de Patrick Poivre d’Arvor. Quand les agissements de l’ancien présentateur ont été mis sur la place publique, Chloé a raconté son viol au père de son fils. Qui s’est écrié : « Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Je t’aurais défendue ! Tu aurais quitté TF146 ! » Il ne lui a pas traversé l’esprit que c’était plutôt le violeur qui aurait dû vider les lieux – et j’avoue que, avant que l’autrice n’en fasse la remarque, cela ne m’avait pas traversé l’esprit non plus, tant cette logique de résignation est puissante et omniprésente.

Il m’arrive d’entendre des femmes plus âgées que moi bougonner contre les féministes d’aujourd’hui, qui, disent-elles, sont des chochottes, « font toute une histoire pour une main au cul », alors qu’il suffirait d’une bonne gifle pour remettre l’agresseur à sa place. Cette vision des choses ignore bien sûr le poids des rapports de pouvoir, les mécanismes d’intimidation et de sidération. Mais, surtout, mes interlocutrices ont l’illusion d’être des féministes badass face aux pleurnicheuses et aux mauviettes des jeunes générations, sans voir qu’elles s’inclinent devant la pulsion de domination des agresseurs, qu’il semble impensable à leurs yeux de réprimer. Elles ont accepté une forme de statut subalterne qu’elles ne voient même plus.

Car au nom de quoi les femmes devraient-elles avoir à se défendre ? La journaliste sportive Marie Portolano, qui a témoigné dans un documentaire et dans un livre47 du sexisme accablant auquel elle s’est heurtée dans sa vie professionnelle, explique avoir dû dépenser chaque jour « énormément d’énergie » pour esquiver le harcèlement et les agressions : « Moi, il y a des moments où j’avais juste envie de travailler ! J’avais juste envie de penser à mon travail ! »48

Les femmes ont-elles le droit d’évoluer dans leur monde familier, professionnel, amical, intime, comme dans l’espace public, dans les mêmes conditions de sécurité et de sérénité que les hommes ? Le harcèlement, les agressions sexuelles, le viol visent précisément à répondre « non » à cette question (rappelons que, en dépit des théories fantaisistes qui circulent encore, ils ne relèvent ni de l’expression d’une virilité un peu vigoureuse, ni d’une pulsion sexuelle irrépressible). « Le viol, c’est la guerre civile, l’organisation politique par laquelle un sexe déclare à l’autre : je prends tous les droits sur toi, je te force à te sentir inférieure, coupable et dégradée », écrit encore Virginie Despentes49.

Hélène Devynck raconte comment, dans le climat de misogynie (dont elle donne des exemples écœurants) et de harcèlement qui régnait à TF1, les femmes rasaient les murs, n’assistaient qu’aux réunions où leur présence était indispensable, voyaient leur carrière stagner et, parfois, démissionnaient. Blâmer les victimes, trouver la moindre excuse aux agresseurs, c’est entériner le statut des femmes comme sujets dominés, comme sous-citoyennes qui n’ont pas droit aux mêmes prérogatives, à la même tranquillité, à la même liberté d’action et de mouvement que les hommes.

Virginie Despentes se souvient dans King Kong Théorie de l’illumination qu’a été pour elle la découverte de la pensée de la féministe italienne-américaine Camille Paglia, qui affirmait le droit à être imprudente, à courir le risque du viol, pour ne pas être privée de cette liberté de mouvement, justement50. Lorsqu’elle l’a rencontrée, en 2005, Camille Paglia lui a raconté que, dans les années 1960, sur les campus américains, « les filles étaient enfermées dans les dortoirs à dix heures du soir, alors que les garçons faisaient ce qu’ils voulaient » : « Nous avons demandé “pourquoi cette différence de traitement ?”, on nous a expliqué “parce que le monde est dangereux, vous risquez de vous faire violer”, nous avons répondu “alors donnez-nous le droit de risquer d’être violées”. »51

Ou alors, autre solution : au lieu d’imposer un couvre-feu aux femmes, pourquoi ne pas l’imposer aux hommes, puisque c’est parmi eux que se trouvent les violeurs ? Ne serait-ce pas beaucoup plus logique ? C’est la proposition provocatrice qu’avait lancée en 2018, sur Twitter, la militante féministe américaine Danielle Muscato. Elle avait demandé à ses abonnées d’imaginer ce qu’elles feraient de leur liberté si, à partir de neuf heures du soir, les hommes n’avaient plus le droit de sortir52. Elle avait reçu des milliers de réponses.

Au milieu d’un concert de protestations masculines offensées (« pas tous les hommes », etc.), on lisait par exemple : « J’irais regarder les étoiles dans un parc », « Je ferais de longues marches calmes et solitaires », « Je traverserais Central Park avec de la musique dans mes écouteurs », « Je flânerais dans Paris et je rentrerais chez moi par le premier métro », « Je roulerais toute la nuit sans avoir peur de m’arrêter pour faire le plein ou pour aller pisser », « J’irais camper », « Je m’habillerais comme je voudrais », « Je dormirais dans mon jardin tout l’été », « J’irais dans un bar pour écrire avec un cocktail », « J’irais à une fête et je danserais et boirais autant que je le voudrais »…

Toutes ces choses sont déjà possibles ; mais c’est tout à fait différent d’imaginer les faire sans aucun stress, sans devoir être sur ses gardes, en étant complètement détendue, et en ayant le sentiment d’être pleinement chez soi dans le monde. « Je ne serais pas obligée de serrer mes clés entre mes doigts », disaient beaucoup de réponses, ou : « Je n’aurais pas besoin d’envoyer des messages à mes amies pour m’assurer qu’elles sont bien rentrées ». (Une réponse disait : « J’irais marcher et danser pieds nus dans l’herbe d’un parc. Mais je ne peux plus marcher, mon ex-mari m’a poussée du haut d’un escalier il y a vingt ans. ») Cela donnait un aperçu assez enivrant de ce que serait la vie des femmes dans une société non sexiste, où elles pourraient exister en toute confiance, sans aucune autocensure. Beaucoup disaient l’émotion que leur procurait cette pensée.

La proposition de Danielle Muscato, qui serait évidemment impossible à mettre en œuvre, visait à stimuler la réflexion et l’imagination. Les réactions scandalisées qu’elle a suscitées sont révélatrices de la façon dont nous sacralisons la liberté des hommes, alors même que nous acceptons sans broncher les restrictions que fait peser la violence sexiste sur celle des femmes. Une atteinte imaginaire à la liberté du dominant est apparemment bien plus grave qu’une atteinte effective à la liberté des dominées.

« Les femmes sont toujours moins croyables que les hommes »

En attendant, la diabolisation des victimes bat son plein. Le prurit général de culpabilisation est tel que toute leur vie est passée au peigne fin afin d’en extirper le moindre PV impayé. Je me souviens encore de ce matin de l’été 2011 où, en ouverture du journal de France Inter, le présentateur claironnait triomphalement qu’il s’était produit un coup de théâtre dans l’affaire du Sofitel de New York – quelques semaines plus tôt, Dominique Strauss-Kahn, qui était alors directeur du Fonds monétaire international et qui séjournait dans cet hôtel, avait été accusé de viol par une femme de chambre, Nafissatou Diallo. La grande révélation, ce jour-là, était que Nafissatou Diallo, qui est née en Guinée, avait menti lors de sa demande d’asile auprès des services d’immigration américains… Si vous avez menti une fois dans votre vie (ou plusieurs), alors c’est que vous mentez tout le temps. Si vous avez menti une fois dans votre vie, personne n’a pu vous violer. Après tout, comme on sait, c’est si improbable, si exceptionnel, un viol…

La vie sexuelle des victimes est scrutée – en Australie, signalent toutes deux Hélène Devynck et Florence Porcel, il est désormais interdit d’évoquer la vie sexuelle de la plaignante lors d’un procès pour viol. À l’inverse, les antécédents de l’agresseur n’intéressent personne. Florence Porcel rappelle que l’un des hauts faits de Patrick Poivre d’Arvor est d’avoir réalisé en 1991 une fausse interview de Fidel Castro : « Mais bien sûr, le prédateur n’a pas passé le moindre examen pour savoir s’il possède ou non une tendance à l’affabulation. » Elle souligne : « Je n’ai aucun problème avec le fait que le prédateur soit présumé innocent. Ce qui me pose problème, c’est que l’enquête ait été faite à ce point à charge contre moi. » Elle avait fourni au policier le numéro de téléphone personnel du présentateur à l’époque des faits. Le fonctionnaire n’a même pas vérifié si ce numéro avait bien été le sien…

Comme le fait remarquer l’autrice Aline Jalliet, le seul élément qui permette de faire un peu contrepoids à cette chape de discrédit misogyne, c’est un grand nombre simultané d’accusatrices, comme avec #MeToo : « Le nombre fait la différence. Parce que le nombre fait du bruit et que le bruit, tout à coup, cela s’entend53. » Et encore… La sororité qui peut s’instaurer entre les victimes est infiniment belle et précieuse, mais elle ne suffit pas toujours à renverser l’ordre des choses, loin de là. Dans son livre, publié en 2022, avant que Poivre d’Arvor soit enfin mis en examen (en décembre 2023) dans le cadre de la plainte déposée par Florence Porcel, Hélène Devynck se désespérait à juste titre : « Si vingt-trois femmes qui ne se connaissent pas et qui racontent à la justice le même comportement délinquant d’un homme, ça n’est pas une preuve, même pas un faisceau d’indices justifiant l’ouverture d’une instruction, alors, qu’est-ce que c’est, une preuve ? »

Il n’est pas sûr que nous soyons sorti·es de la longue histoire de la disqualification juridique des femmes. Au XIVe siècle, l’influent jurisconsulte Jean Boutillier expliquait qu’elles n’étaient pas assez fiables pour pouvoir exercer la fonction de juge. Au XVIe siècle, Jean Bodin, qui est resté dans l’histoire comme un illustre théoricien politique, mais qui a surtout été un féroce démonologue et chasseur de « sorcières », approuvait le fait que, devant certains tribunaux, le témoignage d’un homme vaille celui de deux femmes, car, comme témoins, « les femmes sont toujours moins croyables que les hommes »54. (Selon mon hypothèse, les hommes accusés de viol qui se plaignent aujourd’hui d’une « chasse aux sorcières » sont rattrapés à leur insu par une mauvaise conscience historique phénoménale.)

Même le vocabulaire porte, à notre insu, la trace de cette défiance. Lors d’un entretien avec l’avocat de la défense Claude Katz, qu’elle réalisait en tant que journaliste, Giulia Foïs a été soufflée quand, dès le début de l’interview, il l’a reprise : « J’assiste les victimes, je ne les défends pas. Elles ne sont accusées de rien, elles. Elles n’ont rien fait de mal. » De même, on ressasse – sans toujours bien le comprendre55 – le principe de la « présomption d’innocence » s’agissant des hommes accusés… Mais sans penser à accorder aux accusatrices une présomption de crédibilité.

Le recours de la justice aux expertises psychiatriques apparaît comme une institutionnalisation de l’inversion de culpabilité. On y soumet presque toujours les victimes, alors que, pour elles, la loi dit qu’elles sont facultatives, comme l’expliquaient en 2023 Hugo Lemonier et Marine Turchi56. Il n’est pas facile de trouver des professionnel·les pour les réaliser, car elles sont mal payées, de sorte qu’on laisse sévir les praticien·nes les plus obtus·es et les plus haineuses ou haineux – il n’y a vraiment pas d’autre mot. Censées permettre de mesurer les effets psychologiques des violences dénoncées, elles se transforment bien souvent « en enquêtes de crédibilité, bien que cette notion soit interdite depuis le rapport de la commission Outreau en 2005 », explique Charlotte Bienaimé57.

Ces « expertises » sont le lieu d’un obscurantisme et d’un sadisme qui font de la justice un relais actif de l’agresseur. Elles apparaissent comme la version contemporaine des procès en sorcellerie, sauf que les femmes sont forcées d’acquiescer à une vision diabolique d’elles-mêmes par une torture psychologique, et non plus physique. Dans tous les témoignages, celles qui ont subi ce traitement disent être sorties de ces entretiens terrassées, et animées de pensées autodestructrices.

Séquestrée et violée une nuit entière par son agresseur, Anouk raconte comment, parce qu’elle a une grand-mère qui a été déportée pendant la guerre, l’experte a décelé chez elle un « désir de revivre la tragédie familiale à un niveau intime, et donc de trouver son propre bourreau personnel58 ». Reviennent également les imputations d’« histrionisme » (« conduite théâtrale » liée à l’hystérie), de besoin d’attention… Les séquelles psychologiques, les fragilités laissées par leur vécu, ou les violences répétées subies au cours de leur vie sont retournées contre les femmes et servent à les discréditer. « Les symptômes psychotraumatiques des violences sont parfois utilisés pour disqualifier les témoignages, voire les psychiatriser, au lieu de les reconnaître comme des conséquences des préjudices », écrit la journaliste Victoire Radenne59. Toujours cette manière de nier, d’effacer du tableau la violence subie, pour mieux stigmatiser et pathologiser ses effets.

Une fourberie congénitale

D’où qu’elle vienne, la culpabilisation emprunte à un registre étrangement familier. « Manipulatrice, menteuse, rusée, séductrice, tentatrice et pécheresse, [la femme] porte en elle le Péché Originel. La faute, chez elle, est une seconde nature », résume Giulia Foïs. « S’il y a eu séduction, elle ne vient pas de moi », a déclaré Patrick Poivre d’Arvor à propos de Florence Porcel ; ou encore : « Je n’ai pas demandé d’expertise psychiatrique » – manière de la dépeindre sournoisement comme une hystérique.

Relatant son dépôt de plainte, Florence Porcel décrit un festival de doubles contraintes et de clichés misogynes antédiluviens. Le policier qui recueille sa plainte comme l’« experte » chargée de l’évaluer manifestent une malveillance systématique ainsi qu’une totale ignorance de la psychologie élémentaire des victimes de violences sexuelles. Le policier juge louche la précision avec laquelle elle décrit les locaux de TF1 ; mais on devine qu’une description trop vague l’aurait également desservie. L’experte la trouve trop froide, estime qu’elle « ne semble rien éprouver réellement » et qu’elle présente « un certain théâtralisme ».

En résumé : si vous ne pleurez pas, vous êtes une garce manipulatrice au cœur sec ; et si vous pleurez, vous jouez la comédie. Lors du procès cauchemardesque qui a opposé Johnny Depp à son ancienne épouse, Amber Heard, en 2022, les larmes de l’actrice, alors qu’elle racontait un viol conjugal, ont suscité en ligne des torrents d’imitations pleurnichardes et de quolibets haineux60. Les larmes féminines sont forcément des larmes de crocodile. Ou, du moins, elles sont toujours déplacées, agaçantes. Soumise à une expertise psychiatrique – dans le cadre d’une séparation litigieuse, et non d’une plainte pour viol –, une de mes amies a découvert la phrase suivante dans le rapport de l’experte : « Mme L. pleure lorsqu’elle évoque le suicide du père de son fils aîné, survenu il y a cinq ans ; cela dénote une immaturité émotionnelle et un deuil pathologique. » (C’est en Suisse, preuve que le problème dépasse le cas de la France.)

On peut constater, après coup, qu’une femme a menti, comme on le ferait pour un homme. Le problème, c’est de postuler a priori que les femmes mentent. Il y a quelques années, une petite expérience m’a incidemment permis de mesurer la vitalité des préjugés sur leur fourberie foncière. J’avais appris dans un article que le GHB, surnommé la « drogue du viol », était très difficile à détecter dans le corps, car il était totalement éliminé au bout de quelques heures. La conclusion qui me paraissait s’imposer, c’était que les femmes n’avaient que très peu de chances de pouvoir prouver qu’elles avaient été droguées. Cependant, quand j’ai partagé cette information autour de moi, plusieurs personnes – femmes et hommes – se sont écriées, indignées : « Mais alors, cela veut dire que n’importe quelle femme peut coucher avec un homme, puis l’accuser de l’avoir droguée ! »

Selon les données compilées il y a dix ans par l’autrice féministe Valérie Rey-Robert, à l’échelle internationale, « les dénonciations calomnieuses ne dépassent pas 8 % du total des dépôts de plainte et tutoient le plus souvent les 2 % ou 3 %61 ». De plus, soulignait en 2017 Nadia Daam, la règle est malheureusement plutôt la non-dénonciation : en France, on estime que seules 11 % des victimes d’un viol ou d’une tentative de viol et 2 % des victimes d’agression sexuelle portent plainte. Surtout, rappelait la journaliste, « pousser la porte d’un commissariat pour dénoncer un viol ne revient pas à jeter un homme en pâture et à s’en laver les mains par la suite en ricanant sous cape62 ».

Pas exactement, en effet. Non seulement la procédure policière et judiciaire est extrêmement éprouvante, mais la violence de l’institution – due au sexisme, à l’insensibilité, au manque de moyens… – peut redoubler le traumatisme. Sans parler des conséquences matérielles : Florence Porcel a perdu tous ses contrats après avoir porté plainte contre Patrick Poivre d’Arvor et vit des aides sociales, comme de très nombreuses autres victimes de violences sexuelles63.

Il semblerait que bouillonne en permanence, dans l’opinion, un ressentiment contre les femmes qui saisit la moindre occasion pour se donner libre cours. L’élue écologiste et militante féministe Alice Coffin dit l’avoir constaté un jour où elle avait interpellé Anne Hidalgo sur Twitter : elle a été si effarée par le succès démesuré de son tweet, par les attaques qu’il a suscitées contre la maire de Paris, qu’elle a résolu de ne plus jamais s’en prendre publiquement à une autre femme64. Dans les affaires de violences sexuelles, ce ressentiment se déchaîne avec une virulence proportionnelle à la révérence dont on entoure les agresseurs.

Ainsi, quand, en septembre 2020, le rappeur Roméo Elvis a été accusé d’agression sexuelle, ce n’est pas lui qui a été interpellé et pris à partie sur Twitter, mais… sa sœur, la chanteuse Angèle, connue pour son engagement féministe65. Ingénieux. De même, quand, en juillet 2021, plusieurs femmes ont accusé Patrick Poivre d’Arvor de viol dans une tribune au Monde, un lecteur du quotidien les a corrigées en commentaire : contrairement à ce qu’elles croyaient naïvement, elles n’étaient pas les victimes de l’ancien présentateur, disait-il, mais plutôt celles « des victimes précédentes », lesquelles avaient gardé le silence en raison « de leur égoïsme et de leur manque de courage ». Et, pour faire bonne mesure, les signataires étaient également responsables des victimes ultérieures : « Vous n’avez rien dit, vous n’avez pas crié, mordu, couru, vous n’avez pas porté plainte ou raconté tout cela avant, et vous lui avez ainsi permis de continuer tout en gardant votre boulot », renchérissait un autre commentaire. (Cet échantillon de réactions qui donne foi en l’humanité est cité par Hélène Devynck dans son livre.)

Aux États-Unis, comme l’a relaté l’autrice africaine-américaine bell hooks, un stéréotype a été forgé sous l’esclavage pour rendre les femmes noires responsables des viols qu’elles subissaient. On les a désignées comme des « Jézabel », du nom de l’épouse du roi Achab dans l’Ancien Testament : des séductrices amorales et manipulatrices. Pour les colons blancs, souligne bell hooks, la femme était une « tentatrice sexuelle démoniaque, celle par qui le péché advient dans le monde ». Cependant, au XIXe siècle, l’image des femmes blanches changea : elles devinrent des créatures pures, vertueuses, censées n’éprouver aucun désir sexuel. On les poussa à nier leur corps, à en avoir peur. Ce changement se produisit en même temps que l’exploitation sexuelle de masse des femmes noires esclaves.

Celles-ci furent présentées comme des « sauvages sexuelles », aussi lascives que les femmes blanches étaient innocentes. Et les femmes blanches partageaient cette vision. « Les maîtresses croyaient souvent que la femme noire esclave était la coupable et leur mari une victime », explique bell hooks. Elle cite le cas d’une maîtresse blanche qui, rentrant chez elle à l’improviste, trouva son mari en train de violer une fille esclave de treize ans : « Sa réaction fut de battre la fille puis de l’enfermer dans un fumoir. »66 Le stéréotype de la « Jézabel » persiste aujourd’hui, en particulier au cinéma et à la télévision67. (Il a inspiré le nom de la revue en ligne féministe américaine Jezebel, que j’ai eu l’occasion de citer plus haut.)

Les représentations, armes fatales

Quand, dans le documentaire de Laetitia Ohnona, l’avocate Lisa Laonet prépare avec une de ses clientes, Muriel, quarante-six ans, le procès aux assises de son violeur, elle la prévient : « On va lutter aussi contre une espèce d’ennemi invisible, fantomatique, qui est les représentations des juré·es, ou de certain·es juré·es : est-ce qu’on est légitime à prendre de l’alcool sur la voie publique en discutant ? Et la réponse instinctive, c’est : “Non”68. » (En l’occurrence, l’accusé sera déclaré coupable et condamné à cinq ans de prison, dont quatre avec sursis. Il exécutera sa peine sous bracelet électronique, à trois rues du domicile de sa victime. Et encore, cette issue est loin d’être la règle : selon les chiffres du ministère de la Justice, ces dernières années, seules 14,7 % des plaintes pour viol ont abouti à une condamnation69.)

« Les représentations, un ennemi invisible et fantomatique » : ces mots me frappent. Je vois parfois opposer deux types de féminisme : l’un qui s’attacherait à l’aspect factuel des discriminations et des inégalités, et l’autre qui aurait une prédilection pour l’analyse des représentations des femmes. Or il me semble voir de plus en plus clairement que les faits et les représentations, loin de constituer des domaines séparés, s’entremêlent sans cesse.

Non seulement la pure invention qu’est la figure de la sorcière a permis, dans l’histoire européenne, la condamnation à mort bien réelle de dizaines ou de centaines de milliers de femmes, mais elle conserve une extraordinaire vivacité et conditionne toujours notre perception des femmes qui nous entourent, ou de celles que nous sommes70. Récemment encore, j’ai lu le récit d’une Américaine, mère de jumeaux, une fille et un garçon, à qui elle s’efforçait de donner la meilleure éducation possible, notamment en leur lisant des contes de fées ; jusqu’au jour où, à sa plus grande consternation, ses enfants ont éclaté en sanglots en présence d’une femme aux cheveux blancs, persuadé·es d’avoir affaire à une sorcière71.

Au terme de ce chapitre, il me semble voir encore mieux l’arme que constituent les représentations, et la façon dont l’ordre social s’en sert pour nous intimider, nous neutraliser, ou pour nous maintenir sur le droit chemin. Il forge des images auxquelles nous rêvons de ressembler et d’autres auxquelles nous ne voulons ressembler pour rien au monde ; d’autres encore qui visent à nous discréditer d’avance, à nous rendre inaudibles, à nous faire apparaître comme malfaisantes et dangereuses.

Les représentations sont des faits à part entière. Elles ont le pouvoir de déterminer notre sort sur le plan mental, affectif, professionnel, économique, judiciaire – nous le vérifierons encore au chapitre 4, sur un sujet différent. Elles fonctionnent main dans la main avec les discriminations et les inégalités, quand elles ne nous font pas carrément la peau, et elles peuvent nous mettre sur la piste des rapports de pouvoir, y compris là où nous n’en soupçonnions pas l’existence. D’où l’importance de les identifier, afin de ne pas en rester les jouets aveugles – ni en tant que victimes, ni en tant que complices. Nous n’avons pas le choix : il nous faut devenir des chasseuses de fantômes.

2. Une injonction de non-vie.
De la diabolisation des enfants

En juin 2023, un séisme a secoué le petit monde du théâtre francophone. La Comédie de Genève a décidé d’annuler la production du spectacle Les Émigrants, qui devait être, quelques semaines plus tard, l’un des points d’orgue du Festival d’Avignon. La direction du théâtre arguait de l’épuisement des équipes techniques face au comportement du metteur en scène, Krystian Lupa. Elle s’appuyait sur une charte adoptée en 2018 par les institutions culturelles locales qui proscrit toute « atteinte à l’intégrité personnelle » de leurs employé·es. Lupa était accusé d’avoir proféré menaces et insultes contre les technicien·nes du théâtre. Des témoins l’avaient également vu hurler sur Agnieszka Zgieb, sa traductrice et collaboratrice depuis vingt ans, à qui il infligeait des journées de seize heures1.

Dans un livre qu’Agnieszka Zgieb a consacré à Krystian Lupa, celui-ci est décrit par des acteurs et actrices ayant travaillé avec lui comme un individu suprahumain : un « démiurge », un « créateur fou », un « être exigeant, souvent cruel mais aimant », un « transformateur de l’être », « celui qui ne récompense jamais “le bien”, mais qui punit “le mal” », disent-elles. (Précisons que les comédien·nes des Émigrants, contrairement aux technicien·nes, auraient souhaité poursuivre les répétitions du spectacle.)

Lupa a pour habitude de participer par la voix aux spectacles qu’il met en scène, assis dans la salle avec le public. « Il chante, hue, halète, chamanise, et parfois il complète la pensée du personnage ou crée un climat », explique un acteur2. Un régisseur du théâtre Vidy-Lausanne , où a été accueilli un de ses spectacles, le résume d’une façon plus prosaïque : « Il hurlait dans la salle durant les spectacles si quelque chose ne se passait pas sur scène comme il voulait, public ou pas3. » Agnieszka Zgieb appelle cela la « voix du père4 ».

Or, parfois, le père se tait. Ou alors il s’en va, carrément. Et ce silence, cette absence sont terribles. « On est seul, raconte un comédien. On doit continuer à jouer. Chacun de nous reste face à la culpabilité d’avoir foutu en l’air quelque chose. Parfois, Krystian ne rentre pas chez lui mais reste au théâtre et nous fait sentir son profond mécontentement. Ce sont des moments traumatisants. Croiser son regard, le regard de celui auquel on a fait du mal, dont on a blessé l’âme, est particulièrement difficile à assumer. On a beau chercher des explications, des excuses, le sentiment de culpabilité est immense. »

Un autre renchérit : « Je me sens abandonné, un peu comme un enfant sans son père – un père qui, de plus, est cruel. […] Sur scène, on cherche désespérément sa voix. Il continue à parler : c’est que ça lui plaît. Il s’est tu : alors voilà, une engueulade nous attend dans les loges5. » En somme, les acteurs et actrices sont saisies par une sorte de peur du Jugement dernier, le temps du spectacle équivalant à la vie sur terre, sous le regard d’un Dieu invisible et sévère, et la sortie de scène, à la mort.

(Tout cela oblige à poser une question, au passage : est-il vraiment impossible de produire du grand art sans rejouer indéfiniment cette pantomime du père tout-puissant, omniscient, punisseur, et des enfants soumis·es et tremblant·es ?)

Ce qui apparaît ici, c’est que le metteur en scène de théâtre, comme le réalisateur de cinéma, est un avatar de Dieu. « Réalisateur, c’est le métier qui se rapproche le plus de celui de Dieu : on peut donner corps à son imagination et à ses fantasmes, c’est un énorme pouvoir et c’est ce qui me plaît – ce rôle de créateur. En plus, les acteurs sont là, à notre service, pour faire vivre ces fantasmes », disait le cinéaste Pedro Almodóvar en 20116. Un pouvoir démiurgique, intensément patriarcal, avec tous les abus que cela rend possibles. Même si Harvey Weinstein était producteur, et non réalisateur, ce n’est peut-être pas pour rien que, en 2017, le mouvement #MeToo est parti de Hollywood.

Il se trouve que j’ai été témoin de ce pouvoir très tôt. À Genève, dans les années 1970, ma mère, comédienne, jouait dans les spectacles de Claude Stratz, qui deviendrait plus tard l’assistant du metteur en scène Patrice Chéreau au théâtre des Amandiers de Nanterre, puis directeur du Conservatoire d’art dramatique de Paris. Quand j’étais petite, elle m’emmenait parfois aux répétitions, et Stratz venait à la maison. Il n’aimait pas que les comédiennes aient des enfants, car cela les rendait moins disponibles. Un jour où, après la fin des représentations, la troupe démontait les décors de Tamerlan (pièce de Christopher Marlowe), il a fallu abattre un pan de mur qui me paraissait immense. Claude a alors crié, en plaisantant : « Amenez Mona ! » J’avais trois ans ; on maîtrise moyennement le second degré à cet âge : j’ai fondu en larmes. Mais, même quand il ne parlait pas de se débarrasser de moi, j’étais très impressionnée et effrayée par cet homme aux sourcils fournis, au regard noir, qui gesticulait, s’époumonait, réglait l’ordonnancement des choses, se faisait obéir et semblait révéré de tout le monde. Lorsque j’ai entendu parler pour la première fois du concept de « Dieu », l’image qui m’est venue tout naturellement a été celle du visage de Stratz au milieu des nuages.

Ce Dieu que Krystian Lupa incarne pour ses acteurs et actrices, ce Dieu dont on recherche éperdument l’amour, l’approbation, et dont on redoute la colère, est le reflet exact de celui qui se dessine dans Le Péché et la Peur, le corpus de textes de prédicateurs chrétiens réuni par Jean Delumeau. Au fil des siècles, l’Église a présenté Dieu comme une figure tantôt aimante et bienveillante, tantôt terrifiante, acharnée à punir. Rien n’en témoigne aussi bien, peut-être, que ce sermon du curé Girard, au XVIIIe siècle : « Dieu infiniment juste, bon et miséricordieux, ce Père plein de tendresse et d’amour, condamne une personne à l’Enfer pour un seul péché mortel, pour une pensée impure volontaire, pour un désir criminel, pour une mauvaise action, qui n’ont duré qu’un moment, pour une omission volontaire d’un devoir essentiel. […] Dieu condamne cette personne qui est son image, sa créature, son enfant, son ouvrage, le prix du sang du Rédempteur, il la condamne à l’Enfer7. »

À lire les auteurs cités par Jean Delumeau, « la tendresse et l’amour » ne sautent pas aux yeux. L’image qui domine est celle d’un père fouettard sadique. « L’homme est chassé comme un gibier qu’on veut offrir à l’Empereur ; Dieu, c’est l’Empereur qui veut manger du gibier pris à la chasse » (Jean Tauler, XIVe siècle) ; « Le Seigneur qui est au ciel se rit de leurs folies, entreprises et vanités [celles des êtres humains], mais d’un rire si épouvantable qu’il nous fait transir de peur et trembler toute la terre » (Pierre Boaistuau, auteur laïc, XVIe siècle) ; « Craignez la patience même d’un Dieu qui frappe d’autant plus rudement qu’il a longtemps arrêté ses coups » (Louis Bourdaloue, XVIIe siècle) ; « Les divertissements ordinaires de Dieu, c’est de vous voir lutter courageusement avec le lion rugissant » (Jean Lejeune, XVIIe siècle) ; Dieu est « tout occupé à se venger » des damnés, sur qui il fait couler des « sources inépuisables de bitume et de soufre » (Hyacinthe de Montargon, XVIIIe siècle)… Bref, Dieu, c’est Ramsay Bolton, le bâtard psychopathe de Game of Thrones.

« Le premier rapport de domination »

Des siècles plus tard, nous restons sous l’emprise de la « voix du père », à la fois en tant que société et en tant qu’individus. Et la peinture de ce père vengeur, à la juste colère, va de pair avec une vision des enfants comme coupables par essence. Le dogme du péché originel, par sa centralité, a placé la civilisation chrétienne sous le signe de la terreur, de la faute, de la punition. Or la première leçon du mythe d’Adam et Ève, c’est que, « en patriarcat, on ne désobéit pas au père », fait remarquer la théoricienne féministe américaine Andrea Dworkin8.

La conviction qu’ils naissaient marqués par la tache du péché a produit une vision désastreuse des enfants. Saint François de Sales (XVIe-XVIIe siècles) les comparait à des « bêtes privées de raison, de discours et de jugement9 ». « On a appris à se méfier de l’enfant, on a rabâché de génération en génération que par nature l’enfant était mauvais et destiné à l’Enfer », déplore Lytta Basset10. Jean Delumeau remarque que ces préjugés impliquaient d’ignorer certains épisodes du Nouveau Testament : la scène où Jésus demande aux apôtres de « laisser venir à lui les petits enfants », par exemple, a très rarement été représentée en peinture11.

Même si on l’a un peu oublié, les enfants ont longtemps été considéré·es comme des créatures diaboliques. On interdisait toute réjouissance avant le baptême, en espérant que le bébé ne meure pas avant, car, dans ce cas, il irait droit en Enfer. Cette croyance a donné lieu à des « scènes de boucherie » lors des accouchements difficiles, raconte l’historien Georges Minois : au XIXe siècle encore, Jean-Baptiste Bouvier, évêque du Mans, recommandait d’ouvrir le ventre de la parturiente avec un rasoir pour sortir l’enfant afin de la ou le baptiser coûte que coûte. En cas d’échec, on enterrait parfois le petit cadavre avec un pieu dans la poitrine, de peur qu’il ne revienne tourmenter les vivants12.

Les principes éducatifs généreux – en dépit de toutes leurs limites – de Jean-Jacques Rousseau, au XVIIIe siècle, font figure d’exception. La vision dominante de l’enfant reste celle d’un être réduit à un « assemblage de défauts », « méchant et vicieux », « qu’il faut absolument dresser », résume Delumeau13. Ces discours ont constitué une puissante justification des violences parentales. Le premier livre de sociologie à documenter les effets de la violence dite « éducative », œuvre de l’Américain Murray A. Straus, en 1994, s’intitulait Beating the Devil Out of Them – littéralement : « Les battre pour extirper d’eux le Diable14 ».

Certes, on bat les enfants sous toutes les latitudes, et on l’a fait de tout temps. Des châtiments corporels sont infligés à l’enfant « dès le Néolithique, dès l’apparition de l’agriculture, des classes sociales, des castes et de l’esclavage », écrit le psychiatre et anthropologue Daniel Delanoë. Ils existent dans toutes les sociétés, sauf quelques-unes qui sont peu hiérarchisées, essentiellement des chasseurs-cueilleurs, les Inuits, les Pygmées, les !Kung du Kalahari (Namibie, Botswana et Angola) et d’autres encore, où la violence est peu répandue. Des études comparatives sur cent vingt sociétés traditionnelles indiquent que les châtiments corporels sont associés « à la violence envers les femmes, à la violence guerrière et à la hiérarchie sociale »15.

Essayant de dégager ce qu’il appelle les « structures fondamentales des sociétés humaines », le sociologue Bernard Lahire souligne que notre espèce est la seule à connaître une période de développement extra-utérin aussi étendue, avec la vulnérabilité et la longue dépendance à l’égard des parents que cela implique. Entre parents et enfants, il y a une relation d’« attachement mutuel et de protection, mais aussi, qu’on le veuille ou non, qu’on s’en défende ou non, une relation de domination », écrit-il16. Il estime même que c’est le premier rapport de domination, celui dans lequel nous naissons et grandissons, et la base de tous les autres. « Que ce soit dans les figures tutélaires, les mythes ou les religions, le message essentiel est que l’entité supérieure – réelle ou symbolique – promet protection, prospérité et abondance. Et, comme des parents vis-à-vis de leurs enfants, elle peut aussi punir, interdire, réprimer », explique-t-il17.

Dans l’Antiquité, déjà, la violence envers les enfants était légitimée au nom de l’amour. En leur temps, le philosophe Plutarque ou le dramaturge Aristophane l’ont condamnée. Dans sa pièce Les Nuées, le second met en scène, par dérision, un fils qui veut corriger son père, puisque « bien s’occuper de quelqu’un et le battre ne vont pas l’un sans l’autre ». Cette logique, observable jusqu’à nos jours dans tant de familles, est résumée par le proverbe faussement bonasse « Qui aime bien châtie bien ». Il est la traduction littérale d’un adage latin médiéval (Qui bene amat, bene castigat), lequel trouve son origine dans la Bible, dans les Proverbes de Salomon : « Car l’Éternel châtie celui qu’il aime, Comme un père l’enfant qu’il chérit. »18

Saint Augustin a lui-même été un enfant battu. Il raconte ainsi ses jeunes années : « On m’envoya à l’école pour apprendre à lire. J’ignorais l’utilité de cette étude, pauvre petit ! Et pourtant, si j’étais paresseux à apprendre, on me battait. Les grandes personnes vantaient ces pratiques. » Ses plaintes, en effet, font rire ses parents. Ce sont d’ailleurs sa solitude et son désarroi qui l’amènent à se tourner pour la première fois vers le Dieu chrétien : « Je rencontrai alors, Seigneur, des hommes qui vous priaient. J’appris d’eux, vous comprenant comme je le pouvais, qu’il existe quelqu’un de grand, qui peut, en restant caché à nos sens, nous entendre et nous secourir. Enfant, je commençai donc à vous prier, vous mon appui et mon refuge. »19

Il est assez vertigineux de s’apercevoir que derrière le Père de l’Église, derrière l’homme qui a réalisé la « synthèse de la pensée antique et de la pensée chrétienne », pour reprendre les mots de Joseph Trabucco, traducteur et préfacier des Confessions, il y avait au départ un petit garçon démuni face à la violence des adultes, qui recherchait désespérément la protection de « quelqu’un de grand ».

On ne peut qu’être déconcertée par l’attitude intransigeante, impitoyable, d’Augustin à l’égard de lui-même. Ainsi, il se flagelle pour un vol de poires commis à l’âge de seize ans avec des camarades – pour le seul plaisir de la transgression, puisqu’ils ne les avaient même pas mangées. Ce souvenir le plonge dans un désespoir qui paraît un brin excessif : « Ô corruption ! Ô vie monstrueuse ! Ô abîme de mort20 ! » Se pourrait-il que sa tendance à s’accabler, son caractère torturé, son image désastreuse de lui-même aient été induites par les flagellations réelles, par les coups qu’il a reçus, de sorte que son œuvre aurait fonctionné à la fois comme un reflet et comme un puissant amplificateur, à travers sa postérité, des mauvais traitements à l’égard des enfants ?

Lui-même, souligne Lytta Basset, justifie cette violence, nécessaire à ses yeux pour « combattre l’ignorance et freiner les mauvaises tendances, maux avec lesquels nous venons en ce monde », et pour « lutter contre notre nature vicieuse ». Il estime que « s’il lui était permis de vivre à sa guise » durant ses jeunes années, l’homme deviendrait un criminel21.

Le châtiment précède la faute

En dépit du contexte antique préexistant, il est difficile d’ignorer la façon dont les prédicateurs chrétiens ont de tout temps justifié et encouragé les châtiments corporels, ainsi que la confusion entre amour et violence22. La figure d’un père infaillible et tout-puissant, à la fois terrible et vénéré, devant qui l’on tremble, s’est incarnée dans les innombrables maris et pères qui, jusqu’à aujourd’hui, terrorisent tant d’épouses et d’enfants. Tout en sévissant dans la réalité, ce personnage effroyablement banal a aussi hanté les œuvres de fiction. Celui de Fanny et Alexandre (1982), le film largement autobiographique d’Ingmar Bergman, est sans doute l’un des plus connus.

À la même époque, un compatriote du cinéaste, Jan Guillou, écrivain et journaliste célèbre en Suède, a publié un effarant et magistral roman, lui aussi autobiographique : La Fabrique de violence. Son héros âgé de quatorze ans, Erik, reçoit chaque soir la « raclée d’après-dîner ». Il voit son père chercher activement le prétexte qui justifiera le déchaînement de violence du jour (des cheveux jugés trop longs, par exemple), et il doit veiller à ne pas le lui fournir trop facilement, par exemple en renversant la salière à table ou en laissant tomber une assiette.

L’adolescent apprend à deviner l’humeur du père et à prédire l’instrument qu’il choisira pour le battre, ainsi que le nombre de coups qu’il lui infligera. Il perçoit le sadisme pur que son bourreau essaie de dissimuler derrière de vagues principes éducatifs. « Sans rancune ? » lui dit son père après chaque séance, en l’obligeant à lui serrer la main. Certains soirs, Erik s’en tire relativement bien ; d’autres fois, le fouet fait éclater sa peau, le sang éclabousse les murs et il doit rester alité plusieurs jours, soigné par sa mère éplorée.

Au collège, il est le chef d’une bande de garçons qui prêtent de l’argent à des taux usuraires aux autres élèves. Il s’occupe efficacement des mauvais payeurs : « C’était toujours la peur qui était l’essentiel, Erik était bien placé pour le savoir. » La petite bande pille aussi les magasins de disques du quartier pour revendre son butin dans la cour de l’école. Le jour où ses agissements sont découverts, Erik est convoqué chez le directeur. Celui-ci lui assène qu’il est le « mal incarné » et présume que « ce qui lui a manqué, c’est sans doute, avant tout, une bonne raclée »23.

Le châtiment précède la faute. Il ne serait pas plus justifiable s’il la suivait, mais cela mérite d’être souligné : l’enfant est toujours présumé·e coupable. « La vie était une maison de correction pour crimes commis avant la naissance », écrit amèrement le dramaturge suédois August Strindberg dans Le Fils de la servante, un roman inspiré de sa jeunesse. Son héros, Jean, a constamment peur qu’on l’accuse de quelque chose. Un jour où son père, au déjeuner, demande qui a fini une bouteille de vin, et où personne ne répond, le petit garçon rougit, alors qu’il n’y est pour rien. Ce rougissement est interprété comme un aveu, et le père va chercher le fouet. « Papa chéri, pardonne-moi », hurle alors Jean, dans l’espoir (vain) d’échapper au supplice. Plus tard, il se réfugie dans la cuisine pour aller pleurer dans le tablier de la bonne. Il lui confie tout bas qu’il n’a pas bu le vin. Sa mère demande à la domestique de répéter ce qu’il a dit. « Il nie encore ! », s’exclame-t-elle, furieuse. « Et finalement Jean est ramené pour être torturé jusqu’à ce qu’il avoue ce qu’il n’a jamais fait. »24

La psychanalyste suisse Alice Miller, qui a fait œuvre de pionnière dans la réflexion sur la violence envers les enfants, rapporte elle aussi un exemple de ces injustices flagrantes. Elle a un jour engagé la conversation sur un banc public avec un vieil homme qui lui a raconté l’histoire de sa vie. À l’école, il avait été le meilleur élève de sa classe, jusqu’à l’arrivée d’un nouveau maître : « Celui-ci m’accusa un jour d’une faute que je n’avais pas commise. Il me prit dans son bureau et me battit en criant comme un possédé : “Tu finiras par dire la vérité ?” » Il avait supporté les coups pendant un quart d’heure, disait-il, ajoutant : « À partir de ce moment-là je ne me suis plus intéressé à ce que l’on faisait en classe et je suis devenu un mauvais élève. J’ai souvent regretté de ne pas avoir passé le baccalauréat. Mais je crois qu’à l’époque je n’avais pas le choix. »25

Jürgen Bartsch, auteur dans les années 1960 en Allemagne de quatre meurtres effroyables commis sur des petits garçons, a livré en prison le récit de sa jeunesse. Il rapporte une scène survenue à l’infirmerie de l’internat catholique où il a été pensionnaire, et où les sévices physiques et sexuels pleuvaient. Ce jour-là, il vit l’un des prêtres administrer une raclée à un enfant alité. Le religieux était persuadé que celui-ci avait mis le thermomètre sur le radiateur pour faire croire à une forte fièvre : « Il oubliait que ce n’était pas l’hiver et que le chauffage n’était pas allumé26. »

Ainsi, les adultes postulent que les enfants sont maléfiques, sans se rendre compte que ce mal est leur création (comme chez Erik) ou qu’il est une illusion (comme chez Jean, ou comme chez cet écolier ou ce pensionnaire malade). Alice Miller l’a clamé inlassablement : « On combat comme source du mal quelque chose qu’on a soi-même fait naître27. » Livre après livre, elle montre que les mauvais traitements physiques et/ou psychologiques dans l’enfance, lot commun de la majeure partie de l’humanité, restent un tabou extraordinairement tenace. Contraint·e de trouver des excuses à ses parents, qu’on aime et dont on dépend à tout point de vue, on continue, une fois adulte, à se voiler la face, à minimiser, à nier ou à justifier ce qu’on a subi.

Miller a un jour entendu un homme d’un certain âge raconter d’un ton léger que, quand il était petit, sa mère le balançait au-dessus d’un feu de paille quand il mouillait sa culotte. « Ma mère était vraiment la meilleure personne que l’on puisse imaginer, assurait-il, mais c’était tout simplement la coutume chez nous à l’époque28. » Elle cite aussi Christiane Felscherinow, rendue célèbre par le livre Moi, Christiane F., droguée, prostituée…, récit de son enfance à Berlin-Ouest dans les années 1960. Une enfance sous la coupe d’un père qui faisait régner la terreur : « Si, en rentrant au beau milieu de la nuit, il estime que mes affaires sont en désordre, il me tire du lit et me flanque une raclée. Ensuite, c’est au tour de ma petite sœur. » Un jour, persuadée qu’il va la tuer, Christiane bondit vers la fenêtre, prête à sauter du onzième étage ; il la rattrape de justesse. « Malgré tout, j’aime et je respecte mon père, déclare-t-elle. Je le trouve de loin supérieur aux autres. J’ai peur de lui, mais son comportement me paraît somme toute normal29. » À la fin de sa vie, encore, commentant le courrier qu’elle recevait, Alice Miller constatait : « Les lettres sont presque toujours écrites du point de vue des parents30. »

Moi aussi, même si mon enfance n’a rien à voir avec tous ces récits, il m’est arrivé d’évoquer ma propre histoire « du point de vue des parents ». Bien avant de lire ces lignes d’Alice Miller, j’ai été stupéfaite, un jour, en retombant par hasard sur un passage de mon livre Sorcières où j’écrivais : « Petite, j’ai eu très peur des savons de ma mère. Mais je crois que j’aurais été encore bien plus terrifiée si je l’avais entendue s’adresser à moi comme un haut-parleur de la SNCF31 » – c’est-à-dire sur un ton artificiel, doucereux et éthéré. Je l’avais oublié, et je me suis demandé comment j’avais bien pu écrire une chose pareille.

Petite, j’ai eu très peur des savons de ma mère, point. L’alternative n’est pas celle-là : soit les savons, soit le haut-parleur de la SNCF ; il existe des options intermédiaires. J’ai reçu de ma mère des torrents d’amour, qui m’ont portée et qui me portent jusqu’à aujourd’hui, ainsi que des conditions de vie matérielles privilégiées et une richesse culturelle dont je mesure la valeur. Mais il y a aussi eu les colères, qui ont fait de moi une petite fille craintive, redoutant l’explosion, anxieuse à l’idée de déplaire, toujours persuadée de déranger, d’agacer.

Avec l’âge, ma mère est rattrapée par le souvenir de la peur que lui inspirait son père quand elle était enfant. Comme elle m’en parlait, récemment, j’ai bien été obligée de lui dire : « Tu sais, moi aussi, quand j’étais petite, j’avais peur de toi. » Elle a été très perturbée, car elle n’a gardé aucun souvenir de ses colères. Elle se rappelle qu’un jour ma grand-mère, en l’entendant crier sur mon frère et moi, l’avait avertie : « Ne fais pas comme ton père ! » Sur le moment, cela l’avait épouvantée. Mais, sans s’en rendre compte, elle a continué. Elle m’a dit qu’elle était désolée, ce qui m’a fait beaucoup de bien, même si longtemps après.

Parents qui avez honte d’avoir perdu la maîtrise de vous-mêmes et d’avoir crié sur votre enfant : excusez-vous. Cela ne vous tuera pas, promis. Comme le dit l’autrice Priscille Prétot, s’adressant aux mères : « Nos enfants voient ! Ils n’ont pas besoin qu’on soit parfaites ! Ils ont besoin qu’on soit honnêtes ! Honnêtes avec nous-mêmes et avec eux32. »

Mon grand-père était un homme complexe. Il avait une épouse soumise, mais il ne voulait pas le même destin pour sa fille. Il l’a toujours défendue. Quand un ami de la famille quadragénaire est venu demander sa main alors qu’elle avait quatorze ans, il l’a jeté dehors, à la vive déception de ma grand-mère (ma grand-mère considérait que la réussite suprême, pour une femme, était d’être mariée à quinze ans et grand-mère à trente). C’est lui qui a permis que ma mère passe son bac – ma grand-mère estimait que, pour une fille, « trop » d’instruction était inutile, voire néfaste. Il l’a prise au sérieux quand elle a demandé à quitter l’enseignement catholique, et elle se souvient de leur enthousiasme partagé quand ils sont allés ensemble visiter le lycée français du Caire, où il l’a inscrite (au désespoir de ma grand-mère, là encore : « Mais c’est laïc ! »). Cependant, il avait aussi des accès de colère terribles, et il frappait son fils aîné. Ma mère assistait à ces scènes, qui la terrorisaient et la faisaient beaucoup souffrir, car elle adorait son frère. Mon oncle était un jeune homme fringant, joyeux, séduisant ; il a été très marqué par ces violences. Il avait une vingtaine d’années quand son père est mort. Le soir même, il est sorti danser.

