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Stanley Milgram

Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité

Préface de Michel Terestchenko.
Postface de Mariane Fazzi.
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Claire Richard.

Zones
Sommaire
PRÉFACE. UNE EXPÉRIENCE CHOC - Par Michel Terestchenko
EXPÉRIENCE SUR L’OBÉISSANCE ET LA DÉSOBÉISSANCE À L’AUTORITÉ
POSTFACE. LA POSTÉRITÉ D’UNE EXPÉRIENCE - Par Mariane Fazzi

PRÉFACE. UNE EXPÉRIENCE CHOC

Par Michel Terestchenko note

« À votre avis, la loyauté consiste-t-elle à n’obéir qu’aux ordres que l’on approuve, ou à tous les ordres ? »

Herman Wouk, Ouragan sur le D.M.S. « Caine » note

Au cours de sa riche, quoique relativement brève carrière académique, Stanley Milgram – il est mort à cinquante et un ans d’une crise cardiaque – entreprit de nombreuses recherches dans les champs les plus divers de la psychologie sociale. Néanmoins, son nom reste indéfectiblement lié aux célèbres expériences sur la soumission à l’autorité qu’il conduisit à l’université Yale entre août 1961 et mai 1962, alors qu’il était jeune assistant professeur, et dont il devait bientôt tirer une notoriété internationale. Le court texte « Quelques conditions de l’obéissance et de la désobéissance à l’autorité » fut publié en 1965 dans la revue Human Relations note. Il constitue l’une des premières présentations des résultats et des analyses que Milgram devait développer une dizaine d’années plus tard dans son maître ouvrage, Soumission à l’autorité note. Cet article reçut le prix de psychologie sociale décerné par l’Association américaine pour le progrès scientifique. Par la suite, de nombreuses distinctions sont venues honorer ses travaux.

Stanley Milgram est né dans le quartier du Bronx à New York, le 15 août 1933, d’une famille modeste de Juifs immigrés, originaires d’Europe de l’Est. Son père, boulanger, avait fui la Hongrie en 1921, sa mère était née en Roumanie. Après de brillantes études secondaires – il avait été très tôt remarqué pour ses exceptionnelles qualités intellectuelles –, il poursuivit sa formation universitaire en science politique au Queens College. Désireux de se tourner vers un domaine de recherche moins théorique, il obtint une bourse pour l’université Harvard où, après quelques difficultés (liées à sa formation antérieure), il fut admis en 1954 au département des Relations sociales. Après avoir obtenu son doctorat consacré au « caractère national » – ces traits qui distinguent une culture d’une autre –, il fut nommé professeur assistant à l’université Yale.

L’idée de mener un programme de recherche sur l’obéissance à l’autorité lui était venue dès le printemps ou le début de l’été 1960, alors qu’il assistait Solomon Asch, un des pionniers de la psychologie sociale, dans la rédaction d’un ouvrage consacré à la conformité dont ce dernier était, à l’université de Princeton, un éminent spécialiste. Milgram souhaitait donner une « plus grande intensité humaine » aux expériences menées par Asch, et il en vint à se poser la question qui sera à l’origine du protocole expérimental organisé par la suite :

Je me demandais si des groupes pourraient exercer une pression telle sur une personne qu’elle exécuterait un acte […] peut-être en agissant de façon agressive envers une autre personne, par exemple en lui administrant des chocs de plus en plus sévères […]. Jusqu’où une personne serait-elle prête à aller si elle était placée sous les ordres d’un expérimentateur ? C’était un moment incandescent note

Mais l’intérêt de Milgram pour l’obéissance venait de plus loin : de sa volonté de comprendre quelles étaient les causes à l’origine de l’extermination du peuple juif auquel il se sentait profondément lié. Ainsi qu’il l’écrit dans The Individual in a Social World note :

L’influence de l’Holocauste sur ma propre psyché donna toute son impulsion à mon intérêt pour l’obéissance et détermina la forme particulière sous laquelle elle a été étudiée note.

Au moment même où germait dans son esprit le projet d’expérimenter la soumission à l’autorité, Adolph Eichmann était enlevé, le 11 mai 1960, de son domicile à Buenos Aires par des agents des services secrets israéliens, le Mossad. Emmené à Jérusalem, il allait être jugé et condamné à mort pour son rôle dans l’organisation logistique de l’extermination de six millions de Juifs. Le procès débuta en avril 1961 et se déroula durant ces mois où Milgram – les premières expériences furent conduites aux mois d’août et septembre – découvrait avec effroi la capacité humaine à obéir à une autorité destructrice, dès lors qu’elle est considérée comme légitime. Eichmann fut pendu peu avant minuit le 31 mai 1962, quatre jours après que Milgram eut achevé son étude sur l’obéissance.

Dans la préface à la deuxième édition française de Soumission à l’autorité, Milgram établit clairement le lien entre ses propres recherches et le fait qu’il se soit « surtout intéressé aux événements de la Seconde Guerre mondiale, particulièrement aux atrocités commises par les nazis note ». Dans le premier chapitre, il précise :

Avec un souci de rendement comparable à celui d’une usine de pièces détachées, on a construit des chambres à gaz, gardé des camps de la mort, fourni des quotas journaliers de cadavres. Il se peut que des politiques aussi inhumaines aient été conçues par un cerveau unique, mais jamais elles n’auraient été appliquées à une telle échelle s’il ne s’était trouvé autant de gens pour les exécuter sans discuter […]. L’extermination des Juifs européens par les nazis reste l’exemple extrême d’actions abominables accomplies par des milliers d’individus au nom de l’obéissance note.

Si l’expérience de Milgram fut une « expérience choc », une des plus troublantes et, certainement, la plus connue de toute l’histoire de la psychologie sociale moderne, c’est qu’elle révéla, au cœur de la nature humaine, une propension effrayante des individus à obéir, dans certaines circonstances, à une autorité qui leur donnait l’ordre d’infliger de terribles souffrances à une victime innocente :

C’est peut-être là l’enseignement essentiel de notre étude : des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir des agents d’un atroce processus de destruction note.

Milgram voyait là une illustration empirique incontestable du paradigme de la « banalité du mal » qu’Hannah Arendt note avait exposé, en 1963, dans son livre controversé sur Eichmann note. Le scientifique rencontrait la philosophe dans la mise en évidence d’une vérité anthropologique universelle qui ne cesse, aujourd’hui encore, de nous surprendre et de nous inquiéter. Mais comment Stanley Milgram en était-il arrivé là ?

UNE MISE EN SCÈNE SOPHISTIQUÉE

L’expérience sur l’obéissance, telle que nous la connaissons aujourd’hui dans sa forme finale, avait été précédée, fin novembre-début décembre 1960, par une série d’études pilotes conduites avec une vingtaine d’étudiants de l’université Yale. Dans une lettre adressée au Bureau de la recherche navale (Office of Naval Research), que Milgram avait écrite afin d’obtenir un financement public pour ses recherches, il en avait clairement décrit le protocole de base :

Les sujets croient qu’ils participent à une expérience sur l’apprentissage humain […]. Le sujet actionne un panneau de commande, consistant en une série de commutateurs, disposés en ligne. Le commutateur à gauche est étiqueté “1. Choc très léger” ;… le commutateur à l’extrême droite “15. Choc extrême : danger”. Ce panneau de commande permet au sujet A (le sujet naïf) d’administrer une série graduée de chocs électriques au sujet B (la victime). Il va sans dire que le sujet B, la victime, ne souffre pas réellement, mais est complice de l’expérimentateur. Le sujet A l’ignore et croit qu’il administre réellement des chocs au sujet A.

À mesure que l’expérience sur l’apprentissage continue, le sujet reçoit l’ordre de délivrer des chocs de plus en plus élevés. Les résistances internes devenant plus fortes, à un certain moment, il refuse de continuer l’expérience. Le comportement qui précède cette rupture, nous le considérerons comme obéissance, en ce que le sujet exécute les ordres de l’expérimentateur. Le point de rupture est l’acte de désobéissance note.

Le générateur de choc avait été fabriqué en une semaine par les étudiants de Milgram. Lorsque les premières expériences furent menées, sous cette version encore assez rudimentaire, les résultats furent pour tous une source de grand étonnement. Ainsi que lui-même le rapporte, « il y avait un sentiment général que quelque chose d’extraordinaire était arrivé note ». En substance, ce que Milgram venait de découvrir, c’est que, contre toute attente, des personnes à qui était donné l’ordre de commettre des actes contraires à leurs plus profondes règles morales étaient disposées à obéir à ces ordres, tout en manifestant de réels signes de tension et d’anxiété. Et ce alors même qu’elles étaient parfaitement convaincues de la réalité de l’expérience, certaines qu’elles délivraient des chocs électriques extrêmement douloureux. Le rapport que Milgram fit auprès de l’organisme gouvernemental dont il avait sollicité le soutien était suffisamment saisissant pour qu’il obtienne un financement de plus de vingt-quatre mille dollars pour poursuivre ses recherches note. Des résultats aussi surprenants méritaient, en effet, d’être confirmés et Milgram avait désormais à l’esprit un projet d’une tout autre ampleur. De fait, ce furent plus d’un millier de personnes, de sexe masculin (à une exception près), appartenant à toutes les couches de la société, qui, dans les mois suivants, allaient participer à son étude sur l’obéissance.

Milgram se mit aussitôt à la tâche. Entre juin et juillet 1961, le laboratoire fut installé dans les locaux de l’université, des volontaires furent recrutés par petites annonces dans le journal local et par courrier afin de participer à une étude scientifique portant (prétendument) sur la mémoire. Un dédommagement horaire de 4,50 dollars leur était proposé, une somme largement supérieure au salaire minimum. Les procédures furent établies, les scripts rédigés, les cris de la victime, allant de ses premières plaintes jusqu’à ses supplications déchirantes pour qu’on la laisse sortir, préenregistrés, une machine factice, de bien meilleure facture que la précédente, construite. Son aspect avait quelque chose de sobre et d’inquiétant : d’une longueur d’un mètre sur quarante centimètres environ de largeur et de profondeur, elle présentait une série de trente commutateurs disposés en ligne, assortis d’indications sur le niveau des chocs délivrés (de 15 volts à 450 volts) et sur leur intensité (de « faible » jusqu’à « danger : choc sévère »). À chaque décharge, un son bourdonnant se déclenchait, tandis que l’aiguille du voltmètre se déplaçait sur le cadran situé en haut à droite de l’appareil, et que deux petites lumières bleu et rouge s’allumaient. Une plaque de fabrication rehaussait la vraisemblance de l’appareil : « Générateur de choc, Type ZLB, Société Instrument Dyson, Waltham, Mass., Sortie 15 – 450 volts. » Le laboratoire ouvrit ses portes le 7 août.

Le décor était fin prêt pour un drame à huis clos dont les acteurs allaient être, pour les uns, ignorants du scénario, alors que les autres en connaîtraient la teneur véritable. On reprochera vivement par la suite à Stanley Milgram d’avoir manipulé à leur insu les sujets naïfs qui s’étaient portés volontaires pour son étude. Mais il s’en défendra, arguant que s’ils étaient bel et bien ignorants des aspects réels de l’expérience, un tel subterfuge n’avait rien d’une duperie malfaisante. Du reste, ainsi que le remarque Thomas Blass,

une expérience de psychologie sociale bien exécutée tient généralement tout autant de la dramaturgie et de la mise en scène que des principes de la méthode scientifique note.

Dès leur arrivée dans le luxueux laboratoire universitaire Interaction, les sujets étaient introduits auprès de deux hommes : le premier, un Américain d’origine irlandaise de quarante-sept ans à l’allure rondouillarde et sympathique, « M. Wallace », était soi-disant un autre volontaire – en réalité, il s’agissait de l’un des deux assistants de Milgram (son vrai nom était James McDonough) qui allait jouer le rôle de l’« élève » (learner) – par la suite, c’est par cette qualité anonyme qu’il sera appelé ; l’autre, le second assistant de Milgram, un homme de trente et un ans au maintien sec et austère, John Williams, se présentait, revêtu d’une blouse grise, comme le responsable qui allait diriger l’expérience (désormais appelé l’« expérimentateur »). Les sujets se voyaient expliquer par ce dernier qu’ils allaient participer à une étude sur la mémoire – ce qu’ils savaient déjà. Mais ce qu’ils ignoraient, et qu’ils découvraient à cet instant, c’est qu’à celui qui tiendrait la place du « moniteur » (teacher) il serait demandé de punir, par l’envoi de décharges électriques croissantes, toute erreur commise par l’élève dans la répétition d’une séquence de mots, conformément à l’idée que l’usage de la sanction favorise les facultés de mémorisation. À ce stade, aucun sujet ne protesta contre les modalités de l’expérience ni ne refusa d’y participer. L’expérimentateur procédait ensuite au tirage au sort pour savoir qui des deux tiendrait l’un ou l’autre rôle. Le tirage était truqué de telle sorte que seul le sujet naïf se voyait attribuer la fonction de moniteur. L’élève était ensuite installé sur un fauteuil métallique, les poignets reliés à des électrodes et fixés par des attaches. Pour s’assurer que le sujet ne mettrait pas en doute la réalité de l’expérience, il recevait une faible décharge de 45 volts. Dans les faits, c’est la seule décharge qui devait être effectivement envoyée au cours de l’expérience, ce que bien sûr le sujet ignorait. Celui-ci était enfin placé devant le générateur de choc dont le fonctionnement lui était expliqué. L’expérience pouvait alors commencer.

La mise en scène était si parfaitement orchestrée qu’aucun sujet ne pouvait soupçonner que la prestigieuse université à laquelle il avait accordé sa confiance l’avait insidieusement dupé en lui dissimulant les règles du jeu auquel il s’apprêtait à se livrer. Lui aurait-on expliqué qu’il était attendu de lui qu’il refuse d’obéir aux ordres d’envoyer des décharges électriques à une victime innocente et non qu’il agisse en exécuteur docile, sans doute le comportement du plus grand nombre aurait-il été différent. Mais les leçons de la soumission à l’autorité et de l’obéissance destructive auraient été perdues, et nous manquerions aujourd’hui d’une clé cruciale pour mieux comprendre les facteurs qui, dans certaines circonstances, poussent des hommes ordinaires à se comporter avec une malfaisance insigne. Car, de fait, c’est bel et bien ainsi que les acteurs de l’expérience Milgram ont agi, quoique ce soit selon des proportions très différentes en fonction des variables introduites.

L’EXPÉRIENCE ET SES DIX-HUIT VARIATIONS

Dans une série d’enquêtes préliminaires, Milgram avait interrogé plus d’une centaine de personnes (psychiatres, étudiants, adultes) sur les comportements qu’elles-mêmes ou d’autres adopteraient face à un expérimentateur leur ordonnant de conduire l’expérience à son terme. Toutes avaient répondu que, au-delà d’un certain seuil, la désobéissance l’emporterait, hormis le cas extrêmement minoritaire de personnalités pathologiques qui déclaraient accepter d’administrer le choc le plus élevé. Les psychiatres avaient évalué ce nombre à un ou deux sur mille, soit 0,1 % ou 0,2 % tout au plus. De telles prévisions reposaient sur le triple présupposé : 1) que les gens ne sont nullement enclins à faire souffrir un innocent ; 2) que, en l’absence de coercition, le sujet reste libre et maître de ses actes, la situation dans laquelle il se trouve n’exerçant aucune influence sur son comportement ; enfin 3) que seul le « moi profond » décide de ses actions, à partir d’un choix raisonné de valeurs note. Ces postulats, conformes au sens commun, seraient-ils confirmés par le comportement effectif des individus ?

Une première série de quatre expériences fut conduite pour savoir dans quelle mesure la proximité avec la victime influe sur les conduites d’obéissance ou de désobéissance. Les études pilotes avaient montré que les sujets, tout en continuant d’obéir aux ordres, avaient tendance à détourner le regard de la victime dès lors que celle-ci montrait des signes manifestes de souffrance. Mais que se passerait-il s’ils ne pouvaient plus percevoir ces réactions ? Le taux d’obéissance en serait-il affecté ?

Dans la première variante, dite de « feedback à distance », l’élève (« M. Wallace ») est installé dans une pièce contiguë, de telle sorte que ses réactions ne peuvent être ni vues ni entendues, ses réponses apparaissant sur un écran. À 300 volts, il frappe violemment sur les cloisons et, à partir de 315 volts, il cesse de répondre et les coups s’arrêtent. À la fin de la séance, sur les quarante sujets, vingt-six, soit 65 % d’entre eux, avaient poussé l’obéissance jusqu’à accepter d’envoyer, par trois fois, la décharge maximale de 450 volts, tout en témoignant divers signes d’agitation et d’anxiété.

La deuxième variante, dite de « feedback vocal », était identique à la précédente à la différence près que les gémissements, les plaintes et les supplications de l’élève derrière la cloison pouvaient, cette fois-ci, être entendus. Or le taux d’obéissance ne fut pas significativement affecté par cette modification : 62,5 % des sujets acceptèrent jusqu’au bout d’obéir aux ordres de l’expérimentateur. Ils n’étaient plus que 40 % dans la troisième variante, dite de « proximité », où ils se trouvaient dans la même pièce que l’élève. Le taux est descendu à 30 % lorsqu’on leur ordonnait de lui prendre la main et de le contraindre par la force à la poser sur une plaque spéciale.

Dans la première variante, la souffrance de la victime restait à distance, comme anonyme et abstraite. Dans les suivantes, les sujets percevaient directement ses cris de douleur et, à mesure qu’ils se rapprochaient d’elle, leur résistance avait tendance à croître. Néanmoins, les résultats constituèrent une surprise et un véritable choc pour les observateurs qui suivaient le déroulement de ces diverses expériences derrière un miroir sans tain : le niveau général d’obéissance constaté au cours de ces quatre variantes expérimentales ne correspondait ni aux estimations établies par les personnes consultées ni à ce qu’eux-mêmes avaient prévu note.

Dans une lettre du 21 septembre 1961, au moment où se clôturait cette première série d’expériences, Milgram écrit :

Les résultats sont terrifiants et déprimants. Ils suggèrent que la nature humaine – ou, plus précisément, le type de personnalité produit par la société américaine – ne peut être considérée comme mettant ses citoyens à l’abri de la brutalité et de traitements inhumains commandés par une autorité malveillante. Une proportion substantielle de gens fait ce qu’on lui demande de faire, quel que soit le contenu de l’acte, sans tourments de conscience, dès lors qu’ils perçoivent que l’ordre émane d’une autorité légitime note.

Dans la variante suivante (5), le laboratoire fut déplacé dans le modeste sous-sol de l’immeuble et l’élève, « M. Wallace », mentionnait pour commencer la légère maladie de cœur qu’on avait décelée à l’hôpital. Au-delà de 150 volts, l’élève faisait état de douleurs cardiaques. L’hypothèse était que ces éléments seraient de nature à faire baisser le taux d’obéissance. Il n’en fut rien. De nouveau, vingt-six sujets sur quarante – soit 65 % –, contre vingt-cinq dans la variante (2) du « feedback vocal », acceptèrent d’envoyer des décharges jusqu’à 450 volts.

Dans la sixième variante, c’est le tandem que composaient l’expérimentateur et l’élève-complice qui fut changé. Alors que, dans les premières versions, l’expérimentateur avait l’air sec et cassant, ce qui pouvait peut-être expliquer que ses ordres fussent obéis, et l’élève, « M. Wallace », au contraire doux et débonnaire, dans la nouvelle version, les rôles furent inversés. Ces modifications n’influencèrent que marginalement les résultats : 50 % des sujets acceptèrent d’infliger des décharges de 450 volts ordonnées par un homme qui n’avait visiblement rien de dominateur. Ce n’est donc pas le fait d’être confronté aux ordres d’une personnalité autoritaire qui pouvait, à soi seul, expliquer l’obéissance de la moitié des participants, même si ce facteur avait exercé une influence sur 15 % d’entre eux.

Désireux de tester l’influence de la présence de l’expérimentateur sur les sujets, et l’importance du facteur de proximité dans l’obéissance, dans la variation 7, l’expérimentateur sortait de la pièce et donnait ses ordres par téléphone. Cette fois-ci, le nombre de sujets envoyant des décharges maximales tomba à 9 sur 40, soit moins de 20 %. Placés dans cette situation, les sujets adoptèrent toutes sortes de subterfuges pour désobéir – sans mettre, néanmoins, directement en cause l’autorité. C’est ainsi qu’ils prétendaient continuer à augmenter l’intensité des électrochocs, alors qu’ils n’en faisaient rien. Leur désobéissance faisait appel à une stratégie de dissimulation, de mensonge, non de contestation et de résistance ouverte. Ils ne respectaient pas le protocole, mais son principe n’était pas remis en question. Ils étaient prêts à « saper l’expérience mais non à défier l’autorité note », de sorte que leur stratégie hypocrite ne remettait pas en cause sa légitimité.

Dans la huitième série d’expériences, la variable introduite consistait à mettre dans la position du moniteur uniquement des sujets féminins. Bien que le sens commun affirme que les femmes sont plus « sensibles » et ont de plus grandes capacités d’empathie que les hommes, les résultats révélèrent un pourcentage identique de sujets obéissants (65 %). La variable du sexe n’était donc pas de nature à affecter la constance des conduites humaines d’obéissance.

Dans de nombreux entretiens menés après l’expérience, les sujets expliquèrent que, s’ils avaient envoyé les décharges maximales, nonobstant les protestations et les cris de souffrance de l’élève, c’était parce que ce dernier avait accepté une sorte de contrat, au nom duquel son désir de mettre ensuite un terme à l’expérience n’avait plus à être pris en compte.

On décida donc de mettre ce facteur à l’épreuve. Dans une nouvelle variante, l’élève fit savoir au préalable qu’il exigeait, en raison de l’état de son cœur, que l’expérience soit interrompue s’il en faisait la demande. Les résultats révèlent, cependant, que l’argument du « contrat social » joue un rôle négligeable dans les conduites d’obéissance : seize sujets sur quarante (soit 40 %) obéirent à l’ordre d’envoyer des décharges maximales sans être influencés par la clause restrictive pourtant clairement formulée par l’élève. Quant aux sujets rebelles, seuls 25 % d’entre eux affirmèrent avoir refusé de continuer l’expérience du fait que l’élève avait émis des conditions limitant sa participation. Dans l’ensemble, ils se préoccupaient plutôt des implications légales de leur participation. Une fois assurés que leur responsabilité juridique personnelle ne serait pas engagée, les sujets obéissants se sentaient « libres » d’augmenter l’intensité des décharges.

Ces premières expériences avaient eu pour cadre officiel une université prestigieuse, mondialement connue et respectée pour ses travaux. Milgram se demanda si les comportements des sujets subiraient des variations sensibles dans une situation toute différente. Une nouvelle série d’expériences eut lieu dans les locaux commerciaux, plutôt délabrés, de Bridgeport, une ville industrielle voisine, et on prétendit la mener au nom d’un organisme de recherche privé, chargé d’enquêtes scientifiques pour le compte d’un groupe industriel. Les résultats ne furent pas radicalement différents dans cette situation : 47,5 % des sujets acceptèrent d’administrer les décharges maximales, contre 65 % dans le cadre de l’université Yale. Ce qui ne veut pas dire, souligne Milgram, que la structure institutionnelle soit sans influence sur les conduites d’obéissance. En l’occurrence, le caractère « scientifique » de l’expérience suffisait à assurer son bon déroulement, quelle que soit la nature, privée ou publique, de l’organisme responsable. Milgram explique :

Il est possible, que, pour qu’ils puissent être perçus comme légitimes, des ordres d’un genre potentiellement douloureux ou destructeur doivent émaner d’une structure institutionnelle ; mais cette étude montre clairement que l’institution n’a pas besoin d’être particulièrement connue ou réputée […]. Nos sujets peuvent considérer qu’un laboratoire est aussi compétent qu’un autre, dès lors qu’il s’agit d’un laboratoire scientifique note.

D’autres facteurs pouvaient expliquer les comportements de docilité des sujets obéissants – par exemple, l’existence en l’homme de pulsions cruelles et sadiques auxquelles il ne manquait pour s’exprimer que l’occasion propice. C’est l’hypothèse que testa la variante 11 où les sujets furent mis en situation de choisir eux-mêmes le niveau de voltage. L’hypothèse d’une agressivité latente généralisée ne fut pas confirmée par la conduite des participants qui, dans leur immense majorité, s’en tinrent aux chocs les plus faibles, vingt-huit s’arrêtant aux premières manifestations de souffrance, et trente-huit dès que l’élève donnait des signes de protestation. Seuls deux sujets sur quarante, soit 5 %, agirent d’une façon que l’on peut qualifier de cruelle et de sadique. Un résultat qui venait empiriquement confirmer que la capacité à faire le mal ne doit pas être généralement mise au compte de déterminations inscrites dans la nature humaine. Cette conclusion, que Milgram tire lui-même, est évidemment essentielle.

Dans toutes les expériences précédentes, quelles que soient les variables introduites, le rôle de chacun des protagonistes était fixé de façon immuable. La position (expérimentateur, moniteur ou élève), le statut (autorité légitime ou simple individu ordinaire) et l’action (donner des ordres, les exécuter ou en subir les effets) étaient distribués selon des schémas scrupuleusement respectés. Mais en quelle manière les comportements d’obéissance seraient-ils affectés si la répartition des fonctions était bouleversée ?

La variation 12 permuta les rôles. On demanda au sujet d’obéir à des injonctions émanant de l’élève lui-même. Ce dernier exigeait de poursuivre l’expérience, qu’on lui administre d’autres décharges électriques, tandis que l’expérimentateur donnait ordre qu’elle soit interrompue dès les premières manifestations de douleur. Les résultats établirent que, même dans cette situation, c’est la relation à l’autorité qui est le critère déterminant de l’action : les sujets obéissaient aux ordres de l’expérimentateur plutôt qu’aux demandes formulées par l’élève. Ainsi que le remarque Milgram, ce n’est pas la nature de l’ordre qui commande l’obéissance, mais la source dont il émane :

La décision d’administrer les chocs à l’élève ne dépend ni des volontés exprimées par celui-ci ni des impulsions bienveillantes ou hostiles du sujet, mais du degré d’engagement que ce dernier estime avoir contracté en s’insérant dans le système d’autorité note.

Dans la variante 13, c’est un individu ordinaire qui fut désigné pour donner les ordres, remplaçant au pied levé l’expérimentateur appelé au téléphone pour une tâche urgente. Dans cette configuration, où néanmoins l’expérimentateur avait pris soin de préciser que l’expérience serait enregistrée, le taux d’obéissance baissa sensiblement, seize des sujets sur les vingt qui y participaient ayant refusé à un moment quelconque d’obéir aux ordres d’un individu qui ne disposait pas à leurs yeux de la légitimité de l’autorité.

Lorsque ce fut l’expérimentateur qui se trouva placé dans la position de l’élève (variation 14), les sujets refusèrent tout simplement de poursuivre l’expérience et d’ignorer les gémissements de la victime, l’ordre émanant d’un individu ordinaire dénué de tout prestige et de toute légitimité. Toutefois, le point remarquable, c’est que nombre des sujets expliquèrent leur refus d’obéir par des considérations humanitaires, totalement inconscients de la manière dont l’« élément autorité » influait sur leur comportement. Ainsi que le souligne Milgram,

ces expériences confirment un fait essentiel : le facteur déterminant du comportement est l’autorité bien plus que l’ordre en soi. Les ordres qui n’émanent pas d’une autorité légitime perdent toute leur force […]. Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’ils [les sujets] font, mais pour qui ils le font note.

Toutefois, si d’aventure surgit un désaccord entre les représentants de l’autorité, ce conflit est de nature à totalement paralyser l’obéissance des sujets, ainsi qu’il apparut dans l’expérience 15 qui introduisit cette variante. Aussi les résultats de l’expérience suivante (16) dans laquelle deux expérimentateurs revêtus d’une autorité apparemment équivalente furent placés l’un, dans son rôle habituel de donneur d’ordres, et l’autre, dans la position de la victime peuvent-ils paraître surprenants. Car, dans cette modification, où deux autorités donnaient des ordres contradictoires, mais n’occupaient plus des positions symétriques (comme dans l’expérience 15), les comportements des sujets relevèrent du « tout ou rien » : ou bien ils arrêtaient immédiatement (35 % des cas) ou bien, et ce fut le cas de la majorité (plus de 65 %), ils continuaient jusqu’au bout de pénaliser l’expérimentateur-élève, l’obéissance s’exerçant alors en relation avec l’autorité la plus élevée.

Les deux dernières variations consistèrent à évaluer l’effet du groupe sur l’obéissance. Si plusieurs sujets étaient réunis ensemble, ne seraient-ils pas incités à trouver dans la présence des autres une plus grande force pour se rebeller et résister à une autorité cruelle ? Dans la variante 17, le sujet se trouvait placé entre deux autres sujets (des complices) qui défiaient ouvertement l’autorité de l’expérimentateur et refusaient d’obéir à ses ordres dès les premières protestations de la victime. Seuls 10 % des sujets poursuivirent l’expérience jusqu’à son terme. Mais, dans la dernière variation où, à l’inverse, les complices se montrèrent totalement dociles et déférents à l’endroit de l’autorité, 92,5 % des sujets (trente-sept sur quarante) agirent de façon grégaire et laissèrent l’expérience être conduite à son terme. Précisons toutefois qu’ils avaient été cantonnés à des tâches secondaires, sans avoir à déclencher eux-mêmes les électrochocs ; leur position était plus celle du spectateur ou du témoin que celle d’un exécutant actif.

Milgram annonça la fin de ses expériences dans une lettre du 1er juin 1962 adressée au président de l’université :

Je souhaite vous annoncer mon départ du laboratoire dans le sous-sol de Linsly-Chittenden. Il nous a bien servi. Notre dernier sujet a été traité samedi 27 mai. Les expériences sur la « soumission à l’autorité », sont, grâce à Dieu, achevées note.

UNE TROMPERIE PERVERSE ?

Grâce à Dieu ? « C’était l’enfer, là-dedans », avouera William Wenold, un ancien militaire qui avait appartenu à une unité de combat de l’armée américaine. Plus d’un millier de sujets avaient participé à cette expérience et accepté, dans un nombre étonnamment élevé de cas, d’envoyer des décharges électriques dont ils avaient tout lieu de croire qu’au-delà d’un certain seuil elles pouvaient être mortelles. Et, quoiqu’ils aient agi avec une effrayante docilité, eux-mêmes avaient été en proie à de profonds troubles physiques et psychiques qui manifestaient une réelle souffrance éthique face aux cris, aux plaintes, aux supplications d’une victime innocente. Pourquoi Milgram n’a-t-il pas arrêté l’expérience lorsque, de façon inattendue, elle prit une tournure aussi dramatique ? Par la suite, de nombreuses critiques, certaines franchement virulentes, mettront en cause la nature éthique de la démarche. Le psychologue d’origine autrichienne Bruno Bettelheim, qui avait été déporté dans les camps de Dachau et de Buchenwald, ira jusqu’à déclarer que la recherche

est si vile que rien de ce que montrent ces expériences n’a la moindre valeur […]. Elles s’inscrivent dans la lignée des expériences faites par les nazis note.

Mais Milgram arguera, tout d’abord, qu’une « excitation momentanée » ne constitue nullement un véritable mal. De surcroît, après avoir été informés de la nature réelle de l’expérience et du fait que l’élève n’avait subi aucun électrochoc, les sujets, à hauteur de plus de 80 %, ne protestèrent pas contre le procédé utilisé, déclarant au contraire qu’ils avaient appris sur eux-mêmes une leçon d’une grande utilité. Une série d’examens psychiatriques conduits par la suite conclura qu’aucun sujet, parmi ceux dont on pouvait craindre qu’ils aient souffert de leur participation, n’avait subi de traumatisme manifeste.

Dans ses écrits, Milgram réfute l’emploi du terme « tromperie » (deception), préférant parler de « mise en scène » ou d’« illusion technique note », pas plus qu’il n’accepte l’argument qu’il aurait « piégé » les participants, les conduisant à commettre des actes répréhensibles :

Je suis parti de la conviction que chaque personne qui venait au laboratoire était libre d’accepter ou de rejeter les injonctions de l’autorité. Une telle vue soutient l’idée de dignité humaine dès lors qu’elle reconnaît en chaque homme la capacité de choisir son propre comportement. De fait, de nombreux sujets ont choisi de rejeter les ordres de l’expérimentateur, apportant une puissante confirmation aux idéaux humains note.

Cette ligne de défense reste, malgré tout, plutôt fragile. Milgram pouvait d’autant moins ignorer les contraintes induites par la situation et les comportements qu’elle était susceptible d’engendrer qu’il défendait lui-même une interprétation théorique très largement « situationniste » des conduites humaines. Il reconnaissait :

La psychologie sociale de ce siècle révèle une leçon majeure : généralement, ce n’est pas tant le type de personne, mais le type de situation dans laquelle elle se trouve elle-même qui détermine comment elle agira note.

Cependant, la position de Milgram n’avait rien de dogmatique, et il était tout disposé à admettre que certaines personnalités sont capables d’agir en accord avec leur propre conscience plutôt que conformément à ce que la hiérarchie exige d’elles. Mais tel n’était pas le cas de l’immense majorité des sujets de l’expérience.

ÉTAT AGENTIQUE, ÉTAT AUTONOME

Confrontés au douloureux conflit entre la soumission à l’autorité et les principes de leur conscience, les sujets dociles ont résolu ce dilemme en continuant d’obéir plutôt qu’en mettant un terme à leur participation. Une telle dissociation entre, d’une part, les paroles exprimées, les réactions manifestées, qui témoignent d’une sincère répugnance à poursuivre l’expérience et, d’autre part, les actions commises, Milgram l’interprète comme l’effet de la disposition mentale dans laquelle ils s’étaient placés : l’« état agentique » :

Du point de vue phénoménologique, un individu est en état agentique quand, dans une situation sociale donnée, il se définit de façon telle qu’il accepte le contrôle total d’une personne possédant un statut plus élevé. Dans ce cas, il ne s’estime plus responsable de ses actes. Il voit en lui-même un simple instrument destiné à exécuter la volonté d’autrui note.

À l’inverse, les sujets rebelles se considéraient comme les seuls auteurs de leurs actes (« état autonome »), bien que l’expérimentateur affirmât qu’il assumait entièrement la responsabilité légale des conséquences.

Dans l’état agentique, non seulement le sujet se place en position de subordonné face à l’autorité légitime, mais il se sent engagé vis-à-vis d’elle, de sorte que son devoir est de lui obéir, et non de faire valoir les droits de sa conscience. L’obéissance est requise par la situation et elle seule fait l’objet d’une sorte de validation morale. La conséquence est particulièrement troublante : l’argument de l’obéissance aux ordres, si souvent évoqué pour se défendre par l’auteur de crimes odieux en service commandé, n’a rien d’un alibi facile, inventé pour échapper à sa responsabilité. Il correspond bel et bien à une réalité vécue. Milgram écrit :

En se justifiant ainsi, […] il ne fait que se reporter honnêtement à l’attitude psychologique déterminée par sa soumission à l’autorité note.

Certes, les sujets obéissants n’étaient soumis à aucune domination physique, pas plus qu’ils ne cherchaient à échapper à la moindre sanction. Néanmoins s’exerçait sur eux une coercition tout aussi réelle et puissante que l’usage de la force ou de la menace, une contrainte institutionnelle qui les plaçait dans un état de vulnérabilité dont on ne peut guère concevoir ni imaginer la tension extrême si l’on reste dans la position privilégié du spectateur ou du juge. Plutôt que de s’indigner sur le comportement du sujet passif et de voir en lui un lâche, il importe, au premier chef, de se représenter, avec toute la vivacité requise, la situation éprouvante dans laquelle il se trouvait et dans laquelle, à bien des égards, il s’était lui-même placé, au point de ne plus pouvoir en sortir :

Une fois qu’il a donné ce consentement, il ne peut se rétracter à sa guise. La décision s’avère extrêmement difficile à prendre note.

Aussi, en pareilles circonstances, le temps de la liberté, de l’autodétermination, est relativement court : tout se joue dès le début. Une fois le processus d’obéissance engagé, il devient extrêmement difficile de faire marche arrière.

Mais c’est le sujet rebelle qui se trouve, en réalité, dans la position la plus pénible. Nous voyons en lui un homme qui a su résister aux pressions et agir « comme il convient ». Mais c’est là le point de vue moral de celui qui se tient dans une position en surplomb. Au sein d’un système fortement hiérarchisé, « agir comme il convient », c’est d’abord, au contraire, faire ce que l’autorité exige – en l’occurrence, poursuivre l’expérience et non la ruiner – de sorte que quiconque s’oppose à elle s’expose à la réprobation générale. Loin d’être considéré comme un « héros », il se trouve en butte à l’hostilité de tous les acteurs et se verra dénoncé comme une « forte tête », un « élément incontrôlable », une sorte de « brebis galeuse ». Ainsi que le note Milgram,

le coût de la désobéissance, pour celui qui s’y résout, est l’impression corrosive de s’être rendu coupable de déloyauté. Même s’il a choisi d’agir selon les normes de la morale, […] il ne peut chasser le sentiment d’avoir trahi une cause qu’il s’était engagé à servir. Ce n’est pas le sujet obéissant, mais bien lui, le rebelle, qui éprouve les douloureuses conséquences de son action note.

Obéir est le choix le plus simple, le moins « coûteux », celui qui, paradoxalement, répond au besoin psychique de protection de soi, quoiqu’il se paye au prix d’un renoncement à sa propre identité.

Un tel phénomène de dépersonnalisation n’affecte pas seulement les sujets dociles, conduisant à inhiber et à neutraliser tout à la fois la conscience de leur propre responsabilité et l’empathie qu’ils éprouvent pour la victime. L’expérimentateur est également un simple rouage dans le dispositif mis en place et il n’est pas injustifié de se demander si Milgram lui-même n’a pas été pris au jeu de sa propre expérience au point de ne plus pouvoir en arrêter le déroulement. De fait, tous les acteurs, jusqu’aux organisateurs eux-mêmes, s’étaient mis au service d’un but supérieur, le progrès de la science, érigé en bien en soi et qui exigeait de chacun d’eux qu’il surmonte ses résistances :

Dans ce cas précis, l’idée de la science et la reconnaissance de son utilité en tant qu’entreprise sociale légitime fournissaient à l’expérience la justification de l’idéologie dominante note.

Mais, lorsque Milgram donne cette explication, il n’interroge ni ne met en doute la manière dont lui-même adhérait à cette « idéologie dominante ». S’il avait placé le principe du respect de la personne – un respect qui interdit toute instrumentalisation de l’être humain (Kant) – au-dessus de la valeur du progrès scientifique, l’idée même d’un tel protocole expérimental aurait été immédiatement exclue. Et, cependant, une leçon essentielle aurait été ignorée. On peut dénoncer, avec de fortes raisons, les modalités de cette expérience, mais on ne peut regretter ce qu’elle nous apprend sur nous-mêmes, sur la nature perverse de certaines relations sociales et sur les conclusions qu’il y a lieu d’en tirer.

UNE LEÇON AUTANT POLITIQUE QU’ANTHROPOLOGIQUE

À commencer par la grande différence qu’il y a entre faire face aux circonstances et être pris par elles. La première attitude est le propre d’un individu capable d’agir avec courage et confiance en soi, lorsque sa fidélité à ses principes moraux est mise en péril par une autorité malfaisante. Un tel idéal d’autonomie est hautement désirable ; toute notre tradition philosophique en fait l’apologie. Mais l’histoire prouve combien il est rare que les hommes soient à la hauteur de l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes – la façon dont ils pensaient qu’ils agiraient étant souvent démentie par leur conduite effective. Ce que l’expérience de Milgram nous révèle, c’est d’abord notre faiblesse et notre vulnérabilité, des traits tout autant individuels que distinctifs de la nature humaine. Prendre au sérieux cette leçon devrait nous conduire à une très profonde révision anthropologique et, partant, pédagogique. Il ne suffit plus de définir l’homme comme un sujet rationnel autonome appelé à agir librement – selon la vision hégémonique au cœur de nos conceptions morales – dès lors que les meilleures résolutions se révèlent impuissantes à opposer un rempart aux contraintes sociales liées au poids de l’idéologie, du conformisme et de l’autorité. Le meilleur moyen de nous prémunir contre les conséquences potentiellement destructrices de l’obéissance est d’avoir pleinement conscience de l’extraordinaire puissance qu’elle exerce sur nous, afin, le cas échéant, d’être en mesure d’y résister.

Aussi la principale leçon de l’expérience sur l’obéissance est-elle, avant tout, politique. Si la vigilance que nous devons exercer doit être dirigée envers nous-mêmes – tel est, en effet, le cas –, elle doit surtout être orientée en direction des institutions sociales auxquelles, en bien des manières et en bien des lieux (à l’armée, dans la police, à l’école, ou encore dans les entreprises et les administrations publiques), nous sommes quotidiennement appelés à obéir. Nous devons veiller à pouvoir exercer un contrôle, non seulement sur nous-mêmes, mais également sur ces structures hiérarchiques qui, par nature, s’organisent en exigeant la docilité et la soumission de leurs membres. Et pourtant… Quelle institution réclamerait de ses employés qu’ils érigent leur conscience en une instance critique, à tout instant susceptible de discuter, de contester, voire de refuser ce qu’elle exige d’eux ? Un tel droit de critique, de contrôle, voire de désobéissance est au cœur de l’idée démocratique d’une société juste et décente. Nous rappeler à cette obligation générale de vigilance est l’enseignement le moins contestable et le plus durable que nous pouvons, aujourd’hui encore, tirer de l’expérience de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité.

EXPÉRIENCE SUR L’OBÉISSANCE ET LA DÉSOBÉISSANCE À L’AUTORITÉ

EXPÉRIENCE SUR L’OBÉISSANCE ET LA DÉSOBÉISSANCE À L’AUTORITÉ note

Un agent donne l’ordre à un autre de faire du mal à un tiers : voilà une situation courante, qui se répète comme un motif important dans les relations humaines. L’histoire d’Abraham, à qui Dieu ordonne de tuer son propre fils, en offre une expression frappante. Ce n’est pas un hasard si Kierkegaard note, qui cherchait à penser les thèmes centraux de l’expérience humaine, a choisi de prendre le conflit d’Abraham comme tremplin pour sa philosophie.

La guerre aussi repose sur la triade d’une autorité qui ordonne à une personne de détruire l’ennemi. Peut-être peut-on considérer toute hostilité organisée comme une reprise avec variations de ce thème, le triangle entre l’autorité, l’exécutant et la victime note. Dans ce texte, nous décrivons une expérience qui vient de s’achever à l’université Yale, dans laquelle on étudie de façon expérimentale une expression particulière de ce conflit.

Dans sa forme la plus générale, le problème peut être défini comme suit : si X dit à Y de faire souffrir Z, dans quelles conditions Y s’exécutera-t-il et dans quelles conditions refusera-t-il ? Posée dans les termes plus limités d’une recherche en laboratoire, la question devient : si un expérimentateur dit à un sujet de faire souffrir quelqu’un d’autre, dans quelles conditions le sujet obéira-t-il aux instructions et dans quelles conditions refusera-t-il d’obéir ? Le problème de laboratoire n’est pas une expression moins intense de la question générale : il offre au contraire un exemple concret de ses multiples manifestations possibles.

L’un des objectifs de cette recherche était d’étudier les comportements dans une situation lourde de conséquences pour ceux qui y participaient. Il nous semblait que, dans d’autres conditions, si la pression était moins forte, on ne verrait pas se manifester de façon aussi frappante et aussi réaliste les forces psychologiques à l’œuvre dans ce genre de conflit.

Opter pour une telle approche nous obligeait à une responsabilité toute particulière envers les participants, notamment celle de protéger leur bien-être et leur dignité. Par nécessité, les sujets étaient placés dans des situations difficiles et il était impératif de prendre des mesures pour s’assurer de leur équilibre avant de les laisser quitter le laboratoire. Un traitement post-expérimental fut donc soigneusement conçu à cette fin, et appliqué intégralement à tous les sujets, indépendamment de la situation expérimentale à laquelle ils avaient participé note.

TERMINOLOGIE

Si Y suit l’ordre donné par X, nous dirons qu’il a obéi à X. S’il ne suit pas l’ordre donné par X, nous dirons qu’il a désobéi. Dans cette étude, les termes « obéir » et « désobéir » renvoient uniquement à l’action explicite du sujet, sans rien préjuger des motivations ou des états émotionnels qui peuvent accompagner cette action note.

Il est clair que l’usage courant du terme « obéissance » est complexe. Il renvoie à une action dans des situations qui peuvent être très différentes, et connote des motivations très diverses au sein de ces situations : l’obéissance d’un enfant est différente de celle d’un soldat, ou encore de l’amour, de l’honneur et de l’« obéissance » prévus par le serment du mariage. Dans la plupart des cas, cependant, ce terme indique un même type de relation comportementale : lorsqu’elle obéit, une personne fait ce qu’une autre personne lui dit de faire. Y obéit à X s’il exécute un programme d’action que X lui a assigné. Le terme suggère en outre que la situation où se déroule la transaction entre X et Y comporte une certaine forme de domination-subordination, une composante hiérarchique.

On appellera obéissant un sujet qui obéit à toute la série d’ordres donnés au cours de l’expérience, et désobéissant ou rebelle un sujet qui, à n’importe quel moment de la séquence d’ordres, s’oppose à l’expérimentateur. Dans ce rapport, ces termes renvoient uniquement au comportement du sujet lors de l’expérience et n’impliquent pas nécessairement une disposition générale de la personnalité à se soumettre ou à rejeter l’autorité.

GROUPE SUJET

Dans toutes les situations expérimentales dont nous rendons compte dans ce rapport, les sujets étaient des adultes de sexe masculin, vivant dans la région de New Haven et de Bridgeport, âgés de vingt à cinquante ans, aux professions très diverses. Chaque nouvelle expérience utilisait un groupe de quarante sujets, soigneusement équilibrés en termes d’âge et de catégories socioprofessionnelles. La répartition était chaque fois la suivante : 40 % de travailleurs qualifiés et non qualifiés, 40 % d’employés de bureau et de professionnels de la vente et du commerce, et 20 % de professions libérales.

La répartition par catégorie professionnelle était croisée avec diverses tranches d’âge : les sujets dans leur vingtaine, les trentenaires et les quarantenaires étaient représentés dans chaque catégorie professionnelle à hauteur respectivement de 20 %, 40 % et 40 %.

PROTOCOLE GÉNÉRAL DE L’EXPÉRIENCE note

L’étude porte sur l’intensité de la décharge électrique qu’un sujet est prêt à infliger à une autre personne lorsqu’un expérimentateur lui ordonne de punir, de plus en plus sévèrement, la « victime ». L’acte d’envoyer une décharge électrique s’insère dans une expérience sur l’apprentissage, conçue en apparence pour étudier l’effet de la punition sur les capacités de mémorisation. Chaque session implique, outre l’expérimentateur, un sujet naïf et un sujet complice. Chaque sujet est payé 4,50 dollars à son arrivée. L’expérimentateur introduit l’expérience par des remarques générales, expliquant combien l’effet de la punition sur la mémoire est mal connu des scientifiques ; puis les deux sujets apprennent qu’ils vont former un couple enseignant-élève. Ils tirent au sort leurs rôles, mais le tirage est truqué de sorte que le sujet naïf se retrouve toujours dans la position de l’enseignant et le complice toujours dans celle de l’élève. L’élève est conduit dans une pièce adjacente et attaché à une « chaise électrique ».

On explique au sujet naïf que sa tâche est de faire apprendre à l’élève une liste de couples de termes, puis de l’interroger sur cette liste et de lui infliger une punition chaque fois qu’il fait une erreur. La punition prend la forme d’une décharge électrique, infligée à l’élève via un générateur électrique contrôlé par le sujet naïf. L’enseignant reçoit pour consigne d’augmenter l’intensité de la décharge d’un cran sur le générateur chaque fois que l’élève fait une erreur. Il est prévu que l’élève donne beaucoup de mauvaises réponses, de sorte que le sujet naïf se trouve rapidement obligé de lui infliger la décharge électrique la plus forte du générateur. À mesure qu’augmente l’intensité des décharges, l’élève demande de façon de plus en plus insistante à ce qu’on arrête l’expérience, qui lui est de plus en plus pénible.

Mais l’expérimentateur ordonne à l’enseignant, en des termes dépourvus d’ambiguïté, de continuer à suivre la procédure sans tenir compte des protestations de l’élève. Le sujet naïf doit alors résoudre un conflit entre deux demandes sociales mutuellement incompatibles. Il peut soit continuer à suivre les ordres de l’expérimentateur et infliger à l’élève des décharges de plus en plus sévères, soit tenir compte des suppliques de l’élève et refuser d’obéir à l’expérimentateur. L’autorité de l’expérimentateur ne s’exerce pas dans un champ libre, mais en confrontation avec les pressions antagonistes croissantes de celui qui est puni.

Avant de décrire les résultats de cette étude, il nous faut encore préciser quelques points techniques. Pour infliger les décharges électriques, on utilise un faux générateur, comportant trente niveaux de tension électrique clairement identifiés, allant de 15 à 450 volts. Chaque niveau est activé par un des trente interrupteurs alignés sur le générateur. Le sujet naïf reçoit une décharge de 45 volts à titre d’exemple, pour le convaincre de l’authenticité de l’appareil. Sur le générateur sont inscrits des termes permettant de classer les décharges électriques, allant de « Décharge légère » à « Danger : décharge extrêmement forte ».

Les réponses de la victime sont préenregistrées, et chacune de ses réactions de protestation est associée à un niveau de décharge électrique correspondant sur le générateur. À partir de 75 volts, l’élève commence à grogner et à gémir. À 150 volts, il demande à ce qu’on le laisse arrêter l’expérience. À 180 volts, il crie que la douleur est devenue insupportable. À 300 volts, il refuse de continuer à répondre au test de mémorisation, et répète qu’il ne participe plus à l’expérience et doit donc être libéré. À la suite de cette dernière tactique, l’expérimentateur donne pour consigne au sujet naïf de considérer toute absence de réponse comme une mauvaise réponse et de suivre la procédure standard d’électrocution. L’expérimentateur renforce son ordre en affirmant : « Vous n’avez pas le choix, vous devez continuer. » Cette tournure impérative est utilisée chaque fois que le sujet naïf tente d’arrêter l’expérience. Si le sujet refuse d’infliger la décharge électrique supérieure, on considère que l’expérience est terminée. On assigne au comportement du sujet une valeur quantitative, correspondant à l’intensité de la plus forte décharge qu’il a infligée avant d’arrêter l’expérience. Ainsi, le score d’un sujet peut aller de 0 (pour un sujet qui refuse d’infliger le premier niveau de décharge électrique) à 30 (pour un sujet qui poursuit l’expérience jusqu’à la plus haute décharge disponible). Ainsi, pour chaque sujet et chaque situation expérimentale donnés, on peut indiquer précisément le degré auquel les participants ont suivi les ordres de l’expérimentateur grâce à la valeur numérique correspondant à la mesure indiquée sur le générateur électrique.

Cette situation de laboratoire nous offre un cadre pour étudier comment le sujet réagit au conflit principal de l’expérience. On a déjà mentionné que ce conflit oppose les exigences de l’expérimentateur, qui ordonne au sujet de continuer à infliger les décharges électriques, aux exigences de l’élève, qui exige de façon de plus en plus pressante que l’on mette un terme à l’expérience. L’aspect décisif de l’étude consiste à faire varier systématiquement les facteurs dont on pense qu’ils altèrent le degré d’obéissance aux ordres de l’expérimentateur, afin de comprendre dans quelles conditions la soumission à l’autorité est la plus probable et dans quelles conditions c’est le refus d’obéir qui prédomine.

ÉTUDES PILOTES

Les études pilotes pour la présente recherche se déroulèrent à l’hiver 1960. Elles présentaient quelques différences mineures par rapport aux expériences standard : la victime était placée derrière une vitre trouble et éclairée de manière à ce qu’elle ne soit que confusément visible pour le sujet note.

Bien qu’essentiellement qualitatives, ces études mirent en lumière certaines dimensions significatives de la situation expérimentale. Initialement, l’expérience n’incluait pas de réactions vocales de la victime. On pensait que les indications verbales et les niveaux de tension électrique inscrits sur le tableau de bord du générateur créeraient une pression suffisante pour restreindre l’obéissance du sujet. Mais ce ne fut pas le cas. En l’absence de protestations de l’élève, pratiquement tous les sujets, après en avoir reçu l’ordre, allumaient sans état d’âme tous les interrupteurs du générateur, sans paraître outre mesure perturbés par les indications verbales (« Décharge très intense » et « Danger : décharge extrêmement forte »). Nous ne pouvions donc pas en tirer de quoi établir une échelle des tendances à l’obéissance. Il fallait introduire une force qui renforcerait la résistance du sujet aux ordres de l’expérimentateur et révélerait des différences individuelles, sous forme d’une distribution des sujets par paliers.

Cette force prit la forme des protestations émises par la victime. Nous utilisâmes d’abord des protestations modérées, qui se révélèrent inefficaces. Nous introduisîmes par conséquent dans le protocole expérimental des protestations plus véhémentes. Nous fûmes consternés de voir que même les protestations les plus fortes n’empêchaient pas tous les sujets d’infliger la punition la plus dure ordonnée par l’expérimentateur. Ces protestations eurent cependant bien pour effet d’abaisser la moyenne du choc le plus élevé et créèrent une plus grande disparité dans le comportement des sujets. En conséquence, nous enregistrâmes une version standard des cris de la victime, qui fut intégrée au protocole expérimental.

Cette situation fit plus que souligner la difficulté technique de trouver un protocole expérimental opérationnel : elle montra que les sujets étaient bien plus disposés à obéir à l’autorité que nous ne l’avions initialement supposé. Elle mit aussi en lumière l’importance de la réaction de la victime dans le contrôle du comportement du sujet.

Les études pilotes montrèrent également que les sujets évitaient fréquemment de regarder la personne à qui ils envoyaient des décharges électriques, souvent en tournant ostensiblement la tête avec gêne. « Je ne voulais pas voir les conséquences de ce que j’avais fait », expliqua un sujet. Les observateurs notèrent :

« Les sujets montrèrent une réticence à regarder la victime, qu’ils pouvaient voir à travers la vitre placée en face d’eux. Quand on leur en fit la remarque, ils indiquèrent qu’il leur était pénible de voir la victime en proie à des douleurs atroces. Nous remarquons, cependant, que même si le sujet refuse de regarder la victime, il continue de lui infliger des décharges.

Cela suggérait que la perception saillante de la victime avait pu réguler, à un certain degré, le comportement du sujet. Si le sujet trouvait nécessaire d’éviter le regard de la victime en obéissant à l’expérimentateur, la réciproque serait-elle également vraie ? Si l’on rendait la présence de la victime encore plus saillante au sujet, l’obéissance diminuerait-elle ? Un premier groupe d’expériences standard fut conçu pour répondre à cette question.

PROXIMITÉ IMMÉDIATE DE LA VICTIME

Cette série se composait de quatre situations expérimentales. Dans chaque situation, on rapprochait « psychologiquement » la victime du sujet qui lui infligeait les décharges.

Dans la première situation (situation de réaction à distance), la victime était placée dans une autre pièce, et le sujet ne pouvait ni l’entendre ni la voir, sauf à 300 volts, où la victime frappait du poing contre le mur pour protester. Passés 315 volts, elle cessait de répondre et on ne l’entendait plus.

La deuxième situation (situation de réaction vocale) était identique à la première, mais on y introduisait des protestations vocales. Comme dans la première situation, la victime était placée dans une pièce adjacente, mais on pouvait clairement l’entendre se plaindre par une porte laissée entrouverte, ainsi qu’à travers les murs du laboratoire note.

La troisième situation expérimentale (situation de proximité) était similaire à la deuxième, mais la victime était alors placée dans la même pièce que le sujet, à cinquante centimètres de lui. Le sujet pouvait donc la voir et l’entendre, et on ajoutait des signaux vocaux.

La quatrième et dernière situation expérimentale de cette série (situation de proximité tactile) était identique à la troisième, à une exception près : la victime ne recevait la décharge que lorsque ses mains étaient posées sur une plaque conductrice. À 150 volts, la victime demandait de nouveau à être libérée et refusait alors de poser ses mains sur la plaque. L’expérimentateur ordonnait au sujet naïf de poser de force les mains de la victime sur la plaque. Dans cette situation, l’obéissance impliquait donc nécessairement que le sujet ait un contact physique avec la victime s’il voulait la punir au-delà des 150 volts.

Figure 1. Maxima des moyennes dans les séries Proximité

images

75 volts. Elle répond alors à la punition par un léger grognement. Les décharges de 90 et 105 volts provoquent des réactions similaires et, à 120 volts, la victime crie à l’expérimentateur que les décharges commencent à lui faire mal. À 135 volts, des grognements de douleur se font entendre et, à 150 volts, la victime s’écrie : « Expérimentateur, sortez-moi d’ici ! Je ne veux plus participer à l’expérience ! Je refuse de continuer ! » De tels cris se font entendre à mesure que l’intensité augmente, si bien que, à 180 volts, la victime hurle : « J’ai trop mal, c’est insupportable ! » Lorsqu’on atteint 270 volts, la décharge provoque un hurlement de douleur sans ambiguïté. Tout du long, elle insiste pour qu’on la laisse arrêter l’expérience. À 300 volts, la victime s’écrie d’un ton désespéré qu’elle ne veut plus répondre au test de mémoire et, à 315 volts, après un hurlement déchirant, elle répète violemment qu’elle ne participe plus. Après quoi, elle ne répond plus quand on l’interroge, mais pousse des cris de douleur déchirants dès qu’on lui envoie une décharge, et ceci jusqu’à 450 volts. Bien entendu, de nombreux sujets auront abandonné l’expérience avant d’en arriver là.

Une nouvelle série de protestations, revues et renforcées, fut utilisée pour toutes les expériences autres que celles de proximité. Naturellement, nous établîmes de nouvelles mesures repères pour toutes les comparaisons impliquant les nouvelles protestations vocales.

Des preuves indiscutables montrent que l’immense majorité des sujets, qu’ils soient obéissants ou rebelles, perçurent les réactions de la victime comme authentiques. Ces preuves sont : a) la tension provoquée chez les sujets (voir la discussion sur la tension) ; b) la note attribuée par les sujets juste après l’expérience, sur une échelle indiquant la « douleur estimée » ; c) les réponses quantifiables obtenues sur les questionnaires distribués aux sujets plusieurs mois après leur participation aux expériences. Cette question sera traitée en détail dans une monographie à venir.

(Pour chaque situation expérimentale, le protocole requérait du sujet naïf qu’il annonce le voltage de la décharge avant de l’envoyer. Ainsi, et indépendamment de la réaction de la victime, il lui était impossible d’oublier qu’il infligeait une punition de plus en plus sévère). (NdA.)

Pour chaque situation expérimentale, l’étude fut menée sur quarante adultes. Les données révélèrent que l’obéissance diminuait significativement à mesure que l’on rapprochait la victime du sujet. La moyenne de la décharge maximale infligée dans chaque situation est indiquée dans la figure 1.

Pour ce qui est de la proportion entre sujets obéissants et sujets rebelles, les conclusions de l’expérience montrent que 34 % des sujets se sont opposés à l’expérimentateur dans les conditions de réaction à distance, 37,5 % dans les conditions de réaction vocale, 60 % dans les conditions de proximité et 70 % dans les conditions de proximité tactile.

Comment expliquer cet effet ? Une première conjecture pourrait être qu’à mesure qu’augmente la proximité avec la victime, le sujet prend une conscience plus aiguë de sa souffrance et ajuste son comportement en conséquence. C’est une interprétation plausible, mais que nos résultats ne permettent pas d’établir.

Dans les quatre situations expérimentales, la douleur éprouvée par la victime est évaluée de façon relativement similaire (à savoir que le sujet estime lui-même le degré de douleur éprouvé par la victime en la notant sur une échelle allant de 1 à 14). Mais il est aisé de spéculer sur des mécanismes alternatifs.

Signaux empathiques. Dans la situation expérimentale de distance et, à un moindre degré, dans celle de réaction vocale, la souffrance de la victime demeure abstraite et distante pour le sujet. Le sujet est conscient, mais seulement de façon conceptuelle, que ses actions infligent de la douleur à une autre personne. Le fait est intellectuellement saisi, mais pas ressenti. Il s’agit là d’un phénomène relativement commun. Le bombardier peut raisonnablement supposer que ses armes vont semer de la douleur et de la mort, mais ce savoir est coupé de tout affect et n’entraîne chez lui aucune réaction émotionnelle, aucun ressenti face à la souffrance qui résulte de ses actions. On a souvent relevé de tels phénomènes en temps de guerre. Il est possible que les signaux visuels associés à la souffrance de la victime provoquent chez le sujet une réponse empathique et lui permettent de comprendre plus profondément l’expérience de la victime. Il se peut également que les réponses empathiques soient en elles-mêmes déplaisantes et qu’elles aient des propriétés pulsionnelles qui poussent le sujet à mettre fin à la situation d’excitation. On pourrait ainsi expliquer la diminution de l’obéissance d’une situation expérimentale à l’autre par le fait que celles-ci incluent de plus en plus de signaux empathiques.

Déni et rétrécissement du champ cognitif. La situation de distance favorise un rétrécissement du champ cognitif du sujet, qui lui permet de faire mentalement abstraction de la victime. Le sujet ne considère plus l’acte d’abaisser l’interrupteur comme pouvant faire l’objet d’un jugement moral, puisqu’il ne l’associe plus aux souffrances de la victime. Lorsque la victime est physiquement proche, il est plus difficile de l’exclure phénoménologiquement. Étant tout le temps visible, elle ne cesse de faire intrusion dans le champ cognitif du sujet. Dans les situations de distance, l’existence et les réactions de la victime ne se font connaître qu’une fois la décharge électrique envoyée. Les réactions auditives sont sporadiques et discontinues. Dans les situations de proximité, la victime est dans le champ de vision immédiat du sujet, et pour lui constamment au premier plan. Il ne peut plus faire intervenir le mécanisme de déni. Un des sujets de l’expérience à distance déclara : « C’est drôle comme on commence vraiment à oublier qu’il y a un gars de l’autre côté, même si on l’entend. Pendant un bon bout de temps, je ne pensais plus qu’à allumer les interrupteurs et à lire les mots. »

Champs de réciprocité. Si, dans les conditions de proximité, le sujet se trouve mieux à même d’observer la victime, l’inverse est également vrai. Les actions du sujet se déroulent sous le regard attentif de la victime, qui est désormais toute proche. Il est probablement plus facile de faire du mal à quelqu’un quand il ne peut pas nous voir que lorsqu’il nous observe. Si la victime surveille l’action dirigée contre elle, cela peut entraîner des sentiments de culpabilité ou de honte, qui peuvent à leur tour inhiber notre comportement. De nombreuses expressions font référence à la gêne ou à l’inhibition qui naît des confrontations en face à face. On dit souvent qu’il est plus facile de critiquer quelqu’un « derrière son dos » que de « l’attaquer en face ». On dit aussi qu’il est difficile de « regarder quelqu’un droit dans les yeux » quand nous sommes en train de lui mentir. Nous « tournons la tête de honte », ou « de gêne », pour nous sentir moins mal à l’aise. De même, quand on bande les yeux de la victime d’un peloton d’exécution, le but manifeste est certes de réduire le stress de la victime, mais cela pourrait avoir la fonction latente de diminuer le stress du bourreau. Pour résumer, dans les conditions de proximité, le sujet peut se rendre compte qu’il pénètre de façon plus saillante dans le champ de conscience de sa victime. Il se sent alors probablement observé, gêné, ce qui peut l’inhiber pour punir cette dernière.

Unité phénoménale de l’action. Dans les situations de distance, il est plus difficile pour le sujet de prendre conscience de la relation qui existe entre ses propres actions et leurs conséquences pour la victime. L’action est physiquement et spatialement séparée de ses conséquences. Le sujet baisse un levier dans une pièce, et des cris et des protestations se font entendre dans une autre. Les deux événements sont corrélés, mais il leur manque une unité phénoménologique convaincante. La structure d’un acte hautement signifiant – « Je suis en train de faire du mal à quelqu’un » – s’effondre à cause de la disposition spatiale, un peu comme on voit disparaître l’effet Phi lorsque les deux points clignotants sont trop espacés l’un de l’autre note.

Dans les situations de proximité, où l’on rapproche la victime de l’action qui cause sa douleur, l’unité phénoménologique est plus marquée. Elle est totale dans les conditions de proximité tactile.

Début de formation de groupes. Placer la victime dans une autre pièce non seulement l’éloigne du sujet, mais crée aussi un rapprochement relatif entre le sujet et l’expérimentateur. Un groupe rassemblant l’expérimentateur et le sujet commence à se former, duquel la victime est exclue. Le mur qui la sépare de l’expérimentateur et du sujet la tient aussi à l’écart de l’intimité qu’ils ressentent. Dans la situation de distance, la victime est bel et bien marginalisée, isolée physiquement et psychologiquement.

Lorsque la victime est placée plus près du sujet, il est plus facile à ce dernier de s’allier avec elle contre l’expérimentateur. Les sujets ne sont plus seuls à tenir tête à l’expérimentateur. Ils ont un allié à portée de main, désireux de participer à une révolte contre l’expérimentateur. Modifier la disposition spatiale d’une situation expérimentale peut donc aussi potentiellement modifier le schéma des jeux d’alliance.

Tendances comportementales acquises. On observe souvent que les souris de laboratoire se battent rarement avec leurs compagnons de litière. Scott explique cela en termes d’inhibition passive. Il écrit :

En ne réagissant pas dans de telles circonstances, l’animal apprend à ne rien faire, ce qu’on peut appeler inhibition passive […]. Ce principe est très important pour l’enseignement de la non-violence, car cela veut dire qu’un individu peut apprendre à ne pas se battre simplement en ne se battant pas note.

De même, nous pouvons apprendre à ne pas faire de mal à autrui simplement en ne faisant pas de mal aux autres dans la vie quotidienne. Cependant, cet apprentissage se fait dans un contexte de relations de proximité avec autrui, et n’est peut-être pas généralisable à une situation comme celle-ci, où la personne est physiquement éloignée de nous. L’origine de ce comportement est peut-être très ancienne : il est possible que, originellement, l’agression d’un autre physiquement proche ait entraîné des représailles, qui firent progressivement disparaître la réaction initiale. Inversement, l’agression à distance envers autrui peut n’avoir que sporadiquement provoqué une riposte. Dès lors, l’organisme apprend ainsi qu’il est plus sûr d’être agressif à distance, mais que les choses peuvent mal tourner s’il s’en prend à des ennemis très proches de lui. Par récompenses et punitions, il acquiert une tendance à éviter l’agression rapprochée, mais cette tendance ne s’applique pas à l’agression à distance. Cela peut expliquer les conclusions de l’expérience dans les situations de distance et de proximité.

Le rôle que joue la proximité comme variable dans la recherche en psychologie est loin d’avoir reçu toute l’attention qu’il mérite. On pourrait comprendre aisément cette négligence si les hommes étaient sessiles note. Mais nous nous déplaçons en permanence : nos relations spatiales changent d’une situation à l’autre, et que nous soyons près ou loin de quelqu’un peut profondément influencer les processus psychologiques qui régulent notre comportement envers lui. Dans la présente situation, à mesure que l’on rapproche la victime de l’homme qui a pour ordre de lui envoyer des décharges électriques, un nombre croissant de sujets arrête l’expérience et refuse d’obéir. La présence proche, visible et concrète de la victime exerce une importante force pour contrecarrer le pouvoir de l’expérimentateur et susciter de la désobéissance note.

PROXIMITÉ AVEC L’AUTORITÉ

Si le rapport spatial entre le sujet et la victime influe sur le degré d’obéissance, ne peut-on pas penser que la relation du sujet et de l’expérimentateur joue aussi un rôle ?

Il y a des raisons de croire que, lorsqu’il arrive, le sujet se sent plus proche de l’expérimentateur que de la victime. Il est venu au laboratoire prendre son rôle dans la structure offerte par l’expérimentateur, non par la victime. Il est moins venu comprendre son comportement que le révéler à un scientifique compétent, et il est disposé à se conformer aux finalités du chercheur. La plupart des sujets semblent assez soucieux de l’impression qu’ils font sur l’expérimentateur. On peut avancer que cette préoccupation, dans un cadre relativement nouveau et déroutant, peut rendre le sujet quelque peu insensible à la nature triadique de la situation sociale. En d’autres termes, le sujet est tellement occupé à impressionner l’expérimentateur que les influences émanant d’autres points du champ social l’affectent moins qu’à l’ordinaire. L’orientation surdéterminée de sa conduite en direction de l’expérimentateur pourrait aussi expliquer pourquoi le sujet se montre relativement insensible à la victime, et nous faire penser que, en altérant les relations entre le sujet et l’expérimentateur, nous pourrions modifier de façon importante l’obéissance obtenue.

Dans une autre série d’expériences, nous fîmes donc varier le degré de proximité physique et de surveillance exercée par l’expérimentateur. Dans l’une de ces situations expérimentales, l’expérimentateur était assis à environ un mètre du sujet. Dans un deuxième dispositif, l’expérimentateur donnait les consignes initiales, puis quittait le laboratoire et donnait ses ordres par téléphone. Dans une troisième situation, l’expérimentateur n’était jamais visible et donnait ses consignes via une bande enregistrée qui se mettait en route quand les sujets entraient dans le laboratoire.

L’obéissance diminua drastiquement lorsque l’expérimentateur était physiquement absent du laboratoire. Le nombre de sujets obéissants fut presque trois fois plus élevé dans la première situation expérimentale (le cas de l’expérimentateur présent) que dans la deuxième, où l’expérimentateur donnait ses ordres par téléphone. Vingt-six sujets se montrèrent pleinement obéissants dans la première situation, contre seulement neuf dans la deuxième (Khi carré note « obéissant »/ « rebelle » dans les deux situations, 1 d.f. = 14’7 ; p < ’001).

Les sujets semblaient capables de tenir tête bien plus fermement à l’expérimentateur lorsqu’ils n’avaient pas à lui faire face, et le pouvoir de l’expérimentateur sur le sujet diminuait alors nettement note.

Qui plus est, en l’absence de l’expérimentateur, les sujets faisaient montre d’un comportement intéressant, qu’ils ne manifestaient pas sous sa surveillance. Tout en continuant de participer à l’expérience, plusieurs sujets infligèrent des décharges plus faibles que ce qui était requis, sans jamais informer l’expérimentateur qu’ils dérogeaient à la procédure correcte (à l’insu des sujets, le voltage des décharges était automatiquement enregistré par un moniteur cardiaque Esterline-Angus, branché directement à l’intérieur du générateur ; l’appareil nous fournissait une trace objective du comportement des sujets). Lors de conversations téléphoniques, certains sujets assurèrent expressément à l’expérimentateur qu’ils suivaient les consignes et augmentaient le niveau des décharges électriques, alors qu’ils utilisaient en réalité chaque fois la décharge électrique la plus faible du générateur. Cette forme de comportement est particulièrement intéressante : bien que ces sujets aient agi d’une façon qui sabotait clairement le but avoué de l’expérience, ils trouvaient plus simple de gérer ainsi le conflit, plutôt que de se trouver en rupture ouverte avec l’autorité.

Dans d’autres situations expérimentales, l’expérimentateur s’absentait pendant la première partie de l’expérience, mais réapparaissait au moment où le sujet refusait catégoriquement d’infliger la plus forte décharge électrique comme on le lui ordonnait au téléphone. Bien qu’il ait perdu son autorité par téléphone, l’expérimentateur réussissait souvent à se faire obéir de nouveau en réapparaissant dans le laboratoire.

Les expériences de cette série montrent que la présence physique de l’autorité est un facteur important de l’obéissance ou de la désobéissance du sujet. Ces résultats, couplés avec ceux de la série expérimentale sur le degré de proximité de la victime et du sujet, semblent indiquer l’existence de sortes de champs de force, dont l’effet décroît quand on s’éloigne psychologiquement de leur source et qui exercent une certaine emprise sur le comportement du sujet. Plus on rapproche la victime du sujet, plus celui-ci a du mal à lui envoyer des décharges électriques. Quand la position de la victime demeure constante par rapport au sujet, mais qu’on éloigne l’autorité, il est plus facile au sujet d’arrêter l’expérience. Dans les deux cas, l’effet est considérable, mais les résultats les plus frappants sont obtenus en modifiant la position de l’expérimentateur. L’obéissance d’un sujet à des ordres destructeurs dépend très largement des rapports de proximité spatiale entre l’autorité et ce sujet.

TENSIONS

La description des résultats finaux de l’expérience ne permet pas de faire ressortir les traits caractéristiques de l’action des sujets. Il convient d’interrompre ici notre bilan quantitatif pour faire quelques remarques sur la manière dont les sujets ont généralement réagi à la situation.

On pourrait supposer qu’un sujet abandonne l’expérience ou la poursuit en fonction de ce que lui dictent sa conscience et son caractère. Or ce n’est pas du tout ce qui s’est produit. Nous avons noté d’intenses réactions de tension et de stress émotionnel chez une partie non négligeable des participants. Nous avons observé des personnes transpirer, trembler, bégayer, se mordre les lèvres et grogner à mesure qu’elles se trouvaient de plus en plus impliquées dans le conflit central de l’expérience. La transcription de leurs remarques au moment de passer les paliers électriques donne un aperçu de leur état émotionnel. Voici les remarques de deux sujets rebelles :

Il est en train de frapper sur le mur ? Est-ce qu’il a mal ? Ah mais je ne veux pas qu’il lui arrive quelque chose à cause de moi. Non, je ne peux pas continuer. Je ne sais pas s’il va bien, ou s’il y a un problème. Parce que… Il pourrait avoir un problème cardiaque, ou quelque chose comme ça, et dans ces cas-là, je ne serais pas d’accord pour faire ça. Il frappe contre le mur pour appeler à l’aide. C’est sûr qu’il a un problème, sinon il ne frapperait pas… Je ne vois pas à quoi ça rime, tout ça – le faire tomber dans les pommes, ou quelque chose comme ça. Non, vraiment je ne vois pas.

[Le sujet refuse d’envoyer la décharge.]                              [Sujet 0108]

Le gars frappe contre le mur. Il veut sortir… Je suis désolé. Si le gars veut sortir, je préfère arrêter tout de suite… Je ne veux plus envoyer de décharges [Très véhément]… Je vous renverrai le chèque sans problème, mais je refuse de faire du mal à cet homme… Je suis désolé, je ne vais pas continuer à l’électrocuter plus, s’il est clair qu’il veut sortir. On pourra me payer ce qu’on voudra, je ne ferai jamais de mal à un autre individu.

[Sujet 010X]

Et voici une transcription d’un sujet obéissant. Il s’était montré calme au début de l’expérience, mais devint de plus en plus tendu à mesure que l’expérience avançait. Après avoir envoyé une décharge de 150 volts, il se mit à parler à l’expérimentateur sur un ton très agité :

Décharge de 150 volts envoyée. Vous voulez que je continue ?

 

Décharge de 160 volts envoyée. Ce gars est en train de hurler là-dedans. Et il y a encore beaucoup d’interrupteurs ici. Si ça se trouve, il a des problèmes cardiaques. Vous voulez que j’aille voir ?

Décharge de 180 volts envoyée. Il ne peut pas supporter ça ! Je ne vais pas tuer ce gars ! Vous l’entendez hurler ? Il hurle. Il ne peut pas supporter ça. Et s’il lui arrive quelque chose ? Je ne vais pas rendre ce gars malade ! Il est en train de hurler, dans cette pièce là-bas. Vous voyez ce que je veux dire ? Je ne veux pas être responsable. Il a mal. Il est là en train de hurler. Il en reste encore trop. Mince, s’il se trompe encore ? Il en reste encore beaucoup trop. Enfin, s’il arrive quelque chose à ce monsieur, qui sera responsable ?

 

[L’expérimentateur prend la responsabilité]. Bon, d’accord.

 

Décharge de 195 volts envoyée. Vous voyez, il est en train de hurler. Vous entendez ? Mon Dieu, je ne sais pas quoi faire. [L’expérimentateur dit : « Le protocole de l’expérience requiert que vous continuiez. »] Je sais, je sais, Monsieur, mais… je veux dire – euh… il ne sait pas ce qui l’attend. Il en est déjà à 195 volts.

Décharge de 210 volts envoyée.

Décharge de 225 volts envoyée.

 

Décharge de 240 volts envoyée. Ah, non… Vous êtes en train de dire que je dois aller jusqu’au bout de la rangée ? Non, Monsieur. Je ne vais pas tuer cet homme ! Je ne vais pas lui envoyer 450 volts ! [L’expérimentateur dit : « Le protocole de l’expérience requiert que vous continuiez. »] Je sais bien, mais cet homme est en train de hurler derrière le mur, Monsieur…

Malgré les protestations véhémentes et répétées qui accompagnèrent chacune de ses actions, le sujet obéit infailliblement à l’expérimentateur et alluma tous les interrupteurs du générateur jusqu’au plus élevé. Il fit preuve d’une curieuse dissociation entre ses paroles et ses actes. Bien qu’il ait décidé au niveau verbal de ne pas continuer l’expérience, ses actions demeurèrent parfaitement en accord avec les ordres de l’expérimentateur. Ce sujet ne voulait pas électrocuter la victime et cette tâche lui fut extrêmement pénible, mais il fut incapable d’inventer une réponse qui l’aurait libéré de l’autorité de l’Expérimentateur. De nombreux sujets n’arrivent pas à trouver la formule verbale qui leur permettrait de rejeter le rôle qui leur est assigné par l’expérimentateur. Peut-être notre culture n’offre-t-elle pas de modèles adéquats pour la désobéissance.

De façon surprenante, la tension se manifesta aussi régulièrement par des éclats de rire nerveux. Dans les quatre premières situations expérimentales, soixante et onze sujets sur cent soixante montrèrent des signes indiscutables de rires et sourires nerveux. Ce rire était totalement déplacé, voire bizarre. Chez quinze de ces sujets, on observa des crises de fou rire majeures et incontrôlables. En une occasion, nous observâmes une crise de fou rire si violemment convulsive qu’il fallut interrompre l’expérience. Dans les entretiens menés après l’expérience, les sujets se donnèrent grand mal pour expliquer qu’ils n’étaient pas des sadiques et que le rire ne voulait pas dire qu’ils prenaient plaisir à électrocuter la victime.

Pendant les entretiens suivant l’expérience, on demandait aux sujets d’évaluer sur une échelle de 1 à 14 leur nervosité et leur tension au moment où l’expérience atteignait son intensité maximale (figure 2). L’échelle allait de « Aucune nervosité ou tension » à « Nervosité et tension extrêmes ».

Ces estimations individuelles sont certes d’une précision limitée et ne peuvent offrir qu’une indication approximative de la réaction émotionnelle du sujet. Cependant, sans leur accorder un poids démesuré, on peut tout de même observer que les réponses positives sont distribuées sur toute l’échelle, avec une majorité des sujets rassemblés au milieu de l’échelle et dans la moitié supérieure. Une analyse plus précise montre en outre que les estimations données par les sujets obéissants révèlent qu’ils sont légèrement plus tendus et nerveux que les sujets rebelles au moment où l’expérience atteint une tension maximale.

Comment interpréter l’existence de cette tension ? Elle indique en premier lieu la présence d’un conflit. Si la tendance à obéir à l’autorité était la seule force psychologique à l’œuvre dans cette situation, tous les sujets auraient poursuivi l’expérience jusqu’au bout et on n’aurait observé aucune tension. On considère que la tension naît de la présence simultanée d’au moins deux réactions incompatibles note. Si un intérêt compatissant pour la victime était la seule force en présence, tous les sujets auraient calmement tenu tête à l’expérimentateur. Au lieu de quoi, nous observâmes des réactions d’obéissance comme de rébellion, souvent accompagnées d’une tension extrême. Il y a donc le développement d’un conflit entre la disposition profondément ancrée à ne pas faire souffrir autrui, et la non moins puissante tendance à obéir à ceux qui détiennent l’autorité. Le sujet se trouve rapidement pris dans un dilemme profondément dynamique, et la présence de pics de tension montre la force considérable exercée par ces vecteurs antagonistes.

En outre, la tension définit la force de l’état de réticence psychologique du sujet, qu’il ne parvient pas à rompre en désobéissant. Lorsque quelqu’un est mal à l’aise, tendu ou stressé, il essaie d’agir pour mettre fin à cet état désagréable. La tension peut donc donner l’impulsion de comportements libérateurs. Mais, dans la situation présente, alors même que la tension est extrême, de nombreux sujets sont incapables d’agir pour se délivrer de cette tension. Il doit donc exister une pulsion, une tendance ou une inhibition antagoniste, qui empêche l’activation de la réponse désobéissante. La force de ce facteur inhibiteur doit être supérieure à la tension éprouvée, sans quoi le sujet mettrait fin à l’expérience. Chaque preuve de tension extrême est en même temps un indicateur de la puissance des forces qui maintiennent le sujet dans cette situation.

Figure 2. Degré de tension et de nervosité

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Légende : la figure 2 montre les estimations faites par 137 sujets de leur propre état de « tension et de nervosité » lors des expériences de proximité. Les sujets recevaient une échelle comportant quatorze échelons, allant de « Aucune tension ou nervosité » à « Tension et nervosité extrêmes ». Ils recevaient la consigne suivante : « En repensant au moment de l’expérience où vous vous êtes senti le plus tendu et nerveux, indiquez comment vous vous sentez en plaçant un X à l’endroit correspondant sur l’échelle. » Les résultats montrent les valeurs médianes.

 

Enfin, cette tension peut aussi attester que les sujets vivaient l’expérience comme étant réelle. Un sujet normal ne tremble pas ni ne transpire s’il ne se sent pas réellement impliqué dans une situation épineuse, qui l’affecte profondément.

LE CLIMAT D’AUTORITÉ

Dans les champs de la psychophysique, de l’apprentissage animal, ou dans d’autres branches de la psychologie, il importe peu que les données aient été recueillies dans telle institution plutôt que dans telle autre, pourvu que les expériences aient été faites avec l’équipement technique adéquat et conduites par un personnel compétent.

Mais cela n’est pas forcément vrai pour la présente étude. Il est possible que l’efficacité des ordres donnés par l’expérimentateur dépende en grande partie de leur contexte institutionnel. Les expériences décrites jusqu’à présent se déroulèrent à l’université Yale, une organisation que la plupart des sujets considéraient avec respect et parfois avec une admiration mâtinée de crainte. Dans les entretiens menés à la suite des expériences, plusieurs participants firent remarquer que le lieu de l’expérience et l’égide sous laquelle elle se déroulait leur inspiraient confiance en l’intégrité, en la compétence et dans le caractère louable des buts du personnel. Beaucoup indiquèrent qu’ils n’auraient pas électrocuté l’élève si les expériences s’étaient déroulées ailleurs.

Il nous semblait important de prendre en compte cette question du climat d’autorité dans l’interprétation des résultats obtenus jusqu’alors. Par ailleurs, cette notion est extrêmement pertinente pour toute théorie générale de l’obéissance humaine. Que l’on pense, par exemple, aux façons dont nous nous plions à certaines requêtes dans la vie quotidienne en fonction de certaines institutions et de certains lieux. Nous acceptons d’exposer notre gorge à un homme armé d’un rasoir chez le barbier, mais nous n’en ferons rien chez le marchand de chaussures. Là-bas, nous obéirons volontiers au vendeur qui nous demande de nous tenir debout en chaussettes, mais nous nous y refuserons dans une banque. Dans le laboratoire d’une université prestigieuse, les sujets peuvent obéir à une série d’ordres auxquels ils auraient résisté dans un autre contexte. Il faut donc toujours interroger la relation qui existe entre l’obéissance d’un sujet et la façon dont il perçoit le contexte de son action.

Pour approfondir ce problème, nous déplaçâmes notre équipement dans un immeuble de bureaux, situé dans les quartiers industriels de Bridgeport, et nous y reproduisîmes l’expérience, sans aucun lien visible avec l’université.

Les sujets de Bridgeport étaient invités à participer à l’expérience par une lettre type similaire à celle utilisée dans l’expérience Yale, dont on avait modifié les en-têtes. Comme dans la précédente expérience, les sujets étaient payés 4,50 dollars pour venir au laboratoire. On utilisa la même répartition par âge et par occupation professionnelle qu’à Yale, et le même personnel.

Le déménagement à Bridgeport avait pour but d’assurer une complète dissociation d’avec Yale et nous y réussîmes parfaitement. En apparence, l’étude semblait conduite par les « Chercheurs associés de Bridgeport », une organisation de nature inconnue (puisque son nom avait été inventé spécialement pour les besoins de l’étude).

Les expériences se déroulèrent dans un bureau de trois pièces, installé dans un immeuble commercial en assez mauvais état, dans la zone commerciale du centre-ville. Le laboratoire était propre, mais chichement meublé, inspirant un respect mitigé. Lorsque les sujets posaient des questions sur les affiliations professionnelles du laboratoire, nous leur répondions que nous étions une entreprise privée faisant des recherches pour l’industrie.

Certains sujets se montrèrent sceptiques au sujet des motivations des expérimentateurs de Bridgeport. Un homme nous donna un compte rendu écrit des pensées qui le traversèrent quand il se trouvait devant les interrupteurs :

Est-ce que je ne devrais pas arrêter cette stupide expérience ? Peut-être qu’il s’est évanoui ? Qu’est-ce qu’on a été crétins, de ne pas regarder tout ça de plus près. Comment peut-on savoir que ces gars sont réglo ? Pas de meubles, rien au mur, pas de téléphone. On aurait pu appeler la Police, ou la Répression des fraudes. J’ai appris une leçon ce soir. Comment je peux savoir que M. Williams [l’expérimentateur] dit la vérité ? Si seulement je savais combien de volts quelqu’un peut encaisser avant de perdre connaissance…

 

[Sujet 2414]

Un autre sujet déclara :

Après mon arrivée, j’ai remis en cause ma décision [de venir]. J’avais des doutes sur la légitimité de l’opération et les conséquences de ma participation. Il m’a semblé que cette façon de faire des recherches sur la mémoire ou l’apprentissage sur un être humain était cruelle, et sans aucun doute dangereuse en l’absence d’un médecin.

 

[Sujet 2440]

On ne constata aucune baisse de la tension chez les sujets de Bridgeport. Et leur estimation de la douleur ressentie par la victime fut légèrement plus élevée, quoique pas de façon significative, que dans l’expérience de Yale.

Si nous n’avions pas réussi à obtenir une totale obéissance chez les sujets de Bridgeport, cela aurait voulu dire que l’extrême complaisance des sujets de New Haven note était liée au climat d’autorité de l’université Yale. Mais, au cas où une grande partie des sujets se mettrait aussi à obéir sans réserve, il faudrait en tirer de tout autres conclusions.

Les études prouvèrent que le niveau d’obéissance, bien qu’un peu moins élevé, n’était pas significativement plus bas à Bridgeport que celui obtenu à Yale. Une grande partie des sujets de Bridgeport obéit sans réserve aux ordres de l’expérimentateur (48 % des sujets de Bridgeport envoyèrent la décharge électrique la plus élevée, contre 65 % dans les mêmes conditions à Yale).

Comment interpréter ces résultats ? Il est possible que, pour que des ordres potentiellement destructeurs ou nocifs soient perçus comme légitimes, ceux-ci doivent être donnés au sein d’une certaine forme de structure institutionnelle. Mais l’étude montre clairement que cette institution n’a nul besoin d’être particulièrement réputée ou distinguée. Les expériences de Bridgeport étaient conduites par une entreprise ne payant pas de mine et sans aucune référence. Le laboratoire était installé dans un immeuble de bureaux respectable et son nom figurait dans le répertoire de l’immeuble, mais rien d’autre n’indiquait que les intentions des expérimentateurs soient bonnes ni qu’eux-mêmes soient compétents. Il est possible que nous décidions d’obéir à une institution en fonction de la catégorie dans laquelle nous la rangeons, sur la base de la fonction qu’elle déclare, plutôt qu’en fonction de sa position qualitative au sein de cette catégorie. Les gens déposent leur argent dans des agences bancaires élégantes, mais aussi dans des agences miteuses, sans trop s’interroger sur les différences de sécurité qu’elles offrent. De la même façon, il est possible que nos sujets considèrent qu’un laboratoire est aussi compétent qu’un autre, tant qu’il s’agit d’un laboratoire.

Il serait utile d’étudier le comportement des sujets dans d’autres contextes, en poussant plus loin encore l’expérience de Bridgeport, en donnant encore moins de crédit institutionnel à l’expérimentateur. Il est possible que l’obéissance disparaisse totalement, passé un certain point. Mais ce point n’a pas été atteint dans les bureaux de Bridgeport : presque la moitié des sujets obéirent pleinement à l’expérimentateur.

ÉTUDES COMPLÉMENTAIRES

Nous souhaitons à présent mentionner quelques études complémentaires entreprises dans la série Yale. Dans la vie quotidienne, l’obéissance et la désobéissance s’exercent la plupart du temps en relation avec des groupes. Au vu des nombreuses études déjà conduites sur les groupes en psychologie, nous avions des raisons de penser que la force du groupe affecterait profondément la réaction à l’autorité. Nous fîmes donc une série d’expériences pour étudier de près ce genre d’effet. Dans chaque cas, nous n’étudions qu’un seul sujet naïf par heure, mais il agissait au milieu d’acteurs employés à son insu par l’expérimentateur. Dans l’une des expériences (groupes pour la désobéissance), deux des acteurs s’arrêtaient brusquement au beau milieu de l’expérience. 90 % des sujets leur emboîtèrent alors le pas et tinrent tête à l’expérimentateur. Dans une autre situation, les acteurs obéirent en tout point aux ordres de l’expérimentateur : cela ne fit que renforcer légèrement le pouvoir de l’expérimentateur. Dans une troisième situation, la tâche d’allumer les interrupteurs était déléguée à l’un des acteurs, tandis que le sujet naïf était chargé d’une fonction subsidiaire. Nous voulions voir comment l’« enseignant » se comporterait s’il était impliqué dans la situation sans envoyer personnellement les décharges. Dans cette situation, seuls trois sujets sur quarante arrêtèrent l’expérience. Dans la dernière expérience de groupe, c’étaient les sujets eux-mêmes qui déterminaient le voltage à utiliser. Deux acteurs suggéraient des chocs électriques de plus en plus élevés. Certains sujets insistèrent, malgré la pression du groupe, pour utiliser des niveaux électriques faibles, tandis que d’autres se joignirent au reste du groupe.

Nous fîmes des expériences complémentaires avec des sujets femmes, ainsi qu’avec un dispositif mettant en scène les effets de l’autorité duale, impunie et conflictuelle. Une dernière expérience s’intéressait aux relations personnelles entre la victime et le sujet. Mais ces expériences devront être décrites ailleurs, sans quoi le présent rapport prendrait vite les dimensions d’une monographie.

Il va sans dire que la présente recherche peut évoluer dans différentes directions. Quels types de réactions sont les plus efficaces de la part de la victime pour pousser le sujet à désobéir ? Peut-être la résistance passive est-elle plus efficace que de vigoureuses protestations. Quels types de conditions d’entrée dans un système d’autorité produisent plus ou moins d’obéissance ? Quels sont les effets de l’anonymat et du masque sur le comportement du sujet ? Dans quelles conditions le sujet est-il amené à se sentir responsable de ses actions ? Chacune de ces interrogations pourrait à elle seule constituer un sujet de recherche et peut aisément trouver place dans la procédure expérimentale générale décrite ici.

DEGRÉS D’OBÉISSANCE ET DE DÉFIANCE

Le haut degré d’obéissance que les sujets manifestèrent dans la situation expérimentale est l’un des résultats de cette étude qui méritent attention. Les sujets firent souvent savoir qu’ils désapprouvaient profondément le fait d’électrocuter un homme en dépit de ses protestations, et certains décrièrent l’expérience comme absurde et stupide. Mais, malgré tout, beaucoup s’exécutèrent en même temps qu’ils protestaient. La proportion de sujets obéissants dépassa de loin les attentes de l’expérimentateur et de ses collègues. Nous avions conjecturé au départ que les sujets ne dépasseraient généralement pas le niveau « Décharge puissante ». En pratique, de nombreux sujets se révélèrent disposés à envoyer la décharge électrique la plus forte, sur l’ordre de l’expérimentateur. Pour certains sujets, l’expérience offre une occasion de donner libre cours à leur agressivité. Pour d’autres, elle prouve combien les dispositions à l’obéissance sont profondément ancrées et s’exercent quelles que soient les conséquences pour autrui. Mais ce n’est pas tout. D’une façon ou d’une autre, le sujet se trouve impliqué dans une situation dont il ne peut s’extraire.

Nous avons formalisé, dans la mesure du possible, l’écart entre les résultats de l’expérience et ce que l’on pouvait raisonnablement en attendre. Nous utilisâmes le protocole suivant : nous décrivîmes la situation expérimentale, avec ses détails concrets, à un groupe de personnes compétentes, puis nous leur demandâmes de prédire le comportement de cent sujets hypothétiques. Les juges recevaient aussi un schéma du générateur électrique, pour que la distribution des paliers électriques soit bien claire pour eux. Les juges notaient leurs pronostics avant d’être informés des vrais résultats. Généralement, les juges ont sous-estimé le degré d’obéissance des sujets.

Dans la figure 3, nous comparons les prédictions faites par quarante psychiatres affiliés à une prestigieuse école de médecine avec les comportements effectifs des sujets. Les psychiatres avaient prédit que la plupart des sujets ne dépasseraient pas le dixième niveau de choc électrique (150 volts, c’est-à-dire le moment où la victime demande pour la première fois à être libérée). Ils avaient également prédit que, au vingtième palier électrique, seuls 3,73 % des sujets obéiraient toujours, et enfin que seuls un peu plus de 0,1 % des sujets infligeraient la décharge électrique la plus forte du générateur. Mais, comme l’indique la courbe, les comportements obtenus furent bien différents. 62 % des sujets appliquèrent à la lettre les ordres de l’expérimentateur. Entre les pronostics et les résultats de l’expérience, l’écart est énorme.

Pourquoi les psychiatres sous-estimèrent-ils le degré d’obéissance ? Peut-être parce leurs prédictions étaient fondées sur une idée inadéquate de ce qui détermine l’action humaine, centrée sur l’analyse des motifs in vacuo, dans l’abstrait. Cette perspective convient sûrement parfaitement au traitement des pulsions blessées qui se révèlent sur le divan d’un psychanalyste, mais, dès lors que nous voulons comprendre l’action dans de plus larges contextes, nous devons prêter attention aux situations dans lesquelles les motifs s’expriment. Une situation donnée exerce une forte pression sur l’individu. Elle contraint son comportement et peut le pousser dans une certaine direction. Dans certaines circonstances, ce qui va déterminer l’action d’une personne est moins son caractère que le genre de situation où on la place.

Figure 3. Comportement prédit et comportement observé dans la situation de réaction vocale

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Beaucoup de gens, ne sachant pas grand-chose de l’expérience, affirment que les sujets qui allument tous les interrupteurs électriques du générateur sont des sadiques. Rien de plus sot que cette généralisation sur le caractère de ces personnes. Cela revient à dire qu’une personne qu’on jette brusquement dans un courant très rapide est une nageuse de course ou d’une endurance hors du commun, puisqu’elle avance si vite par rapport à la rive. Il faut toujours prendre en compte le contexte de l’action. Dès qu’il entre dans le laboratoire, l’individu est entraîné dans une situation qui possède sa propre logique interne. Le problème du sujet est alors de trouver comment s’extraire d’une situation qui prend de plus en plus mauvaise tournure.

Qu’il soit si difficile de s’extraire de la situation atteste la puissance des forces qui maintiennent le sujet devant le tableau de contrôle du générateur. Faut-il conceptualiser ces forces comme des motivations individuelles et les exprimer en termes de dynamiques de la personnalité, ou faut-il les voir comme des effets de la structure sociale et des pressions qui naissent dans un champ de situation précis ?

À mon sens, il faut combiner ces deux perspectives pour pleinement comprendre l’action d’un sujet. La personne arrive au laboratoire avec des dispositions bien ancrées envers l’autorité et l’agression, mais elle se trouve en même temps empêtrée dans une structure sociale tout aussi concrète que les autres éléments de la situation. Du point de vue de la théorie de la personnalité, nous pourrions demander : quels mécanismes de la personnalité permettent à quelqu’un de transférer la responsabilité sur l’autorité ? Quels motifs trouve-t-on derrière les comportements d’obéissance et de désobéissance ? La tendance à pencher du côté de l’autorité provoque-t-elle un court-circuit du système honte-culpabilité ? Quelles défenses cognitives et émotionnelles entrent en jeu chez les sujets obéissants et rebelles ?

À noter que les expériences exposées ici ne visent pas à explorer les motivations du sujet lorsqu’il obéit aux ordres de l’expérimentateur. Elles s’intéressent plutôt aux variables situationnelles qui engendrent l’obéissance. Nous avons essayé ailleurs d’énoncer certaines des propriétés structurales de la situation expérimentale qui expliquent un haut degré d’obéissance, et cette analyse n’a pas besoin d’être répétée ici note. Nous avons essayé de tester cette structure en faisant varier les situations expérimentales, en la modifiant de façon systématique et en notant les effets de ces modifications sur les comportements observés. Il est clair que certaines situations engendrent une plus forte obéissance que d’autres aux ordres de l’expérimentateur. On ne peut cependant pas nécessairement en conclure à l’augmentation ou à la diminution de la force de telle ou telle motivation déterminée