Ce lyber est uniquement destiné à une lecture à titre personnel.
Révolutions de notre temps.
Manifeste internationaliste
C’est dans la banlieue de Paris, métropole coloniale mais aussi carrefour d’exils, que nous avons lancé pour la première fois en 2019 une invitation à se réunir pour des rencontres internationales. Ces rencontres, nous les avons appelées « Les Peuples Veulent ». Un nom comme l’écho ininterrompu du cri qui a secoué le monde pendant plus d’une décennie : « Le peuple veut la chute du régime ! » Une phrase qui, mise au pluriel, pourrait suffire à décrire notre aspiration.
Quelques années plus tôt, ce cri de ralliement avait été rapporté à Paris dans les bagages des révolutionnaires syrien·nes. De leur rencontre avec des dissident·es locales est né un espace hybride : La Cantine Syrienne. Une coopérative qui n’était rien d’autre qu’un lieu chaleureux pour reprendre des forces et un peu de courage. Un lieu où l’on pouvait sortir de l’isolement, où une communauté d’exilé·es et d’ami·es de plusieurs pays a pu peu à peu se constituer. Un lieu où les débats les plus âpres tournaient autour de la cuisine… et de la révolution.
De cette communauté a émergé l’idée du processus « Les Peuples Veulent », auquel se sont joint·es, année après année, des révolutionnaires du monde entier. Nous y avons partagé nos expériences sur ce que nous essayons de construire et de combattre dans nos territoires et nos quartiers. Nous avons pris le temps d’apprendre à nous connaître autour de grands banquets, de fêtes, de discours électriques et de discussions parfois difficiles. Nous nous sommes permis d’imaginer que le futur réservait d’autres possibles que la chape de plomb répressive qui s’était abattue sur nous.
La dernière de ces rencontres a esquissé une nouvelle direction. Des révolutionnaires sont venu·es de quarante pays et des milliers de personnes sont venu·es les rencontrer. Beaucoup d’entre nous ont exprimé le désir de construire quelque chose de plus durable, d’aller plus loin. Cette énergie nous a fait prendre conscience qu’il y avait encore beaucoup à faire, que ce n’était qu’un début. La cantine est restée cantine, et le réseau a commencé à dessiner sa propre constellation.
L’expérience d’écriture du texte que vous tenez entre vos mains a débuté à l’été 2023. Elle a d’abord réuni neuf personnes provenant de différentes géographies nommées Liban, France, Syrie, Tunisie, Chili, Grande-Bretagne, Kurdistan, Russie et Iran. Neuf personnes qui, chacune à leur façon, ont participé aux soulèvements de notre temps. Puis les différentes versions du texte ont été discutées à Santiago et à Beyrouth, à Lyon et à Buenos Aires, dans le Massif central et sur les collines de Galloway en passant par la plaine de la Bekaa. Tout au long du chemin, il a été retouché, étoffé, confirmé, chamboulé par les critiques de tout·es celles et ceux qui ont contribué à son écriture. Depuis l’exil ou depuis nos lieux de combat, au Nord, au Sud, à l’Ouest et à l’Est, il s’est enrichi des récits et des analyses de participant·es aux révolutions d’Égypte, du Soudan et d’Irak, aux révoltes paysannes en Inde, à la vague féministe en Amérique latine, au soulèvement pour George Floyd, à celui du Sri Lanka, aux résistances palestiniennes et ukrainiennes, et à bien d’autres encore.
Déposant nos lunettes idéologiques, écartant les rideaux des analyses dominantes et de la géopolitique des studios de télévision, nous sommes allé·es à la rencontre d’autres corps en lutte. Au fil de nos rencontres, nous nous sommes tendu la main pour assembler les éléments épars de ce que nous avions vécu. C’est à partir de ces rencontres, de l’éclairage mutuel qu’elles ont produit, que nous avons tenté de saisir les enjeux des situations, dans leur mouvement même, dans leurs hésitations et leurs contradictions.
L’exercice était difficile. Il fallait, depuis différents endroits du monde, tirer le meilleur de nos échanges et de nos expériences pour poser les bases d’une analyse de l’état des forces en présence et des enjeux de l’avenir proche. Puis se donner des objectifs à court, moyen et long terme. L’intensification des guerres ouvertes, en Ukraine, au Soudan, puis en Palestine et au Liban, pour ne parler que des plus récentes, et le renforcement des logiques de blocs qu’elle entraîne étaient des obstacles de taille. Comment ne pas paraître hors du temps à dresser des plans pour un internationalisme nouveau à l’heure où le bruit des canons se fait partout entendre ?
« Nos costó tanto encontrarnos, no nos soltemos1. »
Nous pourrions ne retenir de notre époque que les images de son effondrement en cours. Forêts en flamme, mers devenues cimetières, épidémies, famines et invasions meurtrières.
Mais nous pourrions retenir autre chose. Nous pourrions retenir la puissance des soulèvements qui ont secoué les campagnes et les villes du monde entier. N’épargnant aucun continent, aucune géographie. Nous pourrions nous souvenir que, au milieu de cette atmosphère de fin de civilisation, les foules du monde ont refusé le fatalisme. Que des gouvernements, des régimes et quelques têtes sont tombées. Nous pourrions retenir de ce début de siècle que les peuples sont revenus frapper à la porte de l’histoire.
Les centaines de commissariats incendiés par des prolétaires en Iran, comme le millier de bâtiments publics attaqués par les révolté·es des quartiers populaires en France. Les barricades géantes de Maïdan à Kyiv, comme la prise d’assaut des banques par les insurgé·es du Liban : partout, la violence de l’insurrection est venue répondre à celle de l’humiliation.
Celles et ceux d’entre nous qui ont vécu le saccage des arcs de triomphe, l’envahissement des piscines présidentielles, les danses enragées se répondant par-delà les frontières se souviennent de la colère. De la colère, mais aussi de la beauté libérée défiant le règne de la tristesse. Elles se rappellent l’atmosphère chaleureuse de cette bibliothèque ouverte au cœur d’un siège, de ces conversations nocturnes autour de cuisines de rue improvisées, de ces murs splendides, fardés de slogans, de traits d’humour et de messages d’amour, de ces dizaines de milliers de voix chantant comme une seule que rien ne serait plus comme avant.
Ils peuvent bien repeindre les murs, re-boulonner les statues, nous jeter sur les routes de l’exil, nous enfermer, massacrer les nôtres, une flamme reste au fond de nos cœurs lors des moments les plus durs, les plus froids, les plus sinistres que nous avons à traverser. Dans la révolte, nous avons retrouvé notre dignité.
D’un continent à l’autre, depuis nos exils, lors de nos voyages et de nos combats, nous nous sommes rencontré·es. Dans le fracas des batailles de rue, dans les gestes reproduits d’un pays à l’autre, dans ces mots qui se sont fait écho en de multiples langues, nous nous sommes reconnu·es. Nous avons compris que nous faisions partie d’un combat transnational. Que nous faisions face à des pouvoirs internationalement organisés. Et que, en restant isolé·es les un·es des autres, nous ne pourrions rien.
C’est de la rage et de l’amertume de nos défaites, mais aussi du besoin de ne pas en rester là qu’est né le désir de se connaître et de se lier. Nous avons commencé à tisser un réseau de liaisons planétaires avec celles et ceux d’entre nous qui, de premières lignes en assemblées populaires, de grèves féministes en comités de résistance, de ronds-points habités en forêts occupées, se sont découvert une sensibilité commune.
Si les avant-gardes d’un autre temps prétendaient marcher un pas en avant des masses, nous savons que nous marchons un pas en arrière des soulèvements populaires des dernières décennies. Nous avons grandi dans leur sillage, ils ont été notre meilleure école. À partir de là, nous essayons de tisser la trame d’une expérience générationnelle. De cette expérience qui relie toutes celles et ceux qui, quels que soient leur âge, leur genre, leur ethnie, leur religion ou leur langue, ont reconnu, au plus profond de leur cœur et de leur corps, l’émergence d’un nouveau cycle révolutionnaire.
Aucune des idéologies ni des grilles d’analyse politique dont nous avons chacun·e hérité n’est seule à même de saisir le tumulte de notre époque. C’est pourquoi nous n’avons pas cherché à en créer de nouvelles. En revanche, nous avons une idée de la méthode qui nous permettra de trouver de nouvelles voies praticables pour faire sens et corps ensemble. L’internationalisme est le nom de cette méthode.
La tâche révolutionnaire est en partie devenue une tâche de traduction. Partager et traduire nos perceptions de la réalité, puis les mettre en circulation sont les premiers pas de notre méthode. Nous avons rassemblé ici les premiers éléments saillants issus de ces partages et essayé de les ordonner pour qu’ils puissent servir à quiconque voudrait participer activement à la suite des événements.
Palestine (2000, 2005, 2020), Argentine (2001), Kabylie (2001), Géorgie (2003, 2024), Ukraine (2004, 2014), Liban (2005, 2019), France (2005, 2018, 2023), Kirghizstan (2005, 2010, 2020), Biélorussie (2006, 2021), Islande (2008), Grèce (2008, 2011), Iran (2009, 2017, 2019, 2022), Pérou (2009, 2022), Syrie (2011), Maroc (2011), Libye (2011), Tunisie (2011), Espagne (2011), Égypte (2011), Royaume-Uni (2011), États-Unis (2011, 2014, 2015, 2020), Yémen (2011), Bahreïn (2011), Québec (2012), Thaïlande (2013, 2020), Brésil (2013), Soudan (2013, 2018, 2019), Turquie (2013), Burkina Faso (2014), Hong Kong (2014, 2018), Bakur-Kurdistan (2015), Corée du Sud (2016), Nicaragua (2018), Irak (2019), Catalogne (2019), Équateur (2019), Chili (2019), Inde (2019), Haïti (2019), Algérie (2019), Colombie (2019, 2020, 2021), Birmanie (2021), Kazakhstan (2022), Sri Lanka (2022), Sénégal (2022-2023), Bangladesh (2024), etc.
Ceci n’est pas seulement la liste, incomplète et inachevée, des révoltes de notre temps. Derrière chaque nom, derrière chaque date, il y a des centaines de milliers de visages, de rêves et de vies. Chacune des lignes qui suivent est un hommage aux insurgé·es qui ont participé à ces moments. À celles et ceux que nous avons rencontré·es, à celles et ceux que nous rencontrerons et à celles et ceux que nous ne rencontrerons plus jamais. À ceux et celles qui sont tombé·es parce qu’ils et elles aimaient la vie. C’est pour nous, mais aussi pour elles et eux que nous avons décidé de reprendre le chemin. Empli·es de leur présence et de leur énergie. C’est à elles et eux tous·tes que nous dédions ce texte.
Un penseur arabe du XVe siècle, voyant sa civilisation s’écrouler à force de baigner dans un luxe superflu, le prédit avec inquiétude : les marges mettront fin à l’empire. Quel meilleur écho à cette menace des marges que Delhi en 2020, encerclée par des millions de paysan·nes méprisé·es depuis trop longtemps ? Des paysan·nes qui, après la plus grande grève de l’histoire de l’humanité, une grève de 250 millions de personnes, dressèrent des conseils paysans, les Mahapanchayat, dans tout le pays, affirmant : « Les Mahapanchayat sont les nouveaux parlements du peuple, et les Intouchables seront en leur centre. »
Les soulèvements de notre époque nous l’ont montré, il n’y aura pas de sujet révolutionnaire mondial. Les personnes noires aux États-Unis, les femmes et les dissidences sexuelles et de genre en Amérique latine, les Baloutches ou les Kurdes en Iran, les peuples indigènes en Équateur ou au Pérou, les jeunes des quartiers populaires de Santiago et Tripoli. La révolte fut menée avant tout par les marges.
Être en marge, c’est faire partie du tout, mais en dehors. Ce sont celles et ceux d’entre nous qui sont soigneusement tenu·es à l’écart, pas trop loin pour pouvoir faire tourner la machine, mais pas trop près pour ne pas indisposer. À la fois dehors et au service des centres. Les centres, ce sont ces postes de pouvoir, aussi bien États que centres-villes, orthodoxies que multinationales, colons, patrons que patriarches.
Quel que soit l’élément détonateur d’une révolte, il se trouve limité quand il ne parvient pas à rallier dans son sillage d’autres colères. Face aux centres, grands artisans de nos séparations, le défi de nos soulèvements fut celui de notre rencontre. Rencontres entre différents segments des marges mais aussi rencontres entre les marges et les dissident·es des centres. Dissident·es qui défient les pouvoirs à l’ombre desquels ils et elles vivent, comme ces habitant·es des métropoles coloniales qui soutiennent les luttes de libération.
Là où un segment des marges, comme les paysan·nes en Inde, les indigènes en Équateur, les lycéen·nes au Chili ou les personnes noires aux États-Unis, a été suivi par une large partie de la population, le soulèvement est parvenu à obtenir des victoires, bien que souvent partielles et provisoires : retrait des réformes en Inde et en Équateur, ouverture d’un processus constituant au Chili et pseudo-refonte de plusieurs polices locales aux États-Unis.
Dans les soulèvements, les rencontres entre combattant·es des marges et dissident·es des centres firent émerger des brèches aux possibilités tranchantes où ambiguïtés et contradictions ont cohabité. Aux États-Unis, le soulèvement déclenché par l’assassinat de George Floyd fut massivement rejoint par des manifestant·es blanc·hes. Après les premières journées insurrectionnelles, nous avons vu certain·es de ces personnes blanches solidaires essayer de « protéger » des insurgé·es noir·es de la police en s’interposant. Sans même s’en rendre compte, ils et elles contribuaient ainsi à neutraliser la colère légitime des insurgé·es et à redessiner les frontières raciales que le moment insurrectionnel avait rendu momentanément moins rigides. Rien n’est évident dans la rencontre entre les dissident·es des centres et les combattant·es des marges – entre les segments des marges non plus –, mais les moments de soulèvement furent des occasions uniques de déplacer les lignes au-delà des milieux compartimentés.
Quand les rencontres entre les colères n’ont pas eu lieu, les révoltes se sont multipliées par vagues successives mais en ordre dispersé, segmentées et ainsi bloquées à un certain stade. Ce fut le cas en Iran, où ce sont principalement les classes moyennes déclassées qui se sont révoltées en 2009 et les hommes prolétaires en 2017 et 2019. Ce n’est qu’en 2022 que le régime a vacillé, quand toutes les composantes de la société se sont soulevées derrière les femmes. En France, les dissident·es blanc·hes des centres n’ont jamais rejoint la jeunesse des quartiers populaires, ni en 2005 ni en 2023, les classes moyennes ou les ouvriers syndiqués ont peu participé au soulèvement des Gilets jaunes en 2018. Sans ces rencontres, les régimes tiennent et les gouvernements gagnent du temps.
Au cœur de Paris, lors de la soirée insurrectionnelle du 1er décembre 2018, après avoir enfoncé les portes de l’ancienne Bourse aux côtés d’un Gilet jaune blanc et d’un militant d’origine marocaine, un adolescent noir lâche avec enthousiasme : « C’est nous le peuple… Wallah, c’est nous le peuple ! »
La révolte met à bas les séparations produites par les centres. Elle remet en jeu ce qu’est le peuple. C’est en se rencontrant dans les cortèges révolutionnaires de 2019 et lors du sit-in d’Al-Qeyada que des Soudanais·es de toutes les régions du pays se sont retrouvé·es à échanger autour de leurs expériences plurielles, des injustices et des discriminations qui les concernaient tous·tes, mais de manières différentes. C’est dans la révolte qu’ils et elles ont pu éprouver leurs rencontres et scander ensemble : « L’unité est le choix du peuple ! »
Le soulèvement brise le peuple figé construit par les romans nationaux, les idéologies fascisantes et les dogmatismes militants. Par leurs appels à l’unité, les marges insurgées ont souvent tenté de réinventer un peuple à leur mesure. C’est pour cela que, en France, un mouvement principalement blanc comme celui des Gilets jaunes fut très fort chez les populations colonisées en Guadeloupe ou à la Réunion, et qu’on trouvait parmi ses principales figures une femme noire, un fils d’émigré portugais ou un jeune gitan. Ou encore qu’un petit patron et une ouvrière pouvaient tenir ensemble un blocage. Au Sri Lanka, le soulèvement de 2022 a réuni, non sans frictions, des moines bouddhistes, des personnes queers, des Cingalais·es et des Tamoul·es, montrant au grand jour le peuple tel qu’il est : pluriel et toujours en devenir.
Tisser ensemble les différents fragments des marges se fait tant par les discours que par les gestes. Les révolutionnaires syrien·nes l’avaient bien compris en utilisant le mot kurde azadi (liberté) comme appel aux Kurdes ; les Azéris d’Iran, en chantant « Kurdistan les yeux et la lumière de l’Iran » pour rassembler des minorités historiquement antagonistes ; ainsi de l’utilisation du drapeau mapuche dans les manifestations de 2019 au Chili et du drapeau amazigh dans celles du Hirak en Algérie. Dans le feu des soulèvements, ces gestes furent autant de tentatives d’étendre le peuple.
Pourtant, aucun segment des marges n’est capable d’unifier indéfiniment la diversité d’un peuple. Plus que des visions du changement ou des convictions idéologiques, ce sont le partage des expériences vécues depuis les marges, les pratiques insurrectionnelles, la résistance face à la répression et l’organisation de la survie immédiate qui permettent l’unité. Mais, d’un côté, les régimes n’auront de cesse de chercher à diviser le mouvement par toutes sortes de moyens et, de l’autre, les divisions préexistantes reviendront à la première occasion, fragilisant la cohésion née de la révolte. Nous laissant face à une question de taille : comment maintenir notre unité au-delà de l’acmé du soulèvement ?
Un peuple est toujours plusieurs choses à la fois. Il peut être trompé, opprimé, acteur de sa propre défaite ou de celle des autres peuples, divisé avec ses fragments qui se battent les uns contre les autres. Mais un peuple peut aussi, en de rares occasions, se rassembler autour d’une volonté collective pour se libérer de la classe politique qui le gouverne. Ce qui détermine lequel de ces possibles prend corps, ce sont les relations entre le peuple révolté et ses différents fragments. En se rejoignant, en s’unissant même de façon éphémère malgré les obstacles et les contradictions, les différentes parties des marges, avec les dissident·es des centres, dessinent un peuple au sens nouveau. Un peuple au potentiel révolutionnaire.
En Égypte, en Tunisie, en Ukraine, les régimes ont chuté. Au Liban, au Sri Lanka, en Irak, des gouvernements ont été renversés. Pourtant, même quand ils semblaient momentanément victorieux, les soulèvements n’ont nulle part réussi à empêcher le retour à l’ordre établi ou l’arrivée du pire. Partout, les insurgé·es se sont vu rappeler douloureusement que remplacer un gouvernement ou une Constitution ne remet pas en cause les fondements du pouvoir. Les soulèvements n’ont pas réussi à atteindre les racines des régimes.
Le soulèvement est l’irruption du mouvement réel, l’affirmation de soi, de celles et ceux qui ont été déshumanisé·es, dépossédé·es de leur propre force. En cela, il signale autant aux centres qu’aux marges elles-mêmes que la situation ne peut plus durer. Il fracture la légitimité du pouvoir en place. La question ensuite, c’est que faire de cette fracture ?
En 2022, le Sri Lanka s’est trouvé sur le point de basculer. Les bâtiments gouvernementaux étaient occupés, le président s’était enfui du pays, l’armée et la police n’osaient pas intervenir. D’une certaine manière, les révolutionnaires avaient gagné la première manche. Mais, ne sachant que faire des ministères, ils et elles les rendirent. Comme ailleurs, les révolutionnaires ont été battu·es par le choc de leur propre victoire.
Dans bien des révoltes, face à notre paralysie, des politicien·es et technocrates de tous bords n’ont pas raté l’occasion offerte par notre faiblesse. Les Frères musulmans en Tunisie ou en Égypte, les chefs militaires en Libye ou en Algérie, l’opposition « officielle » du Conseil national syrien : la foule des opportunistes n’a souvent pas attendu que nous ayons fini de pleurer nos morts ou de soigner nos blessé·es. Alors que nos barricades étaient toujours en place, ils et elles sont allé·es négocier l’« issue politique » du mouvement, autrement dit la fin de la révolte.
Comment oublier Boric, élu par la suite président du Chili, accourant en 2019 dans les salons du Congrès, alors que la foule affrontait la police dans la rue, pour signer aux côtés des partis du régime un accord au rabais pour un processus constitutionnel afin d’endiguer la révolte ? Comme souvent, le jeu institutionnel intervint pour restaurer l’ordre et empêcher le pays de plonger dans l’inconnu. « Si Piñera tombe, nous tombons tous » disait alors avec lucidité un sénateur chilien de gauche. Politicien·es et bourgeois·es, de droite comme de gauche, préféreront toujours accepter un changement cosmétique et quelques concessions pour conjurer l’avènement d’une révolution qui menacerait réellement leur pouvoir et leurs richesses. Pour empêcher une révolution profonde.
Pendant la révolte de Maïdan à Kyiv en 2014, les portes des ministères claquèrent au vent une fois le pouvoir destitué par la rue. Les partis de l’opposition proposèrent rapidement un « gouvernement transitoire » qu’ils et elles firent défiler sur la grande tribune centrale de la place occupée pour asseoir leur légitimité. Les insurgé·es n’étaient pas dupes, mais, épuisé·es après trois mois d’insurrection à temps plein, ils et elles laissèrent s’opérer le subterfuge. Pensant garder le nouveau gouvernement à l’œil, ils et elles proposèrent même des « député·es du peuple ». Ils et elles firent pression en occupant quelques ministères pour impulser des changements dans les institutions, et se disaient prêt·es à relancer un autre Maïdan si besoin était. Mais ce fut avant tout pour chacun·e le signal de rentrer chez soi.
Au Sri Lanka, au Chili ou en Ukraine, pour que le soulèvement aille plus loin, il aurait fallu affronter l’incertitude de savoir comment se nourrir, où se procurer du carburant ou des médicaments, mais aussi comment se défendre face à une agression militaire étrangère. Pour savoir comment survivre puis vivre, il aurait fallu répondre à des questions d’échelles qui, pour l’heure, dépassent les insurgé·es : que faire des institutions étatiques, des organisations internationales, de l’armée ou de la dette extérieure ? Comment surmonter les obstacles sans contracter de nouvelles dépendances ? Comment tenir sur le temps long malgré l’épuisement, malgré les besoins bien réels de se soigner, de reconstituer ses forces ? L’histoire nous a appris que les compromis conduisent souvent à des concessions, c’est-à-dire à des variations du même, et non à des alternatives. Mais, alors, comment continuer à se battre sans tomber dans l’abîme ?
Pour continuer, il nous aurait fallu des gages matériels, mais pas seulement. Se jeter dans l’inconnu est un acte de foi. On le fait lorsqu’on n’a plus le choix ou par conviction. Lorsque l’on croit en quelque chose si fermement que cela semble valoir tous les risques. Mais à quoi croit-on exactement ? Quelle est notre réponse à l’incertitude ? L’époque où le socialisme était sur la table de tous les soulèvements est terminée. Sans carte ni boussole, les révoltes se sont jetées dans les bras du disponible. Les réactionnaires avaient un plan, les libéraux avaient un plan, les militaires avaient un plan. Et celles et ceux d’entre nous qui avaient déclenché et fait vivre les révoltes sont resté·es à contempler, à commenter, à critiquer – du moins celles et ceux qui étaient encore en vie et en liberté.
L’ironie est que, peut-être, le plan était là. Sous nos yeux. Beaucoup de choses ont été dites sur le caractère horizontal, décentralisé de nos révoltes. Sur l’ampleur de l’absence des grandes organisations traditionnelles ou de leur incapacité à monopoliser le leadership des mouvements. Et sur la façon dont les gauches du monde entier furent dépassées par l’intensité et l’inventivité de cette déferlante.
Il nous faut prendre conscience de l’un des effets majeurs de cette absence : chaque soulèvement, chaque combat a vu émerger, indépendamment des directives de tel·le ou tel·le chef, parti ou organisation, de nouvelles formes d’organisation populaires adaptées aux besoins de chaque révolte : les occupations de places, d’immeubles ou d’universités comme en Grèce, en Égypte, au Liban, en Irak, au Sri Lanka ou à Hong Kong ; les conseils locaux en Syrie et les comités de résistance au Soudan ; les assemblées territoriales au Chili ou en Colombie ; les assemblées féministes dans le monde entier, la prise des ronds-points par les Gilets jaunes en France.
Au sein de chacune de ces expériences, nous nous sommes retrouvé·es à organiser l’offensive en même temps que la vie quotidienne du soulèvement. Nous avons tenu des assemblées pour discuter de la stratégie à suivre, préparé des blocages d’autoroutes, des manifestations et des assauts de centres de pouvoir. Nous avons tenté d’organiser la sécurité et l’autodéfense, géolocalisé les forces répressives, organisé la réponse juridique et pris soin des personnes blessées. Nous avons construit des campements et des cabanes, nourri des foules grâce aux ollas comunes (cuisines populaires) et cultivé des jardins potagers. Partout, nous avons tenté d’assurer la reproduction de nos forces et de nos possibilités d’action.
En Syrie, les révolutionnaires sont allé·es plus loin encore. Dans les territoires d’où le régime avait été chassé, ce sont des villes entières, des hôpitaux, des moulins, des centrales électriques – en plus de la distribution alimentaire – que les insurgé·es réussirent pendant plusieurs années à auto-administrer. Les centaines de conseils locaux syriens des territoires libérés furent capables de voir que la réponse à la Syrie de demain ne résidait ni entre les mains du Conseil national d’opposition en exil, ni entre celles des groupes armés. Mais ils et elles n’ont pas osé s’avouer que la réponse, c’était peut-être eux et elles-mêmes qui étaient en train de la construire dans les faits. La démonstration en acte que, même sous les bombes et pendant les sièges, coupé du monde, faisant face à une impitoyable répression, le peuple était capable de prendre les choses en main.
Dans un soulèvement, nous devrons toujours faire face à des forces qui, elles, ne seront pas encombrées par la prise des palais. Et elles auront toujours comme priorité de défaire les formes d’organisation populaires naissantes. Les forces constituées à l’échelle nationale et internationale, refusant de reconnaître leur légitimité, les ont, dans bien des cas, mises à l’écart. Face à ces menaces, nous n’avons généralement pas réussi à peser sur l’issue des révoltes. Nous n’avons pas su ou voulu prendre en charge les suites des soulèvements. Nous ne nous sommes pas imposés comme pouvoir.
Au Soudan, au cours de la dernière décennie de lutte (2013-2023), des comités de résistance se sont montés par ville et par quartier, prenant en charge à la fois les mobilisations et l’entraide populaire. Année après année, révolte après révolte, ils ont gagné en force et en expérience. À la suite du départ du président Omar al-Bashir, certaines organisations d’opposition ont décidé de participer au Conseil de transition civil et militaire. Les comités de résistance se sont largement opposés à cette décision pour rester fidèles aux revendications de la révolution : destituer tout pouvoir en lien avec le militaire. Ils sont devenus par voie de conséquence les seuls à incarner la légitimité populaire. En s’affranchissant des organisations de l’opposition, et forts de cette légitimité, ils ont rédigé puis voté, au sein de ces centaines de comités, une proposition commune pour l’avenir du pays : la charte pour l’établissement de l’autorité du peuple. Il n’y a qu’au Soudan que les comités de base du mouvement ont osé s’assumer comme pouvoir révolutionnaire. Ailleurs, les formes naissantes de pouvoir populaire furent trop souvent considérées comme des moyens de la révolution plutôt que comme un alliage unique de ses moyens et de ses fins. Comme une préfiguration d’un futur révolutionnaire possible.
Ces expérimentations sont un puits d’enseignement pour les révolutionnaires des présents et des futurs ; elles rejoignent, en l’actualisant, la longue histoire des pouvoirs populaires. C’est une histoire dont aucun livre d’école ne parle, celle des Comandos Comunales et des Cordones Industriales au Chili (1970-1973), des Quilombos du Brésil (1550-2024), des sections des sans-culottes de la Révolution française (1789-1793), des Caracoles du Chiapas et des conseils ouvriers de Russie et de Bavière (1905, 1918-1919), de la Commune de Paris (1871), de celles du Morelos (1913) et de Kronstadt (1921). Et bien d’autres dont il nous appartient d’entremêler les échos et de tresser les mémoires.
Nous voyons ce que nous avons vécu comme une ère d’insurrections, encore ouverte. Ce que certain·es ont trop vite qualifié de défaite, nous le vivons comme la naissance d’un mouvement mondial de révolte pour la dignité. Nous observons droit dans les yeux nos échecs pour nous préparer aux victoires à venir. Nous partons de là : de tous ces endroits où le pouvoir populaire a fait retour, parfois de manière éphémère, parfois de manière tenace, pour nous rappeler notre force.
Le début de cette nouvelle décennie nous rappelle cette idée simple mais douloureuse : la progression de la révolution entraîne le durcissement de la contre-révolution.
Les soulèvements ont renvoyé tous les régimes, quels qu’ils soient, à leur inadéquation radicale avec les aspirations populaires. Et au risque qu’ils encourent. Incapables de raviver la foi dans leurs projets moribonds, les pouvoirs n’ont trouvé d’autre réponse à la colère que la terreur. Les soulèvements ont laissé sur leur passage tant de martyr·es, de prisonnier·ères et d’exilé·es. Pour ajouter aux horreurs nationales, les généraux russes, iraniens, français et américains se sont rendus partout au chevet des régimes menacés. Des bombes lacrymogènes et l’« expertise française en maintien de l’ordre » ont été envoyées à Ben Ali, des policiers allemands et des systèmes de cybersécurité israéliens au Chili, des milices iraniennes et des bombes russes à Bachar al-Assad. L’écrasement de nos insurrections ne fut pas que national, il fut mondial.
Passé le souffle des révoltes, ce qui surnage, ce qui se renforce et s’organise même, est le plus souvent une forme ou une autre de réaction. Partout, les classes dominantes défendent férocement leurs intérêts, coûte que coûte. Et, d’un bout à l’autre de la planète, les seules forces organisées qui semblent tirer leur épingle du jeu sont des formations, au mieux, conservatrices, au pire, fascistes. L’ère d’insurrections que la dernière décennie avait ouverte s’est vu contrer par une réponse protéiforme d’ampleur : une tentative mondiale de contre-révolution.
La contre-révolution n’est pas seulement une opération contre-insurrectionnelle mondiale. Elle n’est pas non plus une simple restauration, un retour à l’ancien régime, le rétablissement d’un ordre social malmené par les conflits et les révoltes. Elle construit activement un ordre nouveau à sa mesure et à son usage. Elle façonne les mentalités, les comportements culturels, les goûts, les us et les coutumes. Elle réactualise les formes de surveillance et les techniques répressives. Et, partout, elle préserve les intérêts du capital. Mais il y a autre chose encore : la contre-révolution se sert des mêmes présupposés et des mêmes tendances que ceux sur lesquels pourrait s’appuyer la révolution ; elle occupe le terrain de l’adversaire et donne d’autres réponses aux mêmes questions. Elle réinterprète la révolution à sa manière.
En même temps que les révolutionnaires sont écrasé·es, dispersé·es et isolé·es, les têtes de l’hydre que nous pensions avoir tranchées repoussent lentement. Que ce soit à travers les costumes décoloniaux que revêtent Poutine ou Xi Jinping, les « rébellions antisystème » des Trump ou Bolsonaro, les guerres pour la démocratie du « monde libre » comme en Libye, les forces réactionnaires tentent d’utiliser les aspirations des soulèvements afin de mieux empêcher leur retour. En Argentine, le Afuera1 ! de Milei fait écho au Que se vayan todos2 ! des révolté·es du début du siècle. On n’écrase jamais mieux le désir de liberté qu’en se présentant en libérateur.
En 2024, Donald Trump participe à des meetings où l’on voit indifféremment les slogans « Soyez ingouvernables ! » et « Déportations de masse maintenant ! » Si les fascistes sont nos ennemis jurés, ce n’est pas seulement parce que leur projet est l’opposé du nôtre. Ils le sont car ils défendent un projet aux déguisements révolutionnaires, se nourrissant des élans et des affects des révoltes populaires tout en étant le dernier recours des centres. Poutine, Meloni ou Le Pen, comme tant d’autres fascistes, profitent du sentiment de frustration et d’humiliation des classes ouvrières précarisées par les dernières mutations du capital, pour asseoir leur posture antisystème et ainsi mieux défendre le système. Ils et elles prétendent vouloir tout changer pour que rien ne change. Aujourd’hui, les réactionnaires se radicalisent alors que les progressistes pataugent dans la modération.
Il n’est pas anodin que les fascistes haïssent tant les mouvements féministes et queers. Le fascisme y voit un adversaire pouvant créer des désirs de libération capables de défaire l’ordre établi. En revendiquant une puissance et une volonté de tout changer, en transgressant les règles de genre, de classe et de race, de géographie et d’âge, les féminismes des Suds ont convaincu des millions de laissé·es-pour-compte de rejoindre leurs mouvements par leur radicalité. De même pour le mouvement queer, qui est l’un des rares à continuer à oser rêver : en brisant la logique binaire au fondement de tout pouvoir, ils et elles font de l’imaginaire une arme, du désir une force. En mettant les corps au cœur de la transformation, la révolution queer est un des rares mouvements à faire obstacle aux rêves mortifères des fascistes et à incarner des futurs possibles. Mais, comme pour tant d’autres mouvements avant elle, elle est courtisée par les fractions progressistes ou libérales de l’Empire qui tentent de la désamorcer, d’en faire un simple accessoire culturel inoffensif.
Comment penser que les suprémacismes bulldozer de Trump, Modi ou Netanyahu pourraient être battus par un argumentaire bien fourni, un rapport du Giec, le fact-checking du New York Times ou un vote à l’ONU ? Chaque fois qu’il s’aventure sur ce terrain, le progressisme est un peu plus moqué, décrédibilisé et donc contre-productif. La résignation des sociaux-démocrates prétendant qu’il est impossible de changer quoi que ce soit, même après avoir gagné des élections, prépare le terrain de la subversion pour les forces fascistes qui n’ont plus qu’à se baisser pour récolter les colères légitimes et les âmes perdues des soulèvements. De Washington à Brasilia, nous n’avons vu jusqu’à présent que des parodies d’insurrections. Les prochaines pourraient être beaucoup plus sérieuses.
La résurgence à l’échelle mondiale des nationalismes xénophobes et les attaques systématiques contre les droits des femmes et les dissidences de genre et de sexe sont le résultat d’une articulation bien réfléchie, d’une offensive globale, celle d’une internationale néofasciste. Si ces visages du pouvoir, de plus en plus tendus et grimaçants, diffèrent en apparence, ils appartiennent tous à la même bête. Car, au-delà des conflits et des inimitiés apparentes, ces forces partagent un objectif commun : le maintien coûte que coûte du pouvoir des centres. Et, pour y parvenir, aucun massacre ne sera trop cher payé. Bien au contraire, la guerre a toujours été un ingrédient de choix pour éloigner la révolution.
Partout, nous avons basculé dans le régime de l’urgence. Dans la sidération. De tous les régimes dont on peut souhaiter la disparition, il est parmi les plus tenaces. Il s’inscrit de manière indélébile jusque dans nos modes de vie, d’organisation et de lutte.
Il y a les urgences vitales qui nous traversent et qui nous mettent en mouvement parce qu’il n’est plus possible de supporter que les choses restent comme elles sont. Ne pas manger à sa faim, risquer la mort ou le viol à chaque coin de rue, ne plus trouver nulle part où se soigner, où mettre sa famille à l’abri pour la nuit, risquer l’humiliation à chaque nouvelle démarche administrative, le passage à tabac à chaque contrôle d’identité, craindre de ne plus avoir assez d’eau pour cultiver la terre, que celle-ci devienne sable…
La précarisation de la vie nous plonge dans des quotidiens éreintants, remplis d’impératifs qu’on ne peut même pas commencer à résoudre avant d’être déjà rattrapé par une nouvelle situation pressante. Ces urgences qui nous traversent tous·tes dans nos réalités vécues, nous les affrontons souvent seul·es ou avec nos réseaux de liens, eux aussi épuisés, et elles accaparent notre temps et notre énergie. Ces pressions quotidiennes nous obligent à des cadences insoutenables pour maintenir les luttes vivantes, pour nous protéger ou ne pas nous faire écraser, exigeant toujours plus d’énergie pour exister.
Et puis, du côté des gouvernant·es, en forme de réponse cynique aux précédentes, il y a ces urgences qui, chacune à sa manière, visent à nous rappeler à quel point nous sommes désemparé·es sans leur protection : « crise économique », catastrophes « naturelles », « agents de l’étranger », « menaces extérieures », « crise migratoire », etc. On retrouve aujourd’hui l’« état d’urgence » dans tous les régimes, des plus démocratiques aux plus despotiques, comme mesures d’exception à l’état de « paix ».
La « loi d’urgence » (Kanoun al-Taware) a régi le quotidien des Syrien·es pendant plus de quarante ans avant la révolution. Officiellement mis en place contre la menace militaire d’Israël, ce dispositif a toujours servi la répression de toute opposition intérieure, y compris sous la forme de massacres et de bombardements. Il s’est mué en loi « antiterroriste » quelques mois après le début du soulèvement. Au Chili, l’état d’urgence a permis au président Piñera de (re)sortir les militaires de leurs casernes pour mater le peuple révolté. Partout, dans les deux dernières décennies, l’usage de l’état d’urgence – comme justification légale de l’absence d’État de droit – s’est généralisé, prétendant répondre aussi bien à des attaques terroristes qu’à des virus, à des émeutes urbaines qu’à des séismes, des incendies ou des inondations.
Si la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens, c’est bien que gouverner et faire la guerre sont les deux faces d’une même pièce. L’État-nation, cette forme particulière d’organisation du pouvoir, de conduite des populations et de contrôle du territoire, a conquis l’entièreté du globe ou presque, au gré des guerres de colonisation. La façon dont s’exercent le pouvoir et le contrôle des populations n’est en revanche pas du tout la même d’un État à l’autre, d’une région du monde à l’autre.
La fonction comme les possibilités des appareils d’État ne sont pas les mêmes selon que l’on parle d’une ancienne puissance coloniale bien assise sur les richesses qu’elle a extorquées au reste du monde, ou que l’on parle d’un État récemment décolonisé et en proie à l’influence de puissances bien plus structurées qui cherchent à mettre la main sur ses ressources. Le degré de violence infligé par l’État à sa propre population est souvent fonction des moyens très matériels (rente coloniale, rente pétrolière, mannes financières de diverses natures) que les classes dominantes nationales ont à leur disposition pour acheter la paix sociale avant de recourir à la force brute.
Le socialisme, l’État social, la social-démocratie, là où ils ont existé, ont constitué autant de tentatives de lier autrement la question de l’État et celle de la souveraineté populaire. L’État, au-delà de son monopole de la violence légitime et de la défense du territoire, s’y voyait confier tant la sûreté des citoyens, la redistribution d’une partie des richesses, que les services à la population. Chacune de ces tentatives, qu’elle ait été le fruit de grèves, de soulèvements ou de réformes, a eu pour effet d’élargir l’adhésion des différentes composantes du peuple à la stabilité de l’État.
Mais le temps des utopies sociales étatiques est bel et bien révolu. Il ne vient plus à l’idée de personne ou presque de nous vendre des lendemains qui chantent. Les dystopies ont partout remplacé les utopies. La menace conspirationniste du « grand remplacement » chère aux réactionnaires blanc·hes. La société de contrôle sous subordination d’intelligences artificielles autoritaires. L’effondrement imminent des conditions de vie sur terre. Et, quand les partis traditionnels de la gauche tentent de nous réenchanter avec des programmes politiques dépoussiérés et de nouvelles promesses de changement, ce n’est désormais plus que sous le coup de l’urgence cyclique à empêcher l’accession programmée de l’extrême droite aux postes de pouvoir.
La « guerre contre le terrorisme » lancée par les États-Unis a ouvert le XXIe siècle. Le prétexte d’une menace toujours imminente, diffuse et omniprésente du terrorisme a justifié toutes les guerres, toutes les mesures de contrôle, toutes sortes d’exceptions à l’extérieur comme à l’intérieur. « Faire la guerre au narcotrafic » au Mexique, « dénazifier l’Ukraine » pour la Russie, « éradiquer le Hamas » en Israël, « anéantir le complot sioniste-wahhabite » en Syrie, « écraser le terrorisme kurde » en Turquie, « en finir avec le sécessionnisme touareg » au Mali, démanteler le « terrorisme mapuche » au Chili, et tant d’autres… sont autant de manières de mettre à profit des menaces, certaines réelles, certaines fabriquées, pour détourner les tensions internes à chaque société vers la lutte contre un « ennemi » commun, dernier garant de l’unité nationale. Une contestation intérieure un peu trop forte aura ainsi vite fait de glisser au rang d’« ennemi de l’intérieur » si elle ne se satisfait pas du cadre de négociation qui lui est consenti. L’État quel qu’il soit est toujours une citadelle assiégée, toujours sous la menace de forces hostiles en son sein ou à ses portes. Il fonde son autorité sur cela même qui le menace.
L’urgence devenue rapport au monde ne laisse entrevoir que différentes manières, plus ou moins autoritaires, de gérer un désastre inévitable. Tour à tour convoquée par les forces politiques, syndicales et associatives, puis par les États qui la prennent à leur service, l’urgence est devenue le motif universel du politique. On ne gouverne, comme on ne milite (là où c’est possible), plus qu’au nom de l’urgence. Et cet impératif masque la différence, le conflit et l’inégalité : nous sommes tous·tes concerné·es, logé·es à la même enseigne, également victimes, également responsables, également mobilisables.
Répondre à l’« urgence sociale », appeler de ses vœux un « état d’urgence écologique », courir d’une cause à l’autre, d’une lutte contre un projet écocide à une mobilisation contre une réforme étatique, d’une mobilisation humanitaire à une campagne antifasciste. Chacun de ces combats, aussi important qu’il puisse être, nous pompe toute l’énergie disponible et, dépourvus de stratégie d’ensemble, nous courons comme des poulets sans tête.
Militarisation des villes, fermeture immédiate des frontières, explosion des contrôles policiers, surveillance électronique et restriction des déplacements, mis en place de systèmes de délation, détentions à domicile : la gestion de la pandémie de Covid-19 par les États a démontré que ces mesures autoritaires sont tout à fait praticables à très grande échelle et sur un temps long. Il ne manque qu’un argumentaire bien ficelé ou une crise bien exploitée pour les réactiver au besoin.
Depuis quelques années déjà, ce qui jusque-là n’avait pas l’honneur des lumières médiatiques fait la une des chaînes d’information en continu ; la stérilisation des océans, l’Australie ou la forêt amazonienne en proie aux flammes, les ouragans ou les inondations dévastatrices. L’inadéquation entre les positionnements et les actions des États et la gravité avérée de la situation ne fait plus de mystère pour personne. L’« éco-anxiété » est devenue le mal de l’époque, là où on a le privilège de ne pas avoir de plus pressants motifs de s’inquiéter. Elle n’est qu’un affect de plus qui contribue à la paralysie générale. Qu’on nous parle de guerres, de famines, de catastrophes humanitaires ou de méga incendies à longueur de journée nous plonge dans un état de sidération. La réaction de survie la plus compréhensible est d’occulter cette information pour continuer à vivre comme si de rien n’était. Tout ne faisant que nous renvoyer à notre impuissance, nous voilà une nouvelle fois condamné·es à nous en remettre à un improbable sursaut des dirigeants de la planète, et au mieux à essayer de faire pression sur eux.
L’urgence écologique, réelle et ressentie, est sans aucun doute un puissant moteur de mobilisation dans les cas où des cibles concrètes sont identifiées et des stratégies d’action élaborées. L’appel à répondre à l’urgence climatique est utilisé par les personnes qui luttent pour la défense de leurs territoires, par des organisations politiques et des mouvements écologistes, pour gagner en attention et masser leurs forces, ou encore pour légitimer des formes de mobilisation plus radicales et créer des convergences populaires inédites. Mais, à mesure que ces urgences sont reconnues de manière large et viennent toucher les intérêts des classes dominantes, le levier risque de changer de main. Ainsi, l’écologie a déjà largement imbibé certains discours politiques libéraux et de droite et on pressent le moment où le discours sur l’effondrement écologique viendra justifier un nouveau tour de vis autoritaire à la manière du Parti communiste chinois.
La jeunesse des centres a les yeux rivés sur les images de son avenir tragique, celle des marges rêve de futurs possibles, mais est au pied du mur d’un présent de plus en plus intenable. De ces deux manières d’être suspendu résulte une étrangeté toujours renouvelée entre nos situations respectives. Quel que soit le temps qu’il reste, il ne tient pourtant qu’à nous de le peupler différemment.
Nous avons besoin de rétablir notre propre temporalité, de regagner ensemble de l’espace et du temps pour penser et construire notre manière à nous d’actionner le frein d’urgence. Qu’on vive dans une société plus ou moins effondrée sous les coups de l’économie, de la guerre, de catastrophes, ou qu’on vive dans le cœur étouffé d’une forteresse occidentale, hantée par la perspective de son effondrement, la seule voie en avant est de construire un plan commun, transversal à chacune de nos situations. Et de nous interroger : quelle est la nature de l’urgence qui nous traverse ? Quels sont les leviers qu’elle nous offre ? Quelle énergie nous donne-t-elle, mais aussi quelle énergie nous ôte-t-elle ? Qu’y a-t-il à gagner dans cette course à déterminer l’urgence principale ? Quels sont les moyens exorbitants dont elle justifiera un jour l’usage du côté de l’adversaire ?
Car, quel que soit le parti qui la brandit, l’urgence, comme mandat à agir, est une manœuvre. Une manœuvre pour enrôler l’adversaire et le soumettre à son propre agenda. Et, à ce jeu, il y a peu de doute sur l’identité de ceux et celles qui auront les moyens de gagner à la fin. Du côté des mouvements populaires, l’urgence à agir est toujours un tremplin vers l’éparpillement des forces et leur épuisement à brève échéance. Il faudrait au contraire concentrer et mesurer nos gestes pour frapper là où cela fera peut-être une différence. Sans nier les impératifs qui nous pressent comme ceux qui nous paralysent. S’organiser pour répondre à cette offensive nécessite que nous retrouvions l’horizon et que nous construisions, pas à pas, sur le temps long, les liens et la force qui nous manquent pour ne plus sortir battu·es des explosions insurrectionnelles à venir.
Chaque tentative de révolution, chaque insurrection laisse dans son sillage une nouvelle génération de révolutionnaires exilé·es. Au Caire, à Bagdad, à Santiago et ailleurs, les soulèvements laissent derrière eux des personnes qui ne pourront jamais retourner à leur vie antérieure. Non seulement à cause du bouleversement existentiel vécu, mais aussi à cause du coût du combat. La défaite d’un soulèvement n’est jamais sans conséquences. Outre la défaite, les insurgé·es paient le prix de leur lutte par la mort, les mutilations, les traumatismes ou la prison. D’autres vivent le déchirement de devoir abandonner leur terre et leurs proches. Notre décennie de révoltes a jeté toute une génération de révolutionnaires de Syrie, du Soudan, d’Iran, d’Haïti et de Hong Kong sur les routes de l’exil, rejoignant celles et ceux du Kurdistan, de Palestine et du Sri Lanka des générations précédentes.
L’exil ne fait pas seulement suite à la répression politique. L’exilé est aussi celui qui est contraint de quitter sa terre pour survivre ou dans l’espoir d’une vie meilleure, parce que « chez soi » est devenu trop dangereux, la vie trop chère et la terre moins nourricière. Partir pour donner un avenir à ses enfants, fuir un pays pour vivre ses convictions ou sa sexualité ailleurs. Partout dans les marges, surtout dans les pays du Sud, d’innombrables menaces font qu’il est trop risqué de rester chez soi. Et la « crise migratoire » ne fait que commencer. Le réchauffement climatique entraînera des déplacements massifs dans les décennies à venir, à mesure que les ressources se raréfieront et que de grandes parties du globe deviendront inhabitables. Paradoxalement, la multiplication des frontières et des dispositifs de tri à l’arrivée ne fait que renforcer le désir de départ au lieu de le décourager.
Face à la domination, à l’exploitation et à l’humiliation, trois options s’offrent à nous : survivre, fuir ou se révolter. Que ce soit au Sénégal, en Haïti ou au Liban, les colères populaires se multiplient au rythme des départs. Les distinctions tranchées entre migrant·es « économiques », exilé·es « politiques » et bientôt réfugié·es « climatiques » n’ont de sens que pour les États et leurs administrations.
La révolte et l’exil sont des réponses différentes à des problèmes qui ont la même origine : la dégradation exponentielle des conditions de vie et la prolifération des régimes répressifs. Depuis le début du siècle, les peuples du monde entier se sont à nouveau soulevés contre les responsables de leur misère matérielle et affective. Les classes dominantes, qu’elles soient mondiales ou locales, autoritaires ou libérales, sont toutes obsédées par le maintien de leur pouvoir et de leur niveau de richesse. Richesse toujours obtenue par l’exploitation sans fin des territoires et des corps de celles et ceux qui vivent en marge. Faut-il s’étonner alors que ces populations tentent de rejoindre les centres pour récupérer ce qui a été pillé ?
Lorsque nous décidons ou sommes contraint·es de quitter nos terres, une nouvelle bataille s’engage. Les routes de l’exil deviennent chaque jour plus hostiles. Les cimetières marins de la Méditerranée ou de la Manche, les routes de la mort qui relient l’Amérique latine aux États-Unis, le rude désert du Sahara que de nombreux·ses migrant·es africain·es ne traversent que pour risquer l’esclavage en Libye. L’exil est mortel et, comme les soulèvements, c’est un acte de refus. On se révolte ou on part et, parfois, on se révolte et on part parce qu’on ne peut ou ne veut pas supporter ce que l’on vit. On fuit parce que, malgré les risques, c’est parfois plus sûr que de rester.
Les gouvernements s’entêtent à faire tout ce qu’ils peuvent pour empêcher les migrations « indésirables » : renforcement des pouvoirs sécuritaires et militaires, augmentation des restrictions de liberté de circulation, construction de murs et de frontières infranchissables, criminalisation de la solidarité avec les personnes en déplacement. L’Europe forteresse s’est dotée d’une agence spécialisée, Frontex, pour maintenir hors des eaux de Schengen celles et ceux d’entre nous qui ont pris la mer. Les États sont prompts à coopérer sur ces questions. Par le biais d’accords lucratifs, l’Europe et les États-Unis tentent d’externaliser leurs frontières vers la Turquie, les pays africains ou le Mexique, afin que les gouvernements de ces pays « ferment le robinet » des migrations.
L’Union européenne a promis 100 millions d’euros à la Tunisie, en plein effondrement économique, pour « prévenir l’immigration clandestine ». Premiers résultats : des personnes noires violemment expulsées du territoire tunisien pour errer et mourir dans un no man’s land en plein désert. Le président Kaïs Saïed a même emprunté à l’extrême droite européenne la théorie du « grand remplacement », théorie conspirationniste qui postule que la civilisation européenne blanche est en train d’être remplacée démographiquement et culturellement par l’arrivée massive de migrant·es non blanc·hes, en particulier les musulman·es. La version de Saïed retourne cette fable contre les migrant·es noir·es, accusé·es de changer la composition démographique et culturelle de la Tunisie. À force d’être répété, ce discours s’est installé dans une société qui a elle aussi sa propre tradition de racisme, et on a vu des foules s’en prendre aux personnes noires et réclamer leur expulsion.
Au Soudan, l’Union européenne a directement financé les Forces de soutien rapide, les sinistres Janjawids du général Hemetti, pour « freiner l’immigration ». Cette force paramilitaire, impliquée dans la répression de la révolution puis entrée en guerre contre les Forces armées soudanaises, avait auparavant mené des opérations de nettoyage ethnique au Darfour en partie grâce à ces financements. Depuis 2018, la répression puis la guerre ont déplacé plus de 10 millions de personnes à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
Pour maintenir un semblant d’accord avec leurs principes humanistes, les démocraties européennes externalisent, à l’abri des regards, une partie de la violence qu’elles sont prêtes à exercer contre nous. D’une part, elles s’en servent sans retenue dans les ghettos urbains en marge des métropoles et, d’autre part, elles financent des forces de répression sanguinaires au-delà de leurs frontières pour nous barrer la route. Le gouvernement britannique a ainsi tenté en 2024 de mettre en place une politique d’expulsion vers le Rwanda à destination des personnes, de toutes origines, arrivées illégalement sur son territoire, afin de « dissuader les migrations non autorisées » en créant un « environnement hostile ». L’Europe pourrait-elle être « éclairée » sans être coloniale ?
Face à cette offensive xénophobe institutionnalisée, le renforcement de nos actions aux frontières pour offrir un passage sûr est plus que jamais nécessaire. Ces dernières années, en Europe, un système autonome de coordination maritime a été mis en place pour organiser la solidarité en Méditerranée : bateaux de sauvetage en mer, lignes téléphoniques d’assistance, négociations avec les autorités, mobilisations publiques. Là où les réseaux de solidarité existent, nous pouvons les renforcer et augmenter leur capacité. À défaut, les créer. L’un de nos principaux défis est de faire en sorte que nos camarades ne meurent plus abandonné·es sur les routes de l’exil en apportant un plus grand soutien logistique le long des principales routes migratoires. Nous rendons hommage à toutes celles et ceux qui sont tombé·es sur la route, après une défaite ou une persécution, ou simplement dans la quête d’une vie digne.
Mais la solidarité avec les exilé·es dans les pays d’accueil ne suffit pas. La liberté de circulation ne se limite pas à un passage sûr ou à la « légalisation » de la migration. La liberté de circulation n’a pas de sens si elle ne comprend pas la possibilité de rester chez soi ou de revenir. Nous luttons pour une vie digne partout, et ne laisserons pas certains États prétendre incarner la bonne vie tout en détruisant ses conditions de possibilité partout ailleurs.
L’épreuve ne s’arrête pas au bout de la route. Dès notre arrivée dans le « pays d’accueil », nous sommes confronté·es à la nécessité de devenir « légaux ». Une série d’institutions bureaucratiques est chargée de déterminer si une personne a des raisons suffisamment bonnes de quitter son pays, assez d’argent ou un certain niveau d’éducation ou de « talent » pour être autorisée à rester sur le territoire. Commence alors un long processus de classification et d’interrogatoires, avec ses limbes administratifs et ses humiliations quotidiennes. Certain·es finissent par réussir le test, d’autres sont rejeté·es et expulsé·es en tant qu’« illégaux ». À la bataille administrative s’ajoute la question matérielle. Le retour de la lutte pour des conditions de vie décentes. Trouver un toit et une source de revenus, tout en apprenant une nouvelle langue, de nouvelles normes et de nouvelles façons de faire.
Ceux et celles qui fuient les persécutions politiques ne trouveront pas nécessairement la sécurité dans l’exil. S’ils et elles ne sont pas à nouveau criminalisé·es pour leurs activités politiques, comme les militant·es kurdes ou ouïghours en Turquie, ils et elles peuvent être à nouveau menacé·es, voire assassiné·es, comme Rouhollah Zam, militant iranien exilé en France, kidnappé en Irak puis exécuté en Iran. Les autorités chinoises ont même créé des postes de police clandestins en Europe et aux États-Unis pour étendre leur contrôle sur leur population migrante. En Grande-Bretagne, elles parviennent à museler les critiques contre le Parti communiste chinois sur les campus en menaçant de réduire leurs investissements dans les universités.
Outre la répression gouvernementale et policière, lorsque nous arrivons dans un nouvel endroit, beaucoup d’entre nous doivent vivre avec l’hostilité croissante de la population locale. Partout, les élections se déroulent sur fond de couverture médiatique xénophobe, où racismes et islamophobie sont toujours plus banalisés. Face à la montée en puissance des forces réactionnaires, et dans l’espoir de ne pas perdre de terrain, les forces « modérées » commencent à parler le même langage. La présentation des étranger·ères comme une menace, comme l’une des principales raisons de la dégradation des conditions de vie, est censée canaliser la colère et l’angoisse des citoyens vers ces coupables désignés. Cette stratégie du bouc émissaire est très commode pour les gouvernants. Elle permet de justifier l’accroissement des inégalités, d’augmenter les profits des plus riches tout en les exonérant de la responsabilité de l’appauvrissement de tous les autres. Signe des temps, au milieu de l’été 2024, des émeutes blanches racistes coordonnées ont secoué de nombreuses villes d’Angleterre. Les émeutiers y ont pris pour cibles les personnes non blanches et les lieux de culte musulmans, à la suite d’un fait divers exploité par les réseaux d’extrême droite. Bien sûr, en de telles circonstances, seuls les pauvres sont étrangers.
La xénophobie peut toutefois être plus subtile. La discrimination raciale n’est pas seulement un défaut des institutions étatiques, elle concerne tout un chacun. En tant qu’exilé·es, même lorsque nous recevons de la compassion ou de la sympathie, on nous refuse généralement un rôle politique dans le pays où nous sommes arrivé·es, même lorsque les raisons de notre départ étaient justement politiques. L’Occident ne manque pas de curieux·euses qui s’intéressent à nos cultures, à nos musiques, à nos cuisines, à nos langues, qui les trouvent « délicieuses » et « tout à fait fascinantes », mais qui se moquent éperdument de nos opinions sur la marche du monde. L’exilé·e est soit une figure humanitaire et dépolitisée qui suscite la charité et la bonne conscience des citoyen·nes de gauche, soit un objet folklorique sur lequel projeter ses fantasmes d’ailleurs. Le « multiculturalisme », loué à l’ère de la mondialisation, est l’analgésique de la destruction des cultures et des mondes.
Les milieux antiracistes et les mouvements de solidarité avec les exilé·es ne sont pas exempts de ces phénomènes. Nos analyses et notre implication dans les mouvements de nos pays d’origine n’y suscitent que peu d’intérêt. Nous restons pour la plupart des étranger·ères. L’ignorance persistante que certain·es « camarades » que nous rencontrons en exil ont des situations de lutte hors de leurs frontières nationales et psychiques est une forme de paternalisme condescendant qui nous réduit au rôle de victimes subissant plus ou moins innocemment tous les malheurs : la « crise économique » au Sri Lanka, la « guerre civile » en Syrie ou au Soudan, les talibans en Afghanistan, etc. Cette négation de notre subjectivité et de nos engagements crée un amoncellement d’occasions manquées qui prolonge l’épreuve des révolutionnaires en exil et prive les communautés locales de leçons, d’expériences et de savoir-faire qui ne pourraient que renforcer les luttes sur place.
En Grèce, malgré la « crise » économique, l’élan de solidarité avec les exilé·es a conduit à une mobilisation générale des anarchistes et des révolutionnaires. Des squats, fondés sur les principes de l’entraide, ont été ouverts dans les villes pour offrir des espaces de vie sûrs. On pouvait y accéder à de meilleures conditions de vie et à une plus grande autonomie que dans les camps gouvernementaux. Cuisines collectives, aide concrète pour satisfaire les besoins de base (habillement, cours de langue, possibilités d’emploi) mais aussi accès aux soins de santé physique, mentale, sexuelle et reproductive. Dans un autre registre, des préparations à l’autodéfense contre les attaques des fascistes et de l’État y étaient développées conjointement entre exilé·es et personnes solidaires. Des années plus tard, l’épuisement, le manque d’horizon et parfois d’objectifs communs ainsi que les politiques de gentrification de certains quartiers ont fait perdre son élan au mouvement.
Si la tâche première est bien sûr de créer et relier des lieux-refuges pour assurer le minimum humanitaire, nous avons aussi besoin de construire et consolider des structures durables pour pouvoir nous régénérer, guérir nos traumatismes, réduire la solitude et le déracinement, et assurer notre subsistance matérielle. Mais, pour faire tout cela, il nous faut d’abord pouvoir nous rencontrer.
L’internationalisme, comme la théorie révolutionnaire, a toujours été étroitement lié à l’exil, à la migration et aux diasporas. Nombre de révolutionnaires dans l’histoire ont en commun d’avoir quitté, à un moment ou à un autre de leur vie, leur pays d’origine par la déportation, la migration, l’exil ou pour rejoindre la guérilla. Cela les a amené·es à confronter leurs idées à de nouvelles réalités, à se familiariser avec des contextes différents, et à faire circuler dans le monde entier des récits et des analyses des événements qui avaient secoué les pays qu’ils avaient quittés. Loin d’être une simple coïncidence, la mobilité transnationale de ces personnes a été fondamentale pour nourrir leur pratique et diffuser leur pensée.
L’internationalisme est un voyage non seulement de personnes, mais aussi d’idées et de pratiques. Penser l’exil, c’est répondre au défi de construire des perceptions communes malgré la diversité des contextes locaux et les difficultés propres à chaque situation. L’exil peut être vécu comme un prolongement de la révolte, un pont qui la relie au reste du monde. Cela pourrait compenser la profonde incompréhension à laquelle ont été confrontées de nombreuses révoltes d’aujourd’hui, notamment en raison du manque de relations entre les révolutionnaires des différentes parties du monde.
Malgré le combat quotidien pour la régularisation et des conditions de vie dignes, malgré la priorité que nous donnons logiquement à la solidarité avec la lutte dans nos pays d’origine, nous devons nous relier aux forces de libération locales et diasporiques partout où nous arrivons. À Berlin, toute une génération d’exilé·es et leurs allié·es organisent des manifestations communes pour la libération de la Palestine, de la Syrie, de l’Ukraine, de l’Iran et du Soudan. C’est à partir de ce front uni entre étranger·ères de différents pays que les exilé·es se sentent puissant·es, qu’ils et elles ne sont plus isolé·es, chacun·e dans sa propre lutte « minoritaire » et « marginale ».
Initier ou participer à des mobilisations locales en tant qu’exilé·es, nouer des alliances avec les forces en présence pourrait bien se révéler le meilleur moyen de reprendre l’offensive avec de nouveaux leviers, plus d’allié·es et de nouveaux horizons. Les liens entre révolutionnaires de différentes géographies, plus faciles à tisser en exil, permettent d’accroître le soutien matériel et politique apporté à nos camarades et proches restés sur les lignes de front ou sous les bombes.
Construire une force capable de coordonner et de soutenir les efforts révolutionnaires partout où ils apparaissent passe par rassembler la génération des vaincu·es et des exilé·es dispersé·es dans le monde. Une telle force pourra remédier à la défaite, à l’épuisement et à la dépossession par un soutien matériel et émotionnel. Mais elle pourra aussi offrir un remède plus puissant : la préparation de notre réponse.
Bien que tout ait été fait pour en minimiser l’importance, pour lui couper les lignes de communication, pour en brouiller le sens, le pouvoir des peuples en révolte a été contagieux. L’espoir, le courage et l’insurrection ont traversé les corps, les territoires et toutes les frontières. La mort, en décembre 2010, d’un vendeur ambulant tunisien a déclenché l’une des plus grandes vagues de révolution de l’histoire. Kilon yani kilon1 !, scandé dans les rues du Liban, était un écho tardif du Que se vayan todos2 ! argentin qui avait ouvert le siècle et du Dégage tunisien qui l’avait ponctué. Les féministes du monde entier ont clamé Jin, Jiyan, Azadi3. À Bruxelles et à Lausanne comme à Paris, des manifestant·es se sont soulevé·es contre l’assassinat de Nahel par la police française. Les lignes de front de camarades colombien·nes ont emprunté les boucliers et les chants des premières lignes chiliennes. En brisant, pour un temps, le mirage des États-nations, les rebelles de notre siècle ont parfois eu le sentiment de combattre un même ennemi aux multiples visages. Les mêmes flics devant, les mêmes banques derrière, les mêmes salauds au-dessus.
Mais un sentiment ne suffit pas pour former un front. L’Égypte en révolte n’a pas pu envoyer ses cordons d’« ultras » pour soutenir le soulèvement en Libye. Les communalistes du monde entier n’ont pas apporté le moindre soutien aux conseils locaux en Syrie. Les zapatistes n’ont pas eu les moyens d’envoyer des cadres expérimenté·es aux assemblées du Chili ou de Colombie. Les hackers d’Anonymous ont été seul·es à colmater les brèches et à attaquer les bastions numériques, partout dans le monde, pour soutenir les révolté·es.
Le manque de soutien du côté des forces révolutionnaires a conduit les rebelles syrien·nes à accepter des armes et de l’argent de l’Arabie saoudite et de la Turquie. La résistance palestinienne est contrainte de prendre l’argent de l’Iran et du Qatar. Les Kurdes du PYD dépendent du régime syrien et ont cherché de l’aide tantôt chez son allié russe, tantôt auprès des États-Unis pour tenir. Des révolté·es en Afrique de l’Ouest s’appuient sur le soutien de la Russie et de la Chine pour se débarrasser de la France. La résistance populaire en Ukraine a dû mettre sa survie entre les mains de l’Occident.
Dépendre des grandes puissances reste une question de survie pour nombre de révolutionnaires ces dernières années, comment les condamner ? En leur demandant de continuer à vivre écrasé·es, de capituler ou d’attendre les bombardements passivement ? Le manque de réelle solidarité populaire internationale condamne les révolutionnaires à l’isolement ou au détournement des revendications populaires par des acteurs étrangers, bien plus concernés par leurs intérêts que par celles et ceux qu’ils prétendent aider. Les révolutionnaires syrien·nes abandonné·es par le monde entier demandaient : « Les gouvernements nous ont trahis. Où sont les peuples ? »
En Irak, après que l’invasion par les États-Unis a détruit le pays, que les banques de semences locales ont été bombardées, des organisations internationales ont inondé les zones de production agricoles de semences OGM distribuées gratuitement aux agriculteurs pour leur permettre de reprendre leurs activités. Or pouvoir utiliser ces semences nécessitait d’acheter les engrais et les pesticides chimiques dédiés auprès d’entreprises étrangères, conduisant la plupart à s’endetter, puis à abandonner leurs terres. Voilà comment l’aide humanitaire prolonge la domination coloniale et mène l’un des berceaux de l’agriculture à la ruine.
Depuis une quarantaine d’années, l’« aide internationale » est venue peu à peu remplacer l’internationalisme qui, jugé trop partisan, a été sacrifié sur l’autel du « développement ». La critique de cette conception a été faite depuis longtemps déjà dans ce qu’elle produit de hiérarchie et de dépendance aux ONG du Nord dans les pays du Sud. Si l’aide humanitaire peut sauver des vies dans de nombreuses situations, elle s’attaque rarement aux causes des problèmes. Elle est un pansement nécessaire mais qui ne permet jamais de stopper l’hémorragie. Même quand l’aide internationale est moins cynique, se nomme « solidarité internationale » et tente d’apporter une aide concrète aux populations, elle produit des effets pervers.
En Palestine, après les accords d’Oslo, les habitant·es ont assisté à l’arrivée massive des ONG, fondations et autres organisations internationales. Les formes d’auto-organisation populaires nées des différentes intifadas se sont vu diluer dans la « société civile », où les efforts de résistance ont été encouragés à se formaliser, à devenir des « projets », avec des logos, des notes d’intention et des budgets. En conditionnant les financements à la réalisation d’actions « apolitiques », les initiatives de base ont été défigurées, affaiblissant en conséquence la contestation populaire. Si on ajoute à cela le contrôle absolu de toute forme de groupement civil en Cisjordanie et à Jérusalem par les autorités d’occupation israéliennes, on ne peut guère plus s’étonner que le Hamas, organisation réactionnaire, bénéficie d’un tel soutien tant il incarne, pour le moment, la seule chance de libération nationale.
Ces formes de solidarité sont essentiellement descendantes et conditionnent l’aide à des règles et des temps déconnectés des luttes des territoires. Sans compter les allégeances, les codes, les éléments de langage et la bureaucratie qu’elles exigent.
Pour qui prétend à du soutien venant de l’extérieur, il faut rendre sa cause acceptable, voire attractive. La relation de dépendance à des financeurs extérieurs subordonne la cause au soutien qu’elle est susceptible de recevoir. La cause est façonnée de manière à obtenir le plus grand rendement possible, de manière à garantir son entrée et sa compétitivité sur le marché de la solidarité. Cette solidarité-là altère l’esprit des luttes et soumet les marges aux contrôles et à la validation des centres, qu’ils soient occidentaux, russes, turcs, chinois ou des pays du Golfe. Les membres des brigades de révolutionnaires syriens devaient soit se couper la barbe pour que les Occidentaux les soutiennent, soit la laisser pousser pour obtenir l’argent du Qatar et de l’Arabie saoudite.
Même quand la « solidarité internationale » provient d’organisations et de collectifs qui laissent une grande autonomie à la lutte, en faisant confiance aux personnes directement concernées et présentes sur le terrain, elle produit souvent des relations à sens unique. Les changements de mots et les analyses de pratiques mis en œuvre par une partie des acteur·rices de la solidarité internationale, s’ils témoignent d’une prise en compte des questions épineuses soulevées par la relation de soutien, ne répondent qu’à une partie du problème. Il s’agit de définir ensemble, entre les premier·ères concerné·es et les personnes et organisations solidaires, des lignes politiques et éthiques communes et une pratique stratégique seules à même de compenser les inégalités structurelles et les relations de domination qu’elles engendrent. Et de réunir ainsi les conditions d’une véritable entraide, fondée sur la construction de relations d’égalité et de réciprocité entre luttes et territoires.
L’entraide commence par la reconnaissance de notre besoin d’être et de travailler ensemble. C’est un processus qui implique d’entrer en relation les un·es avec les autres et de tisser des liens de confiance. Elle implique de savoir être là les un·es pour les autres et ne fait pas de distinction entre les paroles et les actes. Elle n’est pas fondée sur le souci de faire une « bonne action », mais implique la prise en compte du combat de l’autre comme faisant partie du nôtre et inversement. Dans un monde où la concurrence est reine, aussi entre luttes, c’est le retournement d’un paradigme.
L’entraide n’a pas de centre car elle fonctionne dans de multiples directions sans pour autant gommer les différences et les rapports de pouvoir qui nous traversent. Quand les premières caisses de solidarité ouvrières, au XIXe siècle, envoyaient de l’argent pour soutenir une grève, elles insistaient sur le fait qu’il s’agissait de prêts plutôt que de dons. L’idée n’était pas d’en attendre des intérêts ni même le remboursement effectif ; il s’agissait plutôt d’affirmer que ce geste n’était fait ni par bonté ni par charité, mais en appelait d’autres en retour, à d’autres moments, ou sous d’autres formes. Il est clair que, depuis le « Nord global », il est plus facile d’envoyer du soutien financier vers les pays du Sud que l’inverse, et cette possibilité doit être exploitée pleinement. Mais cela n’est en rien la seule forme que l’entraide puisse prendre. Elle peut se jouer à plusieurs niveaux.
La première forme d’entraide est matérielle. Elle nous ramène à la minga. En Abya Yala (continent américain), ce principe s’incarne dans différents modes de mutualisation des tâches, ressources et biens nécessaires aux travaux et constructions collectives : déménager une maison, cultiver un champ, construire un bâtiment. La minga, c’est quand des personnes, des voisin·es et des communautés travaillent ensemble en même temps qu’ils et elles partagent la joie, la convivialité, la rencontre, et l’expérience de la force collective. Les soulèvements et leurs suites nous ont montré la nécessité du soutien matériel, des médicaments aux semences, impliquant une longue chaîne de personnes et de lieux. Pour cela, nous avons besoin d’allié·es qui puissent ouvrir des chemins et traverser les frontières. Les expériences de convois de solidarité qu’on a pu connaître vers les collectifs de base en Grèce après 2008 ou vers les initiatives d’entraide populaire en Ukraine depuis 2022 sont des pratiques qui pourraient être généralisées et dont les méthodes pourraient s’étoffer et se partager. La marge de progression en cette matière est considérable.
Mais, même pour cela, nous avons besoin d’argent. Comment imaginer une entraide financière efficace ? Ou dit autrement : est-il possible de financer une révolution ou une résistance populaire sans l’aide des puissants ? De nombreuses diasporas, kurde, palestinienne ou birmane, très récemment ou depuis longtemps, ont permis aux luttes de leurs pays d’origine de tenir. C’est une des formes de financement par et pour les peuples. Pour ne parler que d’un exemple récent, la résistance birmane a popularisé le crowdfunding révolutionnaire, levant des centaines de millions de dollars qui ont permis d’alimenter directement les groupes de résistance. Que ce soit par des formes de microcontribution de masse ou par la mise en place de mutuelles transnationales, nous pouvons limiter notre dépendance à l’égard du bon vouloir des mécènes, des États et des ONG.
Au-delà de la question directement matérielle, l’entraide peut se concrétiser dans le relais des voix des personnes et des groupes aux prises avec la réalité du terrain révolutionnaire. La tâche qui incombe à un réseau d’entraide international est alors de les faire passer à travers les mailles des filets médiatiques et du bruit de fond des canaux de communication réactionnaires. Aucune révolution ne devrait plus se sentir orpheline ou trahie par l’indifférence du monde. Cela suppose, dans un premier temps, de pouvoir communiquer avec les gens sur place dans les moments cruciaux, pour faire sortir l’information du terrain et la traduire pour d’autres contextes. Et, dans un second temps, de permettre la coordination d’actions de soutien, et d’établir des canaux de liaison dans le temps long, pour partager nos perceptions et analyses de la situation.
La constitution d’une histoire commune, tissée de toutes nos expériences accumulées, est d’une importance vitale. Cela passe par la mise en circulation des récits et des analyses issues des luttes et des expériences précédentes. Faire une campagne antifasciste, écrire une Constitution féministe, développer des techniques agroécologiques, vaincre une armée de trolls, se défendre contre la police, mettre en place des réseaux de financement ou organiser la réponse aux besoins quotidiens d’une zone libérée sont des apprentissages et des savoir-faire que nous pouvons mettre en partage et en circulation. Les forces conservatrices et contre-révolutionnaires font tout ce qu’elles peuvent pour dépeindre nos insurrections comme des chaos criminels, nos camarades comme des terroristes, nos acquis comme des échecs. La bataille des récits et des images est plus que jamais centrale, tant dans l’immédiateté de la lutte que pour nourrir une mémoire du futur comme le disent des camarades chilien·nes.
L’entraide, enfin, s’incarne dans l’action. C’est bloquer ici une usine d’armement pour réduire là-bas l’intensité des bombardements, c’est harceler ici une multinationale pour compromettre là-bas ses projets extractivistes. C’est encore peser sur ce qu’on appelle l’« opinion ». Intervenir dans les différents lieux de vie, de travail, de formation, de loisirs et de lutte pour rendre justice et apporter un soutien moral à celles et ceux qui luttent au loin. L’entraide est le moteur de l’internationalisme. Les luttes locales, en s’ouvrant à l’international, peuvent développer des capacités d’action planétaires contre les réseaux de pouvoir et d’argent qui, eux, ne connaissent pas les frontières. Les cibles communes et pertinentes ne manquent pas.
On nous demandera sûrement : « Il y a déjà tellement de choses pour et contre quoi lutter ici, pourquoi se rajouter des fronts à l’international ? N’est-ce pas une nouvelle manière de céder à la dispersion et l’épuisement ? » La priorité et l’urgence apparaissent toujours plus évidentes du côté des situations locales. Il pourrait même sembler illusoire de prétendre changer la donne ailleurs alors que nous avons du mal à le faire là où nous sommes. L’internationalisme apparaît parfois comme un rêve romantique, beau, mais au fond naïf, comme une relique du passé, une boîte poussiéreuse pleine de souvenirs et de cartes postales : Vietnam, Cuba, Algérie, Espagne…
Mais construire l’internationalisme n’a jamais été un luxe, c’est une stratégie de survie. Celles et ceux qui en ont fait un pilier de leur combat (les mouvements zapatiste, kurde ou palestinien) ont formé parmi les rares mouvements révolutionnaires qui ont tenu jusqu’à aujourd’hui malgré les attaques incessantes de tous bords. Pour ces mouvements, cela a été à la fois un moyen de compenser la disproportion des forces entre les mouvements de base et les forces militaires adverses, de déplacer le terrain des hostilités sur un plan diplomatique et de créer des réseaux de soutien sur toute la planète. En leur temps, les victoires historiques contre le colonialisme en Irlande, au Vietnam ou en Algérie ont été obtenues par les insurgé·es sur leurs terres, mais aussi en gagnant les cœurs dans les centres des empires, jusqu’à ce que les populations de ces pays, elles-mêmes, exigent la fin des guerres et de l’occupation. Les actions depuis le ventre de la bête sont nécessaires pour élargir le front et délocaliser les lieux d’affrontement, et ainsi épauler celles et ceux qui font vivre la lutte sur le terrain. Encore faut-il les écouter, comprendre leurs mots d’ordre, plutôt qu’une nouvelle fois se remettre au centre, en faisant primer ses propres positions politiques, en plaquant sur leurs situations ses propres grilles d’analyse.
Si nous nous nourrissons de précédents historiques, nous ne sommes pas nostalgiques d’un quelconque « âge d’or » de l’internationalisme. Au XXe siècle, l’internationalisme s’est largement aligné sur les intérêts des États et des superpuissances, et s’en est trouvé fracturé. Ainsi, au lieu de combattre le nationalisme, il l’a parfois renforcé. Si l’attachement à sa terre et à sa culture comme terrain de nos combats a pour nous toute sa place, il ne se confond jamais avec son instrumentalisation par des appareils d’État au service des classes dominantes nationales. Aujourd’hui, pour nous, l’internationalisme commence chez soi, dans nos territoires quotidiens. Les lieux où les populations sont diverses, mélangées, hétérogènes, internationales à proprement parler, en sont des terrains particulièrement fertiles et évidents. Ainsi des métropoles du monde entier, des zones frontalières ou des grandes zones de production agricole qui reposent sur l’exploitation de la main-d’œuvre immigrée. Mais c’est aussi la création de liens multiples entre les périphéries en lutte, entre nos différents coins de monde, qui pourra diminuer l’attraction des centres de pouvoir régionaux et mondiaux.
Nos territoires sont imbriqués dans des logiques de production transnationales. Toute la puissance d’une proposition politique locale repose aujourd’hui sur sa capacité à se penser comme faisant partie d’un maillage planétaire de résistances et de soulèvements. Sans cela, elle risque de se réduire bien vite à une dimension « alternative », culturelle, économique ou sociale en faisant abstraction de ce qui la lie, la permet ou la conditionne dans le reste du monde. À l’inverse, sans un ancrage local, l’internationalisme risque de n’être qu’une belle chanson nostalgique, ou l’occasion de sympathiques rencontres pour une élite militante cosmopolite. Le défi qui s’impose à nous est d’étendre la minga à l’échelle du monde, entre territoires de lutte, entre pouvoirs populaires, par-delà les obstacles. C’est cela que nous entendons par internationalisme par le bas.
Regarder ce qui se passe ailleurs est une vraie bouffée d’air et nous rend force et courage quand « chez soi » devient sombre et irrespirable. Car, quelque part sur cette terre, il y aura toujours des personnes qui s’organisent et ne se résignent pas. Depuis 2011, si les peuples se sont fait écho, ont résonné et si les circulations se sont intensifiées, il n’existe toujours pas de prémices d’un espace de liaison révolutionnaire transnational capable de rompre l’isolement des révoltes et des mouvements de résistance sans en détourner les revendications et les aspirations. Il n’y a rien à attendre pour commencer à le construire si nous voulons être capables un jour d’intervenir dans les moments critiques, et d’y peser de manière décisive.
Il ne sera pas simple de trouver des lignes communes de défense et d’attaque, même si nous pouvons partager les mêmes désirs, les mêmes espoirs. Les difficultés sont nombreuses : nous ne parlons pas les mêmes langues, nous habitons parfois dans des géographies très lointaines, nous ne nous connaissons pas, nous avons besoin de temps pour bien comprendre ce qui se joue pour chacun·e et pouvoir prendre position. S’ajoutent à ces difficultés pratiques les positions de celles et ceux qui tentent d’opposer activement nos combats par « pragmatisme » ou au nom de supercheries contre-révolutionnaires. Ainsi de ces approches géopolitiques et surplombantes, tout droit sorties d’un mauvais remake de la guerre froide, le socialisme en moins. Dans cette perspective, en dernière instance, le monde se résume à un affrontement de blocs où les États et leurs coalitions sont les seuls agents capables de faire bouger les lignes. À travers ce prisme-là, tout ce qui sort des allées de la realpolitik, et est donc potentiellement révolutionnaire, est condamné à l’échec.
Ce type de logique binaire a amené une partie de la « gauche anti-impérialiste » à soutenir implicitement ou explicitement les régimes iranien, russe et syrien considérés comme des « remparts » contre l’impérialisme sioniste-colonialiste-occidental-capitaliste. Les révolutions syrienne ou iranienne ne pouvaient dès lors qu’être jugées « libérales » ou « pro-occidentales » et donc « manipulées ». Quand elles ne sont pas tout simplement pointées comme des complots ourdis par des pays étrangers, évidemment occidentaux, pour compromettre la « souveraineté nationale » des régimes en place. Dans ces récits, le peuple, ses formes d’organisation, ses actions autonomes, ses voix multiples, ses luttes internes, même de classe, comme les massacres commis contre lui par ces régimes et leurs allié·es, disparaissent derrière de mauvaises abstractions.
Ces « anti-impérialistes » sont parfois tellement à contre-courant du mouvement réel que, au moment où des mouvements populaires prennent les choses en main, ils s’empressent de plaquer leurs discours et leurs analyses déconnectées du terrain, dépossédant les premier·ères concerné·es de leur pouvoir de dire et d’agir. À leurs yeux, la résistance populaire en Ukraine tout comme les féministes en Iran ou les révolutionnaires en Syrie sont soit des « agents de l’impérialisme », soit des personnes incapables de comprendre leurs propres situations. Ces idéologues savent toujours mieux que les gens sur place, depuis leur « distance critique », ce qu’il faudrait faire. Quand les révolté·es émettent des analyses et des revendications qui ne correspondent pas à leur doxa, les résistant·es deviennent des « nazis » en Ukraine, les rebelles des « jihadistes » en Syrie, les féministes des « traîtres » en Iran. Ainsi procèdent ces « anti-impérialistes » en se faisant le relais des régimes meurtriers qu’ils et elles cautionnent et défendent.
Considérer les pays occidentaux comme les seules puissances impérialistes, et les États-Unis comme LA source de tous les maux, biais caractéristique de ces positions « campistes », les amène à relativiser les crimes des régimes syrien, russe, chinois ou iranien. Le maintien de ces régimes, voire leur montée en puissance, serait opportun, dans cette logique, pour équilibrer l’ordre du monde et défaire l’hégémonie occidentale. Cela les conduit à voir dans des puissances impériales comme la Chine ou la Russie des alliées théoriques. Ces deux régimes, qui soutiennent rhétoriquement la cause de la Palestine, sont ainsi perçus comme un moindre mal vis-à-vis de l’hypocrisie des pays occidentaux, tous alignés derrière la colonisation israélienne. Mais « plus opportun » ou « moindre mal » pour qui ? Il est si difficile de choisir son génocide ou son occupation préférée. Pourquoi devrait-on tolérer le génocide des Ouïghour·es en Chine pour mettre fin au génocide à Gaza ? Pourquoi faudrait-il dénoncer la colonisation israélienne en Palestine d’un côté, et fermer les yeux sur la guerre contre-insurrectionnelle en Tchétchénie, sur l’invasion de la Géorgie ou de l’Ukraine par la Russie, et inversement ?
En 2019, les révolté·es d’Irak, qui ont une certaine expérience de l’impérialisme, ont énoncé clairement, lors de manifestations de masse, qu’ils ne voulaient « ni USA, ni Iran » dans leur pays. On peut toujours élaborer des catégories subtiles et des appellations théoriques plus ou moins complexes pour qualifier les différents types d’impérialismes qui existent aujourd’hui ; il n’empêche qu’un « sous-impérialisme », c’est toujours de la merde et du sang.
Le problème avec ces positions, c’est qu’elles ne font que créer des barrières et des divisions entre les luttes et les causes populaires. Concrètement, cela empêche des alliances pourtant nécessaires et précieuses entre les marges. Au lieu de trouver ce qui pourrait nous unir dans un front commun, ces « pragmatiques » nous disent qu’il faudrait, pour être efficaces, considérer que les ennemis de nos ennemis sont nos amis. La solidarité pour elles et eux se fonde moins sur ce qui se passe sur le terrain que sur les prises de position des États-Unis. Si les États-Unis soutiennent une cause, comme la rébellion à Hong Kong, en tout opportunisme, alors ce soulèvement ne mériterait pas notre soutien, peu importe que la Chine veuille y étendre son emprise autoritaire.
En lieu et place de cette approche « Kissinger » plutôt que « Che Guevara », éthiquement déplorable et stratégiquement contre-productive, nous avons besoin d’une tendresse révolutionnaire capable avant tout d’écouter pour essayer de comprendre. Puis de naviguer dans les contradictions du réel pour se porter aux côtés de celles et ceux qui luttent. Nous préférons parier sur celles et ceux qui veulent changer les règles du jeu et donner naissance à de nouvelles réalités, plutôt que sur celles et ceux qui veulent l’emporter dans le jeu tel qu’il est.
Contrairement à ce qu’essayent de nous faire croire les tenants d’une gauche autoritaire et étatiste, à qui la tendance réactionnaire de l’époque offre une planche de survie, lier les combats au lieu de les opposer ne nous affaiblit pas mais augmente notre puissance. C’est bien ce que sont parvenus à réaliser les mouvements féministes dans la partie sud d’Abya Yala ces dernières années, en prenant en compte la diversité des violences, contre les dissidences sexuelles, les personnes afro-descendantes, les femmes et les indigènes, contre les migrant·es, les enfants ou les personnes âgées, qu’elles soient au travail, dans la rue, domestiques ou policières. En les incluant par les grèves générales féministes plutôt qu’en les considérant comme opposées, ils et elles sont parvenu·es à tisser un mouvement populaire immense. Unis mais pas uniforme. Massif mais radical.
Ceux et celles qui sont trop impatient·es, ou sans horizon propre, préfèrent souvent se réfugier à l’ombre des puissants plutôt que de partager le sort de celles et ceux qui prennent le risque d’être défait·es. Mais il nous faut lutter contre notre propre faiblesse et notamment contre la croyance que nous ne pouvons rien sans participer aux jeux des puissants. Certes, nous avons le sentiment de n’être pas assez nombreux·ses et de manquer cruellement de ressources. Mais reconnaître cela et partir de ce constat pour construire notre force est certainement plus « réaliste » que de faire des raccourcis, de se raccrocher à des pis-aller, et ainsi de reproduire les conditions de notre impuissance.
Seuls les peuples sauvent les peuples, il s’agit pour nous de donner corps à ce slogan en commençant à construire, aux quatre coins de la planète, une force capable de s’opposer aux monstres froids qui dévorent nos présents et nos avenirs. Construire une force d’intervention et d’entraide consistante et pérenne prendra du temps et nécessitera des moyens qu’il nous faut préparer patiemment, mais nous pensons que c’est le seul chemin qu’il nous reste. Dans le temps long, il n’y a pas de réelle victoire possible en un seul endroit du monde. L’Empire s’étant établi sur toute la planète, ce n’est qu’en l’affrontant simultanément partout que nous pourrons imaginer un jour participer à sa chute.
Partout sur la planète, malgré les murs et les grilles, les tentatives d’effacement et les stratagèmes d’assimilation, les peuples se battent pour se réapproprier les territoires, les communs, les cultures et les héritages. Tout ce dont ils ont été spoliés par des siècles de pillage colonial et de prétentions impériales. Ainsi de la résistance palestinienne qui tient depuis plus de soixante-dix ans face à la colonisation israélienne et à l’impérialisme occidental, ou du mouvement kurde qui lutte depuis plus d’un siècle contre quatre États-nations qui lui refusent son autonomie. En Abya Yala, les révoltes des peuples indigènes et afro-descendants n’ont jamais cessé depuis 1492 et inspirent jusqu’à aujourd’hui toutes les luttes du continent. De Wounded Knee à Oka, de Standing Rock au soulèvement pour George Floyd, de la résistance mapuche dans le Wallmapu à la défense de l’eau à Cochabamba, les peuples se soulèvent contre un système de domination fondé sur la suprématie blanche et l’exploitation de nos corps et de nos territoires. L’Europe s’embrase aussi régulièrement de révoltes contre les crimes policiers racistes, alors que la Kanaky poursuit sa lutte de libération et que, en Afrique de l’Ouest, la Françafrique n’en finit pas d’être démantelée.
Mais les eaux internationales sont troubles et disputées. Elles sont difficilement praticables par les insurgé·es. Jusqu’à présent, les centres ont gardé la mainmise sur l’horizon, cantonnant chaque lutte, chaque soulèvement à son contexte particulier. Les dominants des centres n’imaginent pas un instant que quiconque puisse vouloir autre chose qu’être à leur place. Ils sont dans le meilleur des mondes possibles. Les autres ne peuvent que courir pour rattraper ce « meilleur des mondes », tomber, se relever, pour espérer, un jour qui sait, trouver une place en son sein. Le « monde-un » est celui de vainqueurs, de celles et ceux qui dominent la mal nommée mondialisation. Alors, ne resterait-il pour nous qu’à s’y soustraire et à refuser toute prétention « universelle » au changement ? L’irruption révolutionnaire, quand elle survient, crée son propre monde commun, qui émerge des ruines, des fissures et des marges de l’ancien. C’est ce monde commun qu’il nous revient de nommer, tel qu’il se donne à voir dans la succession des révoltes d’un bout à l’autre du globe, par-delà les particularités de chaque contexte.
En son temps, l’incroyable prétention de l’Occident à définir un horizon universel pour l’humanité a produit et justifié des dizaines de millions de mort·es, des génocides, des épistémicides, la mise en esclavage et le déplacement de millions de personnes. Rarement on aura vu une escroquerie intellectuelle aussi macabre et aussi efficace. Le mythe fondateur du « sujet libre » forgé et propagé par les « Lumières » est né dans le contexte d’une lutte révolutionnaire contre la tyrannie. Il s’est mué, l’air de rien, en alibi de la poursuite d’un mouvement d’expropriation et de domination sans limites mené par le nouvel ordre économique, en remplacement de la bonne parole divine. Que la Déclaration universelle des droits de l’homme ait été proclamée en grande pompe par les Nations unies la même année que la Nakba en Palestine veut tout dire.
L’universalisme libéral est le rival apolitique de l’internationalisme. Il prêche que les droits humains sont inaliénables, mais il les refuse au plus grand nombre. Il nous enseigne que les États font partie d’une « communauté internationale » où s’harmonisent les bonnes relations entre les nations. Elle n’est pourtant qu’un terrain de jeu où les hiérarchies sont occultées, les vassalités déguisées. On s’y paye de mots, on mime l’action et les bonnes résolutions comme pour dissimuler, ce que tout le monde sait au fond, que la loi du plus fort est ce qui régit encore et toujours le monde des humains.
La « communauté internationale » est un club privé, où les hégémons se sont mis d’accord entre eux sur les critères à remplir pour être membre à part entière, tout en justifiant une domination perpétuée sur ceux et celles qui ne répondent pas à ces critères. Ces dernier·ères ne sont pas des exclu·es, mais des membres partiels. Tous·tes égaux·les mais certain·es plus que d’autres. Ainsi en va-t-il des populations de ces différentes entités : certain·es sont humain·es, d’autres sont des boucliers humains, d’autres sont des animaux humains et d’autres encore sont des dommages collatéraux. Les États-Unis ont envahi l’Afghanistan, l’Irak et bombardé de nombreuses régions du Moyen-Orient au prix de plus d’un million de morts, pour protéger la démocratie et préserver les droits humains. Alors même que nous écrivons ces lignes, l’État colonial israélien commet sciemment un génocide en Palestine avec la bénédiction de l’Occident, et les soldats de Tsahal sur le terrain arborent parfois le drapeau LGBTQI+.
L’usage de l’habit des « droits humains » par l’Empire pour s’instituer en juge de paix universelle n’a pas empêché par ailleurs que ceux-ci aient pu être un espace de résistance et une base d’appui pour les luttes populaires dans le monde entier. Il y a donc un usage contradictoire du droit international. D’un côté par les centres, de l’autre par les marges. Les peuples autochtones ou colonisés ont régulièrement recours au seul droit qui leur soit reconnu, le « droit à l’autodétermination », comme levier dans le bras de fer qui les oppose à leurs gouvernements nationaux ou forces d’occupation. Les droits humains et leur poids symbolique à l’international servent régulièrement de référence aux luttes de terrain pour dénoncer le terrorisme d’État et la répression subie dans de nombreux régimes. Mais le paratonnerre du droit international ne protège guère dès lors qu’il ne rencontre pas les intérêts des puissances dominantes. Elles préféreront toujours fermer les yeux si le jeu n’en vaut pas la chandelle. Ainsi en est-il allé des lignes rouges du « monde libre » sur l’usage des armes chimiques par le régime syrien contre sa propre population. Les habitant·es de la Ghouta ne faisaient manifestement pas le poids dans leur balance.
L’« intervention humanitaire » ou de « protection des populations » de l’OTAN telle qu’elle a eu lieu en Libye pendant le soulèvement de 2011 est un des faits marquants, dont plus personne ne parle, de la dernière séquence révolutionnaire. La fin d’un ordre local par l’intervention des tenants d’un ordre global interrompt le processus révolutionnaire et crée de nouvelles dépendances. L’intervention anglo-française, si elle a très probablement évité un scénario sanglant à la syrienne, a aussi permis la mise en place de semblants de gouvernements hors-sol, non issus des espaces révolutionnaires, à qui on a octroyé le droit de signer des accords au nom de peuples qui n’avaient rien demandé de tel. Ainsi, la révolution libyenne s’est perdue dans les luttes intestines pour le pouvoir entre des factions dont aucune ne semble en mesure d’incarner la volonté populaire. Mais l’« essentiel » a été sauvegardé : les garde-côtes sont payés par l’Union européenne pour barrer la route aux migrant·es. De la Syrie à l’Ukraine, l’évidence spontanée pour une partie des révolutionnaires et leurs soutiens a été de regretter la non-intervention de la « communauté internationale ». Mais, quand cette intervention a eu lieu, elle n’a été qu’une autre façon d’éteindre ou de neutraliser le « péril » révolutionnaire.
Au Soudan, la saine défiance des comités de résistance vis-à-vis de toute intervention extérieure dans le processus de la révolution n’empêchera pas la reprise en main de la situation par les militaires et les milices. L’ingérence étrangère a trouvé là un autre chemin, du côté des factions concurrentes de l’ancien régime, soutenues les unes par les Émirats arabes unis, les autres par l’Égypte, noyant la révolution populaire dans une guerre entre militaires, des déplacements massifs de population et une effroyable famine. Le non-alignement tenace de la révolution soudanaise lui a valu nombre d’ennemis déterminés dans et hors de ses frontières. Des ennemis prêts à « brûler le pays » plutôt que de la laisser s’accomplir.
Aucune puissance quelle qu’elle soit n’est véritablement venue au secours des peuples insurgés en proie à des vagues de répression inégalées. À la question « Mais que peut-on faire pour vous aider ? » posée il y a quelques années par un membre du public venu assister à une soirée de soutien à la révolution syrienne, quelque part en France, un des activistes présents, survivant du siège de Homs, répondait : « Nous envoyer des missiles antichars ! » Outre que le public présent n’était pas en capacité de répondre à une telle demande, celle-ci semblait placer tout mouvement de solidarité avec les révolutionnaires syrien·nes dans l’ombre des États. N’y avait-il donc pas d’autre moyen d’aider la révolution que de réclamer aux gouvernements occidentaux une intervention militaire contre le régime ou la livraison d’armes lourdes ?
Cette question n’est pas pour nous une question morale, même si, pour bien des dissident·es des centres, il a semblé inconcevable d’aller manifester pour réclamer une intervention militaire de l’OTAN. Avoir accès aux armes était, dans bien des situations, une nécessité vitale pour les insurgé·es, que même les plus pacifiques d’entre nous ne pouvaient que reconnaître. Que des camarades pris dans les enjeux brûlants des fronts ukrainiens, libyens, palestiniens en appellent à l’intervention militaire ou tactique de puissances tierces pour contrer la répression féroce déchaînée contre elles et eux paraît plus que légitime. Il y aurait tout un débat à avoir au sein des mouvements révolutionnaires sur la question de l’intervention militaire, des formes qu’elle peut prendre et des impacts qu’elle a sur l’issue des événements : des zones d’exclusion aérienne à l’envoi de troupes, de l’ouverture de nouveaux fronts à l’assistance technique et la fourniture de matériel militaire. Nous ne pouvons pas nous passer d’une évaluation sérieuse des rapports de force en présence ni céder à une forme de purisme impuissant pour nous éviter toute contradiction. Mais le fait que nous ranger derrière les capacités militaires de certains États, ou factions armées nous apparaisse comme la seule manière concrète de contribuer à la lutte est avant tout la marque de notre résignation. De notre abandon de la possibilité même de la révolution.
Le monde dans lequel nous vivons est rempli de différences, comme les pièces d’un puzzle qui doivent être distinctes mais compatibles quand et où cela est approprié, pour former des images et des sens partagés du présent et de l’avenir. Ces différences ne tiennent pas qu’à la distance. Elles ne sont pas le fait de retards, en ce sens qu’elles pourraient ou devraient être dépassées par le « progrès ». Mais, dans une ère de croyances monolithiques, ces différences sont niées, gommées ou écrasées pour convenir à un système global de gestion des ressources, des échanges et des identités. Façonné au fil des ans par un enchevêtrement savant de systèmes de domination distincts mais complémentaires, l’Empire se recompose et se prolonge sans cesse. Les changements d’alliances, de rapports de force ou de capitales n’y sont que des réagencements de surface. S’il y a eu des empires précapitalistes, antérieurs à l’État-nation et non occidentaux, l’expansion du capitalisme a unifié un seul Empire, qui a survécu à la fin officielle des empires coloniaux européens, s’est sécularisé et a réussi à répandre la croyance qu’aucune alternative n’est possible en dehors de lui.
L’Empire n’est pas que le nom du système-monde dans lequel nous vivons, avec ses institutions internationales, ses marchés mondiaux, sa langue unifiée, son cadre idéologique, desquels aucune portion du globe n’est exclue. Il est aussi cette manière particulière de percevoir le monde comme un vaste plateau de jeu où différentes puissances alliées ou rivales se disputent les richesses et les zones d’influence. Où elles négocient la division du travail la plus rentable et les « règles d’engagement » qui permettent à chacune d’elles de tenir sa place dans le jeu de massacres auquel elles se livrent. Au-delà du système capitaliste, l’Empire désigne l’ensemble des institutions formelles et informelles, des codes, des usages comme des entorses qui règle la prédation des centres sur le reste du monde. De Mexico à Dubaï, de Tokyo au Cap, de Pékin à Francfort, dans les centres de pouvoir, on parle, on mange, on s’habille, on s’accorde ou on s’arnaque peu ou prou de la même manière. L’Empire trouve toujours ses relais locaux. Il s’adapte à toutes les cultures, toutes les religions, à tous les styles d’exercice du pouvoir. Il se fiche pas mal des intentions, des cultures et des comportements de ses porte-parole, tant qu’ils continuent dans le fond à jouer le jeu.
Le renforcement récent des logiques de bloc relève moins d’une lutte entre des impérialités de natures différentes que d’une lutte pour l’hégémonie impériale au sein d’un même système-monde. Si l’Occident semble ces temps-ci de retour, dans une unité de façade pour couvrir un génocide au nom du « droit d’Israël à se défendre », ce retour cache mal un déclin, lent mais déjà largement engagé : prolétarisation des sociétés, inflation galopante, montée des fascismes, interventions militaires calamiteuses, retraits désordonnés des troupes d’occupation, pertes régulières de zones d’influence commerciales et diplomatiques. Dans un autre registre, le consensus apparent de soutien à la résistance ukrainienne laisse entrevoir une certaine fébrilité avec une aide militaire au compte-gouttes, qui n’a jamais été à la hauteur de l’agression russe. Le « déclin de l’Occident » aurait pu n’être qu’une bonne nouvelle, si ce déclin était celui de l’Empire. Mais nous avons tout à parier que ce n’est que son visage qui change. Le sourire conquérant des dirigeants des BRICS qui affichent partout leur alliance opportune dit assez à quel point ils sont prêts à prendre leur place, dans le même jeu. Tant que l’Empire existe, la lutte contre lui se poursuit, renouvelant toujours ses formes et ses énoncés, qu’il tentera à nouveau d’avaler pour retomber sur ses pieds.
Au siècle dernier, il aura fallu qu’une génération entière à travers le monde se lève, s’expose aux balles, à la déportation et à la torture pour chasser les puissances européennes d’une grande partie des territoires colonisés. L’offensive révolutionnaire des colonisé·es venait répondre à la domination déjà plus que centenaire exercée par le pouvoir blanc. Et, dans le creuset de ces luttes, dans les maquis et dans les prisons de l’Occident, dans les premiers territoires libérés, se sont forgées les consciences politiques de celles et ceux qui allaient penser et construire l’après. Les formes et les concepts disponibles dans ce monde déjà globalisé étaient ceux de l’histoire occidentale, captivants de modernité : État, progrès, planification, aménagement du territoire, identités nationales, démocratie représentative, nationalisme, socialisme… Se débarrasser des colons n’était pas assez, les outils du maître ont servi à bâtir les États postcoloniaux, et les mêmes contradictions se sont rejouées.
La promesse ouverte par la fin des empires coloniaux, sous les coups de boutoir des révolutions nationales, a fait place à une colossale gueule de bois. Les drapeaux, les hymnes et les monnaies ont changé, mais la domination s’est poursuivie sous d’autres formes. Les bourgeoisies nationales et les élites politiques issues des mouvements d’indépendance ont souvent cédé à l’autoritarisme. Après avoir sacrifié les plus combatif·ves d’entre elles et eux, les nouvelles classes politiques des pays du Sud ont pris leur part des fruits de l’exploitation postcoloniale, s’acoquinant tantôt aux uns tantôt aux autres. Ainsi, dans les pays arabes, les soulèvements ont secoué des régimes restés inchangés ou presque depuis les premiers temps de la décolonisation, devenus pour la plupart de véritables prisons à ciel ouvert. Figés dans les postures historiques de la décolonisation et de la résistance de façade à l’impérialisme occidental, les partis au pouvoir semblaient pouvoir étouffer les aspirations populaires au changement, pour l’éternité. Mais le retour des peuples a rebattu les cartes. Les manifestant·es du Hirak algérien l’ont exprimé de manière limpide : le soulèvement de 2019 était là pour finir le travail de la révolution inachevée de 1962.
Alors que l’exigence démocratique était au cœur de nombreux soulèvements récents, on peine à trouver où la démocratie serait pleinement incarnée. L’« idéal démocratique » tel qu’il s’affiche encore en Occident n’arrive plus à dissimuler son imposture tant elle crève les yeux. Il suffit de regarder quelques images de la campagne de l’élection américaine – dans l’une des « plus grandes démocraties au monde » – au printemps 2024 pour s’en convaincre. Avant l’arrivée en lice de Kamala Harris à la faveur de la quasi-mort cérébrale du candidat démocrate, deux hommes, blancs, riches, chrétiens et plus que septuagénaires s’accrochaient au pouvoir en rivalisant de tacles sur leurs symptômes de sénilité respectifs, en lieu et place de débats politiques sur l’avenir du monde. Ce monde que les États-Unis d’Amérique ont pourtant très largement dominé et façonné depuis plus de soixante-dix ans. Le verrouillage « démocratique » dont cette image témoigne n’a pas grand-chose à envier à celle de la cinquième candidature présidentielle d’un Bouteflika momifié. Ultime candidature qui avait déclenché la révolte de 2019 en Algérie.
La démocratie n’est pas une invention occidentale qui irait des assemblées athéniennes à la République française, jusqu’à s’exporter à coups de bombes en Afghanistan et en Irak. De la Confédération Haudenosaunee en Amérique du Nord à la Révolution haïtienne, en passant par les territoires fugitifs de la Zomia en Asie du Sud-Est, d’innombrables peuples ont de tout temps développé des pratiques délibératives égalitaires pour organiser la vie commune. La capture de l’idée même de démocratie par l’Occident en a fait un repoussoir dans de nombreuses parties du monde. Mais comment ne pas abandonner l’idée du pouvoir au peuple ? Et comment combattre les faux-semblants des démocraties libérales sans faire le jeu des régimes autoritaires ?
Le visage de l’Empire change, celui de la guerre aussi, et nos stratégies ne peuvent être les mêmes, nos objectifs non plus. Outre les régimes autoritaires ou oligarchiques auxquels nous avons affaire, nous subissons, directement ou indirectement, les conséquences d’offensives impérialistes concurrentes qui peuvent faire basculer du jour au lendemain les conditions d’habitabilité déjà fragiles de nos territoires. Les émeutes de la faim sont devenues quotidiennes à travers toute la planète. Quelques puissances rivales usent tour à tour de l’« arme alimentaire » dans un monde où les capacités d’autosubsistance des sociétés ont été méthodiquement détruites et où les aléas climatiques rendent les récoltes plus incertaines que jamais. En 2024, Vladimir Poutine tient tout le pourtour méditerranéen à sa merci en s’appropriant la production du blé des plaines fertiles ukrainiennes, dont l’essentiel des pays méditerranéens sont devenus totalement dépendants. La souveraineté alimentaire est ainsi devenue une question centrale de toute politique d’émancipation, elle transforme les façons de lutter sur tous les continents. Aucune perspective révolutionnaire sérieuse ne peut aujourd’hui faire l’impasse d’une réappropriation des moyens de subvenir à nos besoins élémentaires.
On s’interroge dans cette nouvelle phase de conflits armés ouverts, de stratégies de puissance agressives, de regains nationalistes, sur les contradictions entre notre désir d’un monde de coopération où les peuples pourraient prendre à bras-le-corps la question de leur subsistance, de la préservation des conditions d’habitabilité de leurs territoires, de leur bien-vivre, et la réalité des menaces permanentes que font peser les conflits interimpérialistes. Une zone, localité ou État, « libérée » qui abandonnerait volontairement ces politiques d’accumulation et d’accaparement ne serait-elle pas immédiatement avalée par des puissances voisines qui ne voient pas, elles, de raison d’arrêter ?
Dans bien des parties du monde, derrière la façade d’ordres étatiques souverains, nous avons d’abord affaire à des milices communautaires ou confessionnelles, des mafias, des gangs territorialisés, des entreprises transnationales, auxquelles sont délégués la répression de nos mouvements et le contrôle des populations. Il ne pourra donc jamais suffire d’invoquer la fin des États comme unique horizon de la révolution. Cette idée paraît tout à fait extraterrestre à celles et ceux d’entre nous qui, vivant sous des États faillis, sont livré·es à l’arbitraire le plus total, à la merci du moindre chef de gang, et sans recours face à la pauvreté, à la maladie, à la famine, aux catastrophes naturelles. La destruction ou la fragmentation des États qui écrasent les peuples ne suffira pas, pas plus que le simple remplacement de celles et ceux qui les incarnent. Ce n’est que par la prise en main collective de nos besoins élémentaires de sûreté, de santé, d’accès au logement et à l’alimentation que nous pourrons prétendre nous défaire de nos dépendances à l’Empire, au-delà du moment de l’insurrection.
Le monde unifié par l’Empire, quels que soient la langue qu’il parle, le dieu qu’il prie ou la monnaie qu’il véhicule, dollar, euro, huan, ou tout autre, n’est compatible avec aucun autre. Il va tout droit à l’extermination des conditions de la vie sur terre. Il ne connaît que l’hégémonie, le monde-un, comptabilisé, cartographié, aménagé, désertifié par sa course macabre. Si rien n’est fait, notre fin viendra avant la sienne. Il n’y a pas plus de retour en arrière que de statu quo possible. Il y a pour nous une marche en avant, parfois décidée, parfois hasardeuse, en ne sachant vraiment que là d’où l’on vient. Sortir du prisme national, penser une politique d’emblée internationaliste. Reconstruire un monde fait d’une multitude de mondes. De mondes compatibles et en devenir, eux-mêmes traversés de luttes et de contradictions. Construire le plan commun entre ces mondes. Un plan qui nous permette de déborder l’Empire, de hâter sa chute, d’imaginer l’après.
En 2011, ce que les commentateurs ont appelé le « Printemps arabe », les insurgé·es l’ont appelé thawra (révolution). Révolution au Burkina Faso (2014), « révolution de la dignité » en Ukraine (2014), « révolution du printemps » au Myanmar (2021), « révolution de notre temps » à Hong Kong (2019), révolution de Jina en Iran (2022). « Révolution ! révolution ! révolution ! » scandaient les foules de Gilets jaunes sur les Champs-Élysées (2019), rappelant aux riches habitant·es des beaux quartiers de Paris un refrain dont ils et elles pensaient s’être débarrassé·es pour de bon.
Quelques années après son retour fracassant, le fait que si peu posent encore la question révolutionnaire témoigne de la force de la contre-révolution en cours. Mais le fait que tant de gens se soient reconnus comme révolutionnaires n’était pas un signe d’enthousiasme déplacé ou de rêverie juvénile. Il ne faut jamais sous-estimer ce qu’annonce le mouvement réel, au risque d’être emporté par les torrents de l’histoire.
La révolution n’est pas un événement à étudier, une théorie à développer, un corps froid à disséquer. C’est une question que nous nous posons. Il est là, le nous de ce texte. Et, contrairement à ce que les idéologues, les intellectuel·les et les prophètes ont toujours affirmé, la réponse n’est jamais absolue ou éternelle ; elle ne peut être que momentanée, provisoire, conjoncturelle. Un éclat de vérité. Nous avons cherché à en rassembler les fragments épars, à les assembler, à les interroger et à voir ce qu’ils pouvaient nous dire sur l’avenir.
L’irruption des soulèvements depuis 2011 a remis au goût du jour la prise d’assaut des palais et des parlements. Pour de nombreux·ses participant·es dans ces révoltes, la révolution était synonyme de chute du régime. Pourtant, les espoirs suscités par la destitution des pouvoirs en place au Yémen, en Libye, en Égypte, en Tunisie et en Ukraine ont été de courte durée. Prise de pouvoir autoritaire ou libérale, intervention étrangère, crise économique, guerre civile… la chute des tyrans n’était pas synonyme de victoire de la révolution.
À l’inverse, l’échec du renversement des tenants du pouvoir en Syrie et en Iran n’a pas signifié l’absence de révolution. Le rejet du hijab (voile) obligatoire et du contrôle des mœurs imposé par la République islamique a constitué en soi un bouleversement radical. De même, la capacité des révolutionnaires de Syrie d’administrer collectivement les territoires libérés de l’État a été une fracture avec le totalitarisme d’Assad sur laquelle il n’est pas possible de revenir. Ce qui explique pourquoi, treize ans plus tard, malgré la brutalité de la contre-insurrection déclenchée contre elles et eux, le drapeau de la révolution continue de flotter haut dans les provinces du nord de la Syrie qui échappent encore au contrôle du régime, ainsi que dans la province rebelle de Sweida, au sud du pays. En Syrie comme en Iran, la révolution était un tournant existentiel. L’emprise du régime a été partiellement brisée dans les corps et les esprits. Et, même s’il faudra encore une génération pour le déraciner, tôt ou tard, il tombera1.
Aucun événement ne peut à lui seul mettre fin à toutes les dominations. Le « Grand Soir » fut pendant longtemps l’image par excellence de la révolution. Mais les échecs répétés à provoquer des changements profonds et durables par la « prise du pouvoir central » ainsi que les éternels appels des vieilles organisations à attendre que « les conditions soient réunies » ont poussé nombre d’entre nous à abandonner la chute du régime comme horizon stratégique et à chercher d’autres perspectives de libération. Pour celles et ceux-là, depuis la fin du siècle dernier, la révolution est devenue un processus qui commence sans attendre. Une marche, décidée mais progressive, vers une transformation profonde qui s’incarne dans une constellation d’événements, d’actes, d’interventions, d’idées, de sentiments et de pratiques quotidiennes. El tiempo de la revolución es ahora2 disent les féministes en Argentine. Dès lors, la révolution n’est plus cet horizon lointain, cet événement majeur qui fait bifurquer le cours de l’histoire, mais elle est devenue une manière de vivre et de lutter ici et maintenant.
L’enjeu est de réussir à défaire les structures qui nous oppressent avec un impératif stratégique de taille : ne plus sacrifier les moyens – ou le combat de certain·es d’entre nous – au nom d’une fin toujours reportée. Cette manière de penser la politique comme transformation et non comme conquête du pouvoir a relocalisé la politique révolutionnaire dans la pratique et dans l’intime, ce qui manquait à tant d’organisations et de militant·es. Il s’agit de construire une vie radicalement nouvelle, un nouveau rapport à sa communauté, à ses désirs, à l’argent, aux soins, et même à sa lutte.
Considérer la révolution comme un processus n’est pas contradictoire avec la conviction que le moment du soulèvement y est central. Quelle que soit son issue, un soulèvement est toujours un événement décisif. Quand il est défait, il laisse derrière lui des expériences incarnées irréfutables et d’innombrables graines qui continueront à pousser dans son sillage. Si, au contraire, il réussit à faire tomber le régime, alors quelque chose de nouveau commence, prometteur et périlleux à la fois.
Concevoir la révolution sans rupture, rester sourd aux occasions qui surgissent sans s’annoncer risquent de rendre nos gestes et nos actions indifférents au monde qui nous entoure. Pour nombre d’entre nous, le processus révolutionnaire passe aussi par la construction d’une autonomie matérielle et politique, par des formes d’autosubsistance collectives ou territoriales. C’est une quête de rupture avec la dépendance aux centres qui s’est étendue aux forêts, aux montagnes et aux villes partout sur la planète. Ainsi, la construction de l’autonomie a donné naissance à des espaces solidement ancrés dans le monde, et qui vont à l’encontre de la marche infernale imposée par l’Empire. Parfois héritière d’une histoire millénaire, parfois jeune pousse à peine éclose, elle peut s’incarner de multiples manières, dans une assemblée territoriale, une coopérative agricole, une cantine populaire, un syndicat de quartier, un réseau transnational de solidarité queer, un collectif de médias.
Pourtant, la construction de notre autonomie, coûteuse en termes de temps et d’énergie, peut devenir une forme d’évitement si elle ne s’ouvre pas à ce qui, dans le mouvement réel, la dépasse et l’interpelle. Il n’y a pas de soulèvement « pur » idéologiquement. Les moments de révoltes populaires sont des occasions uniques de décupler nos forces et de changer l’échelle. Sans cela, nos expériences restent isolées, désarmées, captives de niches « alternatives » et, au bout du compte, facilement intégrées à la gestion capitaliste ou étatique. Rester barricadé·es derrière nos certitudes et expériences quotidiennes nous condamne à l’échec perpétuel. Le risque de concevoir l’autonomie comme une temporalité invariable, rythmée par plus ou moins d’agitation, est de nous enfermer dans une guerre de tranchées culturelle, que nous ne pouvons que perdre en raison des moyens colossaux de nos adversaires. Nous ne pourrons pas vivre comme nous l’entendons sans démanteler les appareils de pouvoir qui règlent la vie sociale et imposent leur contrôle sur nos lieux de vie et d’organisation. Et nous ne pourrons pas les démanteler seuls.
Le soulèvement rompt l’isolement. Il permet des sauts d’échelle immenses, débouche sur des rencontres inédites et constitue des moments d’offensive de masse, indispensables pour produire des points de bascule et des changements irréversibles. Que nous soyons membres d’une coopérative agricole ou d’un collectif de médias, d’un groupe d’affinité ou d’une organisation de masse, rester préparé·es à l’irruption du mouvement réel nous permettra de déployer nos forces dans les brefs moments d’opportunité qui nous sont offerts.
Processus et événement. Une révolution profonde est peut-être le croisement de deux façons de voir et de vivre la révolution. D’un côté, le processus présent, patient, continu de la construction de notre autonomie, de la préparation de notre rencontre, de la constitution de notre force. De l’autre, le caractère éruptif et explosif du soulèvement, avec sa concentration exceptionnelle d’énergies, son déploiement du pouvoir populaire, sa créativité inégalée. Les révolutions profondes sont rendues possibles par des séquences de soulèvements qui rencontrent et dépassent leurs limites, à la recherche de cette rupture par insistance comme le dit un camarade chilien.
On ne part jamais de rien. Chaque insurrection, chaque expérience de pouvoir populaire, chaque assaut contre l’Empire fait partie d’un mouvement plus profond, quelque part derrière nous et devant nous en même temps, sous la surface et à l’horizon. Avant de devenir des vagues dévastatrices, l’eau est toujours un simple courant au milieu de l’océan. Et elle le redevient après s’être écrasée sur le rivage. Nous devons apprendre à agir comme un courant de fond autant que comme un tsunami. C’est peut-être là le sens entier du mantra de la révolution de Hong Kong : Be water my friend3 !
Les révoltes populaires de notre époque ont souvent été hétérogènes et diffuses. Elles ont rarement été dirigées par les organisations traditionnelles ou façonnées par des idéologies politiques préexistantes. Mais l’auto-organisation plus ou moins spontanée et horizontale, pour impressionnante qu’elle ait été dans les premiers temps, fut insuffisante. Le caractère décentralisé de nos mouvements fut à la fois une force et une faiblesse. L’absence de capacité organisationnelle consistante, de vision stratégique à moyen ou long terme, combinée à la difficulté du renouvellement des tactiques de rue, nous a conduit·es à être pris·es en étau entre répression et récupération. Dans certains cas, nous avons manqué d’organisations prenant fait et cause pour la révolution.
En Équateur lors de la révolte de 2019, les grandes organisations autochtones et syndicales furent capables de faire venir des millions de personnes de tout le pays dans la capitale pour renforcer les rangs des insurgé·es. Grâce à leur force d’appel, leurs ressources logistiques et savoir-faire de coordination, le mouvement a pu affronter le pouvoir sur plusieurs fronts et finalement obtenir le retrait des mesures gouvernementales contestées. Cette impressionnante capacité de mobilisation nous rappelle la force potentielle des organisations mais aussi leurs dangers.
Nombreux·euses sont ceux et celles qui ont été désillusionné·es par les organisations historiques de la gauche en raison de leurs tendances bureaucratiques, de leurs tentatives de récupération du mouvement ou de leur volonté de le diriger. L’intervention des organisations porte toujours le risque de limiter le déploiement du soulèvement, de brider la radicalité de ses demandes, sa créativité et parfois même ses institutions populaires naissantes. Qu’il s’agisse de l’extrême droite, des fondamentalistes religieux ou de certaines franges organisées de la gauche, il y aura toujours des groupes qui chercheront à pousser leur propre agenda dans le cours des soulèvements. Sans consistance organisationnelle et stratégique, il nous est difficile de prévenir la prise de pouvoir par ces fractions, et cela nous laisse trop souvent à la merci de leurs stratégies.
Une organisation est à la fois une concentration d’énergie et de ressources et un ensemble de liens capables d’impulser une force collective. Dans certains contextes, l’intervention des organisations peut être nécessaire, non seulement pour empêcher la récupération du mouvement par des forces réactionnaires ou libérales, mais aussi pour aider le mouvement à arriver à ses fins. Mais comment limiter le pouvoir des organisations au sein d’un soulèvement ? Comment réduire les effets de centralisation qu’elles produisent forcément ? Comment augmenter la force du mouvement et pas seulement celle de l’organisation ? Une organisation sincèrement révolutionnaire fait corps avec le mouvement en essayant d’alimenter la force des pouvoirs populaires naissants, en préservant la flamme de la révolte au risque de s’éteindre elle-même. Et elle ne peut le faire qu’en se gardant d’imposer son propre agenda, sa propre religion, sa propre façon de faire ou de dire.
Dans bien des soulèvements, derrière l’apparente spontanéité des formes d’auto-organisation, on retrouve toujours des manières de se lier qui préexistaient au moment insurrectionnel : communautés locales, appartenances politiques, institutions religieuses ou traditionnelles, sociabilités professionnelles ou sportives formant ce substrat qui permet qu’il y ait quelque chose plutôt que le chaos. Mais qu’est-ce qui nous permet, au milieu des turbulences, de formuler une stratégie de composition entre les forces qui agissent pour la révolution ? Dans la révolution soudanaise, l’hybridation entre les expériences d’organisation du mouvement étudiant, celles des ancien·nes militant·es du Parti communiste et celles des forces nées du soulèvement populaire a donné naissance aux comités de résistance. Les expériences les plus prometteuses ont été celles où il y a eu rencontre entre les formes partisanes construites de longue date et les formes nouvelles nées de l’événement. Les rencontres n’ont lieu que quand elles transforment les deux partis. La disposition au bouleversement est une vertu cardinale de toute force révolutionnaire. Faire des plans, mais les dessiner au crayon.
Aucune force ne pourra à elle seule élaborer un projet commun et le faire vivre. Se considérer comme faisant partie d’un mouvement qui nous dépasse, plutôt que comme une organisation ou une chapelle à défendre, exige que nous agissions et pensions de manière complémentaire plutôt que concurrentielle. La puissance d’un mouvement commun réside dans la recherche de la meilleure combinaison de tactiques requises par la situation. Le mouvement révolutionnaire kurde combine la lutte armée avec l’élection de maires et de députés à l’Assemblée turque. En Birmanie, le mouvement de résistance pacifiste pour la démocratie s’est transformé en lutte armée avec le soutien d’une diaspora qui collecte des fonds par le biais d’événements queers et de jeux vidéo en ligne. Les révolutionnaires libanais·es ont créé des coopératives autogérées tout en essayant d’investir les organisations professionnelles.
Éviter de fétichiser un mode d’action par rapport à un autre et essayer de nouvelles hybridations. Aller à l’encontre des rigidités tactiques et idéologiques et ouvrir de nouvelles voies pour articuler des stratégies de transformation. Personne ne peut dire a priori ce que devrait être un acte révolutionnaire. Un mouvement gagne en puissance s’il écoute, explore, relie les différents foyers de lutte qui défient le statu quo. En se gardant de tout dogmatisme militant, de toute posture esthétique sans jamais négliger l’élaboration éthique.
Les questions éthiques ne sont pas accessoires dans la stratégie révolutionnaire, elles sont en son cœur. Élaborer ensemble notre manière de faire les choses, mesurer les risques que nous prenons pour nous-mêmes et pour les autres, garder contact avec ce qui nous a mis·es en mouvement pour commencer et savoir toujours ce qui nous distingue profondément des forces contre-révolutionnaires. Ces questions sont les points cardinaux qui nous permettent de nous orienter dans la tempête des soulèvements. Si nous ne voulons pas reproduire le type de pouvoir que nous combattons, gardons-nous de lui faire face, de le considérer comme un rival. Par un effet de miroir, à force de se faire face, de se regarder, nous finissons toujours par mimer ce que nous combattons. Lorsque les forces révolutionnaires espèrent battre les centres à leur propre jeu, elles en deviennent le reflet difforme et malavisé.
La voie de l’articulation stratégique implique également de tirer les leçons des expériences passées et présentes. Ces dernières années, nous avons constaté une fois de plus que les mouvements qui concentrent leur force sur la voie institutionnelle, dans une quête de changements concrets au détriment de la construction de leur autonomie politique et matérielle, sont régulièrement menacés par diverses formes de cooptation et de compromis. Celles et ceux qui surestiment leur force en pensant pouvoir mener de front les voies de la rue et celles de l’institution s’épuisent trop souvent. En Argentine, les féministes ont brisé la dichotomie paralysante entre réforme et révolution en voyant des victoires potentielles dans la mise en place de réformes institutionnelles directes, telles que la légalisation de l’avortement. Mais, assailli par les forces fascistes, après plusieurs défaites sur le terrain institutionnel et des alliances perdantes avec des forces progressistes discréditées, le mouvement s’est retrouvé affaibli et incapable de préserver sa force interne, faute de s’être assuré les moyens de son autonomie politique et d’une stratégie de repli au moment de l’échec de la voie institutionnelle.
L’impasse de concentrer ses forces dans les espaces institutionnels du pouvoir semble avoir été la même pour Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne : déconnexion du mouvement populaire, politiques de compromis néolibérales, déception et sentiment de trahison, démobilisation de l’énergie de la rue. Cependant, rester en dehors des institutions n’est ni un objectif ni une question de principe. Une réforme, une élection et peut-être même une candidature présidentielle peuvent dans certaines situations servir la cause révolutionnaire. Pour autant que ces moments servent à renforcer le mouvement et son autonomie plutôt que d’être l’occasion de lancer la carrière politique d’inévitables opportunistes. Sur le terrain de la composition des tactiques, de l’articulation des stratégies, si c’est toujours l’audace qui nous permet de passer des caps, la prudence reste de mise pour se garder de courir à notre propre perte.
Lorsque les centres perdent le terrain politique, les armes interviennent. Cette triste réalité condamne la plupart des révolutions à la guerre. Le recours à la lutte armée est rarement un choix stratégique. C’est le niveau de violence de l’État qui détermine si et quand les révolutionnaires sont contraint·es de prendre les armes. Le pacifisme ne tient pas quand un État ou des groupes en son sein sont prêts à décimer une population entière pour mater une révolte. Mais l’arrivée des armes au sein d’un mouvement révolutionnaire est toujours une menace sur sa pérennité. Lorsqu’elles entrent en scène, c’est tout le mouvement qui est touché. De nombreux·ses révolutionnaires racontent comment la militarisation les a éloigné·es de la participation active à l’insurrection, quand « être révolutionnaire » devient synonyme de « porter une arme ». Les femmes et les dissident·es de genre, en particulier, se retrouvent souvent marginalisé·es par la militarisation d’une insurrection. Le recours à la violence armée marque de manière irréversible le cours du mouvement et peut servir à légitimer une répression toujours plus violente par l’État sur l’ensemble de la population. Vu de l’intérieur, notre souci premier est que la prise d’armes ne change pas radicalement les objectifs, la composition et la texture politique du mouvement. Quand ce recours devient inévitable, tenter d’empêcher que la lutte armée ne devienne l’unique horizon du mouvement est un objectif collectif de premier ordre. Multiplier les leviers d’action afin que la poursuite du soulèvement ne se résume pas à sa survie sur le terrain militaire est une des pistes à explorer pour l’éviter.
Il y a toujours un enjeu décisif au moment où les forces armées de l’État font défection, comme en Tunisie et en Égypte en 2011. Ce moment détermine la capacité de la révolution à se défendre. Outre les armes déjà disponibles chez les un·es et les autres, les transfuges de l’armée apportent souvent leurs armes avec eux, mais cela est rarement suffisant pour contrer l’arsenal d’un État. L’accès aux armes et aux ressources financières pour les acheter devient alors l’alpha et l’oméga de la lutte révolutionnaire, justifiant souvent des alliances qui, aussi judicieuses qu’elles puissent paraître sur le moment, se révèlent dangereuses, voire fatales, à brève échéance.
C’est malheureusement souvent le rapport de force armé qui détermine le champ des possibles de la révolution. La nature profondément asymétrique de la confrontation avec les appareils d’État et les superpuissances militaires placent les révolutionnaires dans une situation de désavantage significatif. La Syrie et le Soudan, qui ont connu deux des révolutions les plus prometteuses et les plus approfondies de notre époque, en ont fait la douloureuse expérience. Des villes et des villages ont été réduits en ruines et noyés dans le sang, des millions de personnes ont été déplacées et il faudra des générations pour guérir de ces traumatismes.
La victoire de la résistance ou du mouvement révolutionnaire ne se résume pas à disposer du plus grand nombre d’armes possible, mais plutôt à empêcher les adversaires d’utiliser les leurs. La question de la défense de la révolution est autant une question militaire que politique. Chaque fois que cela est possible, l’enjeu peut être de tenter, avant que l’occasion ne se dérobe, de désactiver le plus largement possible l’appareil militaire. Bloquer les casernes, emprisonner les généraux, désarmer les institutions. Mais, même en cas de succès, que faire ? Que faire lorsqu’une intervention extérieure ou une contre-offensive interne tente de reprendre le contrôle par la force ? Et même si cela ne se produit pas, que faire des milices et des bandes armées qui, comme en Haïti et en Équateur, tentent de tirer profit de la situation ? Lorsque les armes interviennent, un soulèvement populaire peut facilement se transformer en une cacophonie d’autoritarismes concurrents, et nous livrer au pouvoir de seigneurs de guerre de toutes sortes.
Les relations entre le local et le transnational, la nature des liens construits entre les peuples, les forces révolutionnaires et les organisations populaires dans différents endroits dans le monde sont cruciales pour empêcher l’isolement des révoltes. Le soutien international est un atout majeur du côté des révolutionnaires, qui peut, selon les cas, exercer une pression significative. Au mieux empêcher le bain de sang, et au moins permettre de gagner du temps pour organiser l’autodéfense. C’est là un des horizons de l’internationalisme révolutionnaire.
« Pourquoi construire un “contre-pouvoir” ? Nous sommes le peuple. Nous devrions avoir le pouvoir ! » Cette réflexion, formulée par un manifestant Gilet jaune lors d’une assemblée en France, est peut-être la meilleure expression de l’aspiration au pouvoir populaire que nous ayons entendue. La révolution que nous recherchons n’est ni le refus du pouvoir, ni sa négation. Cela reviendrait à laisser perpétuellement le pouvoir aux mains de nos adversaires. Nous ne pouvons pas nous contenter d’être toujours un barrage, un frein, une opposition, même permanente, à la domination des centres. Le pouvoir populaire est au contraire la recherche active et la construction vivante d’une manière collective de forger une nouvelle légitimité, d’exercer un autre type de pouvoir.
Partout, les révoltes récentes ont cherché à accroître le pouvoir populaire ou du moins à s’attaquer à la confiscation du pouvoir par quelques-uns. Certains, en Syrie, à Hong Kong, en Ukraine ou en Algérie, ont cru y parvenir en réclamant un État démocratique, en exigeant la suppression ou le définancement de la police aux États-Unis, ou un référendum d’initiative citoyenne (RIC) permanent en France, en chassant les néocolonialistes français et leurs complices en Afrique de l’Ouest, en instaurant le confédéralisme au Kurdistan ou en changeant la Constitution au Chili. Les insurgé·es voulaient plus de pouvoir. Mais cela ne signifiait pas toujours qu’ils voulaient gouverner.
D’autres, comme certain·es d’entre nous, pensaient que l’extension du pouvoir du peuple passait avant tout par la construction, au cœur et dans le sillage de la révolte, de pouvoirs populaires. Par le bas, à partir de ce qui avait déjà commencé à muter, suivant les principes d’autogouvernement qui pourraient servir d’architecture à l’après-soulèvement. Construire un pouvoir autonome sans le laisser à quelques avant-gardes, leaders, officiers ou nouveaux gouvernements. Destituer le pouvoir central, construire le pouvoir populaire.
Les comités de résistance de la révolution soudanaise, après la chute de régime, confrontés aux contradictions et paralysies d’un premier gouvernement de transition, ont élaboré une proposition pour l’avenir du pays afin de ne pas laisser le terrain aux politiciens de toujours. La charte pour l’établissement de l’autorité du peuple dessine une nouvelle forme d’État. Elle propose d’établir un pouvoir localisé qui part du bas vers le haut et où les formes d’organisation civiles et populaires issues de la révolution conservent un droit de regard sur le travail législatif et sur l’équilibre des pouvoirs. Elle exige aussi une distribution équitable des richesses du pays et la fin de leur pillage par des puissances étrangères d’où qu’elles viennent. Ils tentaient par cette proposition de se mettre en position de défendre la révolution sans avoir à prendre les armes. Si la révolution soudanaise semble avoir été acculée dans une impasse sanguinaire, elle n’a certainement pas dit son dernier mot. Comme disait un camarade soudanais : la révolution est devenue une religion au Soudan.
Au Mexique, la lutte pour l’autonomie des pouvoirs populaires et la défense de la révolution n’a jamais cessé depuis la première décennie de révoltes de 1910 qui a fondé l’État mexicain. Depuis plus de cent ans, malgré la capture du pouvoir par le Parti révolutionnaire institutionnel pendant des décennies, malgré les tentatives de contre-révolution libérale soutenues par les États-Unis, et les compromissions de la gauche sociale-démocrate, une patiente sagesse stratégique s’est tissée dans tous les territoires, des communautés indigènes reculées aux quartiers populaires des grandes villes. Un mouvement populaire multiforme a persisté profitant de certains acquis de la révolution : mesures constitutionnelles reconnaissant des formes d’autonomie indigènes, réforme agraire partielle et formes de propriété communales. Des mouvements de base des habitant·es des bidonvilles ou des syndicats d’instituteur·trices rurales, des conseils indigènes, des polices communautaires, des conseils de quartier et des infrastructures de santé autonomes ont prospéré dans un pays qui est pourtant connu pour être « l’un des plus violents au monde ». Alors que ces expériences sont toujours menacées par de nombreuses forces réactionnaires et font face à un véritable narco-État, elles ont démontré leur capacité à s’enraciner et à résister pendant des décennies.
Le pouvoir populaire, c’est le contraire de l’impuissance. C’est prendre le temps de remonter les barreaux de l’échelle, un par un, et ne pas compter sur celles et ceux qui veulent capter nos voix. Pouvoir populaire. Ces deux mots, dans leur simplicité nue. Pouvoir, comme capacité d’agir, de décider, de mettre en œuvre. Populaire, comme divers, comme direct, comme transversal, comme ici, comme partout et comme maintenant. Le pouvoir populaire, comme garantie contre toute nouvelle trahison électorale, comme offensive contre le statu quo, comme seul antidote au fascisme.
*
Si la révolution est une question, alors nous ne pouvons ni la gagner ni la perdre. Seules des batailles peuvent être perdues ou remportées. Toujours partielles, parfois décisives, jamais définitives. La révolution est une aspiration inextinguible à la dignité, la recherche permanente, depuis plusieurs millénaires, de comment l’incarner sur cette terre.
Comment protéger les pouvoirs populaires naissants du risque de la guerre civile ? Existe-t-il une alternative à la prise d’armes ou s’agit-il d’un horizon inévitable de la révolution ? L’établissement d’un pouvoir révolutionnaire à l’échelle « nationale », en lieu et place de celui que nous combattons, est-il une étape indispensable pour rendre le changement irréversible ? Faut-il au contraire consolider partout le pouvoir populaire pour éviter sa mise au pas par un nouvel appareil d’État, fût-il révolutionnaire ? Nous n’avons pas les réponses à ces questions, que tant de révolutionnaires ont déjà posées. Chercher une théorie qui donnerait la formule secrète de la victoire est une impasse. Il n’y a que des expérimentations, des paris et des compositions stratégiques plus ou moins fertiles. Certain·es fonderont leurs réponses sur la force des organisations révolutionnaires, d’autres sur des formes émergentes de pouvoir territorial, d’autres encore sur le pouvoir unificateur des religions et des idéologies. D’autres, enfin, sur un habile mélange de tout cela.
Le chemin de la révolution n’ira pas d’un point A à un point B, il sera comme une traînée d’étoiles, une série de conflagrations illuminant la nuit, chacune indiquant la direction plus clairement que la précédente, jusqu’à ce que l’on passe finalement le point de non-retour.
« Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. »
Depuis cinq années, rencontre après rencontre, nous avons commencé à tisser un réseau qui dépasse les frontières des nations et des corps, enraciné dans une myriade d’espaces et de territoires qui s’attachent à construire des pouvoirs populaires. Un réseau composé par des personnes et des collectifs qui ont vu, dans le cycle des soulèvements populaires depuis 2011, une source d’énergie et le signal de grands bouleversements à l’horizon.
Nous avons ainsi ouvert un espace où les révolutionnaires des comités de résistance de Khartoum peuvent échanger des idées et des analyses avec les féministes et les assemblées territoriales de Santiago, où la jeunesse déterminée des villages GotaGoGama au Sri Lanka se mêle à celle des luttes écologiques de France et des États-Unis. Où des mouvements de base des quartiers populaires de Mexico discutent avec les membres de conseils locaux de la Syrie insurgée, où des paysan·nes libanais·es et irakien·nes se lient aux peuples indigènes d’Abya Yala. À peine un mois après le soulèvement de 2022 en Iran, des exilé·es iranien·nes ont ainsi pu débattre avec des activistes des mouvements de base d’Afrique de l’Ouest, sur ce que veulent dire la chute du régime et le mot « révolution ».
Partant de là, nous nous sommes attelé·es à poser les bases de ce que serait une force transnationale d’un genre nouveau. Une force qui se nourrit de la mise en commun de nos expériences et analyses et se donne les moyens qu’elles soient suivies de conséquences. Une force qui se rende capable de soutenir concrètement les mouvements et soulèvements présents et à venir.
Notre première tâche est d’organiser la rencontre. Multiplier, partout dans le monde, les liaisons entre les différents foyers du mouvement révolutionnaire naissant. Réunir les conditions matérielles et logistiques d’un débat planétaire pour redonner vie et réalité à la question de la révolution. Créer un espace qui nous permette d’aller au-delà des liens et des échanges que nous avons déjà, pour aller vers le diagnostic et l’élaboration stratégique commune. Par sa consistance dans le temps et ses déclinaisons géographiques diverses, cet espace nous permettra de dessiner des lignes de partage et des horizons dans lesquels de plus en plus d’entre nous pourront se reconnaître.
Il n’y a pas de forces révolutionnaires sans puissances matérielles. Rendre lisibles et explicites nos perspectives, élargir et multiplier les circulations entre nos territoires nous offre la possibilité de trouver des ressources matérielles et financières, mais aussi des allié·es et des outils qui, une fois mutualisés, augmenteront d’autant notre capacité d’agir.
Nous voulons structurer dès que possible un réseau d’entraide matériel à la fois pour agir rapidement en soutien lors d’événements exceptionnels, comme les guerres, les catastrophes climatiques ou les révolutions, et pour construire les infrastructures pérennes qui permettent l’autonomie des luttes dans le temps long. La combinaison de ces deux temporalités est l’équation que nous devons parvenir à résoudre pour permettre à nos mouvements de survivre, conserver leur indépendance et se renforcer.
Les moyens auxquels nous avons accès à nos petites échelles peuvent à raison nous paraître infimes au vu de l’ampleur de la tâche. Mais nous avons chacun·e connu des circonstances où non seulement tout paraissait possible, mais où tout advenait, chaque geste en appelant des dizaines d’autres en chemin. L’entraide révolutionnaire comme le courage savent se rendre contagieux quand le moment vient.
Nous avons besoin de nous rencontrer et de nous organiser dans la réalité, et, pour cela, nous avons besoin de lieux. Des lieux d’accueil discrets mais accessibles, vers lesquels toute personne contrainte de fuir son pays d’origine peut se tourner. Nous avons besoin de lieux de refuge, de retraite, de soins et de protection, des lieux pour trouver un peu de répit et « recharger nos batteries ». D’autres lieux encore, dédiés aux questions de la subsistance et de la formation, mais aussi des lieux pour danser, faire de la musique, partager des films, créer ensemble et bien manger. Beaucoup de ces lieux existent déjà, mais ils attendent encore d’être placés sur une carte commune. La mise en lien de ces lieux sera comme un processus de voisinage planétaire, de mujawara comme disent des camarades libanais, elle matérialisera de proche en proche, de quartiers en villages, de fermes en immeubles, notre serment commun.
Il est certain que nous n’avons pas tous·tes le même niveau de mobilité. Construire des routes d’exil sûres et dignes, en imaginant de multiples territoires interconnectés et des étapes pour faciliter les fuites et les circulations, est un enjeu majeur des années à venir pour nous et toutes celles et ceux qui y travaillent déjà depuis des années. Trouver les canaux et les astuces qui permettent de contourner régulièrement les barrières physiques et administratives. Pouvoir à l’occasion nous rassembler en masse pour forcer le passage en convois organisés. Que ces itinéraires puissent aussi être des étapes pour des retours, des allées et des venues, à mesure que les frontières étatiques se fissurent sous l’action persistante de nos flots.
Diffuser nos analyses, les confronter, faire résonner en tous lieux les expériences de camarades de différentes géographies pour mûrir ensemble une éducation politique à la mesure de notre temps. À moyen terme, mettre en place les moyens d’une offensive culturelle d’ampleur dans chacun de nos pays pour favoriser le retour d’un internationalisme populaire non aligné. Travailler à des synergies entre différents types d’organisations politiques, territoriales ou communautaires, de médias indépendants, de canaux de diffusion et de lieux culturels.
La tâche qui s’impose à nous est de redonner une légitimité et une réalité à la perspective révolutionnaire en empêchant l’isolement de nos combats. Connecter dans le discours et dans les actes, dans le temps et dans l’espace, les histoires et les expériences que nos adversaires tentent continuellement de séparer. Relier dans les consciences et dans les corps les différents fronts d’un mouvement révolutionnaire international à la fois déjà là et à construire. Au lieu de voir les étoiles séparées dans le ciel, nous pouvons les lire en constellation.
Chaque rêve, chaque espoir, chaque quête d’une autre vie se trouve suspendue dans un équilibre fragile, oscillant entre l’ombre du doute et l’éclat de la certitude. Nous sommes à la croisée des chemins où nos aspirations au changement se confrontent aux réalités d’un monde qui s’effondre. À ce point, seules trois options se présentent à nous : continuer à regarder l’Empire nous entraîner dans l’abîme en faisant mine de ne pas savoir où il nous mène, céder à la panique générale et rester prostré·es en attendant la fin, ou organiser méticuleusement notre plan de sortie en faisant le pari que, de l’improbable, nous allons extraire le possible. C’est non seulement pour survivre, mais aussi pour enfin bien vivre, qu’il nous faut retrouver un horizon révolutionnaire.
Nous commençons à construire, dès aujourd’hui, ce qui pourra résister aux tempêtes de demain. Nous pensons précisément que c’est maintenant que nous devons étendre et consolider nos liaisons. Nos contextes respectifs ne vont cesser de se détériorer dans les années qui viennent, mais nous parions que, au cœur même des « effondrements », des points de bascule de toutes sortes seront l’occasion de ruptures et de changements majeurs que nous pourrons tourner à notre avantage, pour autant que nous y soyons préparé·es. Chaque étape franchie, chaque obstacle surmonté nous rapproche un peu plus de véritables victoires. Des victoires à même d’offrir réconfort aux âmes de celles et ceux que nous avons perdu·es au combat, et qui attendent de pouvoir reposer en paix.
Pour structurer cette force nouvelle que nous appelons de nos vœux et donner forme à ses interventions, il nous reste beaucoup à imaginer, à construire, à réaliser. Sa réussite dépendra des échos que rencontrera la proposition que nous avons formulée ici. Du nombre et de la détermination de celles et ceux qui voudront bien emprunter, à nos côtés, les quelques pistes qui y sont dessinées. Nous mesurons l’ampleur de la tâche, nous apprenons des échecs de nos aîné·es et nous connaissons la diversité des menaces qui planent au-dessus de nos têtes. Les pronostics ne sont pas en notre faveur. Il est possible que nous ne parvenions pas à faire tourner le vent dans notre sens, à être ce tsunami à même de tout renverser. Mais c’est un risque que nous sommes prêt·es à prendre. Comme disait une amie catalane : il est des moments où c’est un risque de ne pas prendre de risque.