Le refoulement, une « fée perfide »

Mon oncle a été marié, mais il n’a pas eu d’enfants, de sorte que je ne sais pas quel père il aurait été. Mais si l’on n’affronte pas son vécu d’enfant, une fois adulte, le seul exutoire possible, quand on ne verse pas dans l’autodestruction, est de reproduire la maltraitance sur sa propre descendance, et/ou de détourner sa haine sur certains groupes sociaux : « La plupart des parents sont depuis leur enfance dans une sorte de piège émotionnel et ils n’attendent que l’occasion de pouvoir décharger un peu de la vieille colère inconsciente qu’ils ont accumulée », écrit Alice Miller. Le refoulement, dit-elle, est une « fée perfide » : il sauve sur le moment, en permettant à l’enfant de supporter son sort, mais il se transforme plus tard en force destructrice. C’est seulement quand on a le courage de lever le refoulement et d’accueillir la souffrance subie que l’on peut vivre sa vie sur des bases authentiques et que la chaîne de violence peut être brisée.

On le fait rarement, cependant. Parfois, on aurait besoin d’une thérapie pour y parvenir, et on n’a pas les moyens de la payer, ou alors un préjugé nous empêche d’y recourir33. En outre, la société, « dominée par la peur de mettre en cause les parents », refuse de regarder en face une vérité jugée trop dérangeante et trop douloureuse, dit Alice Miller34. Citant le quatrième commandement de la tradition biblique, « Tu honoreras ton père et ta mère », elle remarque : « Où que je regarde, je vois l’ordre de respecter les parents, mais nulle part je ne vois l’exigence du respect de l’enfant35. » En France, l’article 371 du code civil stipule encore : « L’enfant, à tout âge, doit honneur et respect à ses père et mère. » Un respect inconditionnel, donc, et sans aucun devoir de réciprocité36.

Alice Miller est née en 1923 dans une famille juive polonaise ; plusieurs membres de sa famille ont été assassinés dans les camps. Son père est mort dans le ghetto de la petite ville où elle a vu le jour. Elle a passé la guerre sous une identité d’emprunt à Varsovie avec sa mère et sa sœur, redoutant à chaque instant d’être démasquée. Une fois la paix revenue, elle a émigré en Suisse avec Andreas Miller, un homme rencontré durant ses études, qu’elle a épousé bien qu’elle ne l’ait jamais aimé. De façon troublante, comme l’a révélé il y a quelques années un documentaire du réalisateur Daniel Howald, « Andreas Miller » était aussi le nom d’un maître chanteur qui, durant la guerre, avait menacé de la dénoncer comme juive37.

Dans une séquence poignante de ce documentaire, le fils du couple, Martin Miller, âgé de soixante-dix ans, éclate en sanglots en visionnant une interview de 1988 dans laquelle sa mère prend avec passion la défense des enfants. « Cela me fait tellement mal », dit-il, effondré, et on comprend pourquoi : lui-même a été maltraité durant des années par son père. Il a été frappé et soumis à des agissements à connotation incestueuse, et sa mère a laissé faire, sans jamais s’interposer pour le protéger. « Elle décrit précisément ce qu’elle a fait elle-même, en disant que c’est ce qu’il ne faut pas faire », résume-t-il en désignant l’image de la psychanalyste sur l’écran. « Et c’est là toute ma tragédie. »

Alice Miller a commencé à écrire ses livres après son divorce, alors que son fils était adulte. Martin Miller, devenu lui-même psychothérapeute, est cité avec chaleur dans les remerciements de C’est pour ton bien, et il parle de l’écriture des trois principaux ouvrages de sa mère comme d’une parenthèse enchantée dans leur relation38. En prenant fait et cause pour les enfants maltraité·es, a-t-elle cherché à se racheter de ses propres défaillances ? Son fils croit à cette hypothèse : « C’était peut-être aussi sa façon de “s’excuser” auprès de moi », avance-t-il39.

Mais ces défaillances, comment les expliquer ? L’intimidation subie dans sa famille durant sa propre enfance a-t-elle empêché Alice Miller de s’opposer à son mari, comme pourrait le laisser entendre un passage d’un de ses livres où elle évoque le cas de ces parents incapables de protéger leurs enfants de la violence de leur partenaire40 ? Ou son traumatisme de la guerre l’a-t-il rendue incapable de devenir une mère aimante, comme le pense son fils ?

Elle ne s’est en effet jamais remise de la tension extrême des années de persécution. Elle en a gardé une personnalité profondément paranoïaque. Elle a toujours refusé de parler de cette période, et s’est violemment braquée chaque fois que quelqu’un abordait le sujet. Elle n’a pas repris son patronyme de naissance, préférant conserver son nom d’emprunt. « J’avais une telle peur de pouvoir être arrêtée un jour pour avoir caché mon identité juive sous un faux nom. Pendant des décennies, j’ai toujours craint de voir arriver les nazis et de me retrouver dans un camp de concentration », confiait-elle à son fils à la fin de sa vie (elle est morte en 2010)41. Ainsi, même si elle a exploré et exorcisé ses relations avec ses parents, à la fois par l’analyse et par la pratique de la peinture42, elle a été amenée par la « fée du refoulement » à verrouiller son traumatisme de la guerre.

Quelles que soient ses raisons, cependant, par une amère ironie, selon les critères qu’elle a elle-même définis, Alice Miller est incontestablement coupable envers son enfant : tous les parents maltraitants sont coupables, affirme-t-elle, même lorsqu’ils agissent « sous l’effet d’une contrainte intérieure et à cause de leur propre passé tragique43 ». Cela étant posé, cette culpabilité – qu’elle a reconnue dans sa correspondance avec son fils, au milieu d’autres propos plus problématiques – discrédite-t-elle son œuvre ?

Martin Miller rejette cette idée. Reconstituant l’histoire de sa mère, il précise : « Je ne conçois pas ce livre dans la lignée des règlements de comptes où les enfants de personnalités en vue font le procès de leurs parents décédés. La valeur des écrits de ma mère et la portée de sa théorie – cela est aussi très important pour moi – ne sont pas remises en question par son comportement envers moi. Ses visions et ses ouvrages sont nés dans un vaste espace créatif où Alice Miller, libérée de ses tourments, pouvait être elle-même. Elle a malheureusement dû dissocier cet espace de son existence réelle. »

Il conclut : « Ce n’était pas bien d’être le fils d’Alice Miller. Au contraire. Et pourtant, ma mère était une grande chercheuse sur l’enfance. »44 Il me semble à moi aussi qu’un livre peut être une sorte de baluchon où l’on met le meilleur de soi-même et que l’on jette par-dessus les limites auxquelles on se heurte dans sa vie personnelle. (Les livres sont peut-être même toujours cela, raison pour laquelle il est dangereux d’idéaliser leurs auteurs et autrices.) Et, dans le baluchon d’Alice Miller, il y a incontestablement un trésor.

En prenant conscience de l’étendue des violences faites aux enfants, elle a aussi été amenée à se détourner de la psychanalyse. Elle jugeait sévèrement Sigmund Freud, dont elle retraçait l’évolution : effaré par le nombre de témoignages de violences physiques et sexuelles subies dans l’enfance qu’il recueillait auprès de ses patient·es, le père de la psychanalyse avait commencé par les croire, avant de décider qu’il y en avait trop et qu’il devait forcément s’agir de fantasmes reflétant de premiers désirs pulsionnels.

Ce revirement s’expliquait aussi probablement par le besoin de protéger son père, accusé d’avoir forcé ses enfants à des fellations : « Malheureusement mon propre père était un de ces pervers, il est cause de l’hystérie de mon frère […] et de certaines de mes sœurs cadettes », écrivait-il dans une lettre à son ami Wilhelm Fliess, en 1897. En discréditant la parole des victimes, accuse Miller, Freud a « institutionnalisé le déni45 ».

Elle estime également que les dogmes freudiens tels que la théorie des pulsions ont « recoupé la conception très répandue que l’enfant serait par nature mauvais ». Miller cite par exemple Edward Glover, qui, en 1970, présentait l’enfant comme « égocentrique, avide, sale, d’un tempérament violent », et comme un « criminel-né »46.

On retrouve des considérations similaires dans des ouvrages de spécialistes de l’enfance français datant des années 2000. Ainsi, dans un livre de conseils aux parents, la psychanalyste Claude Halmos affirme que l’enfant est « entièrement dominé par le pulsionnel » ; elle qualifie ses actes d’« irraisonnés et donc potentiellement asociaux et violents ». Cela l’amène à conclure que l’enfant est un·e « sauvage » et que l’adulte a le devoir de l’« humaniser » et de la ou le « civiliser »47.

« Avec quels yeux observe-t-on ? »

Au premier abord, on pourrait penser que, dans le monde occidental contemporain, les enfants sont désormais vu·es avec adoration, et que tout est mis en œuvre pour favoriser leur développement optimal – d’autant plus que, grâce aux droits à la contraception et à l’avortement obtenus dans les années 1960-1970, elles et ils sont davantage désiré·es. Le regard sur l’enfant, indique Béatrice Kammerer, journaliste spécialisée en éducation, a commencé à changer au début du XXe siècle, avec le Mouvement pour l’éducation nouvelle, et des personnalités comme Maria Montessori, Célestin Freinet ou Rudolf Steiner (si controversé que soit ce dernier). Elle signale aussi l’apport du médecin polonais Janusz Korczak, qui avait réussi à créer au sein du ghetto de Varsovie, pendant la Seconde Guerre mondiale, un orphelinat dont il fit une véritable « république » comprenant « un tribunal, un parlement et un journal gérés par les enfants »48.

« Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les enfants, à peu près tout le monde s’en fout », résume la chercheuse Isabelle Roskam au micro de Delphine Saltel. Il a en effet fallu attendre 1874 pour que, en France, une loi interdise d’employer les enfants de moins de douze ans dans les mines, par exemple. Et, cent ans plus tard, « tout le monde s’indigne parce qu’ils ont des devoirs à faire à la maison. En un siècle, le statut de l’enfant a changé du tout au tout », conclut Roskam49.

Le résumé est efficace, mais peut-être un peu rapide. Cette considération nouvelle, les pouvoirs publics ne l’accordent pas à l’ensemble des enfants ; ils la conditionnent à des critères sociaux et raciaux assez stricts. Effectivement, on n’envoie plus les bambins des pauvres à la mine ou à l’usine. Mais les enfants placé·es sont de plus en plus livré·es à elles-mêmes ou eux-mêmes, avec des conséquences tragiques50. Les jeunes réfugié·es qui arrivent seul·es en France subissent le même abandon – on leur refuse d’ailleurs même le nom d’enfants, en les désignant par le vocable « mineur·es isolé·es ».

Enfin, les enfants des quartiers populaires sont les laissé·es-pour-compte de l’Éducation nationale51, et les descendant·es d’immigré·es noir·es ou arabes font l’objet depuis une vingtaine d’années d’une diabolisation croissante dans le discours politique et médiatique. Fatima Ouassak, cofondatrice du Front des mères, un syndicat de parents, appelle cette déshumanisation la « désenfantisation ». « Lorsque nous regardons nos enfants, nous voyons des sourires à l’incisive manquante, des lacets défaits, du feutre sur les doigts, nous voyons des enfants, écrit-elle. Lorsque le système dominant regarde nos enfants, il ne voit pas des enfants, il voit des menaces pour sa survie, des millions de pauvres, de musulmans, de Noirs, d’Arabes qui grouillent dans les écoles et les collèges de cité. Il les “désenfantise”52. »

L’enfant socialement considéré·e comme innocent·e, riche en potentialités, digne de toutes les attentions, c’est donc essentiellement l’enfant blanc·he des classes moyennes et supérieures. Cependant, même dans son cas, ce statut privilégié connaît de sérieuses limites. La vieille diabolisation est loin d’avoir disparu. Oui, aujourd’hui, on « aime les enfants » ; mais on les aime souvent comme des objets, des fétiches, des trophées. Les féministes savent combien il faut se méfier des hommes qui proclament leur « amour des femmes »… La pédopsychiatre et sociologue Laelia Benoit fait justement ce rapprochement : « L’histoire nous montre combien on a pu choyer et idéaliser des minorités opprimées. L’idéalisation de la femme – sa beauté, son corps, sa pureté – est l’un des aspects les plus insidieux du sexisme. »

Cette idéalisation peut céder la place à une hostilité brutale et ouverte dès que l’autre cesse d’être une créature docile, malléable, pour revendiquer le statut de personne et pour instaurer une relation d’égal·e à égal·e. Benoit conclut : « Les enfants, si adulés soient-ils, restent considérés comme des êtres inférieurs. »53 Béatrice Kammerer rappelle aussi quelques faits troublants : à la fin des années 1960, il se vendait en France trois cent mille martinets par an ; dans les années 1970, par ignorance, on opérait encore les bébés sans anesthésie54

Alice Miller a un jour été prise à partie par une analyste travaillant avec des enfants : « Vous n’avez certainement pas d’enfants, sinon vous devriez savoir qu’ils ne sont pas innocents, comme vous l’affirmez, mais qu’ils ont des fantasmes cruels. » Cette consœur citait comme exemple le « nourrisson qui gifle sa mère ». Miller lui objecta que ces gestes du bébé pouvaient aussi très bien être un jeu ; c’était sa mère qui les prenait pour des gifles. « Avec quels yeux observe-t-on ? » interroge-t-elle55.

Question décisive, que pose aussi l’autrice et documentariste française Marion Cuerq. À l’âge de dix-neuf ans, en 2011, elle est partie vivre en Suède, où elle a d’abord été jeune fille au pair, avant d’étudier les sciences de l’enfant et de la culture à l’université de Stockholm. Le pays où August Strindberg, au XIXe siècle, et Jan Guillou, dans les années 1950, ont été martyrisés comme nous l’avons vu a opéré en 1979 un tournant radical : il est devenu cette année-là le premier pays du monde à voter une loi interdisant d’infliger aux enfants des punitions corporelles et des humiliations. La population y a été sensibilisée par le biais d’encarts imprimés sur les briques de lait.

En quelques décennies, les mentalités en ont été changées du tout au tout. Marion Cuerq écrit qu’en arrivant en Suède, pour la première fois, par contraste, elle a « vraiment vu la France », tant sa conception de l’enfance a été bouleversée. Elle rapporte la réaction d’une enseignante suédoise le jour où elle lui parle de l’« enfant roi ». Son interlocutrice paraît d’abord un peu perdue, puis son visage s’éclaire : « Tu veux parler de Victoria, notre princesse, qui est enceinte et qui va donc accoucher d’un enfant-roi ? C’est ça ? Tu t’intéresses à la famille royale, Marion ? »56

Dion Sommer, professeur en psychologie du développement à l’université d’Aarhus, au Danemark, parle à Marion Cuerq de « notre filtre concernant notre vision de l’enfant, une sorte de grille d’interprétation colorée par des schémas culturels, des codes sociaux ». Il lui fait observer : « En tant qu’adultes, nous pouvons penser que nous voyons les enfants tels qu’ils sont, mais ce sont en réalité nos propres représentations de l’enfance que nous voyons. Nous interprétons leurs comportements à travers les idées que nous nous faisons sur l’enfance. » Ainsi, la révolution culturelle intervenue en Suède depuis le vote de la loi interdisant les mauvais traitements peut se définir comme un « changement de filtre » : le « filtre de la méfiance », qui amène à interpréter chaque geste de l’enfant comme une provocation, un défi lancé à l’adulte, une menace à son autorité, a été remplacé par le « filtre de la confiance ».

Avec cette grille de lecture nouvelle, explique Marion Cuerq, « on se dit que l’enfant veut bien faire, qu’il vit des moments difficiles, et on se demande comment l’aider. En cas de crise, on est fatigué et on se dit que c’est difficile d’être parent, mais que ça ne doit pas être facile non plus d’être un enfant. Il est alors de notre devoir d’aider l’enfant, qui est en détresse manifeste, qui n’arrive pas à réguler ses émotions, donc ses réactions. On s’assoit, on discute, on tâtonne. » Elle conclut avec malice : « Alors, comment réagir de manière constructive si un enfant fait des caprices ? Eh bien, on ne peut pas réagir de manière constructive si on pense que l’enfant fait des caprices. Parce qu’on se sent alors défié, manipulé. Et personne ne peut réagir de manière constructive quand il se sent attaqué. »

Elle-même, au début de son séjour en Suède, s’est laissé piéger par son filtre de la méfiance. Un jour, parce que l’enfant de quatre ans dont elle s’occupe en tant que jeune fille au pair ne veut pas faire ce qu’elle lui demande, elle lui lance : « Attention, je vais me lever ! » Le petit garçon, surpris, lui répond : « Eh bien, lève-toi ! » Elle croit d’abord qu’il la nargue, avant de comprendre que, n’ayant jamais été menacé par un·e adulte, il n’a simplement pas saisi le sens de ses paroles.

Génies du mal en culottes courtes

Au cours des vingt dernières années, en France, plusieurs pédiatres, pédopsychiatres, psychologues ou psychanalystes spécialistes de l’éducation – Philippe Duverger, Caroline Goldman, Claude Halmos, Aldo Naouri, Didier Pleux, Marcel Rufo… – ont publié des livres où elles et ils posent le même « constat ». À leurs yeux, l’histoire semble commencer dans les années 1970, avec la large diffusion des idées de Françoise Dolto, à qui elles et ils attribuent le mérite d’avoir révélé que l’enfant était un sujet doué de sensibilité. Ce rappel leur sert à embrayer aussitôt sur le fait que toute cette histoire est néanmoins allée trop loin, qu’un nombre préoccupant de petits « tyrans » arrogants ont envahi leurs consultations, et qu’il serait temps de revenir à quelques bons vieux principes d’autorité57.

Ce discours n’a rien de neuf. On le trouvait déjà, par exemple, dans un article du magazine américain The Atlantic en… 1911. L’auteur y concédait que, certes, les enfants ont toujours été en quête de plaisir ; mais, assurait-il, ce à quoi nous assistons aujourd’hui « est différent de tout ce que nous voyions autrefois chez les jeunes ». Les parents les éduquent « timidement », et les enfants obtiennent tout si facilement qu’elles et ils n’acquièrent plus aucune autodiscipline. Il n’y a plus que le « culte du moi »58. En somme, cette rhétorique ne correspond à aucune évolution sociale réelle : elle résume simplement le discours des partisan·es de l’éducation autoritaire à toutes les époques.

Au cours d’une émission de France Inter avec Caroline Goldman, une auditrice appelle pour protester contre les diktats de l’éducation positive ou bienveillante, et pour réclamer qu’on « arrête de tout normer », arguant qu’on peut aussi éduquer ses enfants « à l’instinct ». Le propos séduit l’animatrice. L’invitée se garde cependant de l’approuver, en objectant – à raison, évidemment – que l’« instinct » peut pousser à faire n’importe quoi, par exemple à frapper l’enfant59. Mais tout le monde semble d’accord pour considérer que c’est l’éducation bienveillante qui est du côté de la normativité excessive, de l’idéologie, tandis que l’éducation traditionnelle, elle, relèverait simplement du « bon sens terrien », comme le dit Caroline Goldman dans son podcast60. « Mon positionnement est indépendant de toute idéologie, il n’est mené que par un objectif thérapeutique pragmatique, celui de la disparition des troubles du comportement de l’enfant », écrit aussi la psychologue dans son livre File dans ta chambre !61.

Pour asseoir son expertise, elle met en avant, comme ses confrères et consœurs, son expérience auprès de ses jeunes patient·es. Mais que vaut cette expérience quand il s’agit simplement d’appliquer le même filtre à tous les sujets rencontrés, et quand il n’y a aucun recul, aucune réflexion sur l’existence même d’un filtre ? Est-ce les tenant·es de l’éducation bienveillante62 qui idéalisent l’enfant en niant son agressivité, comme le leur reprochent leurs adversaires, ou… les tenant·es de l’éducation traditionnelle qui continuent à appliquer la grille de lecture millénaire faisant d’elle ou de lui un·e coupable par nature ?

Au début de L’Autorité expliquée aux parents, qui est un livre d’entretiens, l’interlocutrice de Claude Halmos lui avoue faire elle-même partie d’une génération de parents qui ont des scrupules à éduquer leurs enfants de façon trop directive : ne risque-t-on pas de les priver de leur liberté et de leur créativité, demande-t-elle ? À quoi la psychanalyste répond : « Question diabolique. D’autant plus diabolique que l’enfant – qui sent l’angoisse de ses parents – ne se fait jamais faute d’en jouer pour les faire céder63… »

Et, au fil des pages, c’est bien un être maléfique qui se dessine. D’une manière générale, assure Claude Halmos, un·e enfant « a besoin d’installer sous des prétextes divers un rapport de forces avec ses parents ». C’est bien possible ; mais on peut douter que sa motivation soit le sadisme froid et calculé, le machiavélisme rationnel qu’elle semble lui prêter. Elle ou il « veut les mettre en échec, tente de les pousser à bout. Et peut leur faire vivre de ce fait une très grande violence », écrit-elle. Certains « ont pour cela un véritable génie. Ils savent admirablement comment faire “craquer” leur père ou leur mère, et s’en donnent à cœur joie. Mettez-vous à leur place : voir une grande personne vociférer et s’agiter comme un pantin désarticulé est un spectacle qui mérite que l’on se donne un peu de mal ! »64 Quel parent abreuvé de ce genre de discours ne serait pas tenté de filer une bonne taloche à un pareil salopiaud avant qu’il ne piétine son cadavre en ricanant ?

Tout cela n’est rien, cependant, à côté du niveau de malveillance presque invraisemblable qui émane de chaque page du livre publié en 2002 par Didier Pleux : De l’enfant roi à l’enfant tyran65. Le psychologue clinicien reconnaît bien l’existence d’un filtre dans notre appréhension des enfants, mais il estime que c’est un filtre trop bienveillant – la faute à tou·tes ces imbéciles en extase devant leurs moutards. Il se propose donc de démontrer comment, hélas, « l’omnipotence peut s’installer là où l’on ne voudrait voir que des sollicitations normales, des comportements d’enfant, tout simplement ». Il exhorte les parents à cesser d’être « naïfs », à ne plus se voiler la face et à rejeter « les demandes et les exigences démesurées ».

Quand Pleux reçoit en consultation un petit garçon nommé Adrien, il se fait la réflexion que « c’est un nom d’empereur ». Assis entre ses parents, le petit insolent « restera mutique et commencera quelques provocations avec des balancements, des petites tapes de la main sur le bureau, des souffles qui en disent long ». Heureusement, se rengorge le clinicien, « mon regard thérapeutique incendie Adrien qui stoppe illico les mouvements provocateurs ». Un autre jour, un couple se dispute dans son cabinet : « L’enfant me regarde, satisfait de ce conflit parental, dernière étape avant le pouvoir absolu. » Ou alors Pleux apprend que le petit Marc, deux ans et demi, réveille ses parents en pleurant le matin parce qu’il a faim. Il s’indigne : « Le parent ne sera accepté que s’il vient avec son offrande, pas de bonjour ou de câlin gratuitement, tout se paie. » Faites des gosses.

Il déplore aussi l’habitude qu’ont tant de géniteurs de disposer partout dans leur logement la photo encadrée de leur cher petit : « Cela nous rappelle bien entendu de mauvais souvenirs, ce culte de l’image, du dominant, du chef, du petit dictateur. » Bien entendu. Pour avoir demandé à un patient de douze ans, « très caractériel », de se soumettre aux « exigences éducatives » et aux « contraintes quotidiennes », il est devenu aux yeux de la mère le « méchant qui ne comprend rien à la profonde dépression sous-jacente de l’enfant », soupire-t-il. Enfant qui a perdu son père dans un accident alors qu’il avait cinq ans. Un prétexte bien commode pour tirer au flanc, probablement.

Le livre est parsemé de fascinants tableaux où sont mis en regard un comportement enfantin ou adolescent, l’interprétation indulgente qu’en donnent les parents, et enfin, dans une troisième colonne, l’interprétation du praticien, présentée comme la dure vérité. Vous pensiez que votre enfant manquait d’estime de lui-même ? Raté : « Il est surtout égocentrique : moi, moi, moi ! » Il s’intéresse à des sujets sérieux ; vous pensiez que cela signifiait qu’il était curieux ? Raté : « Il devient un “enfant savant”. »

On a du mal à se défendre de l’impression que l’auteur (bien qu’il en ait lui-même trois) ne supporte pas les enfants. Quand des amis viennent dîner chez lui, il dresse, au terme de la soirée, un « tableau diagnostic » du comportement de leur progéniture : « Qu’un enfant apprécie les gâteaux apéritifs, c’est normal ; qu’il s’en empare au détriment des autres, c’est excessif. » Il relate, excédé, que, en visite dans une famille, il a dû subir le spectacle de guignol préparé par l’« enfant tyran » de huit ans : « Rien ne nous obligeait à applaudir si fort, à rire à gorge déployée aux répliques ridicules. Je détestais ce petit metteur en scène. »

Un trouble intolérable

Même ambiance lorsqu’on ouvre le livre cosigné par Marcel Rufo et Philippe Duverger, Qui commande ici ?, sous-titré : Conseils aux parents d’enfants tyrans66. Un grand nombre d’enfants rencontré·es en consultation sont devenu·es de « véritables tyrans », avertissent gravement les deux pédopsychiatres. Ces monstres « peuvent désormais persécuter leurs parents à l’envi » ; « ils règnent, tout-puissants ». (Après l’« empereur Adrien » chez Pleux, on aura droit ici au « roi Arthur ».) Et si la fessée est à proscrire – de fait, en France, la loi l’interdit depuis 2019 –, ce n’est pas parce qu’elle constitue une violence, mais parce qu’elle « témoigne d’une grande impuissance » de la part du parent, qui risque alors de voir l’affreux jojo lui déclarer, en le regardant droit dans les yeux : « Même pas mal. » Les deux hommes vont jusqu’à mentionner Joffrey Baratheon, l’enfant roi (au sens littéral, cette fois) vicieux et sadique de Game of Thrones. Ils se proposent donc de voler au secours des parents « qui sont actuellement sous le joug de ces nouveaux tyrans ».

Il y a de quoi être médusée, cependant, quand on découvre ensuite les cas concrets, issus de leur pratique, que les deux médecins exposent. Parmi les redoutables « tyrans » en question, il y a une fillette atteinte d’épilepsie – à croire que la superstition qui en faisait la « maladie du Diable », en l’assimilant à une possession, a laissé des traces. Il y a un bébé de neuf mois qui a été opéré d’une malformation cardiaque et qui refuse de dormir seul. Il y a un garçon de huit ou neuf ans dont le père s’est noyé accidentellement trois ans plus tôt, alors qu’il pêchait ; le fils a lui-même découvert son corps en allant lui apporter un casse-croûte. Il y a une adolescente qui ne peut plus rien avaler depuis qu’elle a subi une fellation forcée (Rufo parle d’« agression sexuelle », alors que c’est un viol).

En somme, on rencontre des enfants et des adolescent·es aux prises avec la vie et ses aléas, avec le malheur, avec la violence, avec leur histoire familiale et le psychisme de leurs parents. Les deux médecins semblent d’ailleurs (dans la mesure où l’on peut se fier à ce qu’ils en racontent eux-mêmes) les recevoir avec bienveillance, très loin du ton accusateur qu’ils emploient dans leurs propos généraux.

Quelle est donc cette grille d’interprétation idéologique si puissante qu’elle s’applique à des situations pour lesquelles elle est de toute évidence inadéquate ? Comme s’ils étaient conscients de cette incohérence, les auteurs précisent parfois que tel enfant ne « tyrannise » que lui-même ; que, dans tel autre cas, « la tyrannie est avant tout un signe de détresse », ou que le « comportement tyrannique » d’un petit garçon est la « conséquence d’une fragilité et d’une angoisse massives ». « Ce n’est pas un tyran que j’ai devant moi, mais un enfant perdu qui pleure sa détresse et sa difficulté à trouver sa place dans sa famille et dans le monde, un monde qui l’effraie », écrit Philippe Duverger à propos d’un garçon d’une dizaine d’années. Mais les deux praticiens ne renoncent pas pour autant à ce mot, « tyrannie », qui revient sans cesse sous leur plume malgré son incongruité et son caractère insultant pour leurs patient·es.

Même lorsqu’on pourrait s’approcher un peu plus de la réalité d’un comportement tyrannique, par exemple avec une jeune fille de quinze ans, adoptée, qui, chaque matin à sept heures trente-cinq précises, injurie les membres de sa famille, leur crache dessus et les frappe, l’explication dissipe vite l’hypothèse d’une enfant méchante par nature ou trop gâtée en raison des ravages de l’éducation positive : à sa naissance, en Russie, elle a été abandonnée devant la porte d’un couvent et découverte, en hypothermie, un matin… à sept heures trente-cinq. Le fait que, lors de ses crises quotidiennes, elle essaye aussi de se défenestrer ou d’avaler des médicaments pouvait déjà constituer un indice du fait qu’on n’avait pas précisément affaire à Joffrey Baratheon.

Souvent, aussi, les deux médecins doivent reconnaître que les parents ont au moins autant besoin d’une thérapie que leur enfant. Mais, au départ, le dispositif même de la consultation met celle-ci ou celui-ci en position d’accusé. Les braves parents arrivent éplorés dans le bureau du médecin, en disant qu’ils n’en peuvent plus, qu’ils vivent un enfer, qu’ils ne savent plus quoi faire, qu’ils ont tout essayé, etc. Le problème, c’est l’enfant. Pas la dynamique familiale. Pas le monde. Pas la vie et ses difficultés. L’addiction aux jeux vidéo, la phobie scolaire, les fugues et les scarifications : autant de comportements adolescents qui « mettent l’organisation et l’harmonie familiales en péril », affirment Rufo et Duverger. L’existence préalable de cette harmonie ne fait apparemment aucun doute. Les éducateurs et éducatrices traditionnel·les accusent les tenant·es de l’éducation bienveillante d’avoir une vision angéliste des enfants, sans voir qu’eux-mêmes et elles-mêmes prêtent aux parents, et aux adultes en général, une pureté au moins aussi irréaliste.

En somme, tout·e enfant qui n’est pas parfaitement fonctionnel·le (« J’ai été élevé comme un Playmobil », lance Gabriel, neuf ans, à Philippe Duverger) crée un trouble, et ce trouble doit cesser. Si on pousse cette logique jusqu’à son terme, on en arrive à l’idéal glaçant défini par Susanna Wesley, épouse et mère de célèbres pasteurs américains, qui se vantait d’apprendre à ses enfants, dès leur première année, « à redouter les coups de canne et à pleurer sans bruit », de sorte que « la famille vivait dans un calme aussi parfait que s’il n’y avait pas eu d’enfants en son sein »67.

Le discours de Caroline Goldman, bien qu’excluant les châtiments corporels, donne lui aussi l’impression qu’il s’agit de rendre l’enfant fonctionnel·le, docile, maniable. La psychothérapeute déplore que beaucoup de ses confrères échouent à proposer des « solutions rapidement efficaces » pour la ou le rendre « moins pénible avec [son] entourage ». Elle recommande pour cela une méthode consistant à l’envoyer dans sa chambre pendant une période pouvant aller jusqu’à une demi-heure, et à rallonger le temps d’exclusion à chaque rébellion (par exemple s’il ou elle tape sur la porte). C’est le time-out, ou « temps mort »68. Il s’agit, explique-t-elle, de « lui faire passer un moment assez inconfortable pour qu’il ne recommence pas » ; il faut qu’il « pâtisse de ses transgressions ». Cela aura, promet-elle, un « effet structurel définitif sur son rapport à l’ordre »69.

Dans ses consultations, elle prévient certains parents que, les deux premières semaines, ils ne verront peut-être presque pas leur enfant, qui sera le plus souvent sanctionné dans sa chambre, et penseront alors que cela ne marche pas sur lui, qu’il est « résistant ». Mais ils devront tenir bon : « Continuez à l’exclure chaque fois qu’il transgressera, de façon systématique, dépassionnée et opératoire. » Il en sortira « transformé » et « beaucoup plus agréable à vivre », assure-t-elle. Elle conseille de commencer à sanctionner l’enfant lorsqu’il a un an : à deux ans, il « peut avoir parfaitement intégré le sens de tous les interdits ». Elle estime qu’« environ trois punitions pour chaque réflexe transgressif suffisent à y mettre fin »70. Or, à un ou deux ans, on n’a pas les « capacités cognitives de savoir ce que sont une règle et une transgression », s’insurge le philosophe Pierre Vesperini. Dans une tribune publiée par Le Monde, il juge cette méthode « en effet très efficace pour “dresser” un enfant, mais pas pour l’“éduquer” » : « Vous aurez un bel automate, vous n’aurez pas un être humain. »71

Même s’il ne s’agit plus d’infliger une douleur physique – ce qui fait certes une différence appréciable –, on n’est pas très loin de la préconisation des éducateurs protestants américains de « briser la volonté » d’un·e enfant le plus tôt possible. Dans certaines familles, au XVIIIe siècle, les châtiments corporels commençaient si tôt que « la douleur était expérimentée avant le début de la mémoire consciente », écrit l’historien Philip J. Greven72. Manier le fouet était considéré comme le seul moyen pour un parent de sauver l’âme de sa progéniture ; c’était un devoir sacré, explicitement prescrit par les autorités religieuses. Par la suite, ces préceptes ont persisté sous une forme laïcisée, en s’autonomisant de leur cadre de référence originel.

Supprimer l’empathie

Au nom d’un but supérieur, les parents sont invités à réprimer tout sentiment de tendresse. Morrow Graham, mère du célèbre révérend évangélique américain Billy Graham, a témoigné avoir plus d’une fois essuyé ses larmes et détourné la tête pour que ses enfants ne la voient pas pleurer quand leur père les fouettait. Pourtant, dit-elle, elle a toujours soutenu son mari : « Je savais que ce qu’il faisait était bibliquement correct73. » Caroline Goldman, elle, admet qu’il peut être déchirant, quand on punit pour la première fois son enfant de quatorze mois en la ou le confinant dans sa chambre, de l’entendre « pleurer, renifler, appeler »… Mais, insiste-t-elle, le parent doit tenir bon, « conscient qu’il a une mission à honorer, une nouvelle instance psychique à construire »74.

Parmi les conséquences des châtiments corporels, Philip J. Greven cite la suppression de l’empathie. « La capacité à se mettre à la place des autres, à comprendre comment ils se sentent et quelle expérience ils ont de la vie, la capacité à partager tant leur souffrance que leur joie, est l’une des plus grandes qualités humaines », écrit-il. Or « la plupart des gens qui ont été blessés par leurs parents durant leur enfance développent une immunité à l’empathie qui dure souvent toute leur vie ». En même temps que l’obéissance, le parent qui maltraite son enfant pour la ou le discipliner, en étouffant sa propre empathie à son égard, lui enseigne l’« indifférence à la souffrance »75. Est-ce vraiment cela que l’on veut ?

Il faut d’ailleurs constater le haut niveau d’endurcissement général de la plupart des sociétés humaines face à la souffrance enfantine. On s’en rend compte en regardant le documentaire de Marion Cuerq et Elsa Moley sur l’éducation en Suède. Les deux réalisatrices ont eu l’idée de montrer à des mères et à des enfants suédois·es des extraits de l’émission de télé-réalité française Super Nanny, dans laquelle une éducatrice intervient à domicile pour discipliner des « enfants tyrans ». Tel un flic effectuant une descente chez de dangereux truands, elle les malmène, les intimide, leur hurle dessus, les secoue, les traîne d’une pièce à l’autre, indifférente à leurs cris et à leurs larmes. Face à ces scènes, les mères suédoises, atterrées (« Et ils filment ça, en plus », murmure l’une d’elles), se mettent… à pleurer76. On devine que l’image de la France à l’étranger n’est pas vraiment sortie grandie de cette séance de visionnage. Et on se demande ce qui nous est arrivé, à nous, pour que nos yeux restent secs.

Afin de justifier le recours à des mesures punitives, Caroline Goldman utilise la comparaison avec la nécessité, parfois, d’emmener l’enfant chez le dentiste, même si elle ou il pleure77. Or il y a une différence fondamentale entre une contrainte infligée à un·e enfant pour sa santé (contrainte qui, rappelons-le, devrait néanmoins toujours être réduite au strict minimum) et une contrainte infligée pour l’intimider et la ou le soumettre à la volonté de l’adulte. La première n’implique pas, comme la seconde, une rupture du lien ; elle n’instille pas la peur d’avoir perdu l’amour du parent, ni le sentiment d’être mauvais·e.

Une idée reçue très répandue, et imputable à la « pédagogie noire », veut qu’il soit bénéfique de punir ses enfants, de les traiter rudement, car cela les préparerait à la « réalité de la vie ». Or infliger à quelqu’un une douleur qu’on pourrait lui épargner ne l’aguerrit en rien : cela rend simplement sa vie malheureuse sans nécessité. On peut penser que, au contraire, si elle ou il fait des provisions de joie, d’amour, de sécurité, un·e enfant sera ensuite armé·e pour faire face à n’importe quelle agression ou coup du sort.

Un jeune patient d’Alice Miller a compris, grâce à l’analyse, que l’éducation qu’il se félicitait jusque-là d’avoir reçue n’était en fait qu’une succession de mauvais traitements. Il s’est rendu compte que, lors de ses visites à son père, celui-ci ne cessait de lui infliger des vexations : il ne l’écoutait pas, ou alors il le tournait en dérision, se moquait de tout ce qu’il lui disait. Quand il le lui fit remarquer, cet homme, qui avait lui-même été professeur de pédagogie, lui répondit : « Tu peux m’en être reconnaissant. Plus d’une fois dans ta vie tu auras à supporter que l’on ne fasse pas attention à toi, ou que l’on ne prenne pas au sérieux ce que tu dis. Si tu l’as appris auprès de moi, tu y seras déjà habitué. » À quoi le fils rétorqua : « Si tu voulais vraiment continuer à m’éduquer selon ces principes, en fait, tu devrais aussi me tuer, car un jour ou l’autre il faudra que je meure. Et c’est comme ça que tu pourrais m’y préparer le mieux ! »78

Pour les partisan·es de l’éducation autoritaire, si le parent hésite à punir, il doit balayer ses scrupules. Il doit se persuader que, en faisant passer un sale moment à l’enfant, il lui évite de prendre un mauvais pli qui, à terme, lui ferait beaucoup plus de tort. Dans un manuel de 1982, le leader évangélique Larry Tomczak soulignait que des marques rouges sur la peau après une fessée étaient « temporaires » : « Il vaut mieux pour l’enfant porter quelques marques extérieures provisoires, plutôt que de conserver à l’intérieur de lui-même des poches de désobéissance et de mauvaises dispositions qui laisseraient une marque permanente sur son caractère. »79 Pour sa part, Caroline Goldman fait valoir que l’« inconfort extrêmement ponctuel » de l’enfant qu’on exclut en l’envoyant dans sa chambre vaut mieux que l’« exclusion sociale – durable, celle-ci » à laquelle l’exposerait un comportement indiscipliné80.

Il faut aussi apprendre à déchiffrer le sens des pleurs que vous suscitez chez vos enfants. Dans un livre de conseils aux parents, le pasteur baptiste américain Jack Hyles recommande de leur donner la fessée « jusqu’à ce que leurs larmes ne soient plus celles de la colère, mais celles de la volonté brisée81 ». Dans File dans ta chambre !, on lit qu’on peut mettre fin à l’exclusion de l’enfant lorsqu’elle ou il pleure moins, car cela serait le signe du « renoncement à la réalisation de son désir82 ». Qu’il est étrange de lire tous ces conseils dispensés tranquillement pour apprendre à casser un·e enfant.

Puis les larmes cessent tout à fait, et c’est l’heure du happy end. L’éducateur protestant Roy Lessin a consacré en 1979 un ouvrage entier à l’art de la fessée ; il y explique que la « réconciliation » qui suit l’administration du châtiment « permet un moment privilégié d’amour et d’intimité entre un parent et son enfant »83. Caroline Goldman assure, elle, que, après une exclusion dans leur chambre, il est très fréquent que les enfants « viennent câliner leur parent plus vigoureusement que d’habitude, dans un mouvement inconscient de reconnaissance84 ». Réduit·e à une marionnette docile, l’enfant a enfin mérité un peu de tendresse.

L’objectif, c’est qu’elle ou il obéisse, littéralement, au doigt et à l’œil. Au XIXe siècle, le médecin allemand Moritz Schreber a publié plusieurs manuels d’éducation emblématiques de la « pédagogie noire », dont certains ont été réédités quarante fois et traduits dans plusieurs langues. Dans l’un de ces ouvrages, Schreber conseille d’employer contre un bébé qui pleure « sans raison » et qui tarde à s’endormir « des formules sévères, des gestes de menace, des petits coups contre le lit ». C’est son time-out, sa recette magique à lui : « Que l’on applique ce type de méthode une fois, ou tout au plus deux, et l’on est maître de l’enfant pour toujours. Il suffit dès lors d’un regard, d’un mot, d’un seul geste de menace pour le diriger. » Et, bien sûr, c’est là le « plus grand bienfait » qu’on puisse lui apporter, car on lui épargne « de longues heures d’agitation qui nuiraient à son développement »85.

De même, Caroline Goldman garantit que, avec sa méthode, lorsque l’enfant sera à nouveau tenté de traîner les pieds le matin, il suffira « de le regarder dans les yeux et de lui demander : “Veux-tu encore être sanctionné ce soir ?” pour que tout s’effectue de façon bien plus automatique et fluide ». (On retrouve ici l’idéal explicite d’une fonctionnalité parfaite.) Et elle souligne – comme pour se dédouaner, là aussi – que l’enfant est « le premier demandeur et le premier bénéficiaire de cet enseignement ». De plus, en le punissant, on lui épargne l’« impact narcissique terrible qu’accompagne le fait de décevoir constamment les adultes et de déborder avec ses pairs »86. Bref, aujourd’hui comme hier : c’est pour son bien.

Une vision « de Bisounours » ?

Afin d’emporter définitivement l’adhésion des parents réticents à faire preuve d’autorité, plusieurs éducateurs et éducatrices brandissent le cas où un·e petit·e enfant veut toucher la porte du four (au point que, en lisant leurs livres les uns à la suite des autres, je finissais par me demander quand on allait parler de la porte du four). Décidez-vous à sévir, si vous ne voulez pas qu’elle ou il se brûle ! Or, si on refuse les punitions, cela ne signifie en aucun cas qu’on laisse l’enfant tout faire, qu’on la ou le laisse se mettre en danger ou nuire aux autres, ni qu’on accède à toutes ses demandes.

Une scène tournée par la réalisatrice Amalia Escriva dans une micro-crèche d’Entraigues-sur-la-Sorgue régie par les principes de l’éducation non violente le montre bien87. On y voit une puéricultrice expliquer au petit Arthur qu’il ne peut pas s’emparer d’un nouveau jeu sur l’étagère, comme il essaie de le faire, avant d’avoir remis en place le précédent. Avec des gestes doux, sans élever la voix, elle l’en empêche avec constance. Cela prend du temps, mais il finit par se conformer à la règle.

Les pourfendeurs et pourfendeuses de l’éducation non violente pestent parfois contre une « mode » qu’elles et ils attribuent au succès du développement personnel et à la « dictature du bonheur », en arguant que les parents ne peuvent pas être des anges. Le pédiatre Aldo Naouri s’est ainsi opposé à une loi interdisant la fessée au motif qu’« être parent est déjà suffisamment difficile88 ». Cependant, si on parvient à contrôler ses accès de colère face à ses collègues ou son chef, pourquoi ne pourrait-on pas en faire de même avec sa fille ou son fils ?

Le point de vue spontanément adopté, le bien-être dont on se soucie, ce sont toujours ceux des parents. Mais s’ils sont stressés et harassés au point de ne pas pouvoir se contenir, et s’il est admis que le bien-être de l’enfant ne compte pas, pourquoi ne pas leur permettre carrément de tabasser leur progéniture ? Pourquoi fixer la limite là, et pas ailleurs ?

Il est vrai que certain·es auteurs et autrices ne sont pas loin de donner leur bénédiction à la violence physique. « Bien sûr, personne ne peut nier qu’un enfant de deux ans et demi peut parfois être casse-pied, provocant, et se comporter en véritable petit tyran. On va lui donner une tape sur les fesses pour le calmer. Bon, c’est inutile, mais on ne va pas faire une loi contre cela », disait négligemment Marcel Rufo en 200989. Même s’il s’est lui aussi opposé à une loi sur le sujet, Naouri a au moins le mérite de condamner sans ambiguïté, dans son livre Éduquer ses enfants, les châtiments corporels, en incluant dans cette condamnation la tape sur la main ou la fessée90.

En revanche, Claude Halmos se livre à des contorsions franchement pénibles pour les justifier sans avoir l’air de les justifier. Ainsi, à propos de la fessée donnée par sa mère à un petit garçon, elle estime que cette femme « a permis à son fils de comprendre une chose très importante » : « Dans la vie, si on pousse les gens à bout, on prend des risques. » Sacrée leçon, d’une remarquable portée philosophique, en effet. Elle assure que ce petit va très bien, et qu’un enfant qui « baigne dans l’amour et le respect » « ne prend jamais la gifle ou la fessée qu’il reçoit pour une maltraitance »91. C’est vrai, quel plus beau témoignage d’amour et de respect qu’une gifle ? Quoi de mieux, surtout, pour apprendre à quelqu’un à confondre durablement amour et violence ?

Une autre scène du documentaire d’Amalia Escriva tournée dans la micro-crèche d’Entraigues-sur-la-Sorgue m’impressionne énormément. On y voit une puéricultrice regarder par la fenêtre en compagnie d’un enfant, accroupie pour être à sa hauteur, tout en conversant avec lui – elle lui explique que sa mère reviendra ce soir. C’est une scène contemplative, paisible, souriante. Cette femme parle à ce petit garçon comme à un individu à part entière, digne d’intérêt, de respect et de considération. Je prends conscience, en les observant tous les deux, que j’ai rarement vu un·e enfant traité·e de cette façon.

Un arbitraire décomplexé

Pour Caroline Goldman, il s’agit donc de sanctionner les « transgressions » et les « débordements ». Mais la façon éminemment discutable dont elle définit ce qui constitue une « transgression » ou un « débordement » oblige à conclure que le time-out sert à réprimer pêle-mêle tout ce qui incommode l’adulte. Parmi les signes permettant de reconnaître les enfants « mal limités », elle cite le fait qu’ils sont « particulièrement excités lors des changements de cadre », par exemple lors des arrivées en vacances. Mais comment distinguer une excitation excessive d’une vitalité et d’une joie de vivre normales ? On trouve encore, parmi les signes qu’elle juge préoccupants, une « empathie excessive pour les animaux » (comment définir « excessive » ?) ou le fait d’avoir une « agitation motrice gênante » (comment définir « gênante » ?).

Cet arbitraire décomplexé ouvre la porte à toutes les injustices, et donc à une… tyrannie bien réelle, cette fois. La recommandation de « sanctionner de façon collective la fratrie » ou de punir l’enfant pour des faits et gestes rapportés par un tiers (grand-parent, enseignant·e, baby-sitter) risque bien d’allonger la liste des enfants puni·es au cours de l’histoire pour des choses qu’elles ou ils n’avaient pas faites. Or il me semble que les enfants, peut-être parce qu’elles et ils sont objectivement en position de faiblesse et à la merci des adultes, sont très sensibles à l’injustice, et ne l’oublient jamais. Si, comme on l’a vu, des adultes peuvent présumer un·e enfant coupable à tort lorsque l’action se déroule sous leurs yeux, qu’en sera-t-il pour une action dont elles et ils n’ont même pas été témoins ?

Et ne parlons même pas de la recommandation de confiner un·e enfant dans sa chambre pour avoir fait pipi au lit, ou en raison d’une « sollicitation intempestive » au cours de la nuit précédente. Pour ma part, j’ai connu durant mon enfance des insomnies et des angoisses nocturnes terribles, accompagnées de larmes de détresse. J’appelais mes parents tout bas, pendant des heures, sans savoir si j’espérais très fort qu’ils m’entendent ou si j’espérais très fort qu’ils ne m’entendent pas, car je me doutais qu’ils ne seraient pas très contents d’avoir été réveillés. Je me sentais perdue à la fois dans le temps et dans l’espace. Alors qu’elle n’était séparée de la mienne que par la salle de bains, la chambre parentale me semblait à des années-lumière. La nuit me paraissait devoir ne jamais finir – il faut se rappeler combien elle peut être effrayante quand on est enfant. Aurait-il fallu, en plus, me punir le lendemain pour « sollicitation intempestive » ?

L’arbitraire atteint son comble quand la psychologue recommande de « sanctionner l’enfant le plus tôt possible, à la racine de la montée pulsionnelle92 ». C’est-à-dire avant même qu’elle ou il ait commis l’une de ces fameuses « transgressions » aux contours déjà très flous. Sur France Inter, Caroline Goldman racontait que, un jour, sa troisième fille, qui avait alors trois ans, « s’excitait énormément » parce que ses cousines devaient arriver. Elle l’a donc envoyée dans sa chambre. « Mais je n’ai même pas fait de bêtise ! » a protesté la fillette. « Je lui ai dit : “Oui, mais je sens que ça va arriver.” Elle est restée trois minutes dans sa chambre, et tout le reste de l’après-midi elle a été adorable. »

Quelle enfant ne se montrerait pas « adorable » si elle sait que la moindre « montée pulsionnelle », soit, en clair, la moindre démonstration de joie et d’exubérance, peut amener sa mère à l’exclure et à l’empêcher ainsi de profiter de la présence de personnes qu’elle se réjouissait de voir ? L’objectif qui se dessine est celui d’un être malléable à l’infini, constamment prêt à épouser la forme que l’adulte lui assigne, et dont le comportement est sans cesse raboté pour en faire disparaître toute aspérité. « C’est Minority Report93, chez vous », plaisantait l’animatrice de France Inter94.

Cela implique de faire des adultes des références absolues, qu’il est impensable de remettre en question. Les enfants « en manque de limites » n’ont pas été « habitués à l’humilité ni à la discrétion », écrit la psychologue ; leurs interlocuteurs et interlocutrices sont « irrité·es par leur assurance ». Mais qui a décidé que l’étalon du comportement enfantin devait être l’humilité et la discrétion, ou qu’un·e enfant ne pouvait pas manifester de l’assurance ? Ces enfants, déplore Caroline Goldman, « ne sont pas intimidés par l’adulte » et le traitent comme un égal : « Ils disent ce qu’ils pensent sans fard et s’expriment de façon autoritaire, péremptoire, sans crainte de représailles. »95

Or on peut douter de la pertinence de susciter ou d’encourager une émotion telle que l’intimidation. En outre, tous les parents et tous les adultes ne sont pas forcément bien intentionnés et dignes de confiance. Compte tenu de l’importance des violences pédocriminelles, il peut être très bénéfique, voire vital, pour un·e enfant, de ne pas être « intimidé·e » par eux, de les traiter comme des égaux, de savoir « dire ce qu’elle ou il pense sans fard » et « sans crainte de représailles ».

Entériner l’ordre du monde

Les tenant·es de l’éducation autoritaire semblent considérer que le monde a toujours raison face à l’enfant. Le mot d’ordre est celui d’une adaptabilité aveugle, absolue. On ne trouve jamais l’idée que les règles sociales peuvent être discutables et discutées. Certains cas sont clairs : d’accord, on ne frappe pas son frère, sa sœur ou ses camarades. Mais d’autres le sont beaucoup moins.

Quand un de ses petits patients n’arrive pas à être prêt à l’heure pour l’école, par exemple, Claude Halmos dit à ses parents, pour leur faire mesurer la gravité de la situation, que, dans ces conditions, « il ne pourra jamais comprendre, plus tard, qu’il doit arriver à l’heure à son travail96 ». On conçoit que ce soit un problème d’arriver toujours en retard à l’école – même si, à mes yeux, l’école et ses horaires sont aussi un problème. Mais faut-il vraiment l’aborder en arguant de la future employabilité de l’enfant ? Outre le fait que ce dernier a peut-être le temps de changer, et que son comportement n’est sans doute pas fixé pour toujours, le but de l’éducation doit-il être de former un travailleur exemplaire ?

Il me paraît très inquiétant de ne même pas se poser la question, et de postuler, face à l’enfant, un monde parfait, inaltérable, inquestionnable – un monde semblable à une machine dans laquelle il n’aurait qu’à s’insérer comme un petit rouage bien huilé. Parmi les raisons pour lesquelles les « préoccupations disciplinaires » se sont renforcées dans les sociétés occidentales, Caroline Goldman mentionne le fait que l’économie « exige la formation d’individus fonctionnels, productifs, concurrentiels sur le marché du travail, capables de s’insérer socialement dans des secteurs secondaires et tertiaires favorisant la promiscuité relationnelle et l’acceptation de l’autorité »97. Dans les objectifs invoqués par les éducateurs et éducatrices conservatrices d’aujourd’hui, l’insertion dans le marché du travail et la conjuration du chômage semblent avoir remplacé le salut de l’âme et la conjuration de l’Enfer.

L’équilibre à trouver entre, d’une part, la liberté de l’enfant, sa marge de manœuvre, le développement de son esprit critique et, d’autre part, la nécessité d’accepter certaines règles du jeu pour trouver sa place dans la société et faire son chemin dans la vie devrait pouvoir être identifié comme un problème digne de réflexion98. Claude Halmos souligne que si, plus tard, ce petit garçon arrive en retard à son travail, « ce sera pour lui la source d’ennuis sans fin99 ». Mais une adaptabilité illimitée le fragiliserait elle aussi terriblement, quoique d’une autre manière.

Cet impératif d’adaptabilité va de pair avec une vision peu amène de l’enfant. Revient souvent, dans le discours des pédagogues conservateurs, un agacement devant ce qu’elles et ils considèrent comme une multiplication incontrôlée des diagnostics de « haut potentiel intellectuel » (HPI). Je ne vais pas entrer ici dans les détails de ce débat ; ce qui m’intéresse, c’est ce que cet agacement révèle.

D’abord, une résistance profonde à admettre que les critères de la réussite scolaire puissent être relatifs, contestables, et qu’on puisse être intelligent·e tout en étant en échec ou en difficulté à l’école. La journaliste Nolwenn Le Blevennec résume bien l’opinion populaire à ce sujet, à laquelle elle se heurte au sujet de son propre fils : « C’est la blague du moment, tous ces parents qui pensent que leurs gamins sont HPI alors qu’ils sont nuls en classe. Que c’est drôle et qu’ils sont ridicules ! Typique aveuglement parental. “Tu te rends compte Martine ? Son gamin redouble sa cinquième et elle dit qu’il est HPI ? Haha, ressers-moi un verre.”100 »

Autre manifestation de cette conception peu charitable des enfants : on rencontre souvent la conviction selon laquelle il ne faudrait pas leur adresser trop de louanges, car cela risquerait de leur donner la grosse tête. Ainsi, nos pédagogues ironisent sur tous ces parents persuadés d’avoir engendré un génie. Ce dédain implique que le génie, ou simplement le talent, existerait comme une qualité propre, avec laquelle on naîtrait ou pas, ce qui est une illusion complète. Samah Karaki, docteure en neurosciences, le montre bien dans son livre Le talent est une fiction101.

Il n’y a pas d’un côté votre talent et, de l’autre, la confiance que votre entourage place dans votre talent : le premier naît en bonne partie de la seconde. Se souvenant de son beau-père (le deuxième mari de sa mère), qui manifestait une foi indéfectible dans son avenir d’écrivaine, la romancière américaine Ann Patchett s’interroge : « Décelait-il réellement quelque chose en moi, dans la gamine que j’étais, toute maigrelette avec des cheveux blonds comme les blés ? Ou ai-je connu le succès parce qu’il n’a cessé de me répéter avec la certitude d’un oracle : “Tu y arriveras” ?102 »

Énormément de facteurs injustes et inégalitaires entrent en jeu dans la réussite, le capital économique et culturel de la famille étant déterminant. Parmi ces facteurs, la foi placée par les parents dans leur enfant est l’un des seuls qui soient gratuits et accessibles à tous. Alors on pourrait peut-être éviter de le torpiller en accablant de mépris ses élèves ou ses patient·es. Samah Karaki cite ces mots de Marcel Pagnol dans Le Temps des amours : « Dès que les professeurs commencèrent à le traiter en bon élève, il le devint véritablement : pour que les gens méritent notre confiance, il faut commencer par la leur donner. » Quand on s’est, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, senti pousser des ailes parce que quelqu’un posait sur nous un regard approbateur et bienveillant, on n’oublie jamais cette sensation, ni la façon dont elle a décuplé nos capacités103.

Je ne sais pas si cette confiance des adultes peut donner la grosse tête, mais je suis certaine des ravages que cause l’attitude inverse. Plusieurs personnes rencontrées par Lytta Basset – qui est théologienne, mais aussi pasteure à Genève – dans le cadre d’un accompagnement spirituel lui ont confié leur souffrance de « n’avoir jamais entendu une seule parole valorisante de la part de leur père ou mère ». Quand, parvenues à l’âge adulte, elles le leur demandaient instamment, ces parents leur répondaient : « Je ne vois vraiment pas ce que je pourrais trouver de bon en toi. »104

Racontant son enfance au micro de Charlotte Bienaimé, Claire, fondatrice du collectif Enfantiste, se souvient : « Il y avait beaucoup de dénigrement. [Ma mère me disait] que j’étais bête, que je n’étais pas belle, que je n’y arriverais pas… Quand j’avais quinze ans, je pensais que j’étais nulle et que je ne servais à rien. Et puis, j’ai eu mon premier amour, et j’ai été victime de violences conjugales à quinze ans. Lui aussi m’a dénigrée, mais pour moi c’était normal, puisque c’était ce que j’avais vécu. » Même si elle sait n’être pas responsable des violences subies au cours de sa vie, il lui semble que, si on lui avait donné de la confiance et de l’amour quand elle était jeune, elle aurait mieux su se défendre face aux hommes dont elle a croisé la route105.

Je vois aussi combien certaines de mes amies ont souffert du favoritisme accordé par leurs parents à leur frère, de leur manque d’encouragements, de leurs réticences à investir dans leurs études à elles, alors même qu’elles étaient brillantes. La dernière saison de la série américaine The Marvelous Mrs. Maisel a traité ce thème avec humour, en nous offrant un émouvant mea culpa d’Abe Weissman, le père de l’héroïne, soudain conscient d’avoir gravement sous-estimé sa fille. C’est un cas de figure répandu : dans une étude publiée en 1998, et confirmée plus tard par d’autres, des parents, invités à fournir une estimation de l’intelligence de leurs enfants, ont jugé leurs fils plus intelligents que leurs filles106. Les fils ne sont cependant pas non plus à l’abri de leur mépris, comme le rappelle indirectement un mème qui circule sur les réseaux sociaux. On y voit la proue d’un yacht sur laquelle est peint le nom du bateau, baptisé Now Who’s The Loser, Dad ? (« Alors, Papa, c’est qui le loser maintenant ? »)

Une culture de l’humiliation

Le dénigrement intervient aussi à l’école. Une amie parisienne, meurtrie par l’attitude cassante de certain·es professeur·es envers sa fille adolescente, me dit que cette expérience la fait réfléchir à la « culture de l’humiliation » profondément enracinée, selon elle, dans l’Éducation nationale. Elle a l’impression qu’il s’agit d’un problème systémique – même si beaucoup d’enseignant·es s’inscrivent en faux contre cette culture – et s’inquiète des effets produits à long terme. De fait, en 1992, une étude conjointe de l’Ined et de l’Insee avait établi que 49 % des collégien·nes et des lycéen·nes s’étaient senti·es « parfois » ou « souvent » humilié·es ou rabaissé·es par des professeur·es107. Et, en 2003, une enquête du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) avait montré un « sentiment d’injustice nettement plus développé chez les élèves français·es que dans d’autres pays108 ».

On connaît le fléau du harcèlement entre élèves ; on sait que les enseignant·es – surtout en début de carrière, et surtout les femmes – subissent des agressions, essentiellement verbales, de la part des élèves, de sorte qu’elles et ils souffrent davantage d’états anxieux et d’insomnies que la population générale. Mais on ne parle presque jamais des brimades infligées aux élèves par leurs professeur·es. Auteur en 2005 d’un livre sur l’« élève humilié »109, le sociologue Pierre Merle a pourtant été frappé par leur persistance dans la mémoire des personnes qu’il a interrogées. (Et moi-même j’entends encore résonner nettement à mes oreilles le : « Mais vous êtes bête, ou quoi ? » proféré d’un ton incrédule par un enseignant, dans une salle de classe suisse, quand j’avais douze ans.) En mars 2024, une professeure de français du Val-d’Oise a été renvoyée en correctionnelle pour avoir contribué au harcèlement d’Evaëlle, qui s’est pendue à l’âge de onze ans, en 2019110. Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier font remarquer que, contrairement à d’autres corps de métier (les journalistes, les médecins…), les enseignant·es ne se sont jamais doté·es d’un code de déontologie111.

Parmi les cas rapportés par Merle, il y a un professeur de français qui oblige des élèves à lire à voix haute devant la classe des rédactions dans lesquelles elles ou ils ont confié des secrets ; une adolescente s’exécute en pleurant. Il y a les insultes sexistes : « pétasse », « coincée », parce qu’une élève a un avis différent de celui du professeur d’arts plastiques sur la manière de dessiner un paysage. Le mépris de classe : « Un stylo, ça ne se tient pas comme une pioche », lancé à un fils d’agriculteurs. La grossophobie : « Et la copie la plus nulle ? C’est pour le gros lard. » Lors d’un cours de saut en hauteur, un professeur d’éducation physique oblige une élève grosse à tenter encore et encore de passer la barre sous le regard des autres élèves : il se sert d’elle « comme exemple de tout ce qu’il ne faut pas faire, et plus largement ne pas être », disant « que le sport c’est la santé et qu’il est urgent de s’y mettre ».

Les professeur·es de mathématiques se distinguent particulièrement dans ce triste palmarès, car certain·es « ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas », pour reprendre la formule de Gaston Bachelard, et sont persuadé·es que l’excellence dans leur matière correspond à la définition de l’intelligence. Merle rapporte le cas d’une élève cuisinée au tableau pendant une heure par la prof de maths qui la traite de « nulle »112.

Le racisme n’est pas évoqué dans ce livre, mais on sait qu’il est très important à l’égard des élèves arabes et noir·es, et en particulier des élèves musulmanes, harcelées depuis une vingtaine d’années au sujet de leur tenue113. On peut penser que toutes ces formes de discrimination – sexisme, racisme, mépris de classe, grossophobie – viennent se surajouter à un vieux fonds culturel qui enseigne la défiance à l’égard des enfants et des adolescent·es.

À l’école aussi, l’arbitraire est roi. Le maître d’école, comme « le souverain, le capitaine de navire ou le pater familias », est jugé « seul maître à bord », observe Pierre Merle. Ainsi, un professeur avait divisé sa salle de classe en trois secteurs : le Paradis, près des fenêtres ; le Purgatoire, dans la colonne centrale ; et l’Enfer, du côté du mur. Il déplaçait les élèves au gré de leurs résultats, en soulignant l’infamie attachée à une rétrogradation.

Merle relate aussi le cas d’une professeure de langue qui accable des élèves de troisième d’une quantité de travail à la maison impossible à réaliser, et qui, à la moindre protestation, en rajoute encore. Les élèves finissent par faire une pétition que toute la classe signe. Elles et ils l’apportent au principal adjoint, qui la lit… et la déchire sous leurs yeux. « Un principal croira plus un prof qui ment qu’un élève qui dit la vérité », conclut amèrement le délégué de classe114.

Le même arbitraire assumé a inspiré, dans les États-Unis de la fin du XXe siècle, un déni de droit flagrant : l’affaire Ingraham v. Wright. En 1970, James Ingraham, âgé de quatorze ans et scolarisé dans un lycée de Floride, est accusé de ne pas s’être levé assez vite de son banc quand son professeur en a donné l’ordre. Il est emmené dans le bureau du principal, Willie J. Wright. Il y reçoit plus de vingt coups de palette (paddle) sur les fesses. Sa peau se couvre de marbrures noires et violettes. Il doit rester au lit une dizaine de jours, sans presque pouvoir s’allonger sur le dos ni rester assis. Il s’avère que d’autres élèves du lycée ont reçu le même traitement.

Les parents intentent un procès à l’école. Mais ils perdent leur procès. L’affaire remonte jusqu’à la Cour suprême. En 1977, celle-ci, invoquant l’honorabilité d’une tradition qui date de l’époque coloniale, juge, par cinq voix contre quatre, que les châtiments corporels dans les écoles publiques, « si sévères qu’ils puissent être, ne peuvent en aucun cas être concernés par la protection qu’offre le huitième amendement » – soit l’interdiction des « châtiments cruels et disproportionnés » : seuls les « criminels condamnés » (sic) peuvent en bénéficier. La Cour précise aussi que la Constitution ne garantit « aucune sorte d’audience » aux élèves avant l’administration de ces châtiments, donc aucune possibilité de contester la sentence. À ce jour, ces pratiques restent légales dans les établissements publics de dix-sept États américains et sont encore en usage dans douze d’entre eux115.

« Chacun·e son tour », le pacte implicite

Pourquoi ce besoin, chez tant d’éducateurs et d’éducatrices, de policer à ce point le comportement des enfants ? Pour une part, il s’agit donc de les rendre adaptables à un monde qui n’a pas l’intention de s’adapter à elles, à eux. Le monde n’est pas taillé à leur mesure ; elles et ils enrayent sa logique fondée sur l’ordre, la rationalité, la rapidité, l’efficacité, sur des emplois du temps minutés. Marion Cuerq souligne que, en Suède, les enfants sont pleinement pris·es en compte dans la vie sociale : les espaces publics comportent des coins avec des jeux et des coussins, tous les escaliers sont dotés de rampes pour les poussettes116… Mais ce cas reste une exception.

Il y a peut-être aussi une raison plus profonde à l’irritation que l’enfant suscite chez beaucoup d’adultes. Un jour, la directrice d’une revue de psychanalyse a envoyé une série de questions à Alice Miller. Elle lui demandait en particulier comment elle pouvait postuler que l’enfant était innocent·e, alors qu’elle ou il était le « sujet de ses désirs » et n’était pas « sans désirs, sans fantasmes, sans transferts ». Cela amenait Miller à s’interroger : « Comment peut-on considérer l’enfant comme coupable uniquement parce qu’il est “un sujet, connaissant des désirs, des fantasmes, des transferts” ? »

Elle l’expliquait ainsi : ayant appris nous-mêmes au contact de nos parents à nous sentir coupables de nos désirs et de nos besoins, nous refusons à notre tour aux nouvelles générations le statut de sujets désirants117. Ailleurs, elle écrit : « La créativité et la vitalité d’un enfant peuvent déclencher, chez les parents ou d’autres adultes, la souffrance de ressentir que leur propre vitalité a été étouffée dans leur enfance. Ils ont peur de cette douleur, aussi mettent-ils en œuvre tous les moyens possibles et imaginables pour bloquer ce déclencheur118. »

Difficile de ne pas y penser quand on voit la fréquence obsessionnelle à laquelle revient, dans le livre de Didier Pleux, l’exhortation à « apprendre la frustration aux enfants », ou sa façon de fustiger l’« exigence de plaisirs immédiats » qui caractériserait les jeunes d’aujourd’hui. Il dénonce la manipulation des jeunes par la société de consommation, ce qu’on peut encore comprendre. Mais il s’indigne même d’avoir un jour entendu un adolescent refuser un café et expliquer qu’il préférait le thé… Quelle impudence, en effet. Pleux juge aussi que, chez l’« enfant tyran » – dont il a, comme on l’a vu, une définition très large –, la nécessaire estime de soi a cédé la place à « une sorte de survalorisation, une hypertrophie du moi, un délire de soi »119. La moindre formulation d’un désir ou d’une préférence, la moindre affirmation de soi semble le rendre malade.

Mater une personne sur qui on a autorité en invoquant la nécessité de lui enseigner la frustration : on retrouve cette préoccupation au sein du patronat américain du début des années 1970, alors qu’une génération idéaliste et contestataire arrivait sur le marché du travail. « Il y a chez les employés un affaiblissement général de la tolérance à la frustration », déplorait alors un dirigeant de Ford, qui y voyait la raison principale des « difficultés actuelles avec la main-d’œuvre ». Le philosophe Grégoire Chamayou120, qui rapporte ce discours, le relie à la théorie élaborée dans les années 1930 par des psychologues américains, théorie selon laquelle « la tâche cardinale d’une éducation bien comprise n’était pas tant de faire s’épanouir le jeune sujet que de “construire sa tolérance à la frustration” par la discipline ». Appliquer cette grille de lecture aux révoltes ouvrières, analyse-t-il, « revenait à les présenter comme des manifestations d’immaturité psychique, des caprices d’enfants gâtés », en évacuant la question pourtant pertinente de la « trop grande insatisfaction qu’un travail aliénant inflige »121. Face à des enfants ou à des employé·es, il ne s’agit donc toujours que de trouver une justification pseudo-scientifique à la répression d’aspirations légitimes.

Le livre de Rufo et Duverger s’intitule, rappelons-le, Qui commande ici ?. Ce titre dit bien que la relation entre les parents et leur enfant est envisagée comme un rapport de forces. On enseigne aux parents que c’est eux ou lui ; s’ils ne sont pas prêts à sévir, c’est lui qui prendra le dessus et les asservira. À propos de la mère qui pensait que son bébé la giflait, Alice Miller avance une hypothèse intéressante : si cette femme se sent humiliée et battue, disait-elle, c’est parce qu’elle « confond son enfant avec ses propres parents122 ». Ainsi, les parents ont l’impression que la seule alternative qui s’offre à eux est soit de réprimer leur enfant, soit d’être eux-mêmes renvoyés à un état d’angoissante impuissance infantile.

Ne pas réprimer son enfant signifierait rompre avec un ordre millénaire, basculer dans l’inconnu, ouvrir la porte au désordre et à l’anarchie. Didier Pleux est visiblement terrorisé par cette perspective, qui lui inspire une logorrhée hallucinée : « Tel un dictateur qui sait préparer son coup d’État, [l’enfant] gagnera petit à petit toute une série de combats familiaux, contestera les règles, les refusera, les changera et agressera quiconque voudra rétablir l’ordre. Puis il sera seul au pouvoir et l’omnipotence virera vite au despotisme ; dès lors, dominer ne suffira plus, il lui faudra écraser, violenter, détruire, annuler tout opposant à son principe de plaisir. »

Le psychologue met en garde contre « ces petites victoires sur le monde adulte qui, ajoutées les unes aux autres, traduisent la démission des aînés, une première étape qui pourrait bien s’actualiser plus tard par une révolte autrement destructrice ». Il se désespère de l’aveuglement de ses pairs : « Rien n’est pire que la banalisation des comportements infantiles inappropriés, une marche de plus dans une incontournable escalade des déviances, la route vers la mainmise sur le monde adulte. »123 D’où la nécessité, conclut-il, de sévir même face à des comportements qui pourraient passer pour anodins.

De même, dans un passage stupéfiant de son livre Éduquer ses enfants, Aldo Naouri raconte comment, autour de 1989, il a été sollicité, avec d’autres, par le gouvernement de Michel Rocard pour émettre un avis sur la ratification par la France de la Convention relative aux droits de l’enfant. Les quinze experts réunis, qui, souligne-t-il, ne se connaissaient pas entre eux, se sont prononcés à l’unanimité… contre cette ratification. Il le justifie ainsi : « Ayant relevé les premiers dégâts de l’infantolâtrie, j’avais soutenu pour ma part que cette convention, assurément utile pour nombre de pays de la planète, était totalement inadaptée à nos sociétés occidentales, dans la mesure où les enfants de ces sociétés n’étaient pas si mal traités que cela et que souligner leurs droits par ces moyens revenait à asservir leurs parents à eux, ce qui était la pire maltraitance qu’on pouvait leur infliger. » Après une journée de débats, Rocard vint annoncer à ce brillant aréopage que la convention était en fait ratifiée depuis six mois… « Aucun de nous n’a évidemment apprécié. Mais que pouvions-nous faire ? », soupire Naouri124. Toujours cette hantise proprement délirante de la subversion infantile.

On peut présumer qu’il y a chez le parent une anxiété, une impatience à prendre le pouvoir, non seulement parce qu’il est persuadé que, s’il ne le fait pas, il sera lui-même écrasé, mais aussi parce que c’est son tour. La promesse implicite que vous fait la société, c’est que, si vous acceptez les abus de pouvoir de vos éducateurs et éducatrices, vous serez récompensé·e par le pouvoir que vous détiendrez un jour sur vos propres enfants. Après avoir vu vos désirs réprimés, vous aurez le droit de réprimer ceux de quelqu’un d’autre. Si un·e enfant conteste la punition qu’on lui inflige, Caroline Goldman conseille de couper court à la discussion en lui disant : « Tu feras comme tu veux quand tu seras parent ; pour le moment, l’adulte, c’est moi125. » Elle ne conseille pas de lui dire : « Tu feras comme tu veux quand tu seras grand·e », mais bien : « quand tu seras parent ». Est-il exagéré d’y voir la promesse inconsciente d’une revanche, l’instauration tacite d’un marché ?

Cette logique du « chacun·e son tour » est bien visible dans La Fabrique de violence, le roman autobiographique de Jan Guillou. Lorsque le racket et les vols chez les disquaires orchestrés par Erik sont découverts, l’adolescent est renvoyé du collège. Sa mère sacrifie alors ses économies pour l’inscrire dans un internat fréquenté par des garçons de la haute société suédoise, l’éloignant ainsi de son père et des « raclées d’après-dîner ». Erik pense pouvoir enfin souffler et en finir avec la violence – pour laquelle il n’a aucun goût, en réalité.

Or il découvre un système où les élèves de terminale ont le droit de transformer les plus jeunes en larbins et de leur infliger une quantité illimitée de coups et de brimades. Ce système s’appelle l’« éducation mutuelle ». Les adultes le tolèrent, voire l’approuvent, au nom de la tradition. Les professeurs ne sont pas censés s’en mêler. C’est seulement quand, un jour, au réfectoire, le sang gicle jusque dans son assiette que le directeur se décide à intervenir. (Si vous trouvez cela invraisemblable, pensez à l’indulgence dont a longtemps bénéficié, et dont bénéficie encore, en France – au nom de la tradition, là aussi –, le bizutage pratiqué dans les grandes écoles, les établissements militaires, les facultés de médecine, etc.)

À la fois parce qu’il y est acculé et parce que cet ordre des choses le révolte, Erik, doté de la carrure et du talent d’un lutteur hors pair, part en guerre contre l’« éducation mutuelle ». En même temps, il se fait le premier véritable ami de sa vie en la personne de son camarade de chambre, Pierre, un garçon brillant, physiquement peu aguerri et sujet aux moqueries des autres élèves à cause de son poids. En plus de s’offrir mutuellement une solidarité sans faille, les deux adolescents ont ensemble des discussions passionnantes sur les mécanismes du pouvoir et de la violence.

Grâce à sa force, à sa ténacité et à son panache, Erik devient le héros des autres élèves des petites classes. Mais… pas de tous. Loin de là. Beaucoup désapprouvent sa rébellion. Ils ne sont pas ravis qu’Erik ait mis au tapis un élève plus âgé contre qui on l’avait obligé à se battre : « Erik avait l’impression qu’ils trouvaient plutôt cela gênant, presque comme un manque de respect des traditions ou comme un rot un peu trop audible à table. » Leurs objections se résument ainsi : « Le règlement était fait pour être observé. Il fallait apprendre à recevoir des ordres. Sinon, comment pourrait-on en donner soi-même quand on serait en terminale, quand on serait officier de réserve ou bien chef d’entreprise ? »

Au cours d’une de leurs conversations, Pierre lui martèle : « Il faut bien que tu te dises qu’on est entourés de débiles qui ne désirent qu’une seule chose : être eux-mêmes au Conseil » – où siègent les élèves les plus âgés. Et, de fait, quand Erik et un autre camarade tentent de persuader l’instance représentative des élèves des petites classes de contester ouvertement le système, celle-ci refuse de les suivre : « On ne pouvait pas non plus mettre brutalement un terme à des traditions très respectables. Sans oublier que la justice était assurée également par le fait que tout le monde finissait par devenir élève de terminale. »126 Tout supporter, donc… dans l’attente du jour de la revanche.

La démocratie familiale, cette horreur

Ce système éducatif fondé sur la punition et la répression, sur la succession de générations dont chacune est autorisée à brimer la suivante, est un système d’essence virile. Alice Miller a relevé que, dans les traités d’éducation, la mère était souvent désignée comme la saboteuse qui, par son sentimentalisme, empêche le père de maltraiter les enfants – une représentation purement fantasmatique, puisque, comme on l’a vu, les femmes sont tout à fait capables d’infliger elles-mêmes des châtiments corporels, ou d’approuver ceux infligés par leur mari. « Les mères savent rarement combattre la violence [des enfants] », soupire l’un de ces fins pédagogues.

C’est aussi la mère qui est implicitement visée lorsqu’un autre, dans un manuel de 1902, brocarde ce qu’il appelle l’« amour mièvre » de la part d’un parent. Un amour qui, dit-il, « n’a aucune véritable force de résistance tranquille et se laisse tyranniser par l’opposition, l’entêtement, le caprice ou bien par les prières, les caresses et les larmes du petit despote ». En 1976, un autre auteur allemand raconte comment, pour pouvoir humilier et fouetter tranquillement son fils, il a été obligé de faire sortir de la pièce son épouse qui pleurait. Il va ensuite soulager sa conscience chez le pasteur. Celui-ci lui donne sa bénédiction (« Vous avez eu raison de donner une bonne correction à ce petit cabochard ») et déplore le fait qu’« en général les enfants se moquent complètement d’être battus par leur mère ; c’est que celles-ci n’ont pas le courage de frapper assez fort »127.

Lorsque, en 2008, Aldo Naouri décrivait le type d’éducation sévère qu’il préconisait, il précisait tout de suite que le « premier écueil » à la mise en œuvre d’un tel programme, c’était « la difficulté que manifeste toute mère à y adhérer pleinement ». Il estime que la lutte contre les mauvais traitements infligés aux enfants est allée trop loin ; et l’image qui lui vient pour illustrer ces excès est, significativement, celle d’une castration : « C’est comme si, pour lutter contre le viol des femmes, on avait décidé d’introduire autoritairement dans l’alimentation de tous les hommes sans exception des antiandrogènes destinés à supprimer les érections. »128

Quand il décrit des parents reçus en consultation qu’il juge victimes des préceptes aberrants de l’éducation bienveillante (un adjectif qui, remarquons-le au passage, a lui-même une connotation mièvre et féminine à l’oreille de beaucoup de gens), il les décrit comme dépassés, pathétiques, complètement dominés par leur enfant. Le regard qu’il porte sur ces patient·es, c’est celui auquel s’exposent, dans la société française, tous les parents qui s’efforcent de pratiquer une éducation non violente, bien souvent vus comme des imbéciles masochistes qui se laissent marcher dessus. Il s’agit soit de mères dont il fait bien comprendre qu’elles lui tapent sur les nerfs, soit de pères qu’il présente comme ridicules et dévirilisés. Ainsi, il mentionne un homme âgé, aux « vêtements négligés », qui le traite de « fasciste » dès qu’il lui suggère de dire « non » à son enfant déchaîné qui casse tout dans le bureau. Il faut savoir « tenir » son enfant, comme il fallait – comme il faut toujours – savoir « tenir » sa femme.

Bien qu’il s’en défende, même le partage des tâches entre un père et une mère semble hérisser Naouri. Il écrit qu’un père « ne retire pas grand plaisir » des soins aux enfants, alors que ces tâches « en sont toujours une source pour la mère ». En effet, « il faut savoir que l’être masculin est un être profondément égoïste qui n’investit un registre que dans la mesure où il peut en espérer… une satisfaction sexuelle ! ». En revanche, c’est bien connu, « l’être féminin tire toujours un plaisir propre de la satisfaction qu’il apporte aux besoins d’un tiers »129. Je ne regrette pas le voyage, moi.

De prime abord, le discours de Caroline Goldman peut sembler moins caricaturalement réactionnaire. Lorsque, dans son podcast, elle affirme la nécessité de faire approuver les sentences punitives par le parent le moins impliqué dans l’éducation de l’enfant, afin que le couple affiche une solidarité sans faille, elle précise qu’elle parle du père par facilité, mais qu’il peut évidemment s’agir d’un second parent de n’importe quel genre, ou de « tout tiers investi par la mère ». Son rôle est d’« incarner la loi » et d’« intimider davantage l’enfant » (hum… passons). Sauf que, quand elle suggère que le père « lève ses yeux du journal » pour dire : « Écoute ta mère »130, on voit clairement, à travers ce cliché, le cadre très conservateur dans lequel elle s’inscrit elle aussi.

S’il nous restait un doute à ce sujet, il sera levé quand on découvrira, parmi les symptômes d’un « manque de limites » qu’elle juge préoccupant chez un·e enfant, le « maintien dans la bisexualité psychique ». Cela se traduirait par « le refus de se couper les cheveux chez le garçon ou le refus de porter des attributs de féminité chez la fillette ». Ou comment pathologiser la liberté de chacun·e de déroger aux codes du genre qui lui est assigné. Elle recommande aussi d’avoir recours à un « internat un peu autoritaire » pour mater les adolescents qui « continuent à être insolents ou à désobéir »131.

Pour nos éducateurs et éducatrices autoritaires contemporain·es, il s’agit donc bien de préserver la famille traditionnelle, patriarcale, et la hiérarchie, la verticalité qu’elle implique. Le danger, c’est la démocratie : « La démocratie familiale fait naître des enfants tyrans », clame Marcel Rufo132. En 2009, il s’opposait à une loi interdisant les châtiments corporels en invoquant ce que d’aucuns appelleraient le relativisme culturel133 : « L’Europe du Nord a une conception différente de la place de l’enfant. Nous, nous sommes un pays latin où l’on considère que l’enfant nous appartient. On ne peut pas délatiniser la France. » Aldo Naouri abondait en estimant qu’« on est là dans un domaine privatif dans lequel l’État n’a pas à intervenir »134.

Les mêmes arguments ont été utilisés pendant des lustres pour refuser toute criminalisation de la violence conjugale, ou pour justifier les féminicides. On jugeait qu’il s’agissait de la « vie privée » du couple135 et que l’épouse était la propriété de son mari. On entend aussi beaucoup au sujet des enfants ce qu’on entend aujourd’hui un peu moins au sujet des femmes battues : « Elle l’a poussé à bout, elle a été insupportable, elle l’a bien cherché… » Enfin, l’habitude de certain·es éducateurs et éducatrices de s’identifier spontanément aux parents, et à eux seuls (« On ne peut pas exiger d’eux qu’ils s’abstiennent de maltraiter leurs enfants, les pauvres, ils sont déjà tellement stressés et fatigués ! »), rappelle la façon dont, souvent, l’entourage ou la société s’identifie spontanément à l’agresseur dans les affaires de violences conjugales (« Tu ne vas tout de même pas porter plainte, il risque d’aller en prison, le pauvre ! Tu vas détruire sa vie ! »).

Les ogres se portent bien

C’est peut-être ce sentiment de propriété, cette objectification des enfants, qui explique la désinvolture des débats français sur l’éducation. Sur son compte Instagram (d’utilité publique), à l’hiver 2023, Marion Cuerq disait sa surprise de s’être retrouvée sur un plateau de télévision où les enjeux étaient résumés par ce bandeau : « Traditionnelle ou positive : le match de l’éducation ». Or le refus de la violence ne relève pas d’un choix des parents, remarquait-elle, mais d’un droit de l’enfant. « Il n’y a pas de débat d’opinion à avoir sur le sujet. Isoler un enfant contre sa volonté, le faire plier, le soumettre, le menacer, l’ignorer, et tous ces termes qu’on entend à foison dans les médias français en ce moment, ça n’est pas de l’éducation, mais une violation pure et simple des droits de l’enfant », écrivait-elle136. Pour ne pas alimenter ce malentendu, elle évite elle-même de parler de « parentalité positive » : « La seule éducation validée par la loi et par la Convention des droits des enfants est non violente »137.

Elle rappelle que le comité chargé de surveiller la mise en œuvre de la Convention des droits de l’enfant proscrit toute forme de violence physique ou mentale – même rare, même sans gravité, même dénuée de volonté de faire mal. Parmi les exemples de violences mentales, le comité mentionne le « fait d’effrayer, de terroriser et de menacer l’enfant, de l’exploiter et de le corrompre, de le repousser et de le rejeter, de l’isoler, de l’ignorer ou de faire preuve de favoritisme138 ». La convention ayant force de loi en France, quand Caroline Goldman clame qu’il est impossible d’élever un·e enfant « sans rapport de forces ni agressivité », et que les médias relaient sa parole, ils se situent tous dans l’illégalité, conclut Marion Cuerq139.

Elle diffuse également un montage de vidéos trouvées en ligne – des vidéos comme il en circule des milliers sur les réseaux sociaux, précise-t-elle – où des parents se filment, très contents d’eux, en train de hurler sur leurs enfants, de les effrayer, de les intimider, de les humilier, de les menacer (« Si tu fous le bordel, je te pète la gueule »), de les frapper140. « Tu as envie de me taper ? Tu ne peux pas ! Je suis plus grand que toi, et je suis ton père ! Ah, ça fait du bien d’être puissant comme ça ! » rugit un homme. Marion Cuerq rappelle que selon l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), en France, tous les cinq jours, un·e enfant meurt sous les coups de ses parents141.

D’autres documents laissent deviner l’ampleur de la violence que les enfants continuent de subir de la part de personnes censées prendre soin d’elles ou d’eux : parents, puériculteurs et puéricultrices, professeur·es, animateurs et animatrices périscolaires, surveillant·es… C’est le cas des témoignages recueillis par Charlotte Bienaimé dans Un podcast à soi. Une petite fille y rapporte les paroles d’une employée de la cantine qui voulait forcer les élèves à manger du pain : « Vos corps ne vous appartiennent pas, c’est nous qui sommes responsables de vos corps. » Une mère du nom d’Élisabeth raconte que, à l’école de sa fille, il y avait un petit garçon à la vie très difficile. Une animatrice périscolaire réunissait les autres enfants et les poussait à entourer ce garçon en chantant : « Untel est un bébé, Untel est un bébé. » « Elle les entraînait à humilier ce gamin, témoigne Élisabeth. Deux enfants différents nous l’avaient raconté. » Alertée, la mère est allée en parler à la direction. Réponse : « Votre enfant ment. »142

La justice n’est pas en reste : en avril 2024, à Metz, la cour d’appel a relaxé un policier qui avait été condamné en première instance à dix-huit mois de prison avec sursis pour des violences commises sur son ex-femme et ses enfants. Dans l’arrêt, on pouvait lire : « La cour relève que [les enfants] ne mentionnent pas de fessées, claques, tirages de cheveux ou autres [gestes] gratuits, mais consécutifs à des bêtises qu’ils ont pu faire, des désobéissances ou des retards exagérés dans l’exécution de certaines consignes paternelles ou des réprimandes liées au travail scolaire non fait ou mal fait143. »

Le fils aîné du policier avait raconté : « Il me donne des claques, des coups de poing dans le ventre, et quand il est vraiment fâché, il nous étrangle et nous fait monter très haut sur le mur. » Son père posait son arme de service sur la table pendant que son frère et lui faisaient leurs devoirs. Dans un mail à son épouse, il avait écrit : « Damien a été lamentable ce matin, je l’ai défoncé. » Son ex-femme dénonçait également des violences ainsi que des viols, affirmant qu’il la forçait à pratiquer l’échangisme144.

En outre, en avril 2023, un rapport de l’IGAS a révélé une maltraitance systémique dans les crèches : « privation d’eau », « couche pas changée de la journée », « forcer les enfants à manger au point qu’ils vomissent », « humilier l’enfant en cours d’apprentissage de la propreté qui fait pipi sur lui », « obliger un bébé à s’allonger dans son lit en appuyant fortement sur son dos pour qu’il ne puisse pas se relever »145… Le rapport avait été commandé à la suite de la mort d’une fillette de onze mois, qu’une employée de la crèche avait aspergée de soude caustique avant de lui faire ingérer le produit car elle « ne supportait plus ses pleurs », à Lyon, en juin 2022146.

L’IGAS établissait un lien avec la maltraitance des personnes âgées dans les Ehpad. Comme dans tant d’autres domaines (hôpital public, protection de l’enfance, éducation nationale, structures de santé mentale, accueil des réfugié·es, aide aux personnes âgées et/ou dépendantes…), la privation de moyens, le recours à des employé·es sous-payé·es, précaires, non formé·es, conduisent à la négligence, voire à la barbarie, surtout quand ils se conjuguent à des préjugés séculaires. Le libéralisme économique n’a certes pas inventé ce qu’Alice Miller appelle l’« agent pathogène » de la violence. Mais, en démolissant tous les services publics indispensables pour rendre une société un minimum juste, vivable, pacifique, il lui permet de circuler sans frein. Deux mois après le rapport sur les crèches, une enquête du média en ligne Blast alertait sur la multiplication des violences sexuelles entre mineur·es placé·es en foyer, en raison d’un manque criant d’encadrement147.

Tout cela rend assez lunaire l’émoi médiatique autour de l’« enfant roi » ou des « excès » de l’éducation bienveillante. « Je n’aborderai pas ici ce que chacun sait, prévient Caroline Goldman dans l’introduction de son podcast. Vous ne m’entendrez pas louer les vertus de l’amour ou condamner la maltraitance. Ces vérités me semblent aujourd’hui admises par tous, je m’en réjouis et pense n’avoir rien à apporter dans ces registres. » « Admises par tous », vraiment ? De même, dans la conclusion de son livre, Didier Pleux cite Alphonse Allais : « Il y a des moments où l’absence d’ogres se fait cruellement sentir148. » Qu’il se rassure : aujourd’hui comme hier, les ogres sont partout.

En fait, pour que le discours de ces pédagogues ait un sens quelconque, il faut le retourner. À peu près tout ce qu’elles et ils écrivent au sujet des enfants est en réalité le fait des parents violents. C’est évidemment le cas pour les intentions incestueuses qu’elles et ils imputent aux enfants. De même, elles et ils ne cessent de dénoncer la « toute-puissance » supposée des enfants, en dévoyant un concept psychanalytique – la « toute-puissance infantile » – qui, à l’origine, désigne une illusion de toute-puissance, et en aucun cas un pouvoir réel.

Inversement, Claude Halmos parle d’« impuissance » au sujet d’un parent qui se laisse aller à un geste violent : « Le parent se trouve en situation d’impuissance parce que l’enfant a tout fait pour le réduire à cette impuissance. C’est le but qu’il recherchait (inconsciemment) pour prouver à son géniteur et se prouver à lui-même qu’il était tout-puissant. » Lorsqu’elle évoque les gifles et les fessées, c’est pour s’étendre longuement sur leurs effets bouleversants et leurs ravages sur l’image de soi… chez les parents149. De même, Didier Pleux affirme que l’enfant tyran a un comportement « coercitif ». Cette « coercition » consisterait à « geindre, se plaindre, bouder, se mettre en colère »150. On se permettra de penser que ses géniteurs disposent, eux, de moyens un peu plus efficaces que ceux-là pour l’obliger à se plier à leur volonté.

De tels discours pourraient nous faire perdre de vue ce fait élémentaire : les enfants ne détiennent aucun pouvoir. Elles et ils dépendent entièrement de leurs parents, physiquement, matériellement, affectivement. Elles et ils sont inexpérimenté·es, impressionnables, vulnérables. Pour rappeler ce que cela représente de se faire crier dessus par un adulte, Alice Miller écrit : « Imaginez ce que vous éprouveriez si, dans la rue, vous étiez subitement attaqué par un géant furieux, de cinq fois votre taille, sans même comprendre pourquoi il vous agresse ainsi151. » Elle martèle : « Mon affirmation selon laquelle le petit enfant est innocent n’a rien d’une utopie romantique et ne découle d’aucune prise de position philosophique, mais de la situation réelle de l’enfant : il est sans défense et n’a pas encore de responsabilité envers autrui, il ne doit encore rien à personne152. »

Dans un texte consacré à son refus de la maternité, la romancière Ann Patchett rapporte une conversation qu’elle avait eue avec une amie lorsqu’elles étaient jeunes.

« Je ne pourrais jamais faire ça à quelqu’un que j’aime, disait Ann.

— Faire quoi ?

— L’enfance. »

Et elle énumère : « L’incertitude, l’absence complète d’autonomie ou de contrôle, quitter des endroits que tu n’as jamais voulu quitter pour des endroits où tu n’as jamais voulu aller, la peur, les brimades, l’impuissance, la gêne, la déception et la honte, la trahison de ton propre corps. Avoir un enfant implique d’oublier délibérément ce à quoi l’enfance ressemble réellement. Cela implique de balayer d’un revers de main la très forte probabilité de te retrouver à faire à la personne que tu aimes le plus au monde exactement ce qu’on t’a fait à toi. Non. Non merci. »153

Ann Patchett est née en 1963. Aujourd’hui, à l’ère de l’effondrement écologique et climatique, des inégalités béantes, du racisme décomplexé, de Parcoursup et du harcèlement en ligne, on ne peut pas vraiment dire que les difficultés de l’entrée dans la vie aient régressé. Il devient d’autant plus urgent de se débarrasser du filtre inconscient qui, depuis deux mille ans, nous amène à nous défier des enfants, à les diaboliser ; d’effacer enfin la tache du péché sur leur peau. Et d’effectuer, avec tout le courage et le sérieux qu’il exige, le travail sur notre héritage qui mènera autant à notre libération qu’à la leur.

J’ai parfois entendu dire que les féministes avaient pris du retard dans le combat contre les violences faites aux enfants parce qu’elles avaient donné la priorité à la défense du droit de ne pas devenir mère. Je suis consternée par ce raccourci. Déjà, l’image d’un mouvement féministe dans lequel le refus de la maternité serait hégémonique relève du mythe : la possibilité de ne pas procréer y a en réalité été très peu défendue154. Mais, par ailleurs, il est décourageant de se heurter jusque dans le milieu féministe à ce cliché qui déduit du refus de procréer une indifférence, voire une hostilité, envers les enfants.

On peut très bien ne pas en vouloir soi-même – c’est mon cas – et se préoccuper du bien-être de celles et ceux qui nous entourent. Avoir des enfants n’est d’ailleurs pas, en tant que tel, un gage d’amour pour elles ou pour eux ; l’existence des violences dites « éducatives » en atteste, justement. Et, à l’inverse, quand on n’est jamais passée soi-même du côté des parents, on peut garder un contact plus étroit avec sa propre enfance, avec le point de vue de l’enfant, et donc n’être pas si mal placée pour traiter le sujet.

Il semblerait même que, lorsque la question a commencé à émerger, le statut de parent ait pu empêcher la sensibilité à ces violences. Dans les années 1970, Christine Delphy – qui n’est jamais devenue mère, elle non plus – a été l’une des premières à traiter des violences « éducatives » au sein du mouvement féministe français. Elle raconte les réactions qu’elle a suscitées quand elle en a parlé lors d’une réunion informelle : « L’une de mes amies a fondu en larmes en protestant qu’elle n’opprimait pas ses enfants. Cela me rappelait l’attitude des premiers hommes confrontés au mouvement féministe, qui se mettaient presque à pleurer en disant qu’ils n’avaient jamais fait de mal à personne. En prétendant être attaqués personnellement, ils mettaient un terme à la discussion. Je n’avais pas cédé à ce chantage-ci, mais je cédai à ce chantage-là155. »

J’ai moi-même longtemps négligé le sujet de ces violences, et je regrette la légèreté avec laquelle je l’ai effleuré dans Sorcières. Mais mon propre non-désir d’enfant n’y était pour rien. Cette erreur d’appréciation était due à ma volonté de défendre les mères contre l’obligation de se conformer à des stéréotypes de douceur et de dévouement sans limites. Une préoccupation que je ne renie pas du tout : c’est justement sur la culpabilisation des mères que nous allons nous pencher maintenant.

3. « Cette phrase dans ta tête : “Tu l’abîmes.” »
La maternité, passeport pour le doute permanent

« Une “bonne mère”, saurais-je l’être ? Voilà une question qui ne m’aurait pas effleurée si “mère” et “culpabilité” n’étaient toujours proposés ensemble », écrivait Marie Darrieussecq dans Le Bébé, en 20021.

La romancière Anne-Sophie Brasme, qui a participé au livre collectif Mères sans filtre, dit avoir vécu sa grossesse comme un état de grâce, une suspension miraculeuse des contraintes patriarcales : enfin, elle était autorisée à grossir, autorisée à se reposer… Mais, dès la naissance de sa fille, elle a senti une chape lui retomber sur les épaules : « L’inquisiteur est là, de nouveau. À scruter chacun de tes gestes. À guetter le moindre faux pas. Cette phrase dans ta tête, alors que le bébé est dans tes bras, et qu’au lieu de l’amour c’est l’angoisse qui t’envahit : “Tu l’abîmes.”2 »

Dans son livre Nouvelle mère, Cécile Doherty-Bigara raconte comment, un jour, elle voit son compagnon culpabiliser parce qu’il a déposé leur fils à la crèche alors que le petit garçon était un peu malade. Il est un père attentif, soucieux de bien faire, mais c’est la première fois qu’il s’en veut pour quelque chose. Ce sentiment lui est complètement étranger, et pour cause : « Personne ne lui a jamais dit qu’il pouvait être un mauvais père. » Depuis le début, Cécile Doherty-Bigara, en revanche, s’est sentie mal tout le temps, pour tout ; sa tête résonne sans cesse des reproches impitoyables qu’elle s’adresse. Alors, ce jour-là, quand son compagnon lui confie son malaise, au lieu de s’empresser de le rassurer, elle laisse s’installer un petit silence dans la conversation : « Je veux qu’il reste dans cet espace avec moi. »3

Le discours misogyne est immémorial, mais la stigmatisation des mères, elle, est relativement récente. Plutôt sommaire sous cet aspect, le discours clérical se bornait – si l’on peut dire – à accuser les femmes d’avortement et d’infanticide. Dans son étude des livres parus entre la fin du XVIe siècle et la fin du XIXe dans la « Bibliothèque bleue », une collection immensément populaire, l’historienne Arlette Farge souligne la violence du discours tenu contre les femmes, mais remarque que, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la figure maternelle en est quasiment absente. Les polémistes ne se souviennent de l’existence des enfants que dans deux cas : pour affirmer que la femme, dans son égoïsme, n’aime personne d’autre qu’elle-même, pas même sa propre progéniture ; et pour plaindre les maris, qui ne peuvent jamais être certains qu’un·e enfant est bien d’eux4. Le modèle de l’« ange du foyer », de la mère de famille douce et dévouée, fleurira au XIXe siècle, et servira à tyranniser d’abord les femmes des classes supérieures, avant de s’étendre à toutes.

Quand le bien-être des enfants permet d’asservir les mères, il devient une cause sacrée. En revanche, face aux intérêts du père, il ne pèse pas lourd. Même si, en France, la « puissance paternelle » a officiellement été remplacée en 1970 par l’« autorité parentale », dans les faits, elle existe toujours. En témoigne le torpillage par le gouvernement, en 2024, de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) – des crimes commis le plus souvent par des hommes, et en particulier par des pères5. En outre, on ne compte plus les décisions de justice obligeant une mère à « rendre » un·e enfant à son ex-conjoint, en dépit d’accusations de violences ou d’inceste. Dans ces cas, la vieille haine misogyne se manifeste avec une force inouïe, ces femmes se voyant criminalisées, soupçonnées d’être hystériques, menteuses, manipulatrices, animées par une volonté de vengeance, etc.6.

Il ne s’agit pas de nier l’existence de mères abusives ou maltraitantes. Mais de questionner le harcèlement et la mise sous surveillance sociale que les femmes subissent dès l’annonce de leur grossesse, leur hyper-responsabilisation, la négation de leur dimension d’individu, le sacrifice sans limites qui est exigé d’elles, le présupposé selon lequel elles sont incompétentes et nuisibles pour leur enfant.

On sait combien le père violent, tyrannique, terrorisant toute une maisonnée, est un cas de figure répandu ; pourtant, il n’existe pas de préjugé social à ce sujet. Les représentations ne se laissent que très peu imprimer ou altérer par cette réalité. Les hommes en couple hétérosexuel conservent une aura inamovible de « bons pères de famille7 ». Les affaires de violences, d’inceste ou de féminicide ont beau s’accumuler, elles n’entament pas l’incrédulité générale à ce sujet : l’image du père forcément respectable, au-dessus de tout soupçon, se reforme comme si de rien n’était. La psychologue Annie Ferrand résume bien la bouillie psychanalytique qui contribue à cet « imaginaire du père » à la fois « extrêmement positif et très abstrait » : « la fonction paternelle, le tiers, le père-repère, l’accès au langage, le tiers garant de la loi, le nom, la lignée paternelle, le patronyme… »8

En mai 2024, Emmanuel Macron a suscité la consternation des féministes comme des militant·es des droits de l’enfant en proposant d’introduire un « devoir de visite » des pères séparés9. La présence du père le plus malfaisant de la terre est toujours jugée préférable à l’absence de père. Cela implique une stigmatisation des familles monoparentales, qui, en France, sont constituées à 84 % de mères avec leurs enfants. On postule toujours dans ces foyers un « manque d’autorité », et on ne les considère jamais comme des familles à part entière. Pendant ce temps, entre 20 % et 40 % des pensions alimentaires ne sont pas versées10.

L’image idéalisée du père est un blanc-seing : elle peut camoufler des comportements indignes ou violents. Il existe aussi une image idéalisée de la mère ; mais elle fonctionne autrement. Au lieu de servir de couverture, elle met à découvert : elle consiste en un modèle de dévouement, d’abnégation, derrière lequel les femmes courent, auquel elles doivent s’efforcer de se conformer, alors que c’est impossible – à moins d’y laisser sa santé mentale, probablement. Ce modèle les hante. Il se superpose à tous leurs agissements, comme pour mieux en souligner la cruelle insuffisance, pour mieux les mettre en échec.

Avec la maternité, on retrouve le même paradoxe que dans le domaine des normes corporelles et esthétiques. On exige des femmes l’exhibition de traits physiques et psychologiques dénotant une féminité stéréotypée, archaïque, dont on prétend qu’elle leur est naturelle : dans le premier cas, un corps mince, lisse, sexy ; dans le second, une attitude douce, dévouée, nourricière. Pour manifester cette féminité – en réalité totalement artificielle, évidemment –, pour prouver qu’elles en sont dotées, les femmes doivent fournir des efforts épuisants, tout en donnant l’illusion de la facilité.

On leur demande de s’échiner à produire quelque chose qui est censé être déjà là – et dont tout le monde sait, au fond, qu’il n’est pas déjà là. « On recherche la perfection, mais il ne faut pas avoir l’air d’y travailler, il faut qu’elle se matérialise toute seule », observe l’autrice de développement personnel américaine Brené Brown11. L’essayiste féministe américaine Betty Friedan appelait « mystique féminine12 » cette panoplie de modèles présentés comme suprêmement désirables, qui sont autant de gages de notre docilité et ne servent à rien d’autre qu’à reproduire la domination patriarcale, mais qui gardent malgré tout une immense influence, tant ils sont constamment promus à tous les étages de la société.

On mesure la puissance de cette mystique au fait que, quand une femme parle publiquement de son expérience de mère de manière honnête et réaliste, elle apparaît comme un monstre, et tout le monde se roule par terre d’indignation. C’est ce qui s’est produit quand l’autrice britannique Rachel Cusk a publié L’Œuvre d’une vie (pourtant un livre de toute beauté), en 200113, ou quand, en France, en 2012, Titiou Lecoq a raconté son post-partum sur son blog avec sa crudité et son humour habituels14. Revenant dans un article, quelques années plus tard, sur la réception de son livre, Rachel Cusk écrivait : « Ces temps-ci, je comprends mieux l’intolérance à laquelle j’ai été confrontée. Je vois clairement que, comme toutes les intolérances, elle naissait de la dépendance à un idéal. Je comprends que la cruauté, la grossièreté, la méchanceté en étaient les symptômes15. »

Une gangue de conformisme

Une « vraie femme » conçoit son enfant avec un partenaire masculin, de préférence lors d’un coït. Elle ne prend que très peu de poids durant sa grossesse. Elle accouche par voie basse16, avec une totale facilité, voire sans péridurale17. Elle est immédiatement inondée d’une félicité sans mélange et submergée d’amour pour ce petit être. Elle sait « d’instinct » comment s’en occuper, l’allaite d’emblée sereinement et sans difficulté, oublie ses propres besoins pour se mettre entièrement à son service. Tel est le script qu’il faut s’efforcer de suivre.

Quelle que soit la distance que vous avez pu prendre avec l’hétéronormativité, la grossesse tend à vous rattraper par les bretelles. Ainsi, Louisa, l’une des femmes à qui la philosophe Camille Froidevaux-Metterie a demandé de témoigner de leur expérience, confie : « Même si je suis lesbienne depuis l’adolescence, que je l’ai assumé assez vite, ça a quand même été un vrai questionnement, faire un enfant sans père… Je ne pouvais pas m’empêcher de me dire que j’allais contre la nature. Et donc je devais payer pour ça, je devais infliger des trucs à mon corps. Je ne pouvais pas avoir le beurre et l’argent du beurre18. »

La journaliste Élodie Font écrit elle aussi qu’en ayant son fils elle a eu la « sensation de remettre un pied dans la sacro-sainte norme de nos existences » : « D’accord, j’étais lesbienne, mais il n’y a rien de plus normatif pour une femme que de devenir mère. » Elle dit avoir voulu « cocher toutes les cases de la grossesse »19. On peut toutefois espérer que, avec le temps, la visibilité plus grande des mères célibataires par choix20, des mères lesbiennes, ou encore des pères trans enceints21, finisse par arracher la grossesse à cette gangue de conformisme douloureuse pour toutes les femmes.

Alors que l’arrivée d’un·e enfant constitue déjà, sur le plan émotionnel, pratique, matériel, un immense bouleversement, cette hyper-normativité augmente encore le stress auquel sont soumises les nouvelles mères. Au lieu de prévenir les femmes du choc que peut constituer la maternité, de leur dire que, parfois, l’attachement se construit peu à peu, que les débuts ne préjugent en rien de leurs relations futures avec leur enfant, de leur proposer une aide adaptée, on les enferme dans un scénario unique et complètement mensonger22. Et l’on crée de toutes pièces une souffrance, ou un surcroît de souffrance, pour elles et pour leurs proches.

Au Royaume-Uni, en 2015, quand le site Mumsnet a demandé à 631 femmes d’indiquer les causes de leur dépression post-partum, 65 % ont cité « la pression pour être une mère parfaite » ; 46 %, « la pression pour se lier à son bébé et être submergée d’amour pour lui » ; et 29 %, « la pression extérieure pour allaiter » – tandis que 48 % incriminaient leurs propres attentes en matière d’allaitement (mais peut-on vraiment faire la différence avec une pression extérieure ?)23.

L’une des femmes rencontrées par Brené Brown lui raconte que, avant la naissance de son enfant, toutes ses amies lui assuraient : « Oh, attends, attends, tu vas ressentir un amour comme tu n’en as jamais ressenti avant, c’est incroyable. » Or elle n’a rien ressenti du tout et a fait une dépression : « J’étais seulement triste et accablée, et je n’avais qu’une envie, revenir à ma vie d’avant la grossesse. » Son mari était effrayé – « Je crois qu’il pensait s’être marié avec un monstre », dit-elle –, et sa belle-mère répétait : « Quelque chose ne va pas, elle n’est pas normale. »24 Elle était accablée par la honte.

Cela peut intriguer : pourquoi les femmes ne se préviennent-elles pas mutuellement des difficultés de la maternité ? Pourquoi contribuent-elles à en perpétuer une image uniformément idyllique, purement idéologique, irréaliste ? Plusieurs mères de mon entourage, même celles qui avaient déjà une solide culture féministe et qui se pensaient bien informées, m’ont confié avoir été prises au dépourvu par ce qu’elles ont vécu. « À aucun moment je n’ai été mise en garde de l’énormité du truc, s’insurge la comédienne et danseuse Claire Tran. Aucune des femmes de mon entourage ne m’a prise entre quatre yeux pour me dire la réalité des premiers mois avec un bébé25. »

Les raisons de ce silence semblent être multiples. Il peut y avoir une volonté de ne pas effrayer les futures mères, de ne pas jouer les rabat-joie26. Par ailleurs, Cécile Doherty-Bigara invoque une forme d’amnésie qui fait oublier, après coup, les moments les plus durs : le jour où il l’entend déclarer tranquillement que l’allaitement ne lui a « jamais posé de problème », son compagnon la regarde avec des yeux exorbités. Elle avance aussi une autre explication : si elle évite de parler de son expérience à une femme qui lui annonce sa grossesse, c’est parce qu’elle se dit que les difficultés traversées étaient dues à ses propres insuffisances, et que, pour cette personne, tout se passera forcément bien mieux27

Non seulement de nombreuses femmes taisent leur vécu, mais beaucoup participent activement à la surveillance et au jugement des autres – à l’instar de cette belle-mère qui répète : « Elle n’est pas normale » face à la dépression post-partum de l’épouse de son fils. Le patriarcat met en concurrence les mères les unes avec les autres, il divise pour mieux régner, et, souvent, cela marche. La culpabilisation crée une pression ; et l’une des manières de relâcher un peu cette pression, dit Brené Brown, est de la reporter sur les autres, de se montrer hypercritique à leur égard, histoire de se sentir soi-même « normale » par comparaison28.

Rencontrant, lors d’une réception professionnelle, une femme qui est récemment devenue mère, comme elle, Brené Brown lui donne rendez-vous quelques jours plus tard pour un déjeuner. Là, heureuse de pouvoir vider son sac auprès de quelqu’un qui partage son vécu, elle se confie sur sa fatigue : « Quelquefois, je meurs d’envie d’un break, juste pour pouvoir dormir ou prendre une longue douche. » Elle est estomaquée d’entendre son interlocutrice lui répondre froidement : « Vraiment ? Je n’ai jamais regretté d’avoir mon bébé29. » Et Rachel Cusk se souvient des mots d’une critique littéraire quand elle a publié L’Œuvre d’une vie : « Croyez-le ou non, un grand nombre de personnes apprécient l’expérience de la maternité. Seulement, pour cela, il faut d’abord avoir soi-même grandi30. »

Dans ce grand jeu de miroirs, il est très tentant, aussi, d’en vouloir à celles qui se débrouillent mieux, ou qui en donnent l’impression. L’autrice britannique Eliane Glaser admet que, face aux autres mères, elle n’a pas toujours réussi à appliquer ce grand principe de sagesse : « Ne compare jamais l’extériorité des autres à ta propre intériorité31. » « Je me souviens avoir haï de toutes mes forces restantes celles que je percevais comme des mères modèles », écrit l’essayiste et militante féministe Illana Weizman, qui a été l’une des premières à briser le tabou du post-partum en France ces dernières années. « Alors que chacune vivait ses propres silences et mises en scène. Je me suis mise à les détester, autant qu’à les envier, parce que je pensais alors qu’elles possédaient quelque chose dont j’étais dépourvue. »32

Il n’y a pas de fatalité à ce genre de rapports, cependant. Cécile Doherty-Bigara fait partie d’un cercle de femmes au sein duquel la parole circule avec une franchise particulière. Trois des membres du groupe n’ont pas d’enfant. Elles savent que « c’est rare ce qu’elles sont en train de voir, des mères qui leur ouvrent la porte de leur intimité. Et nous savons que c’est rare, ce que nous sommes en train de leur offrir ; on ne l’a pas reçu avant de devenir mères nous-mêmes : la vérité », dit-elle33. Une vérité qui leur permettra peut-être, si elles choisissent de donner la vie à leur tour, d’être de plain-pied avec leur propre expérience, au lieu de se mesurer sans cesse à un idéal oppressif.

« Vous voulez un bébé au cerveau endommagé ? »

L’une de mes amies – appelons-la Jeanne – a tant de choses à dire sur le sujet de la culpabilité maternelle qu’elle se porte volontaire pour me livrer son témoignage lors d’un entretien que nous enregistrons. Elle a fait une dépression après la naissance de son fils, aujourd’hui adolescent. Ayant intégré la nécessité d’allaiter à tout prix, elle s’est obstinée durant quatre mois, alors que cela ne se passait pas bien, et qu’elle se serait épargné bien des souffrances si elle avait pu arrêter plus tôt, si cette question avait été moins chargée d’enjeux.

« C’était au début des années 2010, et j’étais en plein dans la vague baba-bio, m’explique-t-elle. J’avais un ostéopathe, j’avais fait du yoga prénatal… Mes amies avaient allaité, et j’en avais retenu des images sublimes de communion avec son enfant. Je suis asthmatique, alors on m’avait dit qu’il était d’autant plus important que j’allaite. Un jour, alors que je pleurais au téléphone, ma mère a lâché, exaspérée : “Mais donne-lui un biberon, à ce gamin !” Or j’étais convaincue que si je faisais cela, je serais une mauvaise mère. Je passais mon temps à allaiter et à pleurer. Il a fallu que, finalement, une puéricultrice me persuade d’arrêter. »

Luce, qui a vécu la même expérience, raconte à Camille Froidevaux-Metterie : « J’avais cette impression irrationnelle que mon enfant allait mourir si j’arrêtais de l’allaiter au sein, ou alors que j’allais lui refourguer du McDo. Cette idéologie de l’allaitement obligatoire a pénétré en moi inconsciemment, c’est flippant. » Froidevaux-Metterie relève d’ailleurs cette expression, « Vous la/le nourrissez ? », pour demander à une femme si elle allaite son bébé, comme si lui donner du lait en poudre revenait à ne pas le nourrir du tout34.

Eliane Glaser a compilé la littérature scientifique sur les bienfaits de l’allaitement, et elle est formelle : il n’existe aucune preuve d’un avantage significatif, à long terme, du lait maternel sur le lait en poudre. Elle observe d’ailleurs que ses ami·es né·es dans les années 1970 et dont les mères féministes ont mis un point d’honneur à les nourrir au biberon se portent comme des charmes. Elle rappelle que, au cours de l’histoire, l’humanité a refilé aux bébés des substances nettement moins sûres que le lait en poudre : du lait de chèvre, de chienne, de truie (oui, oui), ou… de la bière35.

Glaser souligne aussi que d’autres facteurs sont bien plus déterminants pour la santé et le bien-être des enfants, sans déchaîner les mêmes passions : la lutte contre la pollution de l’air, le financement des crèches et des écoles publiques… En outre, le biberon permet un investissement égal, dès le départ, entre les deux parents ; et il autorise la mère à reprendre sa vie sociale et professionnelle plus vite – ce qui peut être décisif quand on sait que la maternité est le principal facteur d’appauvrissement des femmes : le lait maternel est gratuit, certes, mais, à long terme, cette gratuité peut se payer cher36. (Oui, Glaser ose ramener dans l’équation les intérêts de la mère, ô sacrilège.)

Les mères blanches des classes moyennes et supérieures sont donc poussées à allaiter à tout prix : c’est ce qu’a vécu une autre de mes amies, à qui on n’a proposé aucune autre solution alors que son bébé lui meurtrissait les seins en tétant. À l’inverse, les mères des classes populaires et/ou noires ou arabes sont dissuadées de le faire : Fatima Ouassak peut en témoigner. « Au moindre souci de santé de l’enfant ou de la mère, on a droit, de la part de l’hôpital, du médecin, de la PMI [Protection maternelle et infantile], aux incitations à arrêter d’allaiter ou à adopter l’allaitement mixte », écrit-elle. L’impératif est de se rendre à nouveau disponible « pour le patron, pour l’entreprise, pas pour le bébé »37. C’est aussi le cas pour les femmes africaines-américaines aux États-Unis, signale Eliane Glaser38. Obliger à allaiter, obliger à donner du lait en poudre : on en conclurait presque que l’option recommandée est toujours celle qui va à l’encontre des désirs, des intérêts, du bien-être de la mère.

Aujourd’hui, quand Jeanne revoit des vidéos de la petite enfance de son fils, l’attention et l’amour qu’elle lui prodiguait lui sautent aux yeux. « J’étais tellement présente, à tout le temps lui parler… [Sa voix se brise.] Je faisais comme il fallait ; et pourtant, dans ma tête… J’étais certaine que je ne faisais pas bien, ou pas assez bien. J’étais éreintée, je voulais dormir, et je m’en voulais de vouloir juste dormir. Je voulais que quelqu’un prenne mon bébé et s’en occupe, parce que n’importe qui saurait s’en occuper mieux que moi. Je ne me sentais pas apte. Et quand je revois ces images, je me dis : “Eh bien si, en fait. Ça allait. Ça allait…” » Le modèle de la mère idéale, qui planait sans cesse au-dessus d’elle, s’est interposé entre elle et sa propre expérience.

« N’importe qui saurait s’en occuper mieux que moi » : Joan Tissier, psychologue clinicienne à la PMI de Créteil Beuvin, observe effectivement que les femmes souffrant d’une dépression périnatale « ressentent beaucoup de culpabilité, ont l’impression de ne pas être de bonnes mères, voire, pour les cas les plus graves, pensent que leur bébé serait mieux sans elles39 ». Un jour, Jeanne est passée, avec son fils dans sa poussette, sur un pont surplombant des voies ferrées. Face à ce paysage que, autrefois, elle aimait pour son ouverture, son échappée vers l’horizon, elle a pensé : « C’est donc pour cela que les gens sautent. »

Le suicide est, en France, la première cause de mortalité maternelle (c’est-à-dire de mort survenant durant la grossesse ou durant l’année suivant l’accouchement)40. D’autres facteurs entrent en jeu, comme « l’isolement, la précarité, d’éventuelles violences conjugales », précise Joan Tissier41. Mais il semblerait bien que, parfois, au moment où elles deviennent coresponsables, ou seules responsables, d’une autre vie que la leur, les femmes croulent tout à coup sous le poids des représentations négatives d’elles-mêmes accumulées au cours de leur existence.

Jeanne me dit que, aujourd’hui encore, la culpabilité lui revient par accès, pour peu que son fils traverse une mauvaise passe. Le discours élogieux de ses amies, qui lui font part de leur admiration pour la façon dont elle lui parle, ou pour la façon dont elle a géré la séparation avec le père, ne suffit pas à la tirer de ces « profondeurs de chagrin » où la plonge son impression de toujours mal faire.

Dès sa grossesse, elle s’est sentie prise dans une toile de regards scrutateurs. Son entourage – ses proches, mais aussi des inconnu·es – s’est mis à contrôler ses moindres gestes, à la bombarder de directives et de remontrances plus ou moins déguisées. « La pharmacienne, la boulangère, une femme dans un lieu public… La maternité libère tout un bavardage qui se veut bienveillant, mais qui juge toujours un peu. » S’y ajoutent les avis définitifs, d’une rigueur scientifique parfois discutable, formulés sans trop de tact par des professionnels de santé. Les mères rencontrées par Camille Froidevaux-Metterie rapportent d’innombrables commentaires liés à leur prise de poids, de la coiffeuse qui lance en riant : « Il y en a combien, là-dedans ? » à la gynécologue qui assène : « Vous avez de grosses cuisses. »42

Si pénible que soit ce concert de critiques incessantes, Fabienne Lacoude, dans son guide féministe de la grossesse, apporte une nuance importante. Elle rappelle l’autorité que le corps médical s’est arrogée sur l’ensemble du processus procréatif, et la façon dont ce coup de force a interrompu et discrédité la transmission féminine des savoirs dans ce domaine : « N’écoutez pas vos mères/vos sœurs/vos amies », répètent beaucoup de médecins.

Elle-même se souvient d’un jour d’été où elle a pris le bus avec son bébé. Elle avait recouvert la poussette d’un lange afin de protéger sa fille du soleil. À côté d’elle, une femme âgée l’a avertie que la petite fille risquait de s’étouffer. Fabienne Lacoude l’a rabrouée, en lui disant de se mêler de ses affaires ; mais, après coup, elle s’est rendu compte que l’avertissement était justifié et partait sans doute d’une bonne intention. Elle invite donc à tendre l’oreille afin de faire le tri, dans le brouhaha des remarques, entre les réflexions intrusives, normatives, malveillantes, et les conseils qui pourraient se révéler pertinents et profitables43.

De son côté, Rachel Cusk pose le même constat que Jeanne : « Les femmes enceintes des pays anglophones sont dirigées d’une main plus ferme que les pom-pom girls nord-coréennes », écrit-elle. « J’ai été marquée par la grossesse comme par un bracelet électronique. On épie mes moindres mouvements de femme. » Alors que sa fille a quelques mois, et qu’elle s’échine à l’allaiter parce qu’on lui a répété, à elle aussi, que c’était indispensable, une puéricultrice lui annonce que la petite est « en retard » et qu’il faut passer au biberon. Sinon… « Vous risquez d’endommager son cerveau. Vous voulez un bébé au cerveau endommagé ? » Le discours qu’on tient aux mères, observe Cusk, ressemble au discours que les mauvais parents tiennent à leurs enfants : il est « plein de menaces et de promesses de représailles », d’« insinuations morbides sur les conséquences des actions irréfléchies »44. Mères et enfants peuvent facilement se retrouver à baigner dans la même ambiance terrorisante, punitive.

« De la jeune écervelée à la Madone à l’enfant »

Plus que jamais, au moment où elles ont un·e enfant, les femmes sont elles-mêmes infantilisées. Ophélie Bourgeois, qui tient la page Instagram « Garde tes conseils », signale que, à quelques exceptions près, ce sont toujours les mères qui reçoivent des conseils non sollicités, jamais les pères45. Ce qui s’exprime, ce n’est donc pas un souci collectif d’assurer le bien-être des enfants, mais plutôt un besoin impérieux d’informer les femmes du peu de confiance et d’estime que leur accorde la société. « Le guide indispensable pour passer de la jeune écervelée à la Madone à l’enfant », clame un slogan publicitaire pour un guide de la grossesse épinglé par Fabienne Lacoude46.

En matière de choix reproductifs, on présume toujours que ces têtes de linotte ne savent pas ce qu’elles font, remarque Camille Froidevaux-Metterie : « On reproche aux femmes se faisant avorter de ne pas avoir su gérer leur contraception, comme si cela ne dépendait que d’elles ; on soupçonne les jeunes femmes enceintes d’un “accident”, comme si elles n’avaient pas la capacité de choisir d’avoir un enfant ; on incrimine les quadragénaires en parcours de PMA [procréation médicalement assistée] pour avoir “attendu” trop longtemps, comme si les circonstances de la vie ne comptaient pas47. »

Quant aux femmes handicapées, elles reçoivent une double dose d’infantilisation. Aujourd’hui quadragénaire et mère, Florence Méjécase, présidente de l’association Handiparentalité, s’est entendu dire par des médecins : « Vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir un enfant », ou encore : « Vous ferez forcément une fausse couche. » Elle rappelle que certaines femmes handicapées de sa génération ont été stérilisées de force48. Le droit à l’aide à la parentalité n’a été inscrit dans la loi qu’en 2021, et cette aide reste très insuffisante49. Bref, quelle que soit notre situation, jamais nous ne sommes considérées comme des adultes autonomes et réfléchies.

Cette défiance générale crée une pression phénoménale, que Jeanne a intégrée : « Tout est de ton ressort, de sorte que tout ce qui pourrait mal se passer serait de ta faute. » Enceinte, elle s’interroge sans cesse : « Est-ce que je marche trop ? Est-ce que je travaille trop ? Est-ce que je suis trop stressée ? » Durant les premiers mois de sa vie, son fils pleure beaucoup, ce qui la rend « complètement paranoïaque » en la poussant à se demander ce qu’elle a fait de faux. À la fois pendant sa grossesse et lorsqu’elle allaite, elle redoute de manger un aliment qui ne conviendrait pas à son bébé. En proie aux mêmes interrogations et inquiétudes quand elle donne le sein à sa fille, Rachel Cusk a ces mots révélateurs : « J’imagine ma corruption qui se répand en elle50. » Résumons : donner le biberon à son enfant, c’est l’empoisonner avec du « McDo » ; et lui donner le sein, c’est lui transmettre sa « corruption ».

Jeanne me raconte l’incident qui, pense-t-elle, a été le déclencheur de sa dépression. À la maternité, vingt-quatre heures après l’accouchement, alors qu’elle n’avait pas dormi depuis trente-six heures, son compagnon l’a persuadée de se reposer enfin. Comme elle s’inquiétait d’une légère difficulté du bébé à respirer, il lui a assuré que, pendant ce temps, il l’emmènerait chez la puéricultrice. Elle s’est endormie, mais, peu après, une infirmière l’a réveillée pour la prévenir que son fils avait été transféré à l’hôpital voisin, car il fallait dégager ses voies respiratoires. L’infirmière s’est montrée rassurante, bienveillante ; elle l’a félicitée d’avoir donné l’alerte ; et pourtant, Jeanne, dans la fragilité de ce réveil en sursaut, s’est sentie basculer dans un gouffre. À partir de ce moment, elle a associé le moindre relâchement de sa vigilance à un péril mortel pour son enfant. Elle est devenue une « boule de peur ».

Les mères sont placées dans une telle position de vulnérabilité qu’elles interprètent le moindre aléa, le moindre écart avec le scénario idéal de la maternité – sans même parler des cas où un danger réel menace l’enfant –, comme une confirmation de leur inadéquation. Rien ne peut ne pas être de leur faute. C’est aussi ce qu’Élodie Font a ressenti quand on lui a annoncé que son placenta ne nourrissait pas suffisamment son bébé et qu’il fallait programmer une césarienne, car il se développerait mieux à l’extérieur de son corps. « J’ai beau vouloir tordre le cou aux injonctions à la maternité parfaite, épanouie, heureuse, sur le moment je n’ai appliqué aucun de ces engagements féministes et je suis tombée dans un trou noir, avec ce sentiment si triste, celui d’avoir failli51. »

On rend les mères responsables de tout, alors que bien d’autres éléments entrent en jeu : le coparent, s’il y en a un ; et puis l’ensemble de l’entourage, la société en général – sans même parler du caractère propre de l’enfant, de son agentivité. Certes, la mère joue un rôle énorme, mais elle n’est pas enfermée avec l’enfant dans une bulle. Ce qui implique aussi qu’elle ne peut pas toujours la ou le protéger. « Faire des enfants nous transforme en créatures nues, vulnérables, nous place dans une roue de torture médiévale qu’un simple accident pourrait activer, nous labourant l’âme pour l’éternité », écrit la romancière Adeline Dieudonné.

Elle précise que cette vulnérabilité est peut-être « juste le pendant sinistre de l’amour. Mais elle se loge dans un repli bien spécifique de l’âme quand elle concerne les petits, les êtres neufs, ceux qui n’ont rien demandé et rien vécu. Sans doute parce qu’elle touche à notre sens des responsabilités, un bébé nous a été confié, si un malheur survient nous serons coupables, d’une façon ou d’une autre. L’aléa n’est pas admissible ».52 Face à un petit être fragile et dépendant que l’on chérit, n’y aurait-il pas, là encore, un marchandage inconscient qui ferait préférer le sentiment d’hyper-responsabilité, et donc de culpabilité, à l’acceptation de son impuissance – ou des limites de sa puissance ?

C’est peut-être le cas… pour une part. Mais si les mères se sentent intégralement responsables du bien-être de leur enfant, c’est aussi et peut-être surtout parce que la société leur serine qu’elles le sont. Quand j’étais petite, j’étais suivie par une pédiatre qui était aussi une amie de la famille. Une amie d’un genre un peu étrange, puisque, lorsque ma mère l’appelait parce que j’étais malade, cette femme lui répliquait : « Qu’est-ce que tu as fait, encore ? » (L’anecdote, quand je la raconte à Jeanne, suscite chez elle un « Oh !! » furieux, accompagné d’un soubresaut douloureux.)

Le service total exigé des mères implique leur effacement comme individus, la négation de toutes leurs autres dimensions, de leur propre bien-être, de leurs besoins. Un jour où Marie Darrieussecq, au téléphone avec sa mère, lui annonce qu’elle n’a pas fermé l’œil de la nuit parce que son bébé était malade, sa mère s’écrie : « Le pauvre petit53 ! »

Dans L’École des bonnes mères, le roman dystopique de l’Américaine Jessamine Chan, l’héroïne, Frida, remarque que ses collègues, qui sont toutes des femmes mariées avec enfants, ne se demandent jamais mutuellement : « Comment vas-tu ? », mais toujours : « Comment va Tommy ? Sloan ? Beverly54 ? »

Une hypothèse troublante émerge : si l’on manifeste autant d’égards aux femmes enceintes, c’est uniquement dû à leur fonction de véhicule. La journaliste et autrice Camille Abbey observe : « Quand on est enceinte, tout le monde veut prévenir votre fatigue – on vous porte votre sac à main et on vous laisse vous asseoir partout. Au début du post-partum, on s’intéresse encore un peu à votre état de santé, puis plus les mois passent, plus ce n’est plus un sujet. Vous pouvez avoir une tête de déterrée, être au bord de l’évanouissement, être avachie sur votre poussette dans la rue, les yeux hagards et le regard vitreux, peu de gens vont se préoccuper de savoir comment vous allez vraiment55. »

Durant son post-partum, Jeanne a tellement souffert de cette inexistence, de cette disparition, qu’elle fondait en larmes dès qu’on lui témoignait un peu d’attention, parce que cela la « bouleversait ». Tandis qu’un principe de précaution délirant est censé s’appliquer à tout ce qui concerne le bien-être de l’enfant, celui de la mère ne mérite aucune considération, au point que « le simple fait de le mentionner apparaît comme une manifestation d’égoïsme coupable », observe Eliane Glaser56.

Une injonction à l’oubli de soi

« J’ai découvert, en devenant mère, que je pouvais continuer à devenir moi-même, trouver refuge la nuit à ma table de travail, dans les livres cornés sous mon chevet ou dans les yeux de mes amis qui n’avaient pas disparu après mes deux accouchements », écrit l’autrice Louise Browaeys57. Mais, si certaines parviennent heureusement à y résister, cette injonction à l’oubli de soi a des effets tout à fait réels. « Le moindre de mes loisirs devient objet de culpabilité », écrit Camille Abbey58. « Quand je suis en vacances chez ma mère et que je prends deux minutes pour moi, ça l’énerve : je devrais être à m’occuper de mes enfants », témoigne Johanna, participante à une table ronde pour le mensuel CQFD. « Avec tous ces reproches, j’ai mis beaucoup de temps à assumer de dire que j’allais à la danse le soir. »59

Je suis toujours surprise et révoltée par les scrupules que manifestent beaucoup de mères de mon entourage dès qu’elles font quelque chose pour elles. Un soir, en sortant d’un dîner, je partage un taxi avec V., qui est mère d’une petite fille. Depuis quelque temps, me raconte-t-elle, elle ose enfin réaliser son rêve d’être chanteuse, et elle se produit parfois le soir dans des cafés. Elle en retire un plaisir immense, mais elle s’en veut, car elle a l’impression de voler ce temps à sa fille.

Je prends la mouche. Je lui dis qu’elle a bien le droit de vivre sa vie – comme le clame Cécile Doherty-Bigara, « transmettre la vie ne dispense pas de la vivre60 ». Qu’il est bien plus bénéfique, pour sa fille, de grandir auprès d’une mère qui cultive plusieurs dimensions d’elle-même ; que cela laisse sa fille elle aussi beaucoup plus libre, à tous points de vue, et leur prépare à toutes les deux des échanges plus profonds que si elle se contentait d’être un distributeur de services et d’affection convenue. Quoi de plus beau que d’avoir une mère qui s’épanouit, qui s’exprime, qui s’amuse ? On parle beaucoup aujourd’hui d’éducation féministe : quelle meilleure éducation féministe peut-on imaginer que cela ? Rien ne me paraît plus faux que de prétendre que pour bien s’occuper d’un·e enfant, il faut forcément être collé·e à elle ou à lui le plus possible. Je ne suis pas sûre d’avoir réussi à convaincre V. au moment où le taxi la dépose devant chez elle, mais j’ai fait de mon mieux.

« Maman, copines », lance un matin le fils de Cécile Doherty-Bigara à sa mère, le regard malicieux, quand elle vient le réveiller – parce que justement, la veille au soir, elle est sortie avec des amies. Elle résume en ces termes ce que l’enfant semble avoir compris : « Maman est à d’autres personnes qu’à moi, et c’est étrange et merveilleux. » L’autrice pense alors à sa propre mère, qui, à presque soixante-dix ans, vient d’entamer sa révolution féministe, après s’être longtemps sacrifiée pour ses deux filles. Et elle avoue : « J’aurais aimé voir ma mère sortir plus souvent. Je ne veux pas le dire comme un reproche, elle était la meilleure mère pour moi et bien au-delà. Mais j’aurais aimé la voir avec des copines. Rentrer tard. Rentrer en tapant la porte contre la table, en faisant trop de bruit et en riant. »

Elle conclut : « Son vide n’était pas mon plein. Son plein est ma gloire. Je veux la voir, je veux qu’elle s’assoie à table, qu’elle soit la première à poser ses fesses sur la chaise, qu’elle prenne la meilleure part et qu’elle s’en amuse. Maman. J’aurais tellement aimé que tu t’en gardes un peu plus pour toi. »61 Jeanne est elle aussi persuadée de l’importance d’exister comme une personne aux yeux de son enfant. Au cours de notre discussion, elle est tout émue de recevoir un message de son fils qui lui envoie un morceau de musique, juste pour le plaisir de le partager avec elle.

La culpabilisation reviendra en force si, un jour, une mère prétend quitter le père de ses enfants sous le prétexte fallacieux qu’elle n’est plus heureuse avec lui. Tout son entourage oubliera soudain que la vie amoureuse et la parentalité peuvent être deux choses distinctes ; qu’on peut se séparer tout en continuant à se soucier de ses enfants et à très bien s’occuper d’elles et d’eux.

Quand une femme quitte un homme, sa décision n’alimente pas des inégalités structurelles, comme c’est souvent le cas dans la situation inverse. Si elle part, c’est elle qui risque le plus d’être perdante financièrement : 20 % des femmes en couple hétérosexuel basculent dans la pauvreté en cas de divorce, contre 8 % des hommes62. De même, il est rare qu’une femme de quarante ans quitte un homme de son âge pour un éphèbe à la fécondité exubérante, alors que l’homme de quarante ans qui quitte une femme de son âge pour le même modèle en plus jeune est un cas de figure relativement courant63. Malgré cela, elle sera jugée bien plus durement.

Tout le monde considérera que son devoir aurait été de sacrifier sa vie amoureuse et de continuer à cohabiter avec quelqu’un qu’elle n’aimait plus, en supposant – pas forcément à raison, loin de là – que cela aurait été plus bénéfique pour ses enfants. Certes, l’entourage pourra aussi condamner un homme qui quitte la mère de ses enfants ; mais il suffira que quelqu’un ait un jour entendu l’épouse lui dire trois mots de travers, ou émettre une opinion avec un peu trop d’assurance, pour que tout le monde en conclue que cette harpie le tyrannisait et qu’elle l’a bien cherché.

Après avoir quitté son compagnon, l’une de mes amies, mère de deux garçons (aujourd’hui adultes), a collectionné les amants. Un jour, une connaissance qu’elle recevait à dîner lui a demandé si elle n’avait pas « un peu l’impression d’être une pute » (ce qu’elle n’entendait visiblement pas comme un compliment), avant de se tourner vers ses fils et de leur demander si le comportement de leur mère ne les gênait pas. Les adolescents ont haussé un sourcil perplexe. Puis ils ont répondu, avec un bon sens certain : « C’est sa chambre, elle fait ce qu’elle veut dedans. »

Si cela rend une mère heureuse de voir son enfant heureux, pourquoi l’inverse ne serait-il pas vrai aussi ? On fait croire aux mères que leurs intérêts et ceux de leurs enfants s’opposent, alors que ce n’est pas le cas, ou bien plus rarement qu’on le prétend. Je prends le bien-être de l’enfant très au sérieux ; mais ici, clairement, il n’est qu’un prétexte. Sa naissance est une occasion en or, sur laquelle l’entourage saute à pieds joints, pour tenter de neutraliser une femme, de couper tous les aspects de sa personnalité qui dépassent, de faire d’elle une simple auxiliaire au service d’autres vies que la sienne. « Ça va empêcher la montée de lait », lance une sage-femme à Marie Darrieussecq quand elle entre dans sa chambre et la trouve en train d’écrire64. L’une des femmes rencontrées par Brené Brown raconte que quand son bébé a eu une otite, le pédiatre lui a demandé : « Alors, qu’est-ce que vous allez choisir ? Votre carrière ou l’audition de votre fils65 ? »

En Allemagne, on appelle « mère corbeau » (Rabenmutter) une femme qui poursuit sa carrière après avoir eu des enfants. Mais bien sûr, comme le remarque Felicitas Schwarz, journaliste allemande vivant à Paris, il existe aussi, en France, le concept de « mère poule » pour condamner celle qui se montrerait « trop » attachée à ses enfants66. Les mères sont prises en étau entre ces deux modèles repoussoirs : la carriériste égoïste au cœur de pierre et la mère névrosée, étouffante.

Dans ce second modèle, la psychanalyse joue une fois encore un rôle décisif. Annie Ferrand pointe l’« imaginaire de la mère » forgé par la théorie psychanalytique freudo-lacanienne, qui est « beaucoup plus effrayant » que l’imaginaire du père. La psychanalyse propage l’image d’une figure féminine qui « détruit son enfant en voulant le protéger », qui est « trop protectrice, trop angoissée », en suggérant une dimension incestuelle : la mère est soupçonnée d’avoir un rapport ambivalent à l’enfant, « d’amour et de possession dévoratrices »67.

Une mère peut évidemment être étouffante ; le problème est de voir ce modèle partout, de le plaquer d’emblée sur toutes les femmes. L’avocate Frédérique Pollet-Rouyer raconte comment, lors des expertises psychologiques demandées par des juges aux affaires familiales, le moindre geste d’une mère peut être interprété en ce sens : « Si une mère se penche vers son enfant quand son enfant est expertisé·e, elle est fusionnelle, elle passe l’inquiétude à son enfant, alors que c’est juste un geste de réassurance pour lui dire : “Je suis à tes côtés, tu peux y aller, tu es protégé·e”68. »

Un levier répressif

Après les conquêtes féministes des années 1970, à commencer par le droit à la contraception et à l’avortement, les diktats esthétiques sont l’un des leviers à la disposition du patriarcat pour s’assurer que les femmes occidentales restent sous contrôle : telle était la thèse de Naomi Wolf dans Le Mythe de la beauté, en 199169. On pourrait dire que la maternité en est un autre – surtout quand les enfants sont désormais censé·es avoir été désiré·es, ce qui permet de renforcer encore la pression maternelle : puisque tu l’as voulu·e, cet·te enfant, tu dois tout lui donner.

Ces deux leviers sont très efficaces, car ils jouent sur des ressorts affectifs fondamentaux. Dans le cas des normes esthétiques, le chantage patriarcal porte sur le désir d’être aimée, acceptée : si tu ne te maquilles pas, si tu ne maigris pas, si tu ne te fais pas refaire les seins, personne ne t’aimera. Les enjeux sont si grands qu’il vaut mieux t’exécuter ; on n’est jamais trop prudente. Dans le cas de la maternité, le chantage concerne le destin de l’être, ou de l’un des êtres, qu’une femme aime le plus au monde : si tu ne renonces pas à toute aspiration personnelle, la vie de ton enfant sera ratée, et ce sera de ta faute. Les enjeux sont si grands qu’il vaut mieux t’exécuter ; on n’est jamais trop prudente.

Cette utilisation de la maternité comme un levier répressif apparaît clairement dans L’École des bonnes mères. Frida, l’héroïne du roman, est condamnée à passer un an dans un camp de rééducation pour mères défaillantes, sous peine de ne jamais revoir sa fille, qu’on lui a retirée. L’une des raisons pour lesquelles les détenues se retrouvent là est leur « narcissisme pathologique », les informe-t-on. Elles doivent tenir un « journal de rédemption ». Parmi les autocritiques qu’on leur demande de prononcer, une formule revient sans cesse : « Je suis narcissique. Je représente un danger pour mon enfant. » L’une des règles en vigueur dans le centre est que « les mères ne sont pas censées fêter leurs anniversaires. Elles ne peuvent parler d’elles-mêmes qu’en relation avec leur rôle parental »70.

Outrance de romancière ? Pas sûr. Dans le courrier reçu par Rachel Cusk après la parution de L’Œuvre d’une vie, on trouvait notamment ces mots : « Franchement, vous êtes une emmerdeuse nombriliste. Vous êtes la personnification même de cette attitude que vous détestez tellement chez les tout-petits : “Moi ! Moi ! Moi !”71 »

En France, c’est à la pédiatre et psychanalyste Françoise Dolto, autrice de nombreux livres et animatrice d’émissions de radio très écoutées entre 1976 et 1978, qu’on attribue la sensibilisation d’une large partie de la population au bien-être de l’enfant. Les « expert·es » que j’ai cité·es au chapitre précédent se montrent souvent critiques à son égard, en lui attribuant la responsabilité d’un supposé laxisme éducatif. Or il y a un aspect de sa pensée que l’on a oublié : sa vision très conservatrice du rôle des mères, et ses positions « très prescriptives » à leur égard, comme l’écrit Sandrine Garcia72.

Durant la Seconde Guerre mondiale, Dolto, issue de la grande bourgeoisie catholique de droite, avait salué le projet de « redressement de la France » du maréchal Pétain, qui lui paraissait une « voie pleine de promesses73 » ; c’est à cette époque qu’est née sa vocation d’éducatrice. Rappelons que le régime de Vichy avait mis en place une politique fortement réactionnaire et nataliste, avec le slogan « Travail, famille, patrie » et la promotion active de la fête des mères. En 1943, Marie-Louise Giraud fut guillotinée à la prison de la Roquette à Paris pour avoir pratiqué des avortements clandestins.

Dolto était opposée à l’avortement : à ses yeux, le droit des femmes à choisir de devenir mère ou pas devait s’effacer devant le « désir de naître » dont elle créditait le fœtus. Pour elle, maîtriser sa fécondité revenait à traiter l’enfant comme « un frigidaire ou une maison de campagne74 ».

Elle se prononçait en faveur du vote familial et estimait que les femmes devaient s’arrêter de travailler pendant au moins trois ans lorsqu’elles avaient un·e enfant. L’allaitement ne se discutait pas : « La présence de sa mère, le lait de sa mère, l’amour de sa mère appartiennent [à l’enfant] et ne doivent pas lui être ôtés75. » Elle avait tendance à bombarder les mères de conseils péremptoires – et souvent contradictoires, là encore. Par exemple, si l’apprentissage de la propreté était trop rapide, elle soupçonnait les mères d’être des « paresseuses », des « bouffe-merde » (sic) qui avaient la « flemme de changer l’enfant »76 ; mais s’il était trop lent, elle les accusait d’enfermer leur enfant dans une relation fusionnelle77. Toujours ce double piège de la « mère corbeau » et de la « mère poule ».

Ainsi, la cause de l’enfant telle qu’elle a d’abord été présentée au grand public français s’est accompagnée de l’asservissement des mères, de la condamnation de leurs désirs d’épanouissement ou d’autonomie personnels, comme si la même vieille idéologie conservatrice était revenue, ou s’était maintenue, sous des oripeaux novateurs, « progressistes ». La France n’a pas l’exclusivité de ce processus. « Depuis la fin du XXe siècle, la promotion louable de la sécurité et du bien-être de l’enfant s’est accompagnée de la délégitimation agressive des besoins et des désirs de la mère », écrit Eliane Glaser78.

Le souci extrême de la qualité de l’éducation prodiguée aux enfants est utilisé comme une arme pour tyranniser les femmes : cela aussi, par le recours à la fiction, L’École des bonnes mères l’illustre bien. Ainsi, une assistante sociale critique les histoires que Frida raconte à sa fille le soir, jugeant qu’elles « manquent de profondeur » : « C’est bien joli, cette vache qui saute par-dessus la lune, mais il faut qu’elle réfléchisse à sa place dans la société. » Au camp de rééducation, Frida est invitée à stimuler son enfant par des questions « aimantes, intuitives, adaptées à son stade de croissance » : « Ne l’oubliez pas : vous construisez son esprit », martèle l’une des formatrices.

On enseigne aux mères différents types de câlins, destinés à exprimer la contrition, l’encouragement, le réconfort… Les détenues sont filmées, enregistrées ; on surveille leur rythme cardiaque, leurs expressions, leurs clignements d’yeux. Elles sont jugées et notées en fonction des intonations et des modulations de leur voix, de la crédibilité de leurs démonstrations d’affection. De surcroît, Frida est d’origine chinoise (comme l’autrice du roman), et le racisme nourrit d’autres injonctions contradictoires : on lui reproche tantôt de ne pas élever sa fille en bonne petite Américaine, tantôt de la « couper de ses racines »79.

J’ai essayé, au chapitre précédent, de mentionner ce dont il vaut mieux s’abstenir en matière d’éducation (les coups, le chantage affectif, la manipulation, l’intimidation, l’humiliation, les brimades, les paroles blessantes), mais de ne pas assigner aux parents des devoirs et missions supplémentaires qui auraient toutes les chances de renforcer encore l’hyper-responsabilisation des mères. J’espère y être parvenue. Car il est difficile de ne pas partager les fortes réserves, et même la colère, qu’inspire à Béatrice Kammerer la vogue actuelle de l’éducation positive, en raison de ce qu’elle implique au sein des couples hétérosexuels : « Comment notre société peut-elle légitimement accepter d’ajouter une pression supplémentaire sur le dos des mères tant que les pères continueront à recevoir de chaleureuses félicitations pour avoir tout juste “aidé” leur femme, changé une couche ou enfilé un porte-bébé80 ? » Mon propos ici n’est pas de discuter de la validité des principes de l’éducation positive, mais il me paraît légitime que des mères refusent de s’y intéresser aussi longtemps qu’une véritable égalité entre conjoint·es n’aura pas été atteinte.

« On m’avait retirée du monde »

Comme le résume efficacement Cécile Doherty-Bigara, une mère est sans cesse sur la sellette, elle n’en fait jamais assez ; en revanche, « il suffit qu’un père soit autre chose qu’un connard fini pour être adulé81 ». Cet écart entre le degré d’implication exigé de la mère et du père fait partie de l’ensemble des inégalités – domestiques, professionnelles, économiques – qui, le plus souvent, se creusent dramatiquement à l’arrivée d’un·e enfant. « Lorsqu’un enfant vient au monde, la vie de sa mère et celle de son père divergent, écrit Rachel Cusk. S’ils étaient auparavant sur un certain pied d’égalité, ils entretiennent désormais une relation de type féodal. » Il se produit un « glissement inévitable vers un patriarcat plus profond »82.

Au chamboulement existentiel que connaissent tous les parents, il s’ajoute, pour les mères vivant en couple avec un homme, un choc d’un ordre différent : la découverte de la condition que l’ordre social leur réserve. On peut présumer que ce choc n’est pas complètement étranger aux difficultés psychiques qui, en France, touchent entre 15 % et 30 % des nouvelles mères83. La prise de conscience se fait souvent lorsque celles-ci se retrouvent seules avec l’enfant durant leur congé maternité. Jeanne me confirme qu’elle est « devenue très féministe » lorsqu’elle a eu son bébé : « Mon compagnon était un très bon père – il l’est toujours. Il était très présent, très investi. Mais, malgré tout, il y avait de grosses différences entre nous. Il construisait notre maison et, parallèlement, il continuait à travailler. Il avait accès au monde, et moi aussi, je voulais être dans le monde ; or on m’en avait retirée. Je me disais : “Mais c’est quoi, ce délire ? Je suis triste, je me fais chier, j’ai peur, je ne dors pas…” Comment peut-on ainsi laisser les mères seules avec un bébé dont elles ne savent pas encore s’occuper ? C’est d’une violence inouïe ; ça n’a aucun sens. Parce que s’occuper d’un enfant, ça s’apprend, ça s’acquiert ; et, pour cela, il faut être entourée, il faut être reposée… »

Jeanne a finalement été « sauvée par la crèche ». La réception de la lettre annonçant que son fils y avait été accepté lui a redonné un horizon. Elle a su que la relève arrivait, et cela a tout changé. « J’ai même écrit à la maire de ma ville pour la remercier d’avoir ouvert cette crèche ! »

Loin d’être une donnée naturelle de la maternité, ce tête-à-tête avec le nourrisson durant le post-partum est à la fois récent – il n’a que quelques décennies – et propre à l’Occident, même s’il s’étend au reste du monde. Une amie de Jeanne qui vivait à Taïwan lui avait raconté que là-bas, quand une femme venait d’accoucher, durant le premier mois, elle restait au lit. On lui amenait le bébé seulement pour la tétée, et, en dehors de cela, elle ne faisait que se reposer, elle ne se lavait pas les cheveux… « Je rêvais d’être cette femme aux cheveux sales, et qu’on me relaie », conclut Jeanne. En 1983, une étude de deux anthropologues américaines avait montré que 50 % à 80 % des mères des pays industrialisés souffraient de baby blues, et 15 % à 25 % de dépression post-partum, tandis que ces affections étaient à peu près inconnues dans les pays où il existait une telle tradition de repos de la mère durant le mois qui suit l’accouchement84.

Toutefois, l’invocation de pratiques traditionnelles étrangères n’est peut-être pas indispensable. Anne Favier, spécialiste des questions d’appropriation culturelle dans le bien-être, souligne qu’en France on se réfère souvent au « mois d’or » (en réalité, une quarantaine de jours) propre à la tradition chinoise, en l’idéalisant, alors que, comme le remarque Camille Teste, en Chine, cette période « est souvent vécue par les femmes comme un moment angoissant où leur belle-mère prend toute la place ». Mais surtout, « pourquoi se cacher derrière une pratique chinoise pour justifier que l’on s’occupe de quelqu’un·e après l’accouchement ? Ça devrait être la moindre des choses dans toutes les cultures, non ? »85

La solitude de la jeune mère est une situation objectivement intenable. « Les besoins d’un bébé humain sont trop importants pour être supportés par une seule personne », souligne la sage-femme Ingrid Bayot86. Dans son guide féministe de la maternité, Fabienne Lacoude propose un très bon tour d’horizon des moyens possibles de prévenir cette solitude, et, plus largement, d’échapper au modèle de la famille nucléaire87. Il me semble aussi que la conscience de ce piège sociétal dans lequel on attire les femmes en les laissant seules avec leur bébé devrait balayer les derniers scrupules de celles qui ne veulent pas allaiter, et qui pourraient ainsi retrouver leur liberté de mouvement plus vite – en s’épargnant peut-être une dépression.

Il y a d’autant moins de scrupules à avoir que l’entourage se montre peu amène à l’égard de celles qui craquent. Les femmes sont placées dans une situation impossible, puis rendues responsables de leur échec. Durant ces premiers mois « d’enfer », Jeanne s’est montrée « entière dans son désespoir », me dit-elle, et cela a contrarié ses proches. Non seulement la dépression fait peur, mais, en refusant de cacher son état, mon amie battait aussi en brèche l’image d’Épinal de la jeune mère forcément comblée et épanouie. « Je dérangeais tout le monde en disant que je n’allais pas bien. Il aurait fallu que je sois contente, ou alors que je ferme ma gueule, au moins. »

Illana Weizman a elle aussi durement vécu cette injonction à se taire. Pendant des mois, elle a caché son mal-être à tout le monde, y compris à son conjoint. « Les rares fois où j’ai voulu faire craquer la façade, montrer ma vulnérabilité, à ma mère, à des amies, j’ai tout de suite été corrigée, ma parole n’avait aucun poids : “Oui, ce n’est sûrement pas évident de ne pas dormir”, “mais quand même, ton fils, quel amour”, puis “il est en bonne santé”, “au moins il n’a pas de remontées acides ou de coliques !”, “tout passe, ne t’inquiète pas”. Tout passe, mais pour le moment je suis en plein dedans, et tout passe, mais au prix de quelles séquelles ? Qu’est-ce qui reste de la noirceur une fois qu’elle est passée88 ? »

Aujourd’hui encore, Jeanne s’en veut parfois d’avoir « élevé son enfant dans cette ambiance de dépression pendant ses quatre premiers mois ». Sa dépression n’était pourtant que le résultat du traitement infligé aux mères. Là encore, la société maltraite les femmes, puis, quand celles-ci se révoltent, ou présentent un quelconque symptôme de la maltraitance subie, elle maugrée que, décidément, toutes des hystériques.

Dans L’École des bonnes mères, toutes les injustices sexistes vécues par l’héroïne culminent dans la maternité, et sont retenues contre elle lorsqu’elle passe en jugement. Avant de devenir parents, Frida et son compagnon ont quitté New York. Ils ont emménagé, pour les besoins de sa carrière à lui, dans une petite ville où les possibilités d’emploi pour elle étaient quasi inexistantes ; elle n’a trouvé qu’un poste mal payé au secrétariat d’une revue universitaire. Elle est tombée enceinte à la fin de la trentaine et, pendant sa grossesse, son compagnon a entamé une liaison avec une femme d’une dizaine d’années plus jeune qu’elle, pour qui il l’a quittée trois mois après son accouchement. L’hypocrisie onctueuse de ce type est un défi à la maîtrise de soi : « Quand leur fille sera plus grande, a-t-il dit, ils lui expliqueront que papa et maman ont décidé qu’ils étaient plus heureux amis que mariés. »

Un jour, après plusieurs nuits sans sommeil, Frida commet l’erreur de laisser sa fille seule deux heures pour faire un aller-retour à son bureau, et les voisins appellent la police. Elle comprend vite que le couple formé par son ex et sa nouvelle compagne – qui est riche –, avec son bel appartement bien tenu, régulièrement nettoyé par une femme de ménage, impressionne l’assistante sociale bien plus favorablement qu’elle-même, la mère célibataire précaire, débordée, hagarde, au cœur brisé, dans son logement exigu et chaotique. (C’est un classique : en cas de séparation litigieuse, l’appauvrissement des femmes joue contre elles, tandis que la santé financière de leur ex-conjoint lui permet de se payer une défense plus efficace et renforce encore son aura de respectabilité.)

Frida se retrouve inexorablement mise sur la touche, privée de sa voix, de tout droit sur sa fille. Dans le texte du jugement qui l’envoie en camp de rééducation, on lit : « Une analyse poussée de ses expressions corporelles donne à penser qu’elle est habitée par le ressentiment et la colère, une absence de culpabilité positivement stupéfiante, une tendance marquée à l’apitoiement sur elle-même. »89 C’est le mécanisme que subissent tous les groupes dominés : la violence qui leur est faite est rendue invisible, elle n’existe pas, de sorte que leur révolte est interprétée comme une manifestation de leur nature foncièrement agressive.

Certes, L’École des bonnes mères est une dystopie ; mais Jessamine Chan réussit magistralement à montrer dans quels pièges se retrouvent prises tant de femmes bien réelles. Aujourd’hui, alors qu’un nombre croissant d’autrices s’emparent du sujet de la maternité, auquel elles consacrent autant d’essais que de romans90, on peut espérer que les mères parviennent mieux à mettre au jour la violence qui leur est infligée. Et qu’elles entendent le message d’Eliane Glaser quand elle remarque que, en bonne logique, l’émotion dominante de la maternité ne devrait pas être la culpabilité, mais l’indignation91.

4. Marche ou crève.
La productivité comme mesure de notre valeur

Allez, allez ! Il faut que tu TRAVAILLES !

Ce n’était pas la première fois – loin de là – que cet ordre retentissait dans ma tête, avec la sécheresse d’un coup de fouet. Mais, cette fois-là, j’ai dressé l’oreille et je m’y suis arrêtée quelques instants, médusée. Parce que, en l’occurrence, j’étais installée devant mon écran, face à un fichier de traitement de texte. J’étais déjà en train de travailler. Je ne pouvais humainement pas être davantage en train de travailler. J’ai alors entrevu plus clairement cette vérité que je soupçonnais déjà : je n’en ferai jamais assez pour que la voix dans ma tête soit satisfaite. Son exigence est forcenée, infinie, tyrannique. Elle en veut à quelque chose en moi qu’aucun de mes efforts ne pourra jamais racheter.

En m’observant avec plus d’attention, au cours des derniers mois, j’ai dû me rendre à l’évidence : je suis une sorte de lapin Duracell. Je me comporte comme si une pile électrique inépuisable, ou presque, me poussait à abattre sans cesse du travail, sur un mode frénétique, presque robotique. Cette découverte me surprend – et me vexe, aussi.

J’étais habituée à me considérer comme une hédoniste. J’adore dormir ; en hiver, je peux passer dix heures dans les limbes sans aucun remords. J’aime la lenteur, la nonchalance. Je déteste les horaires, les contraintes, le stress, et j’ai la chance d’avoir un mode de vie qui ne m’en impose que le minimum nécessaire pour ne pas compromettre complètement mes contacts avec le reste de l’humanité. Mon appétit est un sujet de plaisanterie constant pour mes amis.

Mais ces quelques traits de bonne vivante m’ont longtemps masqué une autre vérité : si je ne peux pas me retourner sur ma journée et considérer que j’ai accompli un nombre de tâches suffisant, si je ne passe pas une grande partie de mon temps de manière productive, j’ai l’impression que je vais tomber dans un gouffre, que ma vie va à vau-l’eau. Je suis très marquée par la morale selon laquelle le moindre moment d’insouciance se paiera inévitablement très cher. Je suis une stakhanoviste1 affublée d’un faux nez d’hédoniste.

En réalité, j’aime surtout l’idée de l’hédonisme. J’aime lire à son sujet, écrire à son sujet. Je collectionne les images de paresse2, mais quand m’est-il arrivé pour la dernière fois de m’étaler dans l’herbe pour rêvasser ? De tout laisser tomber en pleine journée pour aller faire une sieste ?… Je ressemble au personnage d’un dessin de Farley Katz pour le New Yorker, un conférencier à lunettes, vêtu d’un costard, qui a installé un pupitre sur une plage et qui annonce au micro, face à des estivant·es allongé·es en maillot de bain sur des transats, un cocktail à portée de la main : « Et maintenant, je vais vous parler de mon traité, fruit d’une recherche minutieuse, intitulé : Comment se détendre et être normal. »

Ce paradoxe, je le retrouve chez Devon Price, auteur d’un essai intitulé La paresse n’existe pas3. Longtemps, ce travailleur obsessionnel, par ailleurs militant pour diverses causes, ne s’est pas arrêté. Le pire, pour lui, aurait été de prêter le flanc à l’accusation de paresse, à la fois à ses propres yeux et aux yeux des autres. Jusqu’au jour où il a compris que la paresse était un mensonge, un épouvantail qu’on brandissait pour mieux nous faire trimer. Il a mesuré l’empire que ce mensonge exerçait sur sa vie et sur celle de ses ami·es et de ses compatriotes. Il s’est donc, en bonne logique, attelé à l’écriture d’un gros bouquin pour le dénoncer, en menant pour cela des dizaines d’entretiens. Et moi, pour apprendre comment remédier – notamment – à ma propre tendance à la lecture compulsive, je l’ai lu en prenant une foule de notes. (Ne vous moquez pas. Nous n’en sommes qu’aux prémices de notre libération.)

Cette conviction selon laquelle il n’y a pas de salut en dehors du travail et de la performance est omniprésente dans nos sociétés. Tricia Hersey le vérifie tous les jours. Cette autrice et activiste africaine-américaine a fondé le « ministère de la Sieste4 » pour lutter contre ce que les anglophones appellent la grind culture5, et qu’on pourrait traduire par « culture du surmenage » (les Québécois parlent de « surperformance »). Cette culture, affirme-t-elle, « est une violence, et la violence crée un trauma. Nous avons été profondément traumatisé·es »6.

Sur les réseaux sociaux, elle reçoit d’innombrables témoignages de la profonde culpabilité suscitée par le simple fait de se reposer : « Je perds toute estime de moi-même si je ne suis pas en train de rayer une ligne de ma liste de tâches à accomplir » ; « Je me sens paresseuse et méprisable si je prends un jour entier de congé »7

Le psychologue Yves-Alexandre Thalmann cite quant à lui une de ses patientes, que ses parents avaient habituée à « valoriser le travail et l’effort ». C’est en rencontrant son mari qu’elle a commencé peu à peu à accepter « de s’offrir un bon repas au restaurant, un week-end à l’hôtel, ou simplement d’aller au cinéma en semaine ». « Au début, je me sentais coupable de prendre du temps pour moi, dans le seul but de me faire plaisir, confie-t-elle. Je me disais que je n’en valais pas la peine, que je ne le méritais pas. »8

La vie, ce contretemps fâcheux

Pourquoi, dans mon propre cas, ne me suis-je pas aperçue de tout cela plus tôt ? Probablement parce que le mode « lapin Duracell » était en tous points adapté à la logique du salariat. Il faisait de moi une employée modèle, qui éditait un texte après l’autre avec une régularité de métronome. Mon conditionnement, très ancien, s’en trouvait naturalisé, et restait donc invisible à mes propres yeux. Au cours des dernières années, j’ai pris des congés sabbatiques de quelques mois pour écrire des livres, et j’ai bien été un peu déstabilisée, chaque fois, les premières semaines, quand il s’agissait de retrouver une manière de travailler plus souple, moins mécanique ; mais j’ai toujours fini par y arriver, et je suis restée d’une efficacité redoutable. Ayant devant moi un temps libre d’une durée limitée, je réduisais les loisirs et la vie sociale au minimum ; il était légitime, et même indispensable, que je passe tout mon temps à écrire. Je devenais un bulldozer.

Et puis, cela s’inscrivait toujours dans un cadre familier et rassurant pour mon esprit de fourmi industrieuse : la logique effort/récompense. J’avais gagné le droit de prendre un congé sabbatique en étant une salariée consciencieuse. J’ai appris très tôt à ne rien m’accorder si je ne l’avais pas dûment mérité. Je repense à cette affiche du graphiste Vincent Perrottet que feu ma collègue Alice Barzilay, longtemps directrice artistique du Monde diplomatique, avait accrochée au mur au-dessus de son bureau. On y lisait, en lettres noires sur fond rouge, les mots : « Travaille d’abord, tu t’amuseras ensuite ! » Mais certaines lettres de cette injonction avaient été colorées en blanc, de sorte que l’affiche envoyait aussi ce message clandestin : « Va d’abord t’amuser. »

Ne plus être salariée, ne plus faire qu’écrire des livres, a bousculé mon bel équilibre. L’élément « effort » a disparu ; il ne reste que l’élément « récompense », et je me retrouve comme un automate détraqué. Mon cerveau n’est pas du tout câblé pour faire face à cette situation, qui me plonge dans une panique sourde. Cette fois-ci, comme les précédentes, je dois réapprendre les dispositions particulières nécessaires à l’élaboration d’un livre ; mais je dois aussi parvenir à intégrer harmonieusement l’écriture à ma vie quotidienne. Il ne s’agit plus de tout donner pendant quelques mois, en mettant le reste entre parenthèses : je dois me ménager des plages de temps assez longues pour pouvoir me concentrer, tout en m’offrant aussi des respirations, des sorties, des distractions – tout en m’autorisant à… vivre, en fait.

Au début, disons-le, c’est un fiasco. Je m’affole lorsqu’une journée passe sans que j’aie produit quelque chose ; j’y vois le signe d’une déchéance, d’une dérive inéluctable, la preuve définitive du fait que je ne vais plus jamais réussir à écrire un livre. Je veux à tout prix faire entrer l’écriture dans le moule de mes anciens horaires de bureau. Puisque j’ai la chance de faire ce que j’aime, je me mets à m’accorder de moins en moins de loisirs – comme si cela devait se payer. Je suis en apnée. Je m’impatiente parce que toutes les contraintes élémentaires de la vie me paraissent trop chronophages. Préparer un repas et laver la vaisselle prennent un temps scandaleux. Lorsque je passe l’aspirateur, je le cogne contre les meubles, pressée d’avoir terminé, obsédée par le travail intellectuel qui m’attend. Je m’énerve dès qu’un objet me résiste un tant soit peu – un pot de miel qui refuse de s’ouvrir, par exemple. La vie ne me paraît jamais assez fluide, le monde jamais assez fonctionnel… et moi non plus. Je me reproche de traîner, d’être trop lente, indolente, rêveuse, peu efficace. Apparemment, je m’en veux de ne pas être une machine.

Quand je prends un peu de recul, je me trouve légèrement effrayante. Je m’aperçois que je suis incapable de laisser la vie affluer sans restriction, de savourer sans arrière-pensée les moments de bien-être, ceux passés avec mes proches. Une conversation téléphonique improvisée avec une amie me remplit de scrupules ; elle me contrarie légèrement. Elle m’apparaît comme un contretemps, un obstacle sur le chemin de la productivité parfaite et continue. Comme si seul l’ajout d’un certain nombre de signes, de paragraphes, au texte en cours d’élaboration était une occupation digne et valable. Et pourtant… Cultiver une amitié, n’est-ce pas une manière tout à fait noble et valable de passer le temps ?

De même, en théorie, je juge légitime d’accorder une grande place à l’amour dans une vie. Mais, une nuit, après un échange de messages un peu intense avec l’homme que j’aime, je ferme à peine l’œil, et je m’inquiète à la pensée que je ne serai pas bonne à grand-chose le lendemain. Mon insomnie n’a absolument aucune conséquence : je suis autrice ; je me lèverai un peu plus tard le matin et j’écrirai un peu moins ce jour-là, voilà tout. Tout le monde s’en remettra. Je ne dois ni opérer un patient à cœur ouvert, ni amener à bon port les quatre cents passagères et passagers d’un vol Paris-Hong Kong, ni nettoyer vingt chambres d’hôtel. Je pourrais aussi bien décider de me lever et composer des poèmes exaltés au clair de lune jusqu’à l’aube. Mon seul problème, la seule raison de mon inquiétude, c’est que je reste persuadée que mon devoir est d’être productive, pas d’être vivante9.

Tout ce que nous avons appris, ce sont les « vertus du sacrifice et du renoncement, où la puissance de vie s’étiole en capacité de travail », écrit Raoul Vaneigem10. J’ai pris l’habitude de toujours repousser à plus tard ce qu’on pourrait appeler la « grande vie », au point que j’ai fini par l’exiler dans une dimension chimérique, imaginaire. Comme si je la remettais à… après la mort ?

Faut-il s’en étonner ? Le temps, ainsi maltraité, se venge. Je n’ai jamais été aussi libre, et pourtant il me semble que mes journées rétrécissent, qu’elles n’ont jamais été aussi courtes. Les parois du temps se resserrent autour de moi, menaçant de m’écraser. Je compte et recompte les heures pour essayer de m’expliquer cette sensation de manque. (Peut-être aussi que je me heurte à un constat pourtant prévisible : même quand on dispose de tout son temps, les journées ne font toujours que vingt-quatre heures.) J’écume de frustration.

L’écriture, elle aussi, se venge : je pars bille en tête dans une mauvaise direction. Je travaille durant des mois à un chapitre qui se révélera bon à mettre à la poubelle. Je me rappelle alors ces mots de Stephen King qu’une de mes amies a recopiés en lettres capitales et affichés au-dessus de son bureau : « La mauvaise écriture naît de la peur11. »

Le livre ne se laisse pas faire. Il me rappelle qu’« on ne peut pas faire mûrir les olives plus vite », comme dit un proverbe méditerranéen12. Que je dois écouter la musique, et non essayer d’aller plus vite qu’elle. Que je dois amplifier ma respiration, et non la contraindre. Il me fait comprendre que le volontarisme ne mène nulle part. Qu’il s’agit plutôt de se rendre disponible, de s’installer au cœur du texte et de le regarder se déployer autour de soi. Si on parvient à saisir et à organiser ses intuitions de départ avec la plus grande précision possible, en dépliant ses antennes, en cherchant le mot le plus juste, en apposant les chevilles logiques comme on construirait un aqueduc, ensuite, les idées coulent, s’organisent, s’engendrent et se démultiplient d’elles-mêmes, et l’autrice devient davantage spectatrice qu’actrice.

Alors que je chemine à travers ces prises de conscience, Elizabeth Gilbert, dans l’une des « lettres de la part de l’amour » qu’elle partage chaque semaine avec sa communauté, choisit justement de demander à l’amour quels conseils il aurait à lui donner concernant sa vie d’autrice. Voici ce qu’il lui répond :

Ma petite fourmi de feu zélée, calme-toi.

D’abord, bien peu de ton travail créatif a quoi que ce soit à voir avec toi, alors, pour l’heure, tu peux te détendre un peu. […] Sois un peu plus désinvolte concernant ton travail créatif, mon amour. Apportes-y une énergie aussi légère que possible. Ne t’y cramponne pas avec des mains crispées : effleure plutôt sa surface comme si tu étais une libellule. Ton implication est moins requise que tout ce que tu peux imaginer. Prends-le moins au sérieux, et sois moins pressée13.

Je parle ici de l’écriture, mais, à vrai dire, aucun travail ne peut être exécuté avec une efficacité constante et parfaite. Même quand j’éditais les textes des autres, ma concentration connaissait des sauts constants. Tout simplement parce que c’est inévitable. Devon Price rappelle que la journée de huit heures est une convention arbitraire, le résultat aléatoire et ponctuel d’un rapport de forces entre capitalistes et salarié·es. Le cerveau humain n’est absolument pas fait pour être productif en continu sur une telle durée.

En particulier, le temps que les employé·es de bureau passent à flâner sur Internet, ce que l’entreprise considère comme un fléau, un « vol de temps », et qu’elle tente parfois d’empêcher en les surveillant ou en bloquant l’accès à certains sites, est en réalité une nécessité élémentaire, comme le fait de se dégourdir régulièrement les jambes, de prendre une pause-déjeuner ou de discuter avec ses collègues à la machine à café. Ces ruptures sont une manière de se régénérer, de se rafraîchir les idées ; elles sont indispensables à notre santé mentale et au renouvellement de notre énergie. « “Perdre du temps” est important, sain et normal », insiste Price14.

Les êtres humains ne sont pas des machines, même si le capitalisme persiste à vouloir les faire entrer dans ce carcan. « Quelle part de machine intégrons-nous inconsciemment dans l’usine ? », interrogeait Joseph Ponthus, rendant compte de son expérience d’ouvrier intérimaire15. Ni nos esprits ni nos corps ne sont faits pour fonctionner comme cela ; en réalité, ils ne sont pas faits pour fonctionner du tout. On sait bien les dommages terribles qu’inflige un travail répétitif, comme celui de caissière ou d’ouvrier à la chaîne : troubles musculo-squelettiques, blessures ou accidents graves…

Le biologiste Olivier Hamant le souligne : « Le vivant n’est pas performant : il n’est ni efficace (il n’a pas d’objectif), ni efficient (il gaspille énormément d’énergie et de ressources). » Si nous en avons parfois l’illusion, c’est parce que « le modèle d’optimisation industrielle a été plaqué sur le vivant » au XIXe siècle. Il en résulte en particulier une lecture biaisée de Darwin. Nous avons tendance à en retenir que, au cours de l’évolution, seuls les plus forts survivent, alors que, en réalité, sont sélectionnés les individus qui ont des « caractères satisfaisants ». Oui : simplement « satisfaisants ». « Autant dire qu’un dix sur vingt, mention passable, est bien suffisant pour traverser des millions d’années », commente Hamant. Et de conclure : « Penser le vivant comme un système optimisé en dit long sur notre obsession de l’efficacité, mais ne dit rien du vivant. »16

En retrouvant l’affiche de Vincent Perrottet sur Internet, je remarque pour la première fois, dans un coin, la citation complète de Raoul Vaneigem dont elle est inspirée : « Travaille d’abord, tu t’amuseras ensuite ! Tel est le leitmotiv aux allures de comptine qui descend de la tête pour rythmer militairement la marche du corps. Telle est, dans son insistance anodine, la rengaine qui orchestre la retraite de l’intelligence naissante. Et assurément, c’est une autre intelligence qui occupera le terrain sous la conduite glacée du labeur, une intelligence où le cœur compte le moins et se pétrifie le mieux17. » Il y a en effet un rythme militaire, autant que robotique, dans ce lapin Duracell qui semble avoir pris possession de moi et qui ne me laisse jamais m’arrêter, ou jamais très longtemps. Il y a une logique qui appauvrit la vie, qui fait taire la musique.

Un jour d’août 2011, l’anthropologue Françoise Héritier a reçu une carte postale d’un homme qu’elle aimait beaucoup, envoyée de l’île de Skye. « Une semaine “volée” de vacances en Écosse », lui écrivait-il. En effet, ce professeur de médecine dans un hôpital parisien, très dévoué envers ses patient·es, ne s’arrêtait jamais ; elle l’avait toujours connu « au bord de l’épuisement physique et moral ». Consternée par cette formule et par ce qu’elle traduisait, Françoise Héritier s’est aussitôt lancée, en réponse, dans la rédaction d’une longue liste de tout ce qui, pour elle, faisait le « sel de la vie », afin de lui montrer ce à côté de quoi il passait.

Elle y a mis les plaisirs, et tout ce qui la faisait se sentir vivante. Cette réponse est devenue un petit livre qui a connu un immense succès. « “Je” n’est pas seulement celui qui pense et qui fait, mais celui qui ressent et éprouve selon les lois d’une énergie souterraine sans cesse renouvelée », concluait-elle18. En la lisant, je comprends que cette ouverture à la sensualité et à la gratuité existe dans ma vie aussi, que je les savoure, mais que j’hésite, que je suis sur une sorte de bascule : je n’arrive pas encore à être complètement persuadée de la légitimité qu’il y a à les cultiver, à élargir leur place.

Quand Madame Hamster doit descendre de sa roue

En France comme ailleurs, des millions de personnes ne peuvent pas faire autrement que d’être rongées par l’angoisse au sujet du travail – ou de son absence, d’ailleurs. Hantées par la peur du lendemain, elles doivent se battre sans cesse pour rester à flot, pour garder un toit sur leur tête, pour pouvoir se nourrir, payer leurs factures, faire vivre leur famille. D’autres, même si elles ont une rémunération plus assurée et plus confortable, subissent elles aussi l’invasion de la totalité de leur vie par le travail, sous l’autorité de chefs tyranniques. Dans ce contexte, le télétravail, qui procure une forme de confort appréciable quand il s’inscrit dans un environnement professionnel relativement sain, peut devenir un piège et ne plus vous laisser aucun refuge, aucun en-dehors à votre identité de salarié·e. L’ubérisation, également, en permettant de faire le chauffeur avec sa voiture personnelle, ou de louer son appartement sur Airbnb, avec la gestion des messages et le ménage régulier que cela implique, étend l’empire du travail dans la vie de beaucoup, les laissant exténué·es.

Toutes ces calamités me sont épargnées. Personne ne me tyrannise ; personne ne m’impose même la moindre tâche. Il est donc très troublant de constater que, même en l’absence de toute oppression extérieure, mon esprit fabrique artificiellement ces angoisses et ces contraintes. Le chef tyrannique est dans ma tête. Et il s’accroche.

Alors que je rêvais depuis des années d’expérimenter une telle liberté, et que j’imaginais en être galvanisée, je me retrouve perdue, démunie. Je relis le plaidoyer voluptueux pour le temps libre auquel je m’étais livrée dans Chez soi19, j’admire sa ferveur, et la nostalgie m’étreint. Comment est-il possible que je vive aussi mal quelque chose dont j’ai rêvé aussi bien ? Je croyais toucher de l’or, et mes mains se referment sur des cendres. Je me déçois. Je me sens exilée d’un royaume familier, rassurant, et projetée dans un univers déconcertant pour lequel je ne suis pas équipée. J’en veux aux innombrables auteurs et autrices dont j’ai lu au fil du temps des « éloges de la paresse », et dont aucun·e n’a été capable de me prévenir que les obstacles qui m’en séparaient se trouvaient aussi en moi.

C’est une claque, mais je n’ai pas d’autre choix que de l’accepter comme un défi. Me voyant dans cet état, une amie me prend par les épaules et me dit en me regardant droit dans les yeux : « C’est bien joli d’écrire sur les sorcières ; mais maintenant, il s’agit d’en devenir une. » Ou, pour le dire moins lyriquement : il est temps que Madame Hamster descende de sa roue et qu’elle retrouve – ou qu’elle découvre, peut-être – la sensation de la terre sous ses pattes.

Pour commencer, je réprime mon premier mouvement, qui était de m’accabler, de me fustiger, de me faire honte. Le plus probable, c’est que ma réaction ne s’explique pas par une tare personnelle (et, même si c’était le cas, ce ne serait pas davantage une raison pour m’accabler). Elle reflète une vision du monde que mon environnement m’a inculquée à mon insu, et qui est très répandue. La seule chose à faire, c’est de l’analyser, de la comprendre, de la déconstruire.

Enfin, non : pas la « seule chose ». L’écriture ne peut pas être la seule réponse. Je lui fais toujours confiance pour me servir de fil d’Ariane, pour me guider dans le labyrinthe ; mais, malgré tout, écrire un livre, c’est encore et toujours produire quelque chose. En parallèle, je dois prêter attention aux dimensions de moi qui existent de manière gratuite. Je dois apprendre à les laisser vivre, leur permettre de s’épanouir. Et si je veux vraiment consacrer un nombre d’heures astronomique à la lecture et à l’écriture, il faut au moins que je m’assure de le faire seulement par goût, et pas par acharnement, par sentiment du devoir. Même si cet aspect est très personnel, même s’il est moins universalisable que le texte que vous lisez (en clair : même si vous vous en fichez pas mal), je ne peux pas ne pas l’évoquer, sous peine de donner une image tronquée du problème, telle une médecin qui rédigerait une ordonnance incomplète. Je dois éviter de répéter l’erreur qui consiste à confiner mon désir de paresse aux pages d’un de mes livres.

Le changement devra probablement passer par celui de mon cadre de vie. Mon studio, si agréable soit-il, ne me permet pas d’exister sur des modes très différents ; une pièce unique limite inévitablement les options, elle revêt forcément un aspect très fonctionnel. Je tourne en rond dans un espace trop restreint – ma roue de hamster. J’ai un fauteuil, mais ce n’est sans doute pas pour rien que, ces derniers temps, je rêve aussi intensément d’un canapé (ce qui impliquera de déménager). Quel meuble symbolise mieux l’improductivité qu’un canapé ? J’en rêve comme d’un radeau de sauvetage. J’ai appelé mon blog « La méridienne », mais je n’ai même pas de méridienne réelle ! J’ai cinquante ans et je n’ai pas de canapé !

« Qu’est-ce que tu fais encore à Paris ? Il ne faut pas rester à Paris ! » me lance mon ami Fil. Lui-même vit avec sa famille dans un lieu qui est aux antipodes de mon studio, un lieu qui constitue un monde à lui tout seul : un habitat troglodytique. Et, en effet, que je quitte Paris ou pas, je ressens le besoin de m’inscrire dans un endroit plus vaste, plus stimulant, susceptible d’engendrer une vie plus riche, qui permettrait à d’autres aspects de moi de s’épanouir. Il y a deux ans, j’ai cru l’avoir trouvé sur une île où j’avais des attaches de longue date, mais la rupture brutale d’une vieille amitié a mis fin à mes rêves d’installation. Revenue à la case départ, désorientée, digérant tant bien que mal mon crève-cœur, je guette le moment où la vie me refera signe.

En attendant, je m’efforce déjà de me traiter avec plus de douceur et de générosité, de me laisser vivre. Je joue avec les cartes du Rest Deck, une sorte de « tarot du repos » imaginé par Tricia Hersey20. Et j’écris. J’essaie d’accepter sereinement la lenteur, les détours, le rythme de la vie, et de me persuader qu’ils n’empêcheront pas le travail de se faire – au contraire.

J’essaie d’apprendre à écrire en conservant la passion que j’y mets, mais sans m’autoexploiter, sans me maltraiter. « Je fais confiance à mon Créateur et à mes Ancêtres pour toujours ménager un espace à mes dons et à mes talents sans que je doive travailler jusqu’à l’épuisement », dit Tricia Hersey21. On ne pourra en effet pas démanteler la culture du surmenage si on reste secrètement persuadé·e qu’elle est le seul moyen de mener à bien les projets qui nous tiennent à cœur, ou qu’elle est une forme de distinction. L’idée n’est pas de se plaindre hypocritement d’en être imprégné·e pour en faire une vantardise déguisée, comme dans ce cliché d’entretien d’embauche où le candidat, quand on lui demande quel est son pire défaut, répond : « Le perfectionnisme. »

Le souffle glacial du calvinisme

Impossible d’expliquer notre obsession de la productivité sans revenir sur l’histoire religieuse de l’Europe et des États-Unis. Il y a bien sûr la sentence de Dieu contre Adam lorsqu’il le chasse du Paradis, « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », qui institutionnalise l’exploitation comme une fatalité, comme un juste châtiment. Jean Delumeau voit progresser au fil des siècles chez les penseurs chrétiens une préoccupation pour la valeur du temps et la nécessité d’en faire bon usage à partir d’une formule de Bernard de Clairvaux, « Rien n’est plus précieux que le temps22 ». Mais le rôle joué plus tard par le protestantisme a probablement été encore plus décisif. « Dieu ne veut pas qu’on se repose », écrit Jean Calvin ; le travail est, dit-il, une « loi de nature ». Il exhorte : « Ayons honte de demeurer oisifs. »23

Dans une œuvre essentielle, le sociologue Max Weber24 a montré comment le protestantisme avait façonné cette figure centrale du capitalisme qu’est le bourreau de travail. Contrairement aux catholiques auxquels ils s’opposaient, et qui pensaient que chaque individu pouvait gagner son salut en se tenant à l’écart du péché, les fondateurs du protestantisme professaient que les êtres humains étaient damnés ou sauvés de toute éternité, selon une logique mystérieuse, sans qu’aucune de leurs actions puisse y changer quoi que ce soit. Mais, loin d’en déduire qu’on pouvait se détendre et profiter tranquillement de la vie, ils ont promu une attitude austère et laborieuse, à travers laquelle il s’agissait de guetter des signes de son élection.

Mon propre conditionnement s’explique sans doute en bonne partie par cette culture. Je suis née et j’ai grandi à Genève, ville qui fut surnommée la « Rome protestante ». Le régime instauré au XVIe siècle par le Français Jean Calvin dans sa cité d’adoption explique le souffle glacial que l’on y sent encore passer un demi-millénaire plus tard : interdiction de la musique, du théâtre et de la danse, surveillance des tenues féminines, châtiments corporels, sanctions pouvant aller jusqu’à la peine de mort en cas de rapports sexuels hors mariage ou d’adultère (surtout pour les femmes, quelle surprise), instruction (réservée aux garçons) dans laquelle l’endoctrinement religieux tenait la plus grande place25

J’ai effectué une année de ma scolarité dans le collège26 fondé par Calvin, une institution vénérable dont les murs semblaient avoir retenu les cris des malheureux qui, chaque jour, quand venait l’« heure de l’expiation » (à quatre heures), étaient fouettés devant leurs camarades pour avoir commis un « délit notable »27. À mon époque, à la fin des années 1980, les châtiments corporels n’étaient plus d’actualité, mais le regard tétanisant de mon professeur de grec ancien et les imprécations humiliantes qu’il déversait sur nous à la moindre défaillance perpétuaient un certain esprit.

Dès l’année suivante, j’ai eu la chance d’être transférée dans un autre établissement, un bâtiment moderne planté au milieu des champs, à la périphérie de la ville, où les élèves se pressaient devant les panneaux d’affichage pour déchiffrer les circulaires loufoques que leur adressait leur directeur, et où l’on fumait des joints dans l’herbe tout en écoutant les coassements torrides des grenouilles de la rivière voisine à la saison des amours. C’était le bonheur ; mais je n’ai jamais oublié mon passage dans le cœur historique de « Calvingrad ».

La faculté des lettres de Genève, où j’ai étudié ensuite, se trouve dans un parc public où a été érigé en 1917 le « Mur des réformateurs ». Y sont représentées quatre figures fondatrices du protestantisme – Guillaume Farel, Jean Calvin, Théodore de Bèze et John Knox –, personnages barbus, immenses et écrasants, à la mine sinistre, vêtus de leurs longues robes pastorales, bible à la main. Il n’est pas anodin de croiser chaque jour ces regards figés dans une réprobation éternelle. Au fil des décennies, des activistes féministes, LGBT, communistes… ont d’ailleurs régulièrement tagué le monument, ou déversé des seaux de peinture sur la tête des augustes réformateurs depuis la rue qui passe en surplomb. Ce qui est de bonne guerre, à mon humble avis.

Le rapport au travail forgé par le protestantisme s’est incorporé au capitalisme et diffusé dans le monde entier, bien au-delà de son berceau historique. Pourtant, je ne crois pas rêver quand je remarque autour de moi la sévérité, le perfectionnisme fou, l’exigence sans limite dont font preuve envers elles-mêmes beaucoup de mes connaissances – suisses ou françaises – éduquées dans une tradition protestante très marquée. Il y a quelques années, deux de mes amies, que j’avais vu travailler sans relâche en vue de cet objectif, ont obtenu à peu près en même temps leur titularisation comme professeures d’université. À partir de ce moment, la première, qui est genevoise, m’a confié qu’elle se sentait tenue d’en faire encore plus, afin de « mériter » sa nomination. La seconde, qui est algérienne et qui enseigne dans une université américaine, a clamé que désormais, elle ne « voulait plus qu’on lui casse les pieds ».

Cette formule ne doit pas donner d’elle une image fausse : mon amie est une professeure brillante, enthousiaste, généreuse envers ses étudiants. Mais elle me dit conserver une distance par rapport à l’éthique protestante de ses collègues américains. « Quand je suis avec mes amis, il peut m’arriver de m’exclamer, par exemple : “Génial, dans une semaine on est en vacances !” Et je les vois qui me regardent par en dessous d’un air un peu gêné, me raconte-t-elle. Au mieux, ils acquiesceront timidement, mais jamais ils ne pousseraient une telle exclamation eux-mêmes, comme si aimer les vacances – ou assumer de les aimer – signifiait qu’on ne prend pas son travail au sérieux. » Autrement dit, elle est moins atteinte que ses collègues par l’idéologie qui fait du travail le cœur de la vie, et qui en fait dépendre la valeur que l’on s’accorde. Elle l’attribue à sa culture méditerranéenne, mêlée à ses convictions politiques et spirituelles.

Les protestants puritains ont apporté leur mentalité punitive dans les colonies d’Amérique28. Tricia Hersey souligne aussi combien l’esclavage a contribué à forger la culture du surmenage qui domine toujours aux États-Unis. Elle-même descendante d’esclaves, elle a été bouleversée de découvrir à quel degré d’inhumanité avait été poussée l’exploitation de ses ancêtres, obligé·es de travailler jusqu’à vingt heures par jour, y compris en plein soleil. « Les personnes noires ont une connexion directe avec la brutalité du capitalisme, écrit-elle. Nos corps ont été le premier capital de l’Amérique29. » En effet, les deux conditions de la conquête du « Nouveau Monde » par les Européens ont été « l’esclavage de plantation et l’expropriation létale des indigènes », rappelle Sylvie Laurent. « Colonisation, esclavage et exploitation des Amériques furent moins “l’aurore” du capitalisme, comme l’écrit Marx, que sa matrice. »30

Comme beaucoup de ses compatriotes, Tricia Hersey a subi la pauvreté, la précarité, les journées interminables, le prêt étudiant à rembourser, l’épuisement. Peu à peu, elle a décidé d’introduire dans son quotidien de petites plages de résistance par le repos : une sieste, un moment de rêverie en regardant par une fenêtre… Elle suivait en cela l’exemple de sa grand-mère, Ora, qui avait eu une vie très dure, marquée par la ségrégation, mais qui, chaque jour, trouvait le moyen de rester une demi-heure seule et immobile dans l’obscurité ; de se créer un espace où elle pouvait simplement être. Quand Tricia lui demandait ce qu’elle faisait, la vieille femme lui répondait : « Je repose mes yeux et j’écoute ce que Dieu veut me dire. »

L’autrice se souvient aussi de son père, Willie, employé au nettoyage des trains et militant infatigable au service de sa communauté. Il se levait tous les matins à quatre heures pour avoir deux heures à lui avant d’embaucher, qu’il consacrait à la lecture des journaux et à la prière. C’est dans la religion que Tricia Hersey et les siens ont puisé une vision de la vie et d’eux-mêmes susceptible de faire pièce à celle que le capitalisme et le racisme voulaient leur inculquer, et, même si on ne partage pas ces croyances, on ne peut que les respecter.

« Les portes du temple de la sieste sont ouvertes »

Parce que, pour elle, la résistance au laminoir capitaliste ne saurait se mener seulement à l’échelle individuelle, elle organise depuis 2017 des « expériences de sieste collective » qui se déroulent dans des studios de yoga, des bibliothèques, des théâtres, des sous-sols d’église… Elle jette sur le sol des matelas, des coussins, des couvertures ; elle dispose un autel avec des photos de personnes noires en train de se reposer, des carafes d’eau, des bougies, des fleurs, et prépare une playlist apaisante. Elle circule doucement dans l’espace, annonçant que « les portes du temple de la sieste sont ouvertes », veillant sur le bien-être des participant·es. Elle propage ainsi sa conception du repos comme un droit divin, inconditionnel, un portail de régénération physique et spirituelle.

Pour la première de ces expériences, une quarantaine de personnes avaient répondu à l’appel. Au réveil, certaines pleuraient, soit parce qu’elles mesuraient à quel point elles étaient épuisées, soit parce qu’elles étaient « submergées par l’émotion de s’être reposées sans culpabilité ni honte pour la première fois de leur vie ». Parmi les formules que prononce l’organisatrice, il y a ces mots : « Merci de vivre. Merci de vous reposer. Merci de résister. » Un jour, lors de la conversation qui a suivi le réveil, une femme s’est mise à sangloter. Depuis quelques semaines, elle se sentait déprimée, sans valeur. Et jamais personne ne lui avait dit : « Merci de vivre. »

Tricia Hersey invite à se demander : « Qui étais-je avant la terreur de ces systèmes toxiques ? Qui est-ce que je veux être ? Que m’a-t-on appris au sujet de ma propre valeur et de mon existence ? » Elle rappelle que « le capitalisme est récent, et nos corps sont anciens ». Elle invite à voir ceux-ci comme des « foyers de libération », comme « un miracle, un héritage, et un lieu de pouvoir immense ». Elle nous encourage à poursuivre notre chemin de délivrance, de guérison : « Il y a un miroir qui attend que nous y plongions notre regard. »

Au passage, en réfléchissant à tout cela, je pense avoir – en toute modestie – résolu l’une des plus grandes énigmes de l’époque récente : celle de la popularité des chats sur Internet. Ce que nous projetons sur les chats, c’est l’image de ce que nous rêverions d’être, au fond : des créatures dénuées de toute culpabilité et totalement étrangères à l’éthique protestante du travail, douées pour la détente et le repos, ayant d’elles-mêmes une haute idée inaltérable, sans aucun lien avec leur productivité. En 1909, le syndicat Industrial Workers of the World avait d’ailleurs adopté comme emblème un chat noir afin de signifier son caractère indomptable31. L’existence des chats a une valeur en elle-même, sans qu’ils aient rien à faire pour la mériter. En 2021, le chercheur Jonathan Saha a publié un livre orné d’une dédicace qui a rencontré un vif succès sur les réseaux sociaux : « À Toast, le chat, qui n’a été d’absolument aucune aide32. »

Cette popularité des chats passe beaucoup par le dessin d’humour. Ainsi, la dessinatrice Lingvistov montre la différence entre un chien qui a fait quelque chose de mal (museau aplati sur le sol, œil rempli de contrition) et un chat qui a fait quelque chose de mal (posture hautaine, bout de la queue relevé, regard méprisant) ; car oui, contrairement à nous, qui nous sentons coupables sans raison, les chats ne se sentent jamais coupables, y compris quand ils devraient. Exploitant la même veine, Scott Metzger met en scène un dialogue entre un chien et un chat, le premier disant au second : « Tu connais ce sentiment, quand tu as fait une bêtise et que tu ne peux te concentrer sur rien de toute la journée parce que tu te sens tellement mal ? » Et le chat, apitoyé et définitif : « Non. » Autre échange, encore plus clair, chez Jimmy Craig : « J’ai pissé contre l’armoire et maintenant la culpabilité est insoutenable », confie le chien. « C’est quoi, ça ? », interroge le chat. « L’armoire ? » « Non : la culpabilité. »

Alors que les humains d’ascendance chrétienne ont appris que « rien ne leur était dû sauf la verge et le châtiment », les chats considèrent plutôt que rien n’est assez bien pour eux : « Qu’aimeriez-vous refuser de manger aujourd’hui ? », demande un maître d’hôtel à un client félin chez le dessinateur Mark Parisi. Les chats estiment que tout leur est dû : en témoignent les innombrables blagues sur leur habitude de transformer leurs propriétaires en servantes et serviteurs zélé·es.

Ils sont tranquillement indécis, en particulier devant une porte : « Les chats annoncent officiellement qu’ils vont enfin choisir s’ils veulent sortir ou rentrer », titre le Gorafi (3 juin 2019). Un adjectif anglais pourrait résumer leur attitude : unapologetic (« qui ne s’excuse pas »). L’objectif capitaliste d’amélioration constante de soi ne les atteint pas. « Plus je vieillis, moins je laisse les attentes des autres me définir, philosophe l’un d’eux, dessiné par Jimmy Craig. Je suis devenu une version plus authentique de moi-même. » Et de préciser : « Une version plus grincheuse, plus impatiente, plus authentique de moi-même. »

Et surtout, ils sont royalement paresseux, donc. Mark Parisi dessine deux chats buvant leur café au réveil ; l’un, les yeux fripés, se plaint : « Mince, je suis crevé ! Moi, si je n’ai pas mes vingt et une heures et demie de sommeil… » Toujours chez Parisi, un écolier-chat se tient devant la classe pour raconter ses vacances d’été à ses camarades et exhibe fièrement une photo de lui profondément endormi. Amy Hwang imagine un vieux chat, au soir de sa vie, sur son lit d’hôpital, disant à sa famille éplorée rassemblée autour de lui : « Mon seul regret est de ne pas avoir davantage fait la sieste. » Sur un strip de Jimmy Craig, un autre, lové sur un coussin, se plaint à un chien : « J’ai une liste de tâches tellement longue, je ne sais pas comment je vais arriver à tout faire. » L’autre lui objecte : « Mais alors, est-ce une bonne idée de faire la sieste ? » À quoi le chat rétorque : « C’est le premier élément sur ma liste. »

Oui, je crois que, à travers les fantasmes que nous chargeons les chats d’incarner, nos aspirations profondes apparaissent très clairement. À l’occasion, nous leur demandons d’ailleurs de nous dédouaner de notre oisiveté : sur les réseaux sociaux, nous postons des photos de nous empêché·es de travailler par un chat étalé sur notre poitrine ou notre clavier…

Un poème de Dominique Ané (le chanteur Dominique A) me semble bien restituer le rôle que nous leur confions dans nos vies :

Ce chat n’est pas à nous

mais vient nous visiter

tous les jours

 

Il nous a choisis

la maison et nous

l’odeur

 

Le matin il est là

posté dans le jardin

 

Il entre

choisit la chambre

et dort

toute la journée

 

Nous, nous sommes pris

dans l’élan des jours

l’étau des tâches

inquiets

affairés

 

seulement apaisés

par la présence

du chat qui dort

 

et dès qu’il sort

des heures durant

nous l’espérons33.

Il ne nous reste plus qu’à créer un monde qui permettra de faire passer cet idéal de vie du royaume félin au royaume humain.

Devon Price observe une vulnérabilité particulière à la culture du surmenage chez les personnes appartenant à des catégories discriminées : femmes, minorités raciales ou sexuelles… Bref, toutes celles à qui on a répété qu’elles n’étaient « pas assez ». À travers leur acharnement au travail, les personnes queer tentent de « reconquérir l’amour et le respect que nous avons perdus en choisissant d’être ouvertement nous-mêmes », écrit encore Price – qui est lui-même un homme trans. Elles savent que « l’acceptation qu’elles reçoivent peut leur être retirée à tout moment », et tentent donc de se protéger en redoublant d’efforts.

Les personnes racisées, elles, se sont entendu dire toute leur vie qu’elles devraient travailler deux fois plus que les hommes blancs si elles voulaient réussir34. Ce qui, comme le souligne Fatima Ouassak, ne fait que redoubler l’injustice qu’elles subissent. Elle-même veut que ses enfants réussissent, dit-elle, mais elle refuse de leur enjoindre pour cela de travailler deux fois plus que les autres, alors qu’elle et il doivent déjà faire face à des discriminations qui sont épargnées aux autres35. Le problème réside dans le système, et c’est lui qu’il faut changer.

Travailler sans relâche peut aussi être, pour les personnes discriminées, une tentative de tenir à distance les représentations infamantes qui planent au-dessus de leur tête. Il s’agit de ne surtout pas prêter le flanc aux préjugés qui les décrivent comme stupides, incompétentes, fainéantes… C’est ce que l’on appelle en psychologie sociale la « menace du stéréotype », ou, plus largement, la menace d’une « identité indésirable », selon l’expression de trois chercheuses américaines36. Ainsi, alors même que les esclaves ont été forcé·es de travailler au-delà de toute limite, les stéréotypes racistes ont attribué aux Noir·es une tendance naturelle à la paresse. Quand elle revendique le repos pour elle-même, quand elle organise des siestes collectives, Tricia Hersey défie donc ouvertement le stéréotype issu de l’esclavage ; elle assume le risque de le réactiver, en refusant le chantage qui lui est fait.

« Ne lui laisse pas ses aises, je te dis »

Pour l’ensemble des femmes, le spectre de l’« identité indésirable » joue à plein. Elles sont censées jongler avec la maternité, la logistique domestique, la réussite professionnelle, la séduction, etc. Et si elles prétendent alléger cette charge d’une manière ou d’une autre, on leur associe des images peu flatteuses. Celles qui ne font délibérément pas d’enfants sont qualifiées d’égoïstes ou de carriéristes ; celles qui se consacrent à leur famille sans exercer d’activité professionnelle sont des pondeuses lobotomisées ; celles qui ne sont pas minces, sexy, toniques, épilées, élégantes, régnant sur un intérieur parfaitement tenu et décoré, sont des souillons qui ne devront pas s’étonner si elles sont quittées… La validation sociale et l’estime de soi qu’elle procure sont réservées à celles qui cochent toutes les cases – et qui subissent donc des emplois du temps minutés, exténuants, aliénants. Des emplois du temps qui les privent de repos, de temps pour exister37. C’est ce que l’on appelle, avec une hypocrisie extraordinaire, « tout avoir » (having it all).

Les femmes blanches aussi ont été une catégorie réputée particulièrement paresseuse. Dans un dialogue avec un homme de sa paroisse, il y a plusieurs siècles, le prédicateur franciscain Bernardin de Sienne préconisait de tuer l’épouse au travail : « Y a-t-il à balayer la maison ? – Oui. – Fais-la-lui balayer. Y a-t-il à relaver les écuelles ? Fais-les-lui relaver. Y a-t-il à tamiser ? Fais-la tamiser, fais-la donc tamiser. Y a-t-il à faire la lessive ? Fais-la-lui faire dans la maison. – Mais il y a la servante ! – Qu’il y ait la servante. Laisse faire à elle [l’épouse], non par besoin que ce soit elle qui le fasse, mais pour lui donner de l’exercice. Fais-lui garder les enfants, laver les langes et tout. Si tu ne l’habitues pas à tout faire, elle deviendra un bon petit morceau de chair. Ne lui laisse pas ses aises, je te dis. Tant que tu la maintiendras en haleine, elle ne restera pas à la fenêtre, et il ne lui passera pas par la tête tantôt une chose, tantôt une autre38. » J’ignore l’influence réelle qu’a eue ce conseil, mais si le cher Bernardin revenait aujourd’hui jeter un œil dans les intérieurs, nul doute qu’il serait satisfait.

Cet emploi du temps saturé, éreintant, a été le lot de la psychanalyste et essayiste Corinne Maier, comme celui de millions d’autres. « Je n’ai jamais travaillé autant que dans les années 1990, témoigne-t-elle : des enfants, un emploi, la reprise des études. Aucun temps mort, chaque minute de ma vie était occupée. Les dix années qui suivent la naissance des enfants, les femmes qui jonglent entre travail et soin des gosses ont des vies de bête de somme. » Avec le recul qu’offre l’expérience, alors qu’elle vient d’entrer dans la soixantaine et que ses deux enfants ont pris leur indépendance, Maier préconise d’embrasser sans réserve ni complexe la paresse et l’égoïsme. Ces étiquettes ne lui font plus peur : « Si l’on m’avait posé la question quand j’avais vingt ans, “Corinne, es-tu égoïste ?”, j’aurais protesté, non, je suis quelqu’un de bien. »

En somme, si Devon Price assure que « la paresse n’existe pas » et que tout le monde fait de son mieux – un positionnement encore très vertueux, il est vrai –, Corinne Maier, elle, clame que la paresse existe totalement, et qu’elle peut même être un levier politique précieux pour les catégories dominées. Depuis des décennies, on réclame et on attend que le soin des autres (enfants, conjoints, parents âgés) soit mieux réparti, et il pèse encore et toujours sur les femmes. Il est temps d’admettre que cela n’arrivera pas tout seul, assène-t-elle. Seule solution : se défiler, refuser, traîner les pieds, voire prendre la fuite. « La mauvaise volonté est très efficace pour esquiver les tâches qui pèsent. C’est par leur fainéantise que les esclaves ont joué un rôle essentiel dans l’effondrement de la civilisation grecque39. Ils ont ébranlé le système par leur léthargie et leur absence d’enthousiasme à la tâche. »40

Elle souligne que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, en adoptant cette attitude, les femmes rendraient service non seulement à elles-mêmes, mais à tout le monde. S’épuiser à la tâche, se démener jusqu’à l’oubli de soi, c’est entériner un mode de relation bancal, et faire peser un poids énorme sur les épaules des autres. « En vouloir au monde entier parce qu’on a une vie ennuyeuse, parce qu’on s’est “sacrifiée pour les autres”, attendre une rétribution en “monnaie de sentiments” qui ne vient jamais ou qui vient sous une autre forme que celle que l’on souhaite, tout cela dispose à ressasser, à remâcher. Et à être une fille amère, une amante frustrée, une mère accaparante, bref, une harpie41. » Soit exactement les traits que les stéréotypes sociaux prêtent aux femmes célibataires et/ou sans enfants, comme pour mieux nous dissuader de nous soucier de notre propre bien-être.

Compte tenu de ma détestation des horaires, de mon goût pour le sommeil et la lenteur, je me félicite de ne jamais avoir eu de désir d’enfant ; mais j’ai confié dans Sorcières le sentiment de culpabilité que j’en retirais. (J’ai raconté que si je me cognais les orteils à un meuble, j’avais tendance à penser que c’était la punition qui arrivait pour ne pas m’être dévouée à des enfants.)42 Je suis consciente de la transgression que représente ce rejet des injonctions au sacrifice. J’en retire à la fois une satisfaction infinie – même si, comme on l’a vu, cela ne supprime pas ma sensibilité à d’autres injonctions – et un certain embarras.

Je suis très fière d’incarner cette bizarrerie : une femme qui ne doit son temps et son énergie à personne. Mais il est aussi un peu troublant d’expérimenter une situation aussi minoritaire. Depuis quinze ans, j’ai toujours le même étrange sentiment quand ma professeure de barre au sol, durant les – à peu près – douze secondes et demie de relaxation que compte son cours, prononce la formule rituelle : « Fermez les yeux, prenez un petit temps pour vous. » Dans mon cas, le « petit temps pour moi », c’est toute ma vie !

« En grandissant, je n’ai jamais rencontré une seule femme détendue, écrit la thérapeute américaine Nicola Jane Hobbs. Des femmes qui réussissaient ? Oui. Des femmes productives ? Plein. Des femmes anxieuses, apeurées, contrites ? Des tas. Je connais des femmes fortes, aimables, courageuses. Des femmes créatives, compatissantes, athlétiques, aventureuses, des savantes. Je connais des femmes féroces et des femmes douces. Mais des femmes détendues ? À l’aise ? Des femmes qui ne mesurent pas leur valeur à leur productivité ? Qui donnent la priorité au repos, au plaisir et au jeu ? Qui n’ont pas peur de prendre de la place dans le monde ? Qui se donnent la permission inconditionnelle de se détendre – sans culpabilité, sans s’excuser, sans avoir le sentiment de devoir le mériter ? Je crois bien que je n’ai jamais rencontré une telle femme. Mais j’aimerais en devenir une43. »

Ailleurs, elle ajoute : « Nous méritons mieux que d’être constamment épuisées. Je crois que l’un des plus grands cadeaux que nous puissions offrir au monde est notre présence détendue, aimante. Je crois que le changement pourrait advenir si des milliers de femmes décidaient qu’elles ne voulaient plus vivre des vies frénétiques, frôlant le burn-out, en manque de sommeil44. »

C’est bien vu. Cependant, le propos sert à vendre un programme de développement personnel. Or, ici, toutes les coachs du monde ne peuvent rien pour nous. Cette « femme détendue », qui est effectivement une créature utopique, chimérique, ne pourra s’épanouir que grâce à un changement sociétal, c’est-à-dire grâce à une meilleure répartition des innombrables tâches de soin, d’intendance, de lubrification relationnelle, etc., dont on se décharge sur les femmes, en particulier quand elles deviennent mères.

La plupart des femmes ne sont pas dans les mêmes dispositions que moi : elles ont envie de fonder une famille, et elles devraient pouvoir le faire sans devoir renoncer à leur repos et à leur temps libre – ou, du moins, sans devoir y renoncer plus que les hommes qui deviennent pères. Sur un autre dessin du New Yorker, signé Liana Finck, un homme annonce à sa compagne, qui se tient au milieu d’une cuisine dévastée, un nourrisson dans un porte-bébé, une fillette et un chien accrochés à ses jambes : « Tu n’es plus la femme insouciante que j’ai épousée. » Sans blague.

Les voluptés douteuses de l’exploitation d’autrui

L’une des siestes collectives qui ont le plus marqué Tricia Hersey a réuni une cinquantaine de femmes noires de tous les âges lors d’un festival dans le Colorado. Avec le ministère de la Sieste, il lui tient particulièrement à cœur de lutter contre le mythe de la femme noire corvéable à merci, telle la « Superwoman qui va sauver tout le monde ». Cette image vient de l’esclavage, elle aussi. « Puisque le gros du travail à faire dans les colonies états-uniennes était dans le domaine de l’agriculture manuelle, il apparut évident aux négriers que la femme africaine, habituée à travailler dur dans les champs tout en effectuant également une grande variété de tâches domestiques, serait très utile dans les plantations », écrit bell hooks45.

Hersey rappelle que, aux États-Unis, les femmes noires ou latinas – comme, en France, les femmes noires, arabes, asiatiques… – des classes populaires restent préposées aux travaux les plus harassants et les plus mal payés. Les femmes noires « effectuent la plupart des travaux domestiques dans leur propre maison comme dans les maisons des autres », confirme bell hooks46. Mais, tout en s’adressant à ce public spécifique, Tricia Hersey n’en désire pas moins que sa réflexion et son héritage de résistance soient utiles à toutes celles et tous ceux qui souffrent des effets du capitalisme. Elle conçoit la libération noire comme un « baume pour toute l’humanité », écrit-elle.

Elle a raison de revendiquer la portée universelle de l’expérience des Africain·es-Américain·es. On ne peut cependant pas oublier – et elle le rappelle aussi – que, si nous sommes tous et toutes logé·es à la même enseigne, c’est seulement dans une certaine mesure : le capitalisme sacrifie toujours le bien-être des un·es au bénéfice de celui des autres. C’est flagrant dans les publicités pour les services de livraison ou de nettoyage à domicile : ce monde nous vante rarement le repos, l’insouciance, l’oisiveté, la douceur envers nous-mêmes, sans que cela implique de faire trimer quelqu’un d’autre pour nous.

Dans ces dispositifs de domination, l’employé·e doit escamoter ses besoins et ses désirs propres et sacrifier sa santé pour se mettre au service de ceux du ou de la client·e. Souvent, l’exploitation d’autrui semble faire partie intégrante de l’expérience vendue. En témoigne la déférence – d’un niveau corrélé au standing de l’établissement – exigée des employé·es dans les boutiques, les restaurants, les hôtels…

Un strip du dessinateur Marc Dubuisson, doté à mes yeux d’une portée politique indéniable, résume magistralement cette logique. Un mort, arrivant au Paradis, s’extasie devant le confort de l’endroit. « Normal, lui explique avec orgueil l’ange qui garde les lieux. Le sol est constitué de milliards de couettes hyper moelleuses ! » « Et trop choupinous ! », complète le nouveau venu en contemplant ses pieds, émerveillé. Avant de s’interroger rêveusement : « Je me demande à quoi peut bien ressembler l’Enfer… » Or justement, pendant ce temps, un autre défunt arrive en Enfer. Où, à sa plus grande horreur, un gardien diabolique lui annonce : « Vous allez devoir enfiler des milliards de couettes hyper moelleuses dans ces housses trop choupinous. »

Ce partage des rôles, dans lequel le Paradis des uns implique l’Enfer des autres, est flagrant dans les restaurants. Aller au restaurant, c’est s’affaler sur une chaise et entamer une conversation fleuve avec une ou plusieurs personnes que l’on aime (idéalement) tout en attendant que l’on dépose devant nous un plat délicieux après l’autre. J’avoue que j’adore cela ; mais, en plus de l’épuisement physique et mental que provoquent la course entre les tables et l’attention nécessaire pour répondre aux besoins des clients, on ne peut ignorer la brutalité qui règne trop souvent dans ce secteur : humiliations, violences sexistes et sexuelles47… Cette brutalité explique la difficulté des restaurateurs à recruter dans le contexte de la « grande démission » survenue après l’éclatement de la pandémie de Covid-19. Elle amène certain·es de mes ami·es à prôner l’abolition pure et simple des restaurants48.

Il faudrait imaginer une société où les besoins de repos et de plaisir pourraient être satisfaits de façon indépendante, gratuite, sans impliquer l’inconfort de quelqu’un d’autre, ou le moins possible, de la façon la plus légère et transitoire possible. Cet idéal ne m’est pas soufflé par la culpabilité, mais par le rêve d’une qualité supérieure de bonheur, produite par l’assurance qu’il est partagé. Et par l’abandon de la mentalité à la fois féodale et capitaliste qui rend désirable et prestigieux l’asservissement maximal d’autrui.

Cela nécessiterait non seulement un rapport de forces politique et social très différent, mais aussi une culture collective nouvelle, dans laquelle le bien-être de tous et toutes serait reconnu comme un objectif sacré, où tout serait fait pour rendre le travail le moins pénible et le moins chronophage possible, et dans laquelle personne ne serait passé par pertes et profits. Nous en sommes loin. Nous ne sommes toujours pas sorti·es du piège historique qu’avait si bien identifié Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, quand il regrettait que la fierté du prolétariat ait été fondée sur la sacralisation du travail, ce « dogme désastreux49 ». L’existence de forces syndicales et politiques revendiquant haut et fort la valeur absolue de la personne humaine, en dehors de toute considération de productivité, nous fait cruellement défaut.

C’est ce vide qu’a comblé Hadrien Klent dans son roman Paresse pour tous, en 2021. Affligé par « le peu d’intérêt de la gauche française pour la remise en question du dieu Travail », son héros, Émilien Long, Prix Nobel d’économie, se présente à l’élection présidentielle avec pour programme la semaine de travail de quinze heures – oui : trois heures par jour. Il invite ses concitoyen·nes à rêver d’une société « qui refuse le productivisme, qui refuse la destruction de la nature, qui refuse la fuite en avant. Une société où les gens peuvent respirer, dans tous les sens du terme : respirer un meilleur air, un air moins chaud, moins pollué, et respirer parce qu’ils ont du temps en dehors du travail, pour vivre ». Lorsqu’il s’agit de trouver un slogan de campagne, un membre de son équipe suggère « Paresse, ami·es, planète » – plutôt que « Travail, famille, patrie »50

La force du roman est d’inscrire cette intrigue dans le contexte d’une France presque en tous points semblable à la France réelle. Une narration savoureuse fait passer comme une lettre à la poste un propos hyper documenté, très pointu, et démontre ainsi que, loin d’être une utopie, le projet d’Émilien Long – nous faire vivre comme des chats – est tout à fait sensé et réalisable.

La chasse aux « fainéants », cette escroquerie

En dehors des moments où notre délassement peut permettre d’épuiser d’autres travailleurs ou travailleuses, nous ne sommes pas censé·es nous reposer. Nous sommes censé·es faire tourner la machine sans relâche, sous peine d’être accusé·es de paresse. « La paresse est un outil de l’oppresseur », écrit Tricia Hersey, rejoignant en cela Devon Price quand il dénonce un « mensonge »51. Aussi incroyable que cela paraisse, selon les esclavagistes, les captifs ou captives qui essayaient de s’enfuir souffraient d’une maladie mentale appelée « drapétomanie » (soit, étymologiquement, la « folie du fugitif » ; en anglais : runaway slave disorder)52. Le terme a été forgé par un médecin de l’État de Louisiane, Samuel A. Cartwright, en 1851. Naturaliser l’exploitation et pathologiser la résistance qu’elle suscite : une vieille stratégie.

De fait, l’usage du mot « paresse », ou de ses synonymes, devrait toujours nous alerter et nous inciter à rechercher quel coup de force, quelle escroquerie est à l’œuvre derrière les discours moralisateurs. Ainsi, au début des années 1980, relate Grégoire Chamayou, les penseurs néolibéraux américains désiraient saper le système de protection sociale, qui faisait obstacle à la mise au pas des travailleurs et des travailleuses dans cette époque d’effervescence contestataire : l’existence d’allocations chômage empêchait la menace du chômage de jouer à plein. Cependant, ces motivations étaient difficilement avouables. Ils prétextèrent alors que la protection sociale incitait à la paresse.

Pour l’idéologue néoconservateur George Gilder, par exemple, « l’État-providence représentait un danger moral, civilisationnel même », résume Chamayou : « En instituant des modes de subsistance de secours, l’État social dispense les plus démunis de se plier entièrement à des impératifs de marché présentés comme de puissants aiguillons de la vertu. »53

De même, en France, en septembre 2017, quelques mois après sa première élection à la présidence de la République, Emmanuel Macron, annonçant son intention de poursuivre l’éviscération du code du travail – déjà bien entamée en 2016 avec la loi El Khomri –, avait prévenu qu’il « ne céderait rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes54 ».

Devon Price souligne qu’il y a le plus souvent une légitimité cachée aux comportements que nous condamnons comme « paresseux ». Par exemple, lui dit la psychologue du travail Annette Towler, quand des employé·es sont maltraité·es, elles et ils y répondent en général par des signes subtils de « paresse », comme un absentéisme accru : « C’est l’un des premiers indices du fait qu’un environnement de travail est toxique, assure-t-elle. Un grand nombre d’employé·es cessent tout simplement de venir, sans raison apparente ni explication55. » Cela amène leurs supérieur·es hiérarchiques à se plaindre de leur manque de fiabilité, alors qu’elles et ils essaient seulement de se protéger. Price, qui enseigne à l’université, a lui-même été surpris des situations personnelles parfois très difficiles qu’il a découvertes quand il a pris la peine de discuter de manière approfondie avec certain·es étudiant·es qui l’avaient d’abord irrité parce qu’elles ou ils lui paraissaient apathiques, indifférent·es ou désinvoltes.

En juin 2023, on a assisté à une offensive du patronat français contre de supposés « arrêts maladie de complaisance ». Geoffroy Roux de Bézieux, président du Mouvement des entreprises de France (Medef), affirmait que ceux-ci avaient augmenté de 30 % en trois ans, et qu’ils étaient surtout pris le lundi et le vendredi. Or cette hausse était bien réelle – elle était même spectaculaire chez les jeunes –, mais elle s’expliquait par les vagues successives de Covid-19, et par la dégradation générale de la santé mentale et physique des salarié·es en raison de la pandémie56. Cela n’a pas empêché le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, de parler de « dérive » et de placer sous surveillance les médecins, à qui Bercy a envoyé des courriers d’avertissement. L’un de ces praticiens faisait observer que c’était prendre le problème à l’envers, et qu’il aurait mieux valu cibler les entreprises où il y avait le plus d’arrêts de travail, afin de comprendre à quoi ils étaient dus57.

Un millier de généralistes étaient alors concerné·es, soit environ 2 % de la profession. Mais, quelques mois plus tard, c’était un quart des médecins traitant·es qui étaient inquiété·es par la Sécurité sociale, menacé·es d’une amende de 6 800 euros ou d’une mise sous tutelle si elles et ils persistaient à prescrire « trop » d’arrêts58. Cent cinquante praticien·nes ont alors rédigé une tribune pour s’insurger contre l’inhumanité de cette logique. Les signataires expliquaient qu’un·e médecin pouvait être amené·e à prescrire davantage d’arrêts de travail que la moyenne si elle ou il exerçait, par exemple, dans un secteur où beaucoup de patient·es avaient des emplois pénibles.

« J’ai dans ma patientèle des femmes de chambre ou des caissières avec les poignets, les genoux et les épaules abîmés », témoignait Agnès Giannotti, généraliste dans un quartier populaire de Paris59. Formulant un constat plus global, la médecin du travail Anne Fabre-Mary observait que, dans le privé comme dans le public, de plus en plus de salarié·es étaient pris·es « dans des conflits de valeurs », ou pâtissaient « du manque de moyens et de l’intensification du travail »60.

Cette pression de la Sécurité sociale plaçait les médecins dans une situation impossible : « Soit nous choisissons de prioriser la santé du patient et prescrivons l’arrêt qui nous met en danger statistique, soit nous priorisons notre sécurité statistique et mettons de côté la santé du patient, en contradiction avec notre éthique », disait leur lettre ouverte61. Il est toujours plus commode, quand on est un gouvernement déterminé à torpiller la protection sociale, de faire passer des salarié·es harassé·es, déglingué·es par leur boulot et par l’état du monde, pour des tire-au-flanc. Quitte à accroître en retour la souffrance au travail des médecins.

Vice-président du syndicat des médecins généralistes MG France, Théo Combes a participé à une « commission des pénalités » destinée à « juger » les fautifs. « Des médecins sont venus s’expliquer. Ils étaient proches de la rupture d’un point de vue moral et psychologique, avec des risques suicidaires qui transparaissaient, témoignait-il. J’aurais pensé que leurs récits auraient ému un mort, même si c’est peut-être un peu fort. Mais après quatre heures d’audition, on s’est dit que c’était vraiment une mascarade. C’est un système pour broyer les gens, les humilier62. »

Face à la défaillance d’un·e employé·e, les pouvoirs publics et la grande majorité des patrons privilégieront toujours l’explication la plus malveillante, la plus suspicieuse. Le sociologue Alain Vilbrod fait remarquer que le terme courant « absentéisme » induit à lui seul un jugement négatif : « L’expression “absence au travail” serait plus neutre », suggère-t-il63.

Notre tyrannie envers nous-mêmes

Mais cette dureté imprègne l’ensemble de la société. La sévérité, le scepticisme, nous en faisons preuve aussi à l’égard de nous-mêmes. Une amie qui vient d’avoir le Covid-19, et qui reste au lit parce qu’elle est épuisée, me dit avec une certaine gêne qu’elle se « prélasse ». C’est seulement quand je lui parle d’un article insistant sur l’importance de se reposer après une infection pour minimiser les risques de Covid long64 qu’elle se tranquillise un peu. Devon Price cite, lui, le cas d’une de ses étudiantes qui, en l’espace d’un semestre, a dû affronter la mort d’un parent, la destruction de sa maison dans une catastrophe naturelle et l’hospitalisation de sa fille pour dépression, et qui, pourtant, « avait encore mauvaise conscience parce qu’elle n’arrivait pas à rendre tous ses travaux ». Durant la rédaction de son livre, il a aussi été frappé par le nombre de gens qui, quand il leur disait qu’il écrivait sur la paresse, lui assuraient aussitôt, en le déplorant, qu’elles ou eux-mêmes en étaient gravement atteint·es65.

Dans son livre autobiographique Entre deux royaumes, l’autrice américaine Suleika Jaouad raconte comment, alors que, fraîchement diplômée, elle travaillait dans un cabinet d’avocats à Paris, son état de santé s’est dégradé de façon spectaculaire, l’obligeant à rentrer chez ses parents, près de New York. Elle était si faible qu’elle a eu besoin d’un fauteuil roulant pour parcourir les couloirs des aéroports de départ et d’arrivée. À peine chez elle, elle se met au lit, épuisée. Le soir, son père vient la voir et l’exhorte à descendre dîner en famille : « Voilà des heures que tu dors. Il faut que tu fasses un effort. Tu te sentiras mieux une fois debout. »

Elle proteste et refuse. Mais, après qu’il a tourné les talons, un « mélange de culpabilité et de doute » l’empêche de se rendormir. « Je savais que quelque chose n’allait pas, mais il y avait encore des moments où je me demandais si je n’inventais pas tout cela – si mes symptômes étaient réels, ou s’ils n’existaient que dans ma tête, écrit-elle. Peut-être fallait-il juste que je fasse plus d’efforts66. » Or elle était aux prises avec les manifestations de la leucémie qu’elle allait devoir combattre au cours des années suivantes. (Des exemples aussi extrêmes disent bien jusqu’où peut aller notre tyrannie envers nous-mêmes, mais même la migraine la plus anodine justifie que nous nous traitions avec plus d’indulgence.)

Ce climat général de dureté envers soi et envers les autres amène souvent les salarié·es à refuser un arrêt maladie, ou à très mal le vivre quand elles ou ils sont forcé·es de l’accepter. En 2023, en France, un quart des arrêts prescrits n’étaient pas pris, ou pris seulement en partie67. Et ce chiffre n’inclut évidemment pas toutes les personnes qui ne vont même pas consulter un·e médecin68. En 2015, selon une enquête internationale, 62 % des salarié·es français·es avaient fait au moins un jour de « présentéisme » au cours de l’année, contre 42 % pour l’ensemble de l’Union européenne69. Étrangement, ce phénomène ne fait jamais les gros titres…

La première raison de ne pas vouloir prendre un arrêt, ou de ne pas vouloir le renouveler, est la perte de revenus qu’il implique. Une médecin du travail cite des patients qui, après quelque temps, ne touchent plus qu’un demi-salaire et veulent donc absolument reprendre le travail, alors même qu’« ils boitent, ils ne tiennent pas debout70 ». Celles et ceux qui ont un statut précaire craignent, pour leur part, que leur contrat ne soit pas renouvelé.

Mais, en s’arrêtant, certain·es redoutent aussi de se mettre à dos leur hiérarchie, ou leurs collègues, dont la charge de travail va augmenter si elles ou ils ne sont pas remplacé·es – ce qui est souvent le cas : en ne prévoyant pas un système de remplacement efficace, les entreprises portent atteinte à la santé de l’ensemble de leurs salarié·es. Une enseignante s’entend reprocher à son retour : « Ça n’avait pas l’air si grave, tu aurais pu revenir avant, ça aurait soulagé tout le monde71. » À un jeune commercial en burn-out, on lance le classique : « Alors, on prend des vacances aux frais du contribuable72 ? »

La paranoïa peut s’installer, quand des collègues appellent sous couvert de « prendre des nouvelles » et exercent des pressions subtiles. La personne arrêtée se demande alors si sa hiérarchie, qui n’a pas le droit de la contacter, essaie de « faire passer un message », explique la psychologue du travail Mélissa Pangny73.

Parfois, cependant, des salarié·es renâclent à accepter un arrêt maladie même si l’entourage n’y voit aucune objection, voire les y encourage. Ainsi, en 2019, la psychologue Florence Gaboreau, qui exerçait dans un centre pour enseignant·es en souffrance, témoignait : « Il y a une culpabilité monstrueuse à s’arrêter dans l’Éducation nationale. Vous n’imaginez pas comment je dois ramer, parfois sur plusieurs consultations, pour persuader les personnes, alors qu’autour d’elles on leur dit de s’arrêter. Elles ne veulent pas laisser leurs élèves. Il y a un surmoi chez les enseignants qui est d’une sévérité extraordinaire74. » En janvier 2024, la polémique suscitée par la nouvelle ministre de l’Éducation (au destin de météorite), Amélie Oudéa-Castéra, qui se plaignait d’un supposé absentéisme des professeur·es de l’école publique parisienne brièvement fréquentée par ses enfants, a été l’occasion de rappeler que, de fait, « les enseignants sont moins souvent en arrêt maladie que les autres fonctionnaires, mais également que les employés du secteur privé75 ».

Qu’il n’y ait pas de malentendu : je souligne ici le décalage entre les représentations – médiatiques, politiques – du monde du travail et la réalité, mais je ne cherche pas à présenter le zèle dont font preuve tant de gens comme un modèle à suivre. Il n’est pas normal que les services publics et les entreprises comptent pour fonctionner sur l’abnégation de personnes éreintées, éclopées, au bout du rouleau ; et il n’est pas normal que nous soyons conditionné·es à l’accepter.

Dans les métiers de soins, aussi, certaines – ce sont essentiellement des femmes – manifestent une réticence à « laisser tomber » leurs collègues ou les personnes dont elles s’occupent, signale Alain Vilbrod. Par exemple, une auxiliaire de vie redoutera qu’une personne âgée soit perturbée si c’est une inconnue qui vient l’assister, et se forcera à aller travailler malgré tout. Tombant malade à la veille d’un week-end, une autre ne voudra pas qu’on appelle, pour la remplacer, une collègue qui a déjà travaillé deux dimanches de suite, et préférera prendre sur elle. Le sociologue décèle dans ces préoccupations les effets d’une socialisation « éminemment sexuée », qui pousse les femmes au sacrifice76.

Que la pression soit externe, interne, ou un subtil mélange des deux, beaucoup de salarié·es travaillent de la maison – quand c’est possible – durant leur arrêt, et/ou reprennent trop tôt, avec le risque de le payer de leur santé et de s’exposer à une rechute rapide. Elles et ils vivent cette période dans la culpabilité et le malaise permanents. Solenne, kinésithérapeute, ose à peine sortir de chez elle, de peur de croiser des collègues en faisant ses courses77. D’autres ressentent leur situation comme indécente, honteusement privilégiée, comparée à celle de leurs proches. Quand une amie lui confie sa joie d’avoir pu poser une journée de congé pour se ressourcer, Diane, chargée d’études, n’ose pas lui « avouer » qu’elle-même est en arrêt depuis six semaines : « Ce n’est déjà pas un sujet facile à aborder, ça casse toujours l’ambiance, mais là, j’ai eu le sentiment d’un décalage incroyable », dit-elle78.

Beaucoup s’interdisent le moindre plaisir, et quand – horreur ! – elles ou ils vivent cette période avec bonheur, cela les fait douter de la légitimité de leur arrêt : « J’ai dormi, je me suis reposée, j’ai fait du sport, je me suis promenée, j’ai vu des amis… et j’ai fini par me demander à quoi ça rimait. Je “fonctionnais” normalement. Est-ce que cet arrêt était un caprice, est-ce que j’étais une fumiste qui avait besoin de vacances anticipées ? » s’angoisse une professeure de mathématiques. Elle a pourtant été arrêtée parce qu’elle était victime de harcèlement moral79. Quelle est donc cette étrange logique qui peut nous faire juger embarrassant d’être préservé·e d’une maltraitance ?

Certain·es salarié·es continuent à travailler envers et contre tout, jusqu’à ce que leur corps lâche complètement. Claire, aide à domicile, raconte à Alain Vilbrod avoir tenu trois mois avec une douleur au coude si forte qu’elle ne dormait plus, ne pouvait plus ni se brosser les dents ni couper sa viande. Avec cela, elle devait soulever des personnes âgées parfois très lourdes, ou nettoyer leurs fenêtres… De même, Frédérique, éducatrice spécialisée, a souffert de forts maux de tête pendant plus d’un an, sans aller consulter, et a fini par tomber dans le coma : tumeur au cerveau80. Une médecin du travail évoque des aides-soignantes qui se résolvent à s’arrêter seulement quand elles voient l’inquiétude dans les yeux de leurs propres patient·es devant leur état81.

Apprendre à ignorer son corps

La culture du surmenage nous amène à négliger notre bien-être, à repousser sans cesse nos limites physiques. Cette mentalité, qu’on pourrait résumer par l’interdiction de « s’écouter » – une expression connotée très négativement –, est extrêmement banale et répandue. Dans son livre sur la honte, Brené Brown dit avoir appris de ses parents qu’il était inacceptable d’être malade. Non parce qu’ils critiquaient les personnes de leur entourage qui l’étaient (ils ne le faisaient jamais), mais parce qu’ils se montraient durs envers eux-mêmes : « S’ils devaient subir une opération, ils recommençaient immédiatement à conduire et à travailler. »

Leur fille a retenu la leçon. Quand Brené Brown est tombée gravement malade et a dû être hospitalisée pour déshydratation sévère durant une de ses grossesses, elle a d’abord demandé à son mari de la filmer, afin de donner ses cours depuis son lit, avant de devoir s’incliner et accepter son état. Par la suite, elle a veillé à se traiter avec plus de douceur, afin de ne pas transmettre à son tour ce modèle à ses enfants82.

Devon Price, lui aussi, n’a commencé à réfléchir à son rapport au travail qu’après s’être totalement ruiné la santé au début de sa carrière universitaire : anémie sévère, souffle au cœur, épuisement permanent qui l’amenait à passer tout son temps libre à dormir – tout en se reprochant de ne faire que dormir… Il s’est alors rendu compte qu’il était entouré de gens « en burn-out, malades, surinvestis ».

Son amie Max, qui travaillait dans une entreprise technologique, a ignoré pendant des mois une inflammation de la vésicule biliaire et n’est allée à l’hôpital que quand elle s’est mise à vomir constamment, raconte-t-il. Elle a été opérée en urgence. Lors de sa convalescence, un nouveau monde s’est ouvert à elle. « Ces quelques semaines ont été les meilleures de ma vie, confie-t-elle, enthousiaste. J’ai dormi, traîné au lit, regardé des films. C’était génial. J’espère que ça m’arrivera de nouveau. Je sacrifierai volontiers un autre organe si je peux me reposer encore un peu. »83

La surdité aux signaux corporels est un conditionnement qui intervient très tôt. Alors qu’elle faisait du volontariat à l’école de son fils, Tricia Hersey a été horrifiée de voir un petit garçon de huit ans se tortiller, puis uriner sur sa chaise parce qu’on lui avait dit que la pause-pipi n’était que dans vingt minutes et qu’il devait se retenir. Elle l’a accompagné aux toilettes pour l’aider à se nettoyer, puis a appelé ses parents afin qu’ils lui apportent des vêtements de rechange. C’est ainsi, dit-elle, que tant d’enfants apprennent à ignorer les besoins de leur corps84. En cela, l’école est la préfiguration parfaite de l’usine. « Le chef ne saurait évidemment tolérer que tu ailles aux chiottes l’heure précédant ou suivant la pause », note Joseph Ponthus lorsqu’il travaille dans une conserverie de poissons et de crustacés en Bretagne85.

En 1971, raconte Grégoire Chamayou, l’usine General Motors de Lordstown, dans l’Ohio, avait été placée sous l’autorité d’une équipe managériale décrite comme « la plus rude et la plus dure » du groupe. « Il te faut une autorisation pour aller pisser, témoignait un ouvrier. C’est pas une blague. Tu lèves le doigt quand tu as envie d’écluser. T’attends bien une demi-heure, le temps qu’ils te trouvent un remplaçant. Et puis ils notent à chaque fois, parce que tu es censé faire ça sur ton temps de pause, pas sur leur temps à eux. Si tu y vas trop souvent, on te met sur la touche pendant une semaine. »86

Devon Price a un jour vu une thérapeute rappeler à ses abonné·es Instagram qu’il n’y avait rien de mal à « faire une pause » pour aller pisser. Il commente : « Elle était bien intentionnée, mais présenter le fait d’uriner comme un acte de “self-care”, plutôt que comme un besoin humain fondamental et impérieux, ne fait que révéler la croyance absurde de notre culture selon laquelle les fonctions corporelles sont des distractions que nous devrions être capables de réprimer87. »

La suppression de la douleur et des signes de fatigue – avec l’aide, bien souvent, de médicaments et de psychotropes divers – sera l’étape suivante. Dans les cas extrêmes, l’ignorance forcée ou consentie de leurs limites physiques par les travailleurs leur est fatale. À l’été 2013, au Japon, une journaliste de trente et un ans, Miwa Sado, employée par la chaîne nationale NHK, est morte d’une insuffisance cardiaque après avoir accumulé deux cent neuf heures de travail supplémentaires en un mois pour couvrir les élections municipales à Tokyo. Au cours des semaines précédentes, elle avait confié à son père qu’elle songeait chaque jour à démissionner, mais elle n’avait jamais osé le faire88.

Elle est l’une des victimes de ce qu’on appelle au Japon le karoshi, ou « mort par excès de travail » ; un phénomène dont un rapport conjoint de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l’Organisation internationale du travail (OIT) signalait en 2021 qu’il s’étendait de plus en plus au reste de la planète. Entre 2000 et 2016, le nombre de mort·es en raison de maladies cardiaques dues à un excès de travail a augmenté de 42 % dans le monde, et le nombre de mort·es d’une attaque pour les mêmes raisons, de 19 %.

L’étude fixait le seuil critique à cinquante-cinq heures de travail par semaine. Elle soulignait aussi le danger accru créé par la pandémie de Covid-19, avec la forte augmentation du télétravail, mais aussi la nécessité pour beaucoup de salarié·es de travailler davantage pour compenser une réduction des effectifs89. Comme pour les autres risques liés au travail (maladies, accidents…), le sort des travailleurs et des travailleuses dépend avant tout de la protection que leur apporte, ou non, la législation de leur pays. Au Japon, en 2018, le gouvernement de Shinzo Abe a pour la première fois fixé un plafond aux heures supplémentaires, avec un maximum de… quatre-vingts heures par mois90, ce qui est de la non-assistance à personne en danger.

Dans bien des secteurs, la capacité à triompher des contingences physiques est valorisée comme une performance. Durant ce même été 2013 qui a vu la mort de Miwa Sado, un étudiant allemand de vingt et un ans, Moritz Erhardt, qui effectuait un stage chez Bank of America-Merrill Lynch à la City de Londres, a lui aussi succombé après avoir enchaîné trois nuits blanches au travail. Il a eu une crise d’épilepsie probablement déclenchée par son état de fatigue avancée et a été retrouvé inanimé sous la douche. Son décès a mis en lumière les pratiques de la City. Recevant des dizaines de milliers de candidatures aux stages d’été, pour quelques centaines de postes à pourvoir, les banques exploitent les « heureux élus » sans aucune limite, exigeant d’eux une disponibilité sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre91.

Au petit matin, des taxis reconduisent les stagiaires chez eux, attendent en bas de leur immeuble le temps qu’ils prennent une douche et se changent, puis les ramènent au bureau pour une nouvelle journée de travail : c’est ce qu’on appelle le « manège magique » (magic roundabout)92. Les records d’endurance au travail font figure de rite de passage. Ils sont censés permettre aux nouveaux venus de prouver leur motivation et leur excellence, afin de se distinguer et de décrocher un contrat en bonne et due forme. « Si vous rentrez chez vous à onze heures du soir, on considère que vous abandonnez, témoignait un ancien stagiaire. On ne vous offrira jamais un poste93. »

Cette compétition est teintée d’une forte dimension virile ; on compte en effet peu de jeunes femmes parmi les stagiaires94. Définissant la virilité comme un « idéal de performance, d’endurance, de puissance et d’autorité », la chercheuse Haude Rivoal souligne que « cet idéal s’accorde à merveille avec un environnement économique et social violent, à l’image de celui proposé par le capitalisme »95. Là encore, on perçoit bien la petite musique militaire en bruit de fond. Souvent glorifié par la presse française comme le « président qui ne dort jamais96 », Emmanuel Macron racontait, à propos de son propre passage dans cet univers : « Ma culture est une culture mâle, guerrière : dans la banque d’affaires, tu pars au combat, tu restes tard le soir, tu sacrifies ta vie personnelle. C’est une connerie, car tu perds en discernement97. »

Décrit par tous comme un garçon enthousiaste et énergique, Moritz Erhardt semble avoir adhéré sans recul à ce système. Après sa mort, une journaliste britannique s’est entretenue avec son père. Malgré le chagrin, Hans-Georg Erhardt affirmait ne nourrir aucun ressentiment envers la banque : s’il éprouvait de la colère, disait-il, c’était à l’égard de son fils, qui n’avait « pas pris soin de lui-même ». Merrill Lynch ne l’avait pas exploité, insistait-il : Moritz s’était « exploité lui-même ».

Surprise, la journaliste rappelait tout de même la position de vulnérabilité qui avait été celle de l’étudiant dans un système aussi compétitif, avec le risque qu’il soit piégé par la fougue et la naïveté de la jeunesse. Elle estimait que son entourage aurait dû percevoir cette vulnérabilité, et le protéger. Avec le recul, Hans-Georg Erhardt aurait-il préféré que son fils passe plutôt l’été chez lui et qu’il profite de ses vacances en famille, lui demandait-elle ? « En aucun cas, répondait le père, catégorique. Parce qu’il aimait tellement ce qu’il faisait. »

Hans-Georg Erhardt assurait que son épouse et lui-même n’avaient jamais exercé de pression particulière pour que leur fils réussisse. Il disait avoir été « presque effrayé » de le voir ramener à la maison autant de bonnes notes durant sa scolarité. Les mots écrits par Moritz sur un réseau social pour se présenter ont beaucoup circulé après sa mort : « J’ai grandi dans une famille qui attendait de moi que j’excelle dans tous les domaines. C’est pourquoi je suis devenu très tôt hautement compétitif et ambitieux. Au cours de l’année écoulée, j’ai compris que l’autosatisfaction équivalait à la stagnation. » Cependant, son père relativisait cette profession de foi, estimant que son fils s’était montré « ironique »98.

Dans quelle mesure Moritz Erhardt était-il imprégné de la culture du surmenage – sans que cela soit forcément dû à son seul environnement familial, d’ailleurs ? Cela l’a-t-il empêché de défendre sa vie comme il l’aurait fallu face aux pratiques de son employeur ? Impossible de le dire avec certitude. On peut toutefois douter qu’il ait appris seul à « s’exploiter lui-même ».

La révolution de Simone Biles

La tendance à glorifier une maltraitance auto-infligée pour réaliser une performance, à en faire un motif de fierté, un signe d’héroïsme, ne s’observe cependant pas que dans la finance, ni même seulement dans le monde du travail. Et il me semble que, depuis quelques années, elle fait l’objet d’une contestation inédite. On observe – du moins, je voudrais le croire – l’amorce d’un changement de mentalité. C’est peut-être une page récente de l’histoire sportive qui l’illustre le mieux.

Elle s’est déroulée à l’été 2021, aux jeux Olympiques de Tokyo, lorsque la gymnaste américaine Simone Biles, qui figure parmi les victimes (au moins deux cent soixante-cinq entre 1996 et 2014) des violences sexuelles commises par le médecin du sport Larry Nassar, a renoncé au concours général individuel, en invoquant la nécessaire préservation de sa santé mentale et physique.

Lors de l’épreuve précédente, elle avait évité de justesse une chute qui aurait pu avoir des conséquences graves. « D’accord, ce sont les jeux Olympiques. Mais, à la fin, on veut repartir sur ses deux jambes, pas sur un brancard », a-t-elle déclaré99. Bien que le sort de l’équipe américaine soit entre ses mains, elle a donné la priorité à sa sécurité et à son bien-être. Par là, elle s’est inscrite en faux contre un esprit très prégnant dans le sport-business : « la défense d’une forme de stakhanovisme sportif et l’institutionnalisation de la douleur comme principe immanent de la pratique sportive ». Ce sont les mots de la journaliste française Nora Bouazzouni, qui, à la sortie de deux documentaires Netflix consacrés respectivement à la Formule 1 et au Tour de France, a critiqué dans un article la « vision viriliste », l’« apologie d’une violence subie, infligée aux autres ou à soi-même », sous le prétexte d’une quête d’excellence100.

Simone Biles a reçu le soutien d’autres athlètes qui, en leur temps, n’avaient pas eu la possibilité de faire le même choix, comme l’ancienne gymnaste Kerri Strug, qui a tweeté : « Plein d’amour à toi, Simone Biles. » À dix-huit ans, aux jeux Olympiques d’Atlanta, en 1996, Kerri Strug avait été poussée à concourir par le sinistre Béla Károlyi, son entraîneur aux méthodes controversées, en dépit d’une cheville cassée lors du saut précédent, et avait rapporté une médaille d’or à l’équipe américaine. Elle s’était ensuite écroulée et avait dû être portée hors du terrain, avant d’être confiée à Larry Nassar. Elle avait reçu sa décoration dans les bras de Károlyi et avait été traitée en héroïne (« Kerri Strug, l’or au bout de la douleur », titrait encore lyriquement le site d’Eurosport en 2021).

Sa carrière s’était arrêtée là, et il était apparu ensuite que l’équipe américaine aurait remporté la compétition même sans sa victoire. Découvrir que notre sacrifice n’était pas aussi utile et indispensable que nous l’avions cru, après avoir agi sous l’effet d’une intimidation, d’un sentiment de culpabilité ou de responsabilité excessif : une expérience répandue, je crois, et qui révèle à quel point nous sommes vulnérables à ces manipulations, ou à ces mécanismes mentaux.

Sur Facebook, le 27 juillet 2021, un père de famille américain, Byron Heath, a raconté comment il avait voulu montrer à ses filles, toutes deux gymnastes, la victoire de Kerri Strug, dont il gardait un souvenir enthousiaste. Or, en revoyant les images, il avait été atterré, tandis que ses filles fronçaient les sourcils, alarmées. « J’étais légèrement nauséeux, écrivait-il. Peut-être que la paternité et mon métier d’enseignant m’ont rendu plus sensible que je ne l’étais alors, mais tout ce que je voyais, désormais, c’était la façon dont Kerri Strug regardait son entraîneur avec des yeux suppliants, terrifiés, tandis qu’il lui criait : “Tu peux le faire !” » Byron Heath n’était visiblement pas le seul à avoir changé de point de vue : sa publication a été partagée plus de cinq cent mille fois101.

Ce jour de juillet 2021, Simone Biles a donc défendu fermement son droit à l’intégrité physique et mentale, contre l’impératif de la performance à tout prix. D’autres figures publiques, ces dernières années, ont fait de même102. Quelques semaines avant les jeux Olympiques de Tokyo, déjà, la joueuse de tennis Naomi Osaka avait annoncé que, sujette à la dépression et à l’anxiété, elle refuserait de se plier au jeu des questions-réponses avec les journalistes après les matchs à Roland-Garros, un exercice qu’elle jugeait à la fois éprouvant et dépassé. (Sa rébellion à elle ne concernait donc pas la performance sportive à proprement parler, mais ses à-côtés, et les impératifs qu’elle impliquait.) Cette décision ayant été sanctionnée par une amende de 15 000 dollars, elle a préféré se retirer du tournoi. Dans une tribune publiée par le magazine américain Time, elle a rappelé que « les athlètes sont humains » et souligné qu’elle avait toujours rempli ses obligations à l’égard des médias ; elle demandait seulement que « la confiance et le respect des sportifs envers les journalistes soient réciproques »103.

En décembre 2023, c’était au tour de Thierry Henry de dénoncer la logique du « Marche ou crève ». L’entraîneur et ancien footballeur français confiait avoir souffert de dépression toute sa vie : « Jai menti pendant très longtemps parce que la société n’était pas prête à entendre ce que j’avais à dire », clamait-il. Ayant appris enfant que, dans la vie, il fallait « poser un pied devant l’autre et marcher », il racontait avoir toujours obéi, avant de flancher au début de la pandémie de Covid-19. Il évoquait son enfance sous la coupe d’un père qui avait décidé pour lui qu’il serait champion de football, et qui ne lui avait jamais prodigué la moindre affection ni le moindre compliment, insistant seulement sur ses erreurs et ses insuffisances104.

La même tendance peut s’observer dans le monde de la musique. Au printemps 2023, le chanteur belge Stromae a choisi de renoncer à sa tournée après un second burn-out, qui faisait suite à des problèmes de santé et à une longue dépression dont il n’avait pas fait mystère (la dépression est le sujet de plusieurs de ses chansons, comme Mauvaise journée ou L’Enfer). Sa décision « met en lumière un tabou dans le monde de la musique, commentait Télérama : la pression parfois insupportable des concerts, alors qu’ils sont devenus essentiels dans la carrière des artistes aujourd’hui. Cela n’est pas sans conséquence sur leur santé, mentale et physique, comme l’ont souligné plusieurs études »105.

Tous ces refus, de la part d’athlètes ou d’artistes, de « prendre sur elles/eux », de « faire le job » en balayant sous le tapis ce qu’il leur en coûte ont suscité des polémiques et des réactions parfois épidermiques. Naomi Osaka a ainsi été traitée de « diva prétentieuse » et de « princesse pourrie gâtée »106. Un vocabulaire proche de celui utilisé depuis quelques années par la droite pour fustiger les luttes antisexistes et antiracistes, qui transpire la haine de la sensibilité et de la faiblesse : « génération ouin-ouin », « génération offensée », « pleurnichards », « fragiles », « délicats », « chochottes », « Bisounours », « culte de la victimisation »…

En 2001, considérant que les « droits de l’homme » n’étaient que la déclinaison bien peu ambitieuse d’un simple « droit de survie », Raoul Vaneigem a publié une Déclaration des droits de l’être humain. L’article 16 de cette déclaration s’intitule : « Tout être humain a droit aux égards dus à sa sensibilité ». On y lit : « La sensibilité est le premier droit de l’enfant. Elle confère à l’adulte le privilège de sauvegarder l’enfance en lui, d’accroître sa richesse émotionnelle et d’en aiguiser l’intelligence. »107

J’apprends, grâce à l’autrice féministe britannique Sara Ahmed, que les polémistes réactionnaires anglophones parlent par dérision de la « génération flocon de neige » (snowflake generation), en référence à une réplique du roman et du film Fight Club (1999) : « Vous n’êtes pas exceptionnels. Vous n’êtes pas un flocon de neige, merveilleux et unique. Vous êtes faits de la même substance organique pourrissante que tout le reste. »108 Or si, justement : le flocon de neige représente une image assez fidèle de ce que nous sommes. Mais l’idéologie de droite qui dénonce la moindre demande de respect, de considération, de traitement digne comme le caprice d’une génération trop fragile sert assez bien un projet politique d’asphyxie de la société, de creusement décomplexé des inégalités, de sape des services publics.

Cette polémique révèle une ligne de fracture décisive – même si elle n’est pas toujours nommée clairement – au sein de la société. Elle remet en question la norme qui promeut l’étouffement de soi et de ses besoins, la rudesse envers soi-même et les autres. Elle rend manifeste dans le débat public une vérité nouvelle : le courage, c’est de dire « non », de se préserver, de prendre résolument sa propre défense ; pas de serrer les dents et de se conformer à ce qui est attendu de nous.

Autre signe, peut-être, d’une évolution des mentalités : quand, fin 2022, durant la campagne pour les Oscars, l’acteur Austin Butler, qui interprétait Elvis Presley dans le biopic de Baz Luhrmann Elvis, a clamé qu’il s’était investi dans son rôle au point de ne pas parler à sa famille pendant trois ans, il n’a impressionné personne ; il s’est plutôt ridiculisé109. Ayant aussi appris à parler et à chanter comme Elvis, il a eu du mal par la suite à retrouver sa propre voix, amenant les internautes à ironiser sur le risque que Feyd-Rautha Harkonnen, son personnage dans le deuxième volet de Dune, s’exprime comme le King110. Dans le cinéma aussi, le sacrifice, les transformations physiques extrêmes, la volonté de souffrir ne sont plus des gages de talent et ne font plus autant recette : Butler n’a pas eu l’Oscar, alors que ce genre de performance a longtemps été un moyen à peu près infaillible de l’obtenir (Daniel Day-Lewis pour My Left Foot en 1990, Charlize Theron pour Monster en 2003).

« Vous ne briserez pas mon âme »

Ce qu’il nous faudrait, en somme, c’est une redéfinition de l’espace intérieur et des présupposés à partir desquels nous accomplissons une tâche ou une performance. Notre devoir n’est pas de nous esquinter pour renouveler sans cesse la preuve de notre valeur : il est d’affirmer et de défendre la valeur que nous avons déjà, et qui est inconditionnelle. Une conscience résolue, à la fois individuelle et collective, de notre droit à nous protéger, à refuser ce qui menace notre bien-être mental et physique, ne changerait pas miraculeusement le rapport de forces entre employé·es et patronat dans une société capitaliste. Mais il rendrait déjà les positions des premières bien plus solides.

C’est peut-être ce qui commence à se dessiner. J’ai évoqué rapidement, plus haut, ce qu’on a appelé la « grande démission », qui a vu de très nombreux salarié·es quitter leur emploi après l’éclatement de la pandémie. On l’a observé aux États-Unis (quarante-huit millions au cours de l’année 2021111), mais aussi au Royaume-Uni, en Italie et en France : environ cinq cent mille démissions par trimestre fin 2021 et début 2022, un niveau « historiquement haut », selon le ministère du Travail112. Ce mouvement s’est produit « aux deux extrémités de l’échelle des qualifications », comme l’écrit l’économiste Olivier Favereau113.

Chez les plus diplômé·es, la motivation principale semblait être la perte de sens : des cadres dans la finance ou le marketing se reconvertissant dans la boulangerie, la céramique ou l’enseignement du yoga ; de jeunes ingénieur·es refusant, au nom de l’urgence écologique, les carrières qui s’offraient à elles et à eux. Chez les moins diplômé·es, ce qui dominait, c’était le refus de tolérer les horaires qui empêchent de vivre, les conditions de travail qui ruinent la santé, les brimades.

Dans un monde du travail où règnent massivement l’exploitation et la violence, mais aussi la perversité, la mesquinerie, l’ennui, l’absurdité, des millions de gens, souvent très jeunes, ont affirmé avec force qu’elles et ils méritaient mieux. Un élan conforté, chez certain·es, par le titre de Beyoncé Break My Soul (dont le message principal est : « Vous ne briserez pas mon âme »), sorti en juin 2022. Tous et toutes ont manifesté le même refus de l’intimidation et du chantage, la même volonté de remettre en question les règles du jeu que Simone Biles, Naomi Osaka ou Stromae. Comme si une nouvelle conscience se faisait jour : « Je n’ai rien à expier, rien à prouver. J’ai une valeur et je la défendrai. »

En octobre 2020, aux États-Unis, Shana Blackwell, dix-neuf ans, a annoncé avec fracas sa démission au micro du magasin Walmart où elle travaillait : « J’emmerde cette entreprise, j’emmerde les managers. Jimmy du rayon sport, Joseph le caissier, Larry de la jardinerie : vous êtes tous des pervers et j’espère que vous ne parlez pas à vos filles comme vous me parlez à moi. » Elle a diffusé la vidéo sur TikTok, amenant des milliers d’autres utilisateurs et utilisatrices du réseau social à l’imiter. Deux ans plus tard, elle avait ouvert un salon de manucure et se disait « fière » de s’être rendu compte à temps que Walmart était devenu « toxique » pour elle114.

En France, Arthur, employé dans la restauration, a lui aussi jeté l’éponge. Son patron homophobe l’avait contraint à taire son homosexualité, avant de le forcer à faire son coming-out devant ses collègues. « Depuis sa démission, il est sans revenus et a du mal à retrouver un emploi décent. Il n’empêche qu’il vit son départ comme un soulagement, après avoir enduré tête baissée ces années de captivité professionnelle, avec ses horaires décalés, son chef tyrannique et sa paye minimale », écrit Nicolas Framont, qui, pour le média en ligne Frustration, s’est intéressé à cette « désertion d’en bas »115.

Le mouvement contre la réforme des retraites de 2023 peut lui aussi apparaître comme une gigantesque protestation contre une maltraitance physique et psychologique que le gouvernement, à coups de fausses évidences (« On vit plus longtemps, il faut donc travailler plus longtemps »), se proposait de prolonger jusqu’à l’insupportable, alors que, après quarante ans de libéralisme économique, le travail est déjà si dégradé à tous points de vue.

En finir avec la logique sacrificielle

Révolutionner notre mentalité impliquerait de ne plus nous sentir tenu·es à l’acharnement, au sacrifice, à l’abnégation – et, évidemment, de ne plus les exiger des autres. Et cela quels que soient les sentiments que nous inspire notre travail. Même si nous apprécions notre activité, même si nous y prenons du plaisir, si nous lui trouvons du sens, au nom de quoi devrions-nous renoncer à notre santé et à notre équilibre de vie pour elle ?

Ce serait d’autant plus dangereux que l’argument du « sens » est très souvent utilisé pour tyranniser et épuiser les salarié·es. C’est le cas en particulier dans le milieu associatif, selon une logique que résume bien le titre d’un livre publié récemment : Te plains pas, c’est pas l’usine116. Mais, globalement, tous les employeurs ont tendance à penser qu’ils offrent à leurs salarié·es un travail noble et épanouissant. Ils estiment que travailler pour eux est une chance incroyable, et qu’on doit donc faire preuve d’un dévouement sans limite, en ignorant les restrictions mesquines prescrites par le code du travail.

Ils ne veulent pas voir qu’ils décident ainsi à la place de leurs subordonné·es, lesquel·les ne sont pas en position de contester ce point de vue. En effet, la plupart des gens ne sont pas des rentiers qui travaillent par pur plaisir. Ils sont là par nécessité de gagner leur vie, comme l’exprime bien ce dialogue ironique entre un recruteur et un candidat qu’on voit parfois circuler sur les réseaux :

« Pourquoi voulez-vous ce job ?

— En fait, j’ai toujours été passionné par ne pas mourir de faim. »

On entend pourtant cet argument du « sens » jusque dans des entreprises « de gauche », où on est censé·e, grâce à sa culture politique, ne nourrir aucune illusion sur le rapport de forces structurellement déséquilibré entre direction et employés ; un rapport de forces qui ne disparaît jamais, même quand le patron est gentil et le travail intéressant. Un employeur qui se voudrait véritablement progressiste pourrait commencer par respecter l’indépendance d’esprit des personnes qui travaillent pour lui.

Nous devrions changer ce rapport masochiste et compulsif au travail, et perdre l’habitude de mesurer l’intensité de notre engagement aux plumes que nous y laissons. Nous devrions questionner une mystique de la souffrance qui va trop souvent de soi – et qui est une aubaine pour les exploiteurs. Il faudrait préserver un noyau d’amour de soi qu’on ne se laisse pas arracher, qu’on protège, avec la certitude qu’on en a le droit, et même le devoir. Comme une limite à trouver en soi, à toucher du doigt, dans l’espoir d’accompagner et d’amplifier la révolution des mentalités qui commence à s’esquisser.

5. Nous sommes toutes des féministes en carton.
Le militantisme comme surveillance de soi et des autres

« Je suis féministe, mais, une fois, je suis allée à la Marche des femmes et je suis entrée dans un grand magasin pour utiliser les toilettes, et sur le chemin du retour, j’ai commencé à essayer des crèmes pour le visage, et quand je suis ressortie, la marche était partie1. »

Dans le podcast The Guilty Feminist, les invitées commencent par dévoiler avec un bagout irrésistible (accent britannique, débit de mitraillette et éclats de rire féroces en prime) une ou plusieurs façons dont leur comportement, parfois, contredit leurs convictions féministes. « Je suis féministe, mais… » (I’m a feminist, but…) : Deborah Frances-White, la créatrice du podcast, a repris ce dispositif en ouverture de chaque chapitre de son livre. Ces confessions, le plus souvent très drôles, suscitent chez moi un soulagement intense, en relâchant un peu la pression diffuse – ou pas du tout diffuse – pour être une féministe parfaite.

Deborah Frances-White raconte que, avec la popularité de son podcast, les femmes qu’elle rencontre lui font toutes sortes d’aveux, ce qui l’amène à plaisanter : « Je suis une sorte de prêtresse catholique du féminisme2. » Et de fait, par instants, même si beaucoup d’invitées s’en tirent avec une pirouette et font des blagues sans rien confier de très personnel, on entrevoit comment The Guilty Feminist pourrait se mettre à ressembler à un confessionnal, et servir l’objectif inverse à celui qu’il vise : non plus dédramatiser nos petites faiblesses et nos ambivalences, mais nous sommer de les révéler et de battre notre coulpe publiquement. « Est-ce que tes rêves passent le test de Bechdel3 ? » demande un jour sévèrement l’hôtesse à une invitée. Certes, elle plaisante, mais…

Pour nourrir cette rubrique, Frances-White a pris l’habitude, dans sa vie quotidienne, de dégainer son téléphone et de noter la moindre entorse aux principes féministes qu’elle commet, ou la moindre pensée peu glorieuse qui lui traverse l’esprit. L’autosurveillance, l’examen de conscience, l’impératif de tenir le compte de ses péchés, la confession régulière : tout y est. Si drôle et réussi que soit le podcast, il rend évidente, presque par inadvertance, une vérité contrariante : nos manières de servir des causes qui nous tiennent à cœur empruntent assez largement à un ethos religieux.

« Pour beaucoup d’entre nous, le féminisme est devenu une nouvelle occasion de culpabiliser », constate très justement Deborah Frances-White4. Le reproche que l’on s’adresse fréquemment lorsqu’on se traite soi-même de « féministe en carton » en témoigne. Florence Porcel utilise l’expression à son propre sujet dans son livre, à cause de certaines prises de conscience qu’elle estime trop tardives, alors même qu’elle fait preuve d’un courage inouï dans tout son parcours5.

Pour toutes sortes de raisons, que nous allons détailler dans ce chapitre, aujourd’hui, militer pour une cause ou, simplement, avoir des convictions politiques progressistes revient souvent à surveiller impitoyablement le moindre de ses actes, de ses paroles et de ses pensées – et celles des autres. C’est un problème, à la fois pour notre bien-être psychologique, pour nos relations, et pour la portée des combats que nous voulons mener.

Nous semblons en être arrivé·es à la conclusion étrange que, pour être fidèles à nos convictions, nous devrions être parfait·es, et aseptiser notre vie intérieure. Nous tombons ainsi dans un angélisme irréaliste assez semblable à celui qui a tourmenté des générations de chrétien·nes.

Dans Le Fils de la servante, le roman autobiographique d’August Strindberg déjà cité, qui évoque la sévère éducation protestante reçue par le dramaturge dans la Suède du XIXe siècle, le héros perd sa mère de la tuberculose alors qu’il a treize ans. Tandis qu’elle est mourante et qu’il veille à son chevet, assommé par la soudaineté des événements, il se fait tout à coup la réflexion qu’il va hériter d’une bague qu’elle lui a promise.

« “C’est un souvenir de ma mère”, pourrait-il dire, et il pleurerait à ce souvenir, mais il ne pouvait s’empêcher de penser qu’un anneau d’or fait bien sur la main. Fi ! Qui pouvait avoir une si vile pensée au lit de mort de sa mère ? » Par la suite, durant ses nuits d’insomnie, cet épisode le hante. Il y voit le signe qu’il est une personne exceptionnellement cynique et sans cœur. C’est seulement devenu adulte qu’il acquiert un peu d’indulgence envers l’adolescent qu’il était. Il comprend alors « que le cerveau est une chose singulière qui suit sa propre voie et que les hommes se ressemblent suffisamment aussi dans cette double vie qu’ils mènent : celle qui se montre et celle qui ne se montre pas, celle dont on parle, et celle qui se déroule dans le silence de la pensée »6.

Dans C’est pour ton bien, qui date des années 1980, Alice Miller cite le cas – familier à tous et toutes les psychanalystes de son entourage, dit-elle – de ces patients, enfants de pasteurs, « à qui il n’a jamais été permis d’avoir de “mauvaises” pensées, et qui sont effectivement parvenus à ne pas en avoir, même si c’est au prix d’une grave névrose ». Ils ont été élevés « dans la croyance absurde qu’un homme pouvait n’avoir jamais que des pensées bonnes et pieuses et être en même temps sincère et véridique. Le seul fait de vouloir satisfaire à cette exigence impossible peut mener un enfant au bord de la folie »7.

La « peur de soi »

Dans l’Europe chrétienne, la hantise de l’Enfer et de la damnation a forgé une mentalité marquée par la « peur de soi », écrit Jean Delumeau8. Le discours religieux usait en effet de tout son pouvoir d’intimidation pour persuader les fidèles qu’une pensée « impure » – même fugitive, disaient certains – pouvait suffire à les condamner à l’Enfer, dont les représentations terrifiantes abondaient, et qui était, pour les croyant·es de l’époque, un lieu tout à fait réel. Cela ne pouvait que pousser à entretenir une défiance folle à l’égard de soi-même.

Et aujourd’hui, à nouveau, quoique sur de tout autres sujets, nous en venons parfois à avoir peur de nous-mêmes ; peur de ce que nous pourrions penser, ou dire, ou faire, et qui risquerait de trahir une malignité foncière.

Il y a quelque temps, alors que je discutais, au cours d’un dîner, avec une jeune femme de ma connaissance, j’ai tout à coup eu la surprise de la voir mettre sa main devant sa bouche, tandis qu’une lueur épouvantée passait dans ses yeux. Il m’a fallu une seconde pour comprendre qu’elle venait de dire quelque chose – j’ai complètement oublié quoi – qui pouvait apparaître comme hérétique d’un point de vue féministe ; et, parce que je publie des livres féministes, elle avait peur que je la juge. Cela n’a duré qu’un instant, elle s’est reprise, et la conversation s’est poursuivie normalement ; mais je suis tombée des nues en découvrant que je pouvais susciter ce genre d’attitude chez quelqu’un.

De mon côté, j’avais peur – comme c’est toujours le cas, désormais, dès que je sors de mon cercle intime – de dire quelque chose de stupide, de maladroit, d’ambigu, parce que j’étais censée être à la hauteur de ma réputation d’autrice féministe. Je sais que, du fait de cette réputation, mes gaffes seront colportées avec d’autant plus de zèle, et risqueront de me désigner comme une impostrice (joli mot, « impostrice », non ?). Bien sûr, cette peur augmente la probabilité que je commette effectivement un impair, à l’image de ces chauffeurs qui conduisent dans le désert et dont on dit que, à force de se concentrer pour éviter l’unique arbre qui se dresse à l’horizon, ils finissent par foncer droit dedans. Bref, mon interlocutrice et moi étions deux flippées qui se faisaient face, chacune redoutant le jugement de l’autre.

Il est consternant que nous nous retrouvions ainsi à nous craindre mutuellement, que chacune mette les autres dans ce rôle d’instances morales impitoyables, en les supposant parfaites. Le bien que m’ont fait les multiples déclinaisons de la phrase « Je suis féministe, mais… » m’a amenée à réaliser que j’étais gravement en manque d’humour, d’autodérision, de jeu, de générosité, de confiance, d’indulgence, d’honnêteté.

Comment en sommes-nous arrivées là ?

La forte sensibilité au racisme, au sexisme, à l’homophobie, à la transphobie, etc. observée dans certains secteurs de la société depuis une dizaine d’années a fait prendre conscience à un grand nombre de gens de ce que certains propos ou comportements irréfléchis, banalement racistes ou sexistes, en particulier, avaient de pénible et d’intolérable. Dans ces milieux, on s’abstiendra par exemple de toucher les cheveux d’une personne noire, ou de lui demander « d’où elle vient ». On évitera d’employer en français le terme apolitique et faussement branché « black » – comme si le mot « noir » était gênant. On évitera d’appeler une femme célèbre, et encore plus une femme célèbre racisée, par son seul prénom – « Najat », « Rachida », « Ségolène ». On s’abstiendra de conseiller à une femme de sourire, ou de lui expliquer la vie en général et le féminisme en particulier. On veillera à employer les bons pronoms pour parler d’une personne trans ou non binaire…

Il me paraît difficile de ne pas trouver positive cette vigilance nouvelle. Elle traduit l’idéal d’une société où toutes les sensibilités sont comprises, ménagées, et ont droit de cité. Elle invite à se mettre à la place de l’autre, à se décentrer ; en cela, elle est une gymnastique intellectuelle et éthique qui profite en premier lieu à celle ou celui qui la pratique. Elle n’est pas non plus épuisante, comme le prétendent ses détracteurs et détractrices, puisque, le plus souvent, elle implique simplement de s’abstenir de certaines réflexions ou de certains comportements, une fois qu’on a compris leur caractère importun ; et elle épargne à de nombreuses personnes des attitudes réductrices et insultantes dont l’accumulation quotidienne est, pour le coup, réellement épuisante. Je suis pour ma part mortifiée en repensant à toutes les âneries offensantes qui ont pu sortir de ma bouche par le passé. Il en sort encore, en raison de ma nature maladroite et distraite (ou simplement de ma nature… humaine) ; mais beaucoup moins, je crois.

Plusieurs voix se sont cependant élevées, ces dernières années, pour s’alarmer de l’âpreté, pour ne pas dire plus, des rapports dans les milieux militants et, plus largement, progressistes, à travers le dévoiement de cet idéal d’attention à la subjectivité des autres. Un propos maladroit sera accueilli vertement, même s’il ne blesse personne. Au désir de prévenir les micro-agressions se substitue alors le snobisme ou la quête d’un bouc émissaire. Un faux pas devient une occasion d’ostraciser un·e intrus·e qui a trahi le fait qu’elle ou il n’avait pas les codes, ou de déclencher un effet de meute et de s’acharner avec une jubilation mauvaise sur un·e membre d’une communauté transformé·e en brebis galeuse. Avec de forts risques de commettre une injustice, car il existe des crapules qui manient parfaitement le vocabulaire militant et savent montrer patte blanche, de même qu’il existe des personnes foncièrement bonnes et pacifiques qui régurgitent simplement un préjugé auquel elles n’ont jamais réfléchi.

On risque d’aboutir à l’inverse de l’objectif affiché : alors qu’il s’agissait de veiller à ce que tout le monde soit à l’aise et respecté, on crée un climat d’insécurité et de méfiance généralisées. Paradoxalement, observent les militant·es canadien·nes carla bergman et Nick Montgomery – qui parlent du militantisme progressiste en général, pas seulement féministe –, « les tentatives de déraciner l’Empire ont alimenté certaines de ses tendances les plus incapacitantes, comme la suspicion, le moralisme, la rigidité et la honte, faisant des luttes radicales une performance compétitive plutôt qu’un processus partagé et épanouissant ».

Lors d’une discussion pour la chaîne YouTube Histoires crépues, en 2023, le militant antiraciste Wissam Xelka racontait comment, lors d’un camp d’été décolonial, des participants des quartiers populaires avaient été rembarrés avec mépris parce qu’ils demandaient le sens d’un terme du vocabulaire des luttes LGBT, auquel ils ne connaissaient rien. C’est précisément le genre d’attitude que la philosophe Silvia Federici dit vouloir éviter à tout prix, en s’efforçant de tenir un langage accessible lors des rencontres publiques. Et ce au nom de ce qu’elle a appris de son parcours de féministe, précisément : « Nous nous sommes senties humiliées tellement de fois, dans des situations où nous ne comprenions pas ce que les hommes avaient dit et où nous n’avions pas le courage de leur demander des explications9. »

Une frénésie de jugement

Dans le même épisode d’Histoires crépues, la militante écologiste Souba Brunel confiait avoir cessé durant quelque temps de prendre la parole en public, tant ce climat impitoyable la terrifiait. Priscilla Zamord, cosecrétaire nationale du Front des mères, disait que cela avait eu un « impact sur sa santé mentale » et l’avait elle aussi amenée, un temps, à ne plus vouloir parler10. Les conséquences d’une parole malheureuse peuvent en effet être terribles. La militante queer et féministe Elsa Deck Marsault se souvient d’une personne à qui on a demandé de « quitter son poste au sein d’une association pour avoir utilisé un terme inadéquat11 ».

Dans un article publié en 2020, une autre autrice, qui signait simplement Leïla, observait avec justesse la « double contrainte » – une de plus – paralysante imposée par le milieu féministe : « D’un côté, il faudrait qu’on soit puissant·es, qu’on réclame notre pouvoir, qu’on joue le jeu de l’empowerment (non seulement affirmer nos limites, mais aussi s’exprimer en public, s’autoriser à prendre de l’espace à la fois par la parole et par le corps, faire preuve d’initiatives, etc.). De l’autre, on nous dit que la pire chose que l’on pourrait faire serait de blesser quelqu’un·e, de commettre nous-mêmes un abus et que nous devons faire très attention à nos comportements en permanence12. »

Au lieu que l’attention à la sensibilité de chacun·e soit une donnée de base à partir de laquelle on se consacre à la lutte contre le système capitaliste, raciste, sexiste, etc., avec une tolérance pour les inévitables maladresses, les attitudes offensées prolifèrent à l’infini, finissant par occuper tout l’espace. La logique de X (ex-Twitter) a probablement beaucoup contribué à ce phénomène : la concurrence pour l’attention étant intense sur ce réseau, les postures d’indignation vertueuse y sont récompensées de manière structurelle, ce qui peut nous encourager – même à notre insu – à les multiplier. (Je crois l’avoir moi-même beaucoup fait avant d’en prendre conscience et de me réfréner. Et il me semble ne pas être la seule à avoir calmé le jeu, même si c’est évidemment très difficile à mesurer.)

J’ai moi aussi entendu des histoires de personnes durement éjectées d’une assemblée festive, militante, amicale, au premier faux pas, sans même se voir donner une deuxième chance par quelques mots d’explication de ce qui n’allait pas dans leur comportement. Je pense à toutes les deuxièmes chances qu’on m’a accordées, à la patience, aux explications dont j’ai bénéficié moi-même, et cela me donne envie de plaider leur cause. carla bergman et Nick Montgomery citent ces mots de Malcolm X : « Ne sois pas si empressé·e à condamner une personne parce qu’elle ne fait pas comme toi, ne pense pas comme toi, ni aussi vite. Il fut une époque où tu ne savais pas ce que tu sais aujourd’hui13. »

Les féministes le disent beaucoup, et à raison : nous ne devons jamais à personne des explications patientes sur le sexisme, le racisme, l’homophobie, etc. Nous ne devons à personne notre énergie, notre temps, notre éloquence, nos ressources pédagogiques, nos capacités de sensibilisation et de persuasion ; surtout quand notre identité minoritaire et/ou nos convictions nous exposent constamment à des demandes de ce genre – demandes qui, en outre, se réduisent parfois à des provocations.

Toutefois, on peut peut-être juger au cas par cas. Votre collègue ou votre beau-frère qui pose les pieds sur la table et vous enjoint de lui démontrer que le patriarcat existe ne mérite évidemment que votre mépris. Mais si, un jour, vous avez un peu d’énergie et de patience à revendre et qu’il vous semble vous trouver en face d’une personne de bonne volonté, à l’intérêt sincère, vous produirez peut-être un de ces déclics qui changent une vie. (Et si l’énergie vous manque, quelqu’un d’autre, ce jour-là ou un autre, se chargera de produire le déclic à votre place, ou alors le déclic surviendra grâce à un livre, un film…)

Le cas par cas : voilà ce qui est passé à la trappe. Quand on est discriminé·e, victime de préjugés, quand on défie un ordre social – l’ordre capitaliste, sexiste, raciste… – et qu’on en subit les conséquences, on a toutes les raisons d’être sur la défensive. On s’arc-boute d’autant plus sur ses principes que le monde entier veut nous forcer à les abandonner. On a l’impression que si on cède sur la moindre chose, si on assouplit un tant soit peu la règle, on mettra le doigt dans un engrenage et on finira par céder sur tout le reste. Le danger est alors de se barricader dans des principes trop rigides, de les appliquer mécaniquement et de perdre de vue la variété, la complexité et la plasticité du réel. On peut tenter de garder les yeux ouverts à cette variété, à cette complexité et à cette plasticité, et de se laisser inspirer par elles.

En 2012, l’autrice Emmanuelle Pireyre, relatant dans un de ses livres sa découverte des squatters suisses – un milieu que je connais bien et pour lequel j’ai une tendresse particulière –, livrait ses impressions en ces termes : « Ça rappelait le Christ qui hurle du début à la fin dans le film de Pasolini14, ou certains mystiques catholiques constamment de mauvaise humeur malgré un excellent fond : service de l’humanité dans son ensemble et rudoiement des occurrences singulières15. » Peut-être pourrions-nous nous montrer plus attentifs et attentives aux occurrences singulières de l’humanité, et en prendre meilleur soin.

Étendre la palette des attitudes possibles

Il ne s’agit cependant pas (surtout pas) de faire la « police du ton » et de censurer toute manifestation de colère. Déjà, quand on dénonce une oppression subie, quand on conteste l’ordre des choses, on est immanquablement perçu·e comme agressif ou agressive, même si on ne l’est pas. Il y a donc tout lieu de se méfier des injonctions à être calme et gentil·le, qui, en général, signifient que les autres ne veulent pas être dérangé·es dans leur confort16. Surtout, ce monde étant ce qu’il est, l’hostilité – une hostilité effective, pas celle qu’on nous prête de façon paranoïaque – est très souvent justifiée. « La réponse émotionnelle la plus appropriée lorsque la violence vise nos familles est la rage », déclare l’universitaire et artiste autochtone nishnaabeg Leanne Betasamosake Simpson17. Tant que l’injustice dénoncée est laissée dans l’ombre, escamotée ou légitimée, cette colère est perçue comme une manifestation de notre agressivité foncière, gratuite, inexplicable.

Le risque est cependant que la colère devienne une réaction obligée, systématique et indiscriminée, et qu’elle dégoûte des personnes qui auraient pu devenir des alliées, ou qui ne l’ont simplement pas méritée. Comme le soulignent carla bergman et Nick Montgomery, il ne s’agit pas simplement d’« être sympa » et de « ne pas faire fuir les gens », mais plutôt de rester ouvert·e à de nouvelles rencontres et de « faire passer les relations avant les idées ». Cela implique de juguler la « tendance corrosive qui nous pousse à chercher des manquements partout, à ne voir le verre qu’à moitié vide, à sermonner, à guetter le moindre faux pas et à se défier de l’inattendu »18.

Il pourrait être bénéfique, non de censurer certaines attitudes, mais d’étendre la palette des attitudes possibles. Les vécus, les tempéraments diffèrent. Chez certain·es, la colère est un moteur. Pour d’autres, elle sera épuisante et destructrice ; cela les rendra peut-être plus aptes à se montrer patient·es à l’égard des béotien·nes, et cela ne signifiera en rien que leur révolte est moins authentique. Il faut distinguer la révolte de son mode d’expression, qui peut être la colère ou… autre chose.

La gentillesse peut aussi receler une puissance, si elle vous convient. Elle fait partie de ces qualités qu’on inculque aux femmes pour ensuite les dénigrer comme niaises, mièvres et stupides. Autant elle peut être aliénante et oppressive quand on vous y assigne, autant elle peut révéler sa force quand on se la réapproprie. Je pense par exemple à la façon impressionnante dont l’autrice et journaliste de mode Sophie Fontanel réussit à désarmer les attaques qu’elle subit parfois sur les réseaux sociaux, et à transformer les ennemi·es en ami·es.

Je me suis moi-même montrée à son égard d’une agressivité que je ne me pardonne pas dans mon livre Beauté fatale, il y a douze ans. Je le regrette d’autant plus que je ne connaissais à l’époque que son activité de journaliste de mode, et que, par la suite, j’ai découvert et adoré ses livres. J’aurais très bien pu formuler la même critique – que je ne renie pas – de son activité de blogueuse de mode en évitant quelques formules hargneuses. J’avais écrit que son habitude de passer des heures sur des sites de vente de vêtements en ligne était « pathétique » (j’ai retiré ce mot des dernières éditions du livre). Comme s’il ne m’arrivait jamais, à moi aussi, de faire du shopping en ligne durant des heures !

Précisément, je crois que ma méchanceté s’expliquait par le fait que je me reconnaissais dans ce comportement, et que cela me contrariait. Sophie Fontanel a très bien compris ce jeu de miroirs, d’ailleurs, et c’est l’une des raisons pour lesquelles elle réagit avec douceur quand on l’attaque, consciente d’avoir souvent affaire à des gens qui trahissent avant tout leur haine d’eux-mêmes.

Mais, par ailleurs, je crois aussi que, évoluant depuis longtemps dans des milieux professionnels et militants très virils, je me sentais inconsciemment obligée à l’époque d’adopter une posture de dure à cuire qui flinguait à tout-va. Je prenais le contrepied de comportements connotés comme mièvres et féminins, dont je redoutais qu’ils me discréditent… ce qui est un comble quand on écrit des livres féministes. Or, dans ce domaine comme dans d’autres, selon un raisonnement qui m’est cher, nous devrions être libres de faire les deux : non seulement adopter des attitudes traditionnellement considérées comme masculines, mais aussi assumer, après inventaire, ce que notre socialisation nous a amenées à être.

Tous les problèmes que je viens d’évoquer se manifestent avec une acuité particulière dans les collectifs militants. Dans son livre Faire justice, Elsa Deck Marsault analyse en profondeur la violence qui s’y exerce entre pair·es. Elle alerte sur les conséquences parfois dévastatrices de certaines pratiques punitives sur les individus, et souligne aussi les effets intellectuels que produit ce climat : il pousse à enfouir « les idées nouvelles et les paroles discordantes », pourtant vitales pour tout mouvement politique.

Elle propose des pistes pour y remédier, grâce aux outils de la justice transformatrice19. La sorcière anarchiste et écoféministe américaine Starhawk, qui a derrière elle des décennies de vie en collectif, d’ateliers, de manifestations, etc., a quant à elle publié un manuel généreux et très complet intitulé Comment s’organiser ?20. L’erreur, quand on crée un groupe militant ou qu’on en rejoint un, peut être en effet de croire que l’enthousiasme et la bonne volonté suffiront à faire en sorte que tout se passe bien.

De l’autre côté de la Manche, Deborah Frances-White mène une réflexion très similaire à celle d’Elsa Deck Marsault. Née en Australie, elle a été adoptée à l’âge de dix jours et a grandi dans une famille de Témoins de Jéhovah. Ayant été élevée « dans un environnement hyper contrôlé, où la “pureté de langage” servait à garantir le respect du dogme », elle se montre elle aussi préoccupée par les dérives auxquelles peut mener le moralisme militant, et insiste sur la nécessité de penser par soi-même, sans terroriser les autres pour qu’elles et ils s’inclinent devant le dogme. Sans quoi, conclut-elle, nous n’aurons réussi qu’à « creuser un tunnel d’une cour de prison à une autre21 ».

Il faut le souligner, au passage : le militantisme peut être le lieu du meilleur et du pire, ou des deux à la fois ; il peut illuminer et sauver des vies comme il peut en détruire ; il peut convenir à certains caractères et pas du tout à d’autres. Il y a de bonnes raisons de s’engager : être plus fort·e pour défendre ses droits, trouver du soutien auprès de personnes qui comprennent et partagent ce qu’on vit, porter des revendications auprès des élu·es et des pouvoirs publics ; et il y en a de mauvaises : une logique sacrificielle, une forme de culpabilité, un sentiment de devoir. « Je ne crois pas au concept de “don de soi”, là où le don de soi revient à faire des choses qui vont contre nos besoins, nos désirs, nos potentiels, et où, au nom du travail politique, nous devons nous réprimer nous-mêmes », déclare Silvia Federici22.

« La fidélité au devoir est une trahison de soi »

L’artiste et activiste québécoise Catherine Dorion se souvient de sa perplexité le jour où elle a entendu un ami, lors d’une soirée militante, tenir un discours sur le devoir de poursuivre la lutte. « Je ne trouvais pas que c’était une bonne idée de travailler à insérer un “il faut” de plus dans le crâne des gens », explique-t-elle. Elle cite cette belle réflexion de la philosophe Michela Marzano : « La fidélité au devoir est une forme de trahison de soi qui efface la valeur même de la fidélité : au lieu d’être ce par quoi l’on cherche à respecter son être, elle devient ce par quoi l’on s’efface. »23

Le sentiment de devoir peut amener à se considérer comme personnellement responsable de tout ce qui va mal dans le monde, et à s’en vouloir quand on a l’impression de ne pas en faire assez pour changer les choses. Une fois de plus, on préfère alors l’illusion de la toute-puissance, et la culpabilité qui va avec, à une vision plus réaliste de soi et de ses capacités, au risque de s’épuiser. Ici, la distinction que fait le psychologue Yves-Alexandre Thalmann entre « prendre en charge » et « prendre soin » me paraît très utile. Il parle des relations amoureuses, familiales ou amicales, mais cette observation peut être transposée au domaine politique24.

Il cite l’exemple d’une femme qui, alors que son couple battait de l’aile depuis des années, a longtemps hésité à divorcer, de peur de blesser son mari, ses parents, ses enfants, etc. « Prendre en charge », c’est se sentir responsable du bien-être des autres à leur place ; c’est tout porter sur ses épaules, en faisant taire ses propres besoins. Cela implique de sous-estimer ou de nier les ressources des autres, leur capacité à faire face à une situation, à surmonter une blessure ou une difficulté.

« Prendre soin », en revanche, c’est être présent·e, solidaire, attentif ou attentive, agir, aider, mais en laissant aux autres leur agentivité, en écoutant et en respectant ses propres limites et ses propres besoins. Par là, remarque Thalmann, on se rend aussi inaccessible aux tentatives de manipulation, qui flattent habilement notre désir de toute-puissance pour mieux nous vampiriser25 – un mécanisme qui s’observe aussi bien dans le domaine privé qu’en contexte militant.

« L’humain sait pertinemment ce qui l’intéresse, écrit Catherine Dorion. Cette boussole, nous naissons avec. Renouer avec elle. Dans toutes les sphères de notre vie, jusqu’à ce que d’autres, impressionnés, découvrent en eux-mêmes des désirs similaires à ceux que nous avons assumés26. » Cela implique cependant de se faire confiance, alors que la culture dont nous avons hérité professe que nous sommes foncièrement mauvais·es et que, sans la béquille de principes moraux extérieurs, nous sombrerons immanquablement dans le vice et la dépravation.

Au cours de la discussion déjà citée pour Histoires crépues, la militante féministe et décoloniale Elsa Miské disait s’être toujours « tenue à l’écart des collectifs », n’avoir jamais voulu y entrer, car elle voyait les « embrouilles qu’il y avait en interne » ; elle préférait « faire ses vidéos chez elle27 ». Elle est la preuve vivante, avec beaucoup d’autres, que l’on peut avoir une activité et une influence politiques par d’autres moyens.

J’avoue redouter l’effet de vase clos des collectifs militants, qui peut facilement réduire le monde aux dimensions du groupe et faire perdre de vue les objectifs politiques ; qui peut dilapider les énergies dans des conflits de personnes et de pouvoir, pousser aux déchirements internes en raison d’une promiscuité malsaine – comme dans nos pires expériences avec des camarades de classe ou des collègues. « Pourquoi nous mettre ensemble si ce sont ceux qui n’y croient pas encore qui nous intéressent ? », interroge pertinemment Catherine Dorion28. Même dans un climat où chacun·e peut s’exprimer en toute confiance, le risque est aussi que la loyauté au groupe implique malgré tout une allégeance dogmatique à un corpus d’idées figé. Cependant, les problèmes que j’évoque dans ce chapitre ne se retrouvent pas seulement dans les collectifs militants, mais dans les milieux progressistes en général.

Que ce soit très clair : il ne s’agit en aucun cas de prétendre que nous devrions, au nom d’un impératif de pacification, d’unité et d’efficacité, censurer les protestations que certaines formulent au sujet de la façon dont elles sont traitées dans le milieu féministe. Des autrices afroféministes, en particulier, m’ont parfois raconté les expériences cuisantes qu’elles y ont vécues ; dès lors, je ne peux que comprendre la méfiance extrême dont elles ont fait une ligne de conduite. Et, si désagréable que ce soit, je ne peux pas exclure la possibilité que je contribue moi-même, parfois, à leur invisibilisation, leur silenciation ou leur instrumentalisation.

Nous mêlons assez souvent, dans ce qui constitue notre identité, des dimensions dominées (femme, racisé·e, de classe populaire…) et des dimensions dominantes (homme, blanc·he, bourgeois·e…). Mon expérience de dominée m’interdit de sous-estimer mes capacités d’aveuglement en tant que dominante. Longtemps, j’ai été dominée uniquement en tant que femme. J’ai trop souvent enragé d’entendre des gauchistes de genre masculin m’expliquer que le féminisme était un « combat secondaire », et qu’il fallait le mettre en sourdine au nom du combat commun contre le capitalisme ; j’ai été trop dégoûtée par leur mauvaise foi, par leur manière de déguiser en théorie politique leur nombrilisme, leur désir de préserver leur confort et leur pouvoir, pour avoir envie de faire le même coup à qui que ce soit d’autre.

Depuis quelques mois, durant la période historique atroce au cours de laquelle je termine l’écriture de ce livre, je m’identifie aussi avec une intensité inédite à une autre catégorie dominée, en raison de mes origines partiellement palestiniennes – par mon grand-père maternel, né dans une famille catholique de Jérusalem avant d’émigrer en Égypte à l’âge adulte. L’ignorance, la condescendance, les préjugés, le racisme inconscient ou assumé, la complaisance, voire la franche approbation que manifestent beaucoup de mes concitoyen·nes français·es (heureusement pas tous ni toutes, loin de là) tandis que l’on assiste à la destruction d’un peuple, d’un monde et d’une culture auxquelles je suis viscéralement attachée, et à la criminalisation d’une cause qui a été très importante dans ma construction intellectuelle et politique (à vingt-cinq ans, j’avais pour idoles Mahmoud Darwich et Edward W. Said), m’emplissent de frustration, de révolte et de douleur.

Cette frustration, cette révolte et cette douleur me donnent brusquement un aperçu de ce que vivent des millions de personnes victimes du racisme et du colonialisme – une expérience qui m’est inconnue, puisque, bien qu’à moitié arabe, j’ai toujours vécu en Europe et passe pour entièrement blanche. Elles me font comprendre que j’ai pu moi aussi, et que je peux encore, manifester la même ignorance, la même condescendance, les mêmes préjugés, le même racisme inconscient, à d’autres titres de mon identité : ma condition bourgeoise, ma blanchité. Elles m’obligent à prendre en compte mes propres angles morts sur le monde, dont, par définition, je ne sais rien, sinon qu’ils existent.

Midge, Susie… et moi

Cela nous amène à la question délicate des « privilèges ». L’universitaire et militante féministe Aurore Koechlin a raison de pointer le caractère peu satisfaisant de ce mot, qui implique l’« idée d’un “quelque chose en trop”, et non de quelque chose que tout le monde devrait avoir29 ». Peut-être vaudrait-il mieux, en effet, insister non pas sur les « avantages » dont jouissent les un·es, mais sur les « désavantages » et les « injustices » dont pâtissent les autres.

De fait, le mot « privilège » recouvre parfois le simple exercice d’un droit élémentaire : pour les Blanc·hes, évoluer dans l’espace public sans se faire contrôler par la police, ou déambuler dans un magasin sans avoir le vigile sur les talons, par exemple. Légèrement culpabilisante, la notion me semble néanmoins utile pour nous rendre attentifs et attentives aux points aveugles de notre expérience, et pour nous éviter de la confondre avec l’universel ou d’écraser joyeusement le vécu des autres.

Savoir d’où l’on parle ne peut qu’aider à établir des relations plus justes. Au début de chaque épisode de leur podcast Kiffe ta race, Grace Ly et Rokhaya Diallo demandent à leur invité·e de se situer en termes de race, de genre, de classe, etc., et la conversation est toujours intéressante et bienveillante. Je reste fascinée par les cris d’orfraie que poussent certains hommes blancs – y compris des hommes blancs gauchistes, pourtant censés disposer de solides capacités d’analyse politique –, au bord de la suffocation dès qu’on a l’outrecuidance de leur dire qu’ils sont des hommes blancs et de suggérer que, peut-être, cela conditionne un chouïa leur vision de la vie.

Dans Bad Feminist, l’essayiste africaine-américaine Roxane Gay désamorce deux préjugés qui expliquent la crispation provoquée par ce sujet. Elle rappelle d’abord qu’avoir des « privilèges » implique de jouir de certains avantages ou bénéfices, ce qui est le « cas d’à peu près tout le monde, surtout dans le monde développé », dit-elle ; mais cela ne signifie pas que les détenteurs et détentrices de privilèges ont la « vie facile », comme on a tendance à le croire trop souvent. Cela ne suffit pas non plus à disqualifier leur parole. « Devrions-nous, par exemple, ignorer tout ce que les hommes blancs ont à dire ? »

Après avoir souligné l’importance et la difficulté d’avoir conscience de sa position, Gay précise : « Vous n’avez pas forcément quelque chose à faire après avoir reconnu vos privilèges. Vous n’avez pas besoin de vous excuser. Vous avez à comprendre l’étendue et les conséquences de vos privilèges, et à rester consciente·e du fait que des gens différents de vous évoluent dans le monde et l’expérimentent de manières dont vous ne saurez jamais rien. » Cela posé, vous pouvez aussi utiliser ce privilège « pour le bien commun », pour travailler à un monde plus inclusif, à la justice sociale, pour lutter contre l’invisibilisation de certain·es, ajoute-t-elle30.

Pour ma part, dans ma jeunesse, j’ai beaucoup culpabilisé d’être une bourgeoise, mais je me rends compte que cela m’a complètement passé ; je n’en suis plus du tout honteuse, sans en être particulièrement fière non plus. Je suis persuadée que la culpabilité est un sentiment stérile, qu’elle ne produit rien de valable pour personne. Et qu’on ne va nulle part, ou nulle part d’intéressant, sans disposer d’une plateforme minimale d’amour de soi.

C’est l’une des choses que j’ai beaucoup aimées dans The Marvelous Mrs. Maisel (oui, tous les prétextes sont bons pour en parler) : l’héroïne, Miriam Maisel, dite Midge, est une bourgeoise juive new-yorkaise, et la série se moque d’elle, de son inconscience d’enfant gâtée. Le scénario en fait un ressort comique, mais toujours avec tendresse, et sans jamais la réduire à cette identité.

Dans le premier épisode, quand Midge, descendue de son délicieux appartement de l’Upper West Side avec vue sur l’Hudson River, rend visite pour la première fois à Susie, qui va devenir sa manageuse dans le monde du stand-up, et qui vit dans une chambre minuscule et miteuse équipée d’un lit rabattable, elle jette un coup d’œil alarmé à l’intérieur et lui lance en toute innocence : « J’espère que vous n’avez pas un bail très long, parce que vous devriez déménager ! » Ce décalage n’empêchera pas les deux femmes – qui rivalisent de gouaille et passent leur temps à se vanner mutuellement avec ardeur – de nouer une amitié fracassante.

Cependant, comme le souligne Roxane Gay, il est vain de vouloir jouer au « grand jeu des privilèges », aux « jeux Olympiques de l’oppression », en essayant sans fin de déterminer qui est la ou le plus privilégié·e. Sur les réseaux sociaux, en particulier, dès que quelqu’un raconte son expérience, il se trouve toujours une autre personne pour « pointer sur elle ou lui un doigt tremblant en l’accusant de jouir de toutes sortes de privilèges », écrit-elle. Or « nous vivrions dans un monde de silence si les seules personnes autorisées à parler étaient celles qui ne jouissent d’aucune sorte de privilège ». Celles et ceux qui portent ces accusations expriment par là un besoin d’être vu·es et entendu·es ; mais nous devrions être capables de « faire coexister de multiples vérités »31.

C’est un bel idéal, et il est réalisable… dans une certaine mesure. J’ai peur que Gay nie ici la part de conflictualité inévitable de la question. Certes, grâce à Internet, nous ne vivons plus dans un monde où les canaux d’expression existent en nombre limité. Mais les journaux, les stations de radio, les chaînes de télévision, les postes de professeur·es ou de chercheurs et de chercheuses, le monde de l’édition gardent toute leur importance dans le débat public ; et, dans ces espaces, les places sont comptées. Y introduire des voix nouvelles et minoritaires, si timidement que ce soit, implique forcément que d’autres renoncent à leur monopole.

Ces dernières années, j’ai parfois entendu des auteurs ou des artistes masculins et blancs, y compris certains que j’estime et admire, se plaindre bruyamment d’être devenus des parias en raison de la nouvelle dictature féministe (hum). Leur relégation est bien sûr totalement fantasmée ; mais le simple fait d’entendre remettre en question l’ordre dominant dans le débat public les remplit d’amertume. Ils ne sont menacés de perdre ni leurs capacités d’expression ni l’attention de leur public, mais il n’est pas certain que cette garantie leur suffise. Habitués depuis toujours à capter toute la lumière, ils ont beaucoup de mal à admettre la validité d’autres œuvres, d’autres récits que les leurs, et encore plus à accepter de leur faire de la place. Il en résulte des crispations, des réactions parfois virulentes.

Il y a un enjeu de pouvoir indéniable dans l’usage de la parole. Dans de nombreux cas, elle est même activement utilisée pour écraser, pour asséner, pour intimider, pour envahir l’espace. Oui, bien sûr, nous pouvons ménager une place à toutes les voix, travailler à la pluralité des discours et des points de vue sans pour autant rapporter la valeur du discours de chacun·e à sa position sur l’axe des dominations, secouer notre paresse intellectuelle, nous écouter mutuellement sans nous jeter nos privilèges au visage. Mais pourra-t-on changer une situation aussi inégalitaire sans conflits ? Qu’on se souvienne comment a été réglée la question de la répartition des postes dans les universités européennes naissantes, telle que la relate Éliane Viennot32

La honte d’aller mal, la honte d’aller bien

Si on dégaine le « privilège » à tort et à travers, cependant, on risque aussi de retomber, sous couvert de vigilance politique, dans une mesquinerie très ordinaire et gratuite. Certaines femmes rencontrées par Brené Brown lui ont raconté le crève-cœur qu’elles ont vécu quand, prenant leur courage à deux mains, elles se sont ouvertes d’une difficulté ou d’une souffrance à une personne de leur entourage, pour s’entendre rétorquer : « Et tu crois que c’est le pire ? » L’une d’elles, alors qu’elle avait une vingtaine d’années, s’est un jour décidée à parler de la schizophrénie de son frère à sa colocataire. Alors qu’elle pleurait, celle-ci s’est levée en répondant : « Ce n’est rien. La petite sœur de Kendall [un autre locataire] a été tuée dans un accident de voiture. C’est bien pire. » À croire que c’est un concours33.

Tout en évitant l’insensibilité, l’égocentrisme, et en prêtant attention à la façon dont certaines subjectivités sont mises en avant ou, au contraire, oblitérées, nous devrions au moins être capables d’offrir notre écoute à nos proches, et de les aider quand elles ou ils nous confient leurs problèmes, au lieu de leur opposer une fin de non-recevoir par une relativisation systématique.

Par ailleurs, l’obsession de chacun·e pour ses privilèges crée, ou renforce, des habitudes de pensée qui induisent une double anxiété. On a honte quand on va mal, parce qu’on se dit que d’autres souffrent bien plus que soi. Et on a honte quand on va bien, parce qu’on se dit que beaucoup de gens souffrent. Je m’aperçois que je critiquais déjà ces deux interdits il y a vingt ans dans La Tyrannie de la réalité34 ; comme quoi on ne fait jamais que creuser et approfondir les mêmes sillons toute sa vie – et, après tout, pourquoi pas. Mais j’ai encore plus envie d’insister là-dessus aujourd’hui.

On peut être tenté·e de renoncer à espérer un avenir personnel heureux alors qu’il est maintenant certain que l’humanité est entrée dans des années particulièrement sombres et violentes. Mais c’est une erreur. Le bonheur est une fleur imprévisible qui peut pousser dans toutes sortes de circonstances ; il n’y a aucune raison d’y renoncer avant les cinq dernières minutes de l’existence humaine sur terre – et encore. C’est une erreur, aussi, de voir dans nos aspirations une trahison. Les parts de nous qui peuvent aller bien, ou qui souhaitent aller bien, n’impliquent aucune contradiction avec notre engagement dans la société, avec notre intérêt pour le monde.

De la même manière, dans le climat de droitisation toujours plus marquée qui règne en France et ailleurs, quand nous appartenons à une minorité politique, sexuelle, raciale, etc., le péril serait aussi de nous laisser contaminer par le regard haineux et criminalisant que nos ennemi·es portent sur nous – et qui devient la vision dominante dans la société –, au risque d’intégrer l’idée que nous ne valons rien, que nous sommes des crétin·es nuisibles et ridicules, que nous ne méritons rien de bien. Je crois qu’il faut en avoir conscience, et y résister de toutes ses forces.

Je me fais peut-être une idée un peu superstitieuse du langage et de ses pouvoirs, mais cela me rend aussi circonspecte sur notre habitude de nous réapproprier, par dérision, certaines insultes de l’extrême droite (« journalope », « gauchiasse », « féminazie »…). Le retournement du stigmate est une vieille tradition ; j’y cède parfois moi aussi (ne serait-ce qu’en revendiquant le mot… « sorcière »). Mais, dans un contexte de guerre culturelle aussi massive, le risque est de finir par ne plus avoir de vision de soi et du monde à opposer à celle de l’ennemi.

Il est certain que la violence des temps – économique, sociale, politique, écologique – engloutit des pans plus ou moins importants de nos vies, jusqu’à, parfois, tuer toute possibilité de bonheur. Mais, même quand on n’est pas, ou pas encore, touché·e personnellement de plein fouet, il n’y a jamais de cloison étanche entre la vie individuelle et la vie collective. Être profondément atteint·e et déprimé·e par l’effondrement écologique, ou par la fascisation et les guerres en cours, révèle simplement une lucidité et une sensibilité un peu plus aiguisées que la moyenne.

Dans un livre à paraître, le sociologue Baptiste Brossard souligne d’ailleurs l’étrangeté qu’il y a à penser séparément la santé mentale et l’état du monde. On conçoit l’univers de la santé mentale comme un espace dépolitisé, hors sol, où n’existe que « l’individu en lui-même, parfois accompagné de sa famille proche », observe-t-il ; « dans les processus de soin et de guérison, le politique et le vivant ne font office que de contexte oublié et oubliable »35.

De même, une amie me rapporte une scène dont elle a été témoin au printemps 2024 dans une grande école parisienne, que des étudiant·es occupaient en solidarité avec la Palestine. Lors d’une assemblée générale, une jeune fille a déclaré, très émue : « On nous dit qu’on ferait mieux de rentrer chez nous dormir plutôt que d’occuper l’école la nuit, mais nous, on ne dort plus depuis des mois. » Le père de la militante écologiste suédoise Greta Thunberg raconte qu’un jour, à l’école, on a projeté à la classe de sa fille un film sur la quantité de détritus qu’on trouve dans les mers du globe. « Une île de plastique dérive dans le Pacifique sud, elle est plus grande que le Mexique. Greta pleure d’un bout à l’autre du film36. »

Il est ô combien compréhensible d’aller mal face à l’état du monde dans lequel nous vivons. Il arrive cependant qu’on se croie presque obligé·e de se laisser happer par la noirceur environnante, de s’y laisser engloutir. Un jour de mai 2024, une amie m’écrit que, récemment, à la question « Comment vas-tu ? », elle a répondu du tac au tac : « Très bien. » Elle poursuit : « Puis, tout de suite après, j’ai pensé au reste du monde et en particulier à la Palestine : “Pas si bien, en fait”, puis : “Non, pas du tout”, et encore : “Comment peut-on aller bien en ce moment ?” ; un mélange de culpabilité et de profonde tristesse m’a envahie. »

On peut avoir honte de continuer à être heureuse ou heureux, ou à désirer l’être. Or, tant que notre bonheur ne fait de tort à personne, cette honte est injustifiée. L’impression d’obscénité qu’on en retire est une illusion produite par la culture de la culpabilité. Elle nous oblige à censurer des pans de nous-mêmes par un souci de décence mal placé qui trahit et appauvrit ce que nous sommes, alors que, en réalité, des affects très contrastés peuvent cohabiter en nous. J’en fais l’expérience en ce printemps 2024, puisque je suis hantée et dévastée par les images insoutenables venues chaque jour de Palestine, tout en vivant par ailleurs un bonheur amoureux intense, sans qu’aucun de ces deux états émotionnels ne diminue la sincérité de l’autre.

Le bonheur n’est pas un pied de nez

« Nous devons risquer l’enchantement, écrivait le poète américain Jack Gilbert37. Nous devons avoir l’obstination d’accepter notre joie dans l’impitoyable fourneau du monde. Faire de l’injustice le seul étalon de notre attention, c’est faire l’éloge du diable38. » Il est légitime de jouir de la vie, d’honorer de son mieux l’ici et le maintenant, d’utiliser toute la liberté dont nous disposons à l’instant T pour vivre de la manière la plus digne et la plus heureuse possible. Quel sens cela a-t-il de vouloir pour tous et toutes un bonheur que l’on jette soi-même aux orties quand on en dispose ? Au contraire, nous pouvons veiller au maillage de beauté, de sens et de générosité qui fait tenir le monde, et le renforcer dans la mesure de nos moyens. Nous pouvons assumer et honorer notre propre vie.

J’ai envie de citer ici quelques lignes de Starhawk, écrites au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 : « En général, je n’aime pas infliger mes convictions spirituelles à des gens qui n’en voudraient pas. Mais je me sens portée à vous dire ce qui me guide à travers la nuit, en même temps que l’amour et le soutien de ma communauté. C’est la foi en un puissant pouvoir créatif qui œuvre à travers le monde vivant vers la vie, la diversité, la guérison, la régénération. Ce pouvoir travaille en nous, dans notre amour humain, dans notre travail pour la justice, dans notre courage et nos visions. Nous n’avons pas besoin de prêtres ou de curés, ni même de sorcières qui fassent contact avec ce pouvoir à notre place : nous disposons chacun·e de lignes directes. Il existe en nous, infini, sans limites. En fin de compte, il est plus fort que la peur, plus fort que la violence, plus fort que la haine. Je vous souhaite à tous et à toutes un contact profond avec ce qui nourrit votre âme, quoi que ce soit, et que vous donnent force celles et ceux ou cela que vous aimez le plus39. » C’est cela que j’entends par « bonheur » : le contact avec ce pouvoir dont elle parle.

On assimile « être heureuse ou heureux » à « s’en foutre » : c’est une erreur. Le bonheur n’implique pas un repli sur soi – ou, du moins, pas forcément. L’idée qu’il est un pied de nez à celles et ceux qui souffrent, qu’il vous coupe des autres, qu’il faudrait être le plus misérable possible pour éprouver pleinement son appartenance à la société, est un préjugé doloriste et punitif sans fondement. D’ailleurs, quelle énergie a-t-on encore pour s’investir dans la communauté, pour imaginer un avenir meilleur et lutter pour lui, quand on est déprimé·e, harassé·e, laminé·e ?

J’ai pris conscience de l’écueil du puritanisme militant un soir de janvier 1991, sur la pelouse du siège des Nations unies à Genève, où se tenait, par un froid polaire, un rassemblement de protestation contre le déclenchement de la première guerre du Golfe. J’y avais retrouvé deux amies trentenaires, Irène et Claire, qui avaient apporté un très bon pique-nique, et dont les mines sereines, voire souriantes, tranchaient sur les airs lugubres des autres participant·es. J’avais dix-sept ans, j’étais extrêmement sérieuse (encore plus que maintenant), et je leur ai fait une remarque un peu amère sur le décalage entre ce pique-nique et la gravité du moment. Elles m’ont répondu, en substance, que nous n’étions pas obligées de nous transformer en pleureuses pour marquer notre préoccupation pour la situation du monde ; et que nous ne rendrions aucun service à personne en nous privant de bien manger. J’ai souvent repensé à cet échange.

Bien sûr, les comparaisons sont douloureuses. Un adolescent de mon entourage dont le père est un réfugié afghan me parle de son sentiment de culpabilité à l’égard de ses sœurs plus âgées, qu’il n’a jamais rencontrées et qui vivent en Afghanistan, sous les talibans, alors que lui-même grandit en France. Comment ne pas le comprendre ? De même, durant les derniers mois de 2023 et les premiers mois de 2024, sur les réseaux sociaux, des militants de la solidarité avec la Palestine exprimaient parfois leur émotion en disant qu’ils se sentaient « coupables » de manger à leur faim, d’avoir un toit au-dessus de leur tête, de vivre sous un ciel serein où ne rugissait aucun bombardier, où ne bourdonnait aucun drone tueur, et de pouvoir s’endormir soir après soir dans un lit confortable sans craindre de ne jamais se réveiller, ou de se réveiller dans le sang et l’horreur. Quant à moi – peut-être parce que j’étais en train d’écrire ce livre –, même si j’étais bouleversée par les événements, mon propre sort ne m’inspirait aucune culpabilité. J’avais une conscience aiguë du fait que ce n’était pas notre situation qui était anormale : c’était celle des Gazaoui·es – comme celle des Afghan·es.

La juste distance, la dialectique entre sa propre vie et celle des autres, quand on se sent privilégié·e, j’en trouve une évocation dans un poème de l’écrivain palestinien Mahmoud Darwich40.

Nous ne pouvons raisonnablement pas nous recroqueviller, nous plier en huit dans l’espace étroit que nous laisse l’injonction à mettre en sourdine nos douleurs comme nos joies, au nom d’une prétendue décence. Il doit être possible de concilier l’attention aux autres et au monde avec l’acceptation pleine et entière de nos émotions, quelles qu’elles soient.

« Une vision qui intègre le risque,
l’erreur, l’échec »

Dans son billet intitulé « Quelle culture féministe voulons-nous ? », Leïla écrivait encore : « Il nous faut renoncer à cette fiction qu’il serait possible d’être safe, cesser d’utiliser ce terme pour qualifier des personnes qu’on connaît, nous-mêmes, ou encore des lieux. Ce ne sont pas de bonnes bases pour construire un sentiment de sécurité et de confiance. L’exigence de perfection est intenable, et donc vouée à l’échec. Elle amène forcément avec elle peur et malhonnêteté (peur de mal faire, peur des abus, dissimulation de pensées et d’actes pour éviter les jugements). Il nous faut donc une vision qui intègre le risque, l’erreur, l’échec, et même la violence. À l’intérieur et à l’extérieur de nos communautés41. »

Ces mots résonnent fortement en moi. Je comprends qu’ils puissent susciter la panique, parce que, encore une fois, nous croyons à tort que les seules options disponibles sont les extrêmes : soit nous sommes parfait·es, irréprochables en tout, tout le temps (problème : c’est impossible), soit nous devenons des crapules qui s’autorisent les pires forfaits en toute bonne conscience. Il faut sortir de cette fausse alternative.

« J’avais besoin de parler à une âme pure, alors je me suis dit que j’allais t’appeler », m’annonce une amie au téléphone, un matin, il y a quelques semaines. Une militante féministe qu’elle connaît un peu, à qui elle a cru pouvoir s’ouvrir d’une affaire de violences sexuelles dans son entourage, s’est révélée être une proche de l’agresseur. Elle s’est empressée d’aller prévenir cet homme de la plainte qui se préparait contre lui, me raconte mon amie, incrédule et atterrée. Je partage son désarroi et son indignation. Mais, en même temps, tout au long de la conversation, la mauvaise conscience me taraude. J’ai envie de me rouler par terre en criant : « Non ! Tu te trompes ! Tu ne sais pas tout ! Mon âme n’est pas pure ! »

Il n’est pas question non plus de transformer ce livre en confessionnal, alors disons seulement que, dans certains cas, je pense – j’espère – avoir été une bonne camarade, solidaire, empathique. Mais pas dans tous, loin de là. Il m’arrive aussi d’être mesquine, compétitive, hyper anxieuse quant à mon territoire, égocentrique, condescendante, médisante ; il m’arrive de me vautrer dans les préjugés, de me laisser aller à des raisonnements paresseux.

La dernière fois, il a fallu qu’un ami, témoin de la situation, me sonne les cloches pour que je me reprenne, que j’arrête d’être une garce et que j’aille m’excuser. J’ai reçu une leçon de féminisme amplement méritée de la part d’un homme blanc cisgenre hétérosexuel ! L’humiliation totale ! Et il faut se rendre à l’évidence : ce genre de dérapage m’arrive encore aujourd’hui, alors que je connais mon féminisme sur le bout des doigts et que j’ai toutes les cartes théoriques en main pour les éviter.

Je ne suis pas fataliste par rapport à ces situations. Je ne renonce pas à tenter de les changer autant que possible. Mais Leïla a raison : la perfection n’existe pas. On peut s’efforcer de faire coïncider le plan des principes et celui des actes, mais ils ne se confondent pas. Il est facile de manier des idées de façon abstraite. Les mettre en œuvre quand on est engagée dans l’épaisseur du réel, c’est une autre affaire. Élaborer des idées, c’est galoper librement sur une plage, tels les chevaux à crinière de lune sur les posters kitsch de nos chambres d’adolescentes ; c’est utile – c’est même indispensable –, mais c’est facile. Les appliquer dans sa vie sociale, quotidienne, en revanche, c’est comme avancer dans l’eau avec des bottes de pêcheur.

Tant de facteurs s’interposent alors entre ce que nous voudrions faire et ce que nous faisons effectivement : notre position sociale, notre éducation, notre héritage, nos insécurités ou nos traumatismes, nos ambivalences, nos ambiguïtés, notre inconscient… Nous l’avons vu au chapitre 2 avec le cas d’Alice Miller, capable de théoriser magnifiquement la défense des enfants – et, par là, de rendre à la société un service indéniable –, mais incapable de protéger son fils de la violence de son mari.

Un jour – le 31 décembre 2023, à la veille des bonnes résolutions –, Elizabeth Gilbert a demandé à l’amour de lui parler de pardon. Extrait de la réponse : « Ne pas être une personne assez bonne : c’est là ta plus grande peur à ton propre sujet, et ton jugement le plus sévère à l’égard d’autrui. Comment sommes-nous passé·es du beau mot de “pardon” à la peur, à l’insécurité, au jugement entremêlés dans l’affirmation “Je ne suis pas une personne assez bonne et les autres non plus” ? À travers un malentendu, mon amour. Un simple malentendu. Tu es parfaitement bonne dans l’art d’être une personne, et les autres aussi ; parce qu’être une personne signifie être bordélique, contradictoire, incertaine, confuse, égoïste, malhonnête, destructrice… Ce n’est pas tout ce que cela signifie, mais toutes ces choses sont définitivement incluses dans le lot de l’humanité. Et si tu ne peux pas te pardonner à toi-même ou aux autres, c’est parce que tu voudrais que ces traits n’existent pas. […] Tu veux vivre au paradis avec les anges, mon enfant, pas ici-bas dans la tornade de merde de contradictions qu’est la vie à l’École de la Planète Terre42. »

En y réfléchissant, je crois que cette pression pour être parfaite m’a rendue encore plus sauvage et asociale que je ne l’étais déjà par nature. Si je risque de payer aussi cher la révélation de mes travers, alors je préfère rester prudemment dans la sphère du maniement des idées, et limiter les interactions humaines à mes proches, dont l’indulgence m’est garantie. Le fait d’être une autrice connue radicalise encore les enjeux. C’est tout ou rien : soit on m’idéalise, ce qui nourrit inévitablement chez moi un sentiment d’imposture tout en empêchant les autres de me faire des reproches qui seraient pourtant justifiés ; soit on utilise mes défaillances pour me « démasquer », pour démontrer que je suis une personne nuisible, stupide, affreuse, qui ne mérite pas son audience. En fait, je voudrais qu’on me traite toujours comme l’a fait mon ami homme blanc cisgenre et hétérosexuel : qu’on me sonne les cloches si c’est nécessaire, si je fais du tort à quelqu’un, mais sans me condamner intégralement, et sans cesser de m’aimer (quand on m’aime).

Notre violence n’est-elle pas le corollaire de l’idéalisation ? Ce que révèle la virulence avec laquelle nous « démasquons » les personnes qui se comportent mal dans notre milieu, c’est que, implicitement, le standard que nous fixons est celui de la perfection. Pour nous faire mutuellement tomber de notre piédestal, nous devons d’abord supposer qu’il existe un piédestal. Si nous reconnaissions l’improbabilité de la perfection, la banalité des comportements préjudiciables, nous pourrions peut-être régler nos problèmes de façon plus dépassionnée, sans jouer les Némésis43. Il nous serait aussi plus facile d’admettre nos erreurs, puisque cela n’aurait pas les mêmes conséquences de disqualification radicale et d’exclusion ; les positions seraient moins rigides.

Cela me frappe dans le manuel de Starhawk Comment s’organiser ? : elle ne postule à aucun moment que les militant·es doivent être parfait·es. Il semble aller de soi à ses yeux que tout collectif humain est un vaste cirque, et elle donne une foule d’outils pour y faire face – elle aussi, comme Elsa Deck Marsault, traite de justice réparatrice et de médiation. Elle intitule deux chapitres « Les conflits dans les groupes » et « Gérer les personnalités difficiles ». À propos de ces dernières, elle en énumère placidement différents types : l’« éternelle victime », la ou le « perfectionniste », la ou le « rebelle systématique », la ou le « terrible despote », les « divas »…

Elle invite à comprendre comment se forment ces personnalités, dans quelles souffrances peuvent s’enraciner ces comportements, mais elle exclut toute complaisance à leur égard, laquelle complaisance risquerait de détruire le groupe sans rendre aucun service au fauteur ou à la fauteuse de troubles. Elle admet aussi avec humour qu’elle-même est une « personnalité difficile » : « Moi-même, qui suis pourtant douée d’une patience, d’une empathie et d’une compréhension proches de la sainteté, j’ai pu être considérée comme particulièrement abrupte avec les gens, il m’est arrivé de crier, de jeter des objets, de claquer les portes et de quitter théâtralement les réunions – quand je suis dans mes bons jours44 ! »

Nous avons besoin de pouvoir nous dire les choses sans nous agresser, avec véhémence s’il le faut, mais sans nous condamner mutuellement dans notre être. C’est un principe de l’éducation non violente : essayer de reprocher à un·e enfant ce qu’elle ou il a fait, et jamais ce qu’elle ou il est. C’est évidemment particulièrement important s’agissant d’un être inexpérimenté, dépendant, vulnérable, encore en construction. Mais pourquoi ne pas en faire bénéficier les adultes aussi ?

Puisqu’on ne peut pas les éviter, il y a aussi des leçons à tirer de nos défaillances. Quand on cède soi-même à de mauvais réflexes, on apprend à ne pas sous-estimer la force des préjugés. On comprend leurs mécanismes de l’intérieur ; on comprend que si tant de gens y succombent, ce n’est pas pour rien, et qu’il vaut mieux en avoir conscience si on veut les combattre efficacement. Le clivage bien net entre « eux » (qui errent dans les ténèbres) et « nous » (les esprits éclairés) ne tient plus.

La mare saumâtre de l’individualisme

Le problème, dans notre façon de nous occuper de politique, c’est donc que nous nous faisons trop souvent du mal – nous nous en faisons à nous-mêmes et nous en faisons aux autres. Mais c’est aussi que nous restreignons spectaculairement le champ dans lequel nous exerçons nos capacités d’observation, de réflexion, de jugement, de combativité, pour le réduire aux dimensions de notre personne et de notre entourage immédiat.

Il y a des échos troublants entre ce qui se produit aujourd’hui dans les milieux progressistes et les effets qu’a eus dans l’Église l’obsession du péché. Pour Lytta Basset, le temps et l’énergie consumées au cours de l’histoire de la chrétienté par la « traque obsessionnelle et multiséculaire du péché » auraient pu être mieux employées à lutter contre les véritables maux qui accablaient l’humanité. Selon elle, cela résultait d’une mauvaise compréhension des textes sacrés : « Si la Bible avait été mieux connue, on y aurait vu un Dieu occupé dès la Genèse à surmonter les forces du mal – malheur et division – à l’œuvre dans le monde, et non à s’acharner sur le péché de chaque individu. »

Cette orientation prise par le christianisme a eu pour effet, dit-elle, de « nous inciter à concentrer notre attention exclusivement sur nous-mêmes – nos moindres faits et gestes, pensées et sentiments. Un nombrilisme qui allait de pair avec l’obsession d’un salut strictement personnel – “suis-je assez bien pour Dieu ?” – et avec une profonde indifférence à l’égard des malheurs des autres et de problèmes sociaux lancinants ». Elle conclut : « Ne nous a-t-on pas dressés pendant des siècles à l’examen de conscience chronique, au repli sur notre culpabilité, à l’enfermement dans la peur, bien égocentrée, d’être damnés ? Dérive d’une humanité qui n’avait plus accès à ses ressources naturelles de solidarité et de générosité. »45

Serions-nous passé·es d’un nombrilisme anxieux à un autre ? De « Suis-je assez bien pour Dieu ? » à « Suis-je assez bien pour le féminisme – l’écologie – l’antiracisme – l’anticapitalisme », etc. ?

Nous nous enfermons dans une bulle ; nous pataugeons dans la mare saumâtre de l’individualisme. Nous perdons la relation dynamique que devrait pourtant impliquer l’opposition à l’ordre dominant. Cet ordre, nous en combattons les manifestations en nous et chez les autres… au risque d’oublier de le combattre directement. « Tandis que nous nous rongeons de l’intérieur, nous demeurons hagard·es et affaibli·es face à la poignée de décomplexé·es qui saccagent la planète et les cultures humaines », écrit Catherine Dorion46.

Plusieurs forces se conjuguent pour produire cette hyper-focalisation qui réduit l’action politique à la vertu individuelle. Recevant Elsa Deck Marsault, en septembre 2023, dans son podcast Les Couilles sur la table, Victoire Tuaillon l’invitait à expliciter la façon dont « le rigorisme, l’intransigeance dans nos milieux » prospéraient par compensation, en raison d’un « sentiment d’impuissance face à la montée des forces réactionnaires ».

Son invitée acquiesçait : « On se retrouve dans des crises sans précédent, et on nous dit que ça ne va pas s’arranger. Cela nourrit un sentiment d’impuissance énorme. Pour beaucoup, et de façon totalement inconsciente, la recherche de puissance va se faire dans notre pré carré, parce que quand on frappe – de manière symbolique, pas forcément physique – la personne qui se trouve à côté de nous, les conséquences sont beaucoup plus visibles, et concrètes, et directes, que si j’essaie de m’attaquer à Total ou à l’État. Il est beaucoup plus facile de réprimander quelqu’un pour un mot ou un geste qui sort de ce qu’on estime être la bonne manière de militer que d’aller voir Darmanin47 pour lui tirer, euh… les oreilles. »48

Je repense à la fin des années 1990 et au tout début des années 2000, à cette période enthousiasmante et effervescente, celle des forums altermondialistes, des manifestations qui réussissaient à faire échouer les discussions de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle – manifestations où Starhawk joua un rôle remarqué49 –, puis de la mobilisation contre la réunion du G8 à Gênes50. Une période au cours de laquelle, malgré la violence de la répression, ce fameux autre monde semblait à portée de main ; jusqu’à ce que la déflagration du 11 septembre 2001 tire le rideau sur tout cela et nous précipite dans cet engrenage maudit qui semble ne plus en finir d’accoucher du pire.

Les conflits entre militant·es existaient déjà à l’époque – ils existent depuis que le militantisme existe. Mais l’espoir d’une victoire changeait tout ; il donnait de l’air. Tout semblait encore ouvert. Je mesure combien l’atmosphère punitive des décennies qui ont suivi, avec leur accumulation de défaites et de catastrophes, a pesé sur nous ; combien elle nous a empli·es d’amertume. Elle ne pouvait que nous pousser à revoir nos ambitions à la baisse, ainsi qu’à nous dresser les un·es contre les autres. Je suis émerveillée du courage qui s’est manifesté malgré tout, et qui se manifeste plus que jamais aujourd’hui.

Starhawk parle elle aussi de la « violence horizontale » : « Lorsque nous ne pouvons pas riposter contre celles et ceux qui nous font réellement du mal, nous nous retournons souvent contre celles et ceux qui sont à notre portée. […] Dans des groupes, nous sommes capables de nous battre à mort sur de menus détails. Nous nous en prenons à nos camarades avec toute la rage inexprimée initialement destinée à celles et ceux qui nous ont fait subir des violences. […] Nous démolirons un·e membre du groupe dans un accès de fureur, sans réaliser que nous sommes en train de passer du statut d’agressé·e à celui d’agresseur ou d’agresseuse51. »

Dans un article traduit en 2015 par la revue Vacarme, l’universitaire américain Jack Halberstam, figure des queer studies, s’interrogeait tristement : « Est-ce cela, la fin du monde ? Quand des groupes de personnes qui partagent une cause, des rêves utopiques et un même but se condamnent entre elles au lieu d’anéantir les banques et les banquiers, les politiciens et les parlements, les présidents d’université et les P-DG52 ? »

On peut aussi penser que, dans un contexte de destruction du lien social par des politiques néolibérales mortifères, d’exacerbation du racisme, du sexisme, de mise en concurrence de différentes catégories de population, même les personnes qui s’opposent à cette violence ne peuvent tout simplement pas faire autrement que de la répercuter, ne serait-ce qu’à petites doses.

Crise écologique et climatique, avec le sentiment de fin du monde qu’elle induit ; creusement des inégalités, reculs sociaux ; affaiblissement des forces politiques progressistes… Que l’on en soit conscient·e ou pas, la perte d’un horizon collectif peut également nous amener à restreindre notre espoir à la sphère personnelle. Faute de pouvoir imaginer un avenir global heureux, une issue positive à un combat politique, on se consacre au perfectionnement de soi, et on met la même obsession à soigner son langage que son mode de consommation. Ce transfert est d’autant plus facile que l’idéologie néolibérale dans laquelle nous baignons, qui fait de l’individu la seule échelle pertinente, nous y encourage sans cesse.

« On ne peut pas se changer soi-même entièrement »

À travers le seul prisme de l’individu, pourtant, un nombre vertigineux d’enjeux nous échappent. Nous risquons d’abord de ne pas bien mesurer les limites de la volonté. Nos actes ne sont pas la traduction pure de nos intentions abstraites et rationnelles, en raison de tout ce qui relève de notre épaisseur biographique et que nous ne contrôlons pas, comme je l’ai déjà évoqué, mais aussi en raison de facteurs externes. Ils sont fortement orientés par des systèmes divers. Se concentrer sur la morale personnelle, c’est passer à côté de ces systèmes, et les laisser prospérer en paix.

« Il faut le rappeler haut et fort, insiste par exemple Fabienne Lacoude : le féminisme n’est pas un mode de vie mais un projet de société53. » Elle cite la sociologue Christine Delphy, cofondatrice du Mouvement de libération des femmes (MLF), qui, dans le documentaire que lui ont consacré Florence Tissot et Sylvie Tissot, revient sur les luttes des années 1970. Beaucoup de ses camarades avaient alors l’espoir que « le féminisme allait changer leur vie ». Delphy commente : « Moi, je n’ai jamais eu cet espoir-là. Je savais que ce serait une très longue tâche. Pour être féministe, on n’en est pas moins femme. Nous avions été élevées comme des femmes, nous ne pouvions pas faire table rase de cette éducation, de toute cette formation, de cette construction de notre être intérieur. […] Il faut bien admettre qu’on n’est pas maître de soi-même. On peut et on doit faire des efforts, mais on ne peut pas se changer soi-même entièrement. »54

La question de l’écologie, elle aussi, révèle la force de nos conditionnements. La politique des « petits gestes », qui incite chacun·e à protéger la planète à travers ses comportements quotidiens, présente de nombreuses limites, et néglige en particulier ceci : la grande majorité d’entre nous sommes façonné·es en profondeur par l’idéologie de la consommation. Nous sommes immergé·es dans le monde des marques, que font vivre la publicité, la télévision, les magazines, les réseaux sociaux et leurs algorithmes ; ce monde-là est rendu bien plus réel, bien plus présent à nos yeux que les splendeurs de la biosphère qui nous permet (encore) de respirer, de boire et de manger. Il utilise des techniques de persuasion dont on néglige l’importance et l’efficacité. Moi-même, je me sens sans cesse ballottée entre les séductions publicitaires, auxquelles je suis incapable de résister, et la mauvaise conscience, qui me fait acheter autrement – mais qui ne me fait jamais cesser d’acheter.

C’est à travers la consommation que nous avons le réflexe d’exprimer notre personnalité, notre vitalité, nos désirs de plaisir. Nous en faisons le levier essentiel par lequel nous agissons sur le monde, et notre « écologie » se borne le plus souvent – du moins quand nous en avons les moyens – à modifier nos choix dans ce domaine. Nous attribuons à l’acte d’acheter des vertus magiques55, de sorte que nous sommes persuadé·es de sauver le monde quand nous faisons l’acquisition d’une brosse à dents en bois ou d’une gourde en métal.

Le marché tire profit à la fois de notre sentiment de culpabilité et de notre croyance dans cette toute-puissance magique, en nous proposant des produits bio, de la mode éthique, du « zéro déchet », etc. Je ne méprise pas du tout ces tentatives de mieux faire ; je suis leur première cliente. Mais il est inévitable que nous exagérions leur portée. Je sais que, contrairement à ce que je me raconte, quand j’achète une robe en coton bio ou un après-shampoing solide, je ne suis pas en train de limiter les dégâts (ou alors, dans une mesure très marginale), mais de céder à une compulsion de plus. Je le sais en raison de la part tout à fait démesurée qu’occupent ces objets ou ces produits dans mon imaginaire et mon estime de moi-même.

« Si, par exemple, la surconsommation participe à la destruction de nombreux écosystèmes », écrit Baptiste Brossard, c’est aussi « parce qu’un nombre considérable de personnes en sont venues à incorporer l’idée que dans la consommation intensive réside une clé de leur bien-être ». Ce conditionnement est l’envers, le complément du culte du travail et du dressage à la productivité que j’ai évoqués au chapitre précédent. En ce sens, le désastre écologique actuel n’est pas une « crise », mais l’aboutissement logique d’un projet très ancien ; il rend manifeste la success story du capitalisme, remarque Brossard, qui invite à se demander : « Qu’est-ce qui nous rend, en tant que personnes, intimement compatibles avec un tel système de destruction ? »56

C’est une question que nous devons absolument nous poser ; mais pas pour nous flageller mutuellement, ni pour nous autoflageller. Si la flagellation marchait, nous serions déjà tous et toutes des décroissant·es exemplaires à l’heure qu’il est. Nous ne pouvons pas changer nos mentalités et nos comportements par le volontarisme, par le moralisme ; l’influence que nous subissons est trop puissante. Nous n’en sortirons qu’en étudiant de près les mécanismes et les sortilèges capitalistes dont nous sommes les jouets57, en faisant preuve d’indulgence envers nous-mêmes et envers les autres – en dépit du sentiment d’urgence qui nous habite à juste titre –, et en forgeant collectivement une autre culture assez solide pour supplanter l’actuelle.

Dans un article, en 2022, la professeure de yoga Lili Barbery-Coulon déplorait que le flicage exercé par les abonné·es sur les réseaux sociaux – dans les commentaires ou par message privé – pousse, là aussi, à l’autocensure, au retrait et au mutisme. « On ne partage plus avec spontanéité. On fait attention aux sujets sensibles. On devient des personnages désincarnés. Si une bouteille en plastique traîne dans une salle de yoga, même si elle ne nous appartient pas, la photo a peu de chances d’être publiée58. »

Nous sommes manipulé·es non seulement dans nos comportements de consommateurs et de consommatrices, mais aussi dans la culpabilité démesurée, dans le sentiment de gravité extrême que ces comportements nous inspirent. Les vertus magiques que nous prêtons à la consommation nous amènent à imaginer que nous sauvons le monde en achetant les « bons » produits, et donc aussi, logiquement, que nous le détruisons par l’achat d’une bouteille en plastique. Le marketing parle, à propos de la « génération Y », soit les 20-40 ans, de « génération coupable », car elle serait composée d’individus qui ont l’impression de provoquer la fin du monde. En outre, dans les couples hétérosexuels, la responsabilité d’adopter un mode de vie plus écologique incombe le plus souvent aux femmes, créant chez elles une charge mentale et un motif de culpabilisation supplémentaires59.

Mais surtout, nous raisonnons comme si la stratégie des industriels n’était que l’agglomération de nos décisions d’achat individuelles, leur reflet pur et parfait à l’autre bout de la chaîne de production ; comme si le capitalisme était une sorte de sympathique démocratie marchande. « S’ils fabriquent ces produits, c’est bien parce que des gens les achètent. Et donc, si plus personne ne les achète, ils cesseront de les fabriquer », entend-on dire souvent.

Le « pouvoir du consommateur », vraiment ?

Or c’est un peu plus compliqué que cela. C’est nous qui subissons les décisions des industriels, et non l’inverse. Le cas du plastique l’illustre bien. En 2023, à la veille des discussions organisées à Paris pour établir un traité international sur la pollution plastique, Delphine Lévi Alvarès, l’une des coordinatrices de la campagne mondiale #BreakFreeFromPlastic, soulignait que, avec la focalisation du combat écologiste sur les usages du carburant fossile dans les transports et leur impact sur le réchauffement climatique, l’industrie pétrolière était en train de se réorienter massivement vers la production de plastique, son nouvel eldorado.

Elle insistait : « Si l’on croule sous le plastique aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’il y a une demande, mais bien parce qu’il y a une offre exponentielle. Les industriels de la pétrochimie créent des marchés, inventent sans arrêt des tas de matériaux et démarchent de nouveaux utilisateurs. Ainsi, les canettes, qui étaient avant en aluminium, sont aujourd’hui composées en grande partie de plastique ; les fenêtres sont passées du bois au PVC ; les bouteilles de jus, du verre au plastique. Les entreprises ont créé une dépendance de toutes pièces60. » Entre 2000 et 2019, la production mondiale a plus que doublé, et elle continue à augmenter. Lors des discussions de Paris, Mediapart a recensé la présence de cent quatre-vingt-dix lobbyistes61.

Dans une enquête intitulée « Le combat de l’industrie du plastique pour continuer à polluer le monde », en 2019, le site américain The Intercept racontait le lobbying intensif déployé aux États-Unis – en particulier à travers un groupe de pression baptisé « The American Progressive Bag Alliance62 » – pour empêcher le vote de législations locales interdisant la vente des produits à usage unique, ou pour démanteler celles déjà votées.

La journaliste Sharon Lerner alignait les chiffres et les informations accablantes : presque 80 % du plastique fabriqué sur la planète à ce jour a fini dans la nature ; en 2015, les États-Unis n’ont recyclé que 9 % du plastique produit ; même celui qui est placé dans les bacs de recyclage finit souvent dans des décharges à ciel ouvert, car il n’y a pas de débouché ; depuis que la Chine a fermé ses portes au commerce des déchets, en 2017, ceux-ci sont redirigés vers la Turquie, le Sénégal, la Thaïlande ou l’Indonésie – des pays qui ne sont pas équipés pour les traiter ; quand on le brûle, le plastique dégage des fumées cancérigènes et se transforme en cendres toxiques – précisons qu’aux États-Unis huit incinérateurs sur dix se trouvent dans des endroits où vit une population pauvre et non blanche ; tout au long de la vie du matériau, cette industrie contribue fortement au réchauffement climatique ; le recyclage est largement un leurre, et le plastique recyclé se révèle encore plus dangereux pour la santé que le neuf63… Bref, tant les écosystèmes que nos corps sont encrassés et asphyxiés par les quantités colossales de ce poison qu’une industrie meurtrière vomit sur eux à jet continu depuis des décennies.

« Les pollueurs ont gagné en 2019, et le temps nous est compté pour les arrêter », clamait le quotidien britannique The Guardian le 2 janvier 2020, en soulignant, plein d’espoir, que la prise de conscience du fléau progressait dans l’opinion64. Quelques semaines plus tard, la pandémie de Covid-19 éclatait. Les industriels du secteur, mettant en œuvre une sorte de « stratégie du choc65 », tiraient alors parti de la peur de la contamination pour passer en force et renverser la tendance de l’interdiction de leurs produits à usage unique, à commencer par les sacs, en dépit d’études scientifiques qui montraient la longévité du virus sur les surfaces plastiques66.

Vous aussi, vous vous sentez désespéré·e en découvrant, ou en vous remémorant, tous ces faits ? Il y a de quoi. Là encore, on ne peut que comprendre pourquoi nous nous accablons et nous accablons notre entourage au sujet de brosses à dents et de bouteilles d’eau : nous préférons une illusion de pouvoir, et le sentiment de culpabilité qui va avec, à l’acceptation de notre impuissance face à ce cauchemar. Chez moi, d’ailleurs, l’écriture de ces quelques paragraphes relance aussitôt l’anxiété quant à ma propre utilisation de plastique.

Cependant, mieux vaut regarder la vérité en face : notre marge de manœuvre en tant que consommateurs et consommatrices n’est certes pas nulle, mais elle est très faible. L’arme du boycott peut fonctionner pour des produits bien précis (on se souvient des oranges sud-africaines Outspan au temps de l’apartheid), mais elle est beaucoup plus difficile, si ce n’est impossible, à mettre en œuvre pour un matériau omniprésent qui nous est imposé par un complexe industriel mondial surpuissant : géants de la pétrochimie, de l’agroalimentaire, du recyclage…

Celles et ceux qui veulent réellement contribuer à endiguer ce désastre n’ont donc qu’une option : s’emparer de toutes les informations et données disponibles, les diffuser, organiser des mobilisations contre les entreprises, les groupes de pression et les élu·es responsables de cet immense crime ; bref, choisir l’activisme classique. Cela engage un peu plus que l’achat d’un kit zéro déchet, et tout le monde ne peut ou ne souhaite pas s’y lancer.

Mais, dans tous les cas, autant s’abstenir de poster des commentaires incendiaires sur Instagram parce qu’on a aperçu une bouteille en plastique sur une photo. Les décisions responsables de la présence de cette bouteille ont été prises bien en amont, et l’acte d’achat de cette personne n’a fait que parachever un long processus dans lequel elle n’est pour rien.

Avec ces commentaires incendiaires, on fonce tête baissée dans le piège tendu par les industriels, puisque le déplacement de leur responsabilité sur les consommateurs et les consommatrices a été, et est toujours, une stratégie délibérée. Le documentaire américain Plastique, la guerre est déclarée a retracé comment, à la fin des années 1980, ils ont promu bruyamment le recyclage afin d’écarter la menace d’une interdiction de leurs produits, qui commençait à planer67. Et cet enfumage se poursuit aujourd’hui.

En 2019, on a assisté à la naissance de l’« Alliance pour mettre fin aux déchets plastiques » – Alliance to End Plastic Waste (AEPW). Ses membres fondateurs : Total, Dow Chemical, ExxonMobil, Shell, Suez… qui, selon l’ONG Recycling Network, faisaient alors partie des « plus gros investisseurs mondiaux de nouvelles usines de production de plastique » ; l’association avait recensé « une quarantaine de projets, futurs ou en cours »68. Insister sur le recyclage, dont elles savent pertinemment, et depuis le début, qu’il est voué à l’échec, permet à ces entreprises de se dédouaner. La pollution ? Ce sera de la faute de ces cochons de consommateurs qui jettent « leurs » déchets n’importe où.

Le souffle de la conflictualité

Cette stratégie a été inaugurée en 1971. Cette année-là, un spot est diffusé à la télévision américaine. On y voit une main qui jette des détritus par la fenêtre d’une voiture ; ces détritus atterrissent aux pieds d’un Indien majestueux (en réalité, un acteur italien-américain à qui on avait collé une plume sur la tête69). L’Indien regarde douloureusement la caméra, tandis qu’une larme glisse sur sa joue. « La pollution, ça commence par les gens, dit alors la voix off. Ce sont eux qui peuvent y mettre fin. » Ce message était signé « Keep America Beautiful », une organisation fondée en 1953 qui rassemblait des industriels de la boisson et de l’emballage tels que Coca-Cola et l’American Can Corporation.

« La cause de la pollution, c’est vous. Le remède, par conséquent, c’est encore vous. Tout est entre vos mains. Votre culpabilité, vous pouvez la soulager. Il vous suffit de changer de conduite », résume Grégoire Chamayou, qui exhume cette campagne. Mais surtout, il rappelle le contexte. Longtemps, il existait aux États-Unis un système de consigne pour les ventes de boissons : les client·es payaient quelques centimes de plus, qu’on leur rendait quand elles ou ils rapportaient la bouteille en verre vide, laquelle était stérilisée et réutilisée.

Puis, dans les années 1930, la canette en métal fut inventée. Elle présentait de nombreux avantages aux yeux des industriels, en dépit de son coût écologique – dont ils n’avaient cure. En 1936, une publicité mettait même en scène deux pêcheurs buvant des canettes de bière dans une barque, l’un d’eux s’apprêtant à jeter la sienne dans l’eau après l’avoir vidée… Dans les années 1950, la bouteille consignée fut définitivement évincée. Très vite, les déchets s’accumulèrent un peu partout. En 1953, l’État du Vermont adopta une première loi rendant obligatoire le retour au système de la consigne. Alarmée, l’industrie créa alors « Keep America Beautiful » afin de prendre les devants et d’éviter que ce genre de législations se multiplient70.

Cette habitude des entreprises de stigmatiser le consommateur pour des comportements qu’elles l’ont contraint à adopter, afin de ne jamais être tenues pour responsables des ravages qu’elles causent et de pouvoir continuer tranquillement à engranger les profits, Devon Price la fait même remonter à plus loin. Il raconte que, au cours des années 1910 et 1920, aux États-Unis, les premiers automobilistes ne recevaient absolument aucune formation – les permis de conduire ne furent introduits qu’autour de 1935. En outre, les rues n’étaient pas du tout conçues pour que des voitures y circulent. Dès lors, les accidents se multipliaient. Le nombre de morts passa de 1 600 en 1910 à 6 800 en 1915 ; en 1920, il était de 12 155… La majorité des victimes étaient des piéton·nes, souvent des enfants et des personnes âgées.

Au début, l’opinion s’en prit aux constructeurs automobiles. « Les horreurs de la guerre semblent être moins épouvantables que les horreurs de la paix, s’indignait le New York Times en 1924. L’automobile apparaît comme une machine bien plus destructrice que la mitraillette. » L’industrie organisa alors la contre-attaque. Dans tout le pays, les vendeurs de voitures entreprirent de faire du lobbying auprès des représentants du gouvernement, en les persuadant que les accidents étaient de la faute des piéton·nes. Le problème n’était pas la totale absence de régulation de leur activité, ni le manque d’infrastructures adaptées : le problème, c’était que les piéton·nes traversaient n’importe comment, arguaient-ils – jaywalking, un « terme qu’ils venaient tout juste d’inventer »71.

L’industrie automobile réussit à promouvoir des législations qui transformaient le fait de traverser la rue imprudemment en délit. C’était désormais aux piéton·nes d’éviter les voitures, et non l’inverse. « Le blâme pour l’échec de tout un système venait d’être transféré avec succès sur les personnes qui en pâtissaient le plus », conclut Price72. Une tactique promise à un grand avenir, donc.

Ainsi, la culpabilité que nous ressentons face à l’état des écosystèmes n’est pas fortuite : elle résulte d’une stratégie de neutralisation de nos capacités de révolte. La culpabilisation est un « moyen de domination », souligne la philosophe et psychanalyste Elsa Godart : « Le sujet ne bouge plus, ne réagit plus, il se soumet. Ensuite, cherchant à survivre à sa propre culpabilité, il se tourne tout entier vers lui-même et il n’est plus en mesure de voir ni d’interroger les vrais coupables. » Il n’est « plus apte à faire partie d’un groupe, à défendre des valeurs collectives » ; il lui devient impossible « de se tourner vers l’autre, de construire le monde »73. C’est aussi l’analyse de Philippe Vion-Dury dans le magazine Socialter : « Se sentir responsable à la place du collectif revient à nier le réseau d’interdépendances où nous sommes tous pris et le poids des structures qui pèsent sur nous74. »

J’avoue que je prends une claque en lisant tout cela – et en particulier le livre de Grégoire Chamayou. La Société ingouvernable retrace comment les penseurs néolibéraux ont organisé la riposte à la contestation née à la fin des années 1960, lorsque les militant·es ont identifié les grandes entreprises comme des « gouvernements privés » au pouvoir de nuisance immense, et auxquels il s’agissait de demander des comptes. Désormais, pour les dirigeants de ces entreprises, l’ennemi n’était plus seulement interne (les syndicats), mais aussi externe.

L’une des grandes alertes fut pour eux l’irruption, un jour de 1969, de six prêtres catholiques dans les locaux de Dow Chemical, l’un des principaux fournisseurs de napalm de l’armée américaine, à Washington ; les activistes « accrochèrent aux murs des portraits de paysans et d’enfants vietnamiens brûlés vifs au napalm et aspergèrent de sang tout le mobilier ». Un an plus tard, « le printemps fut agité dans les centres de conférences. Partout, les P-DG des grandes entreprises américaines virent leurs sempiternelles assemblées générales d’actionnaires perturbées par des intrusions militantes »75. Page après page, je fais le plein d’informations cruciales, dont il me semble qu’elles devraient être connues bien plus largement dans mon milieu, tant elles méritent notre attention, notre intelligence, notre énergie. Tout d’un coup, je retrouve le souffle de l’antagonisme, de la conflictualité.

« Nous allons merder, déclare Mia Mingus, autrice et militante en faveur de la justice pour les personnes handicapées. Je suis sûre de ça. On ne peut pas avoir d’un côté une analyse super fine de la façon dont les systèmes d’oppression et de violence nous traversent et, de l’autre côté, attendre des personnes qu’elles agissent comme si elles ne vivaient pas dans ce monde-là. » Et de conclure : « On doit se retrousser les manches et entreprendre la tâche difficile qui consiste à apprendre comment travailler dans le conflit, la douleur et la blessure comme si nos vies en dépendaient – parce que c’est le cas. »76

Retrouver la force inarrêtable que seule peut nous donner la conviction de notre légitimité, de notre valeur, de notre innocence fondamentale face à tous les pouvoirs. À l’heure où je termine ce livre, quelque chose me dit que, en effet, nous allons en avoir besoin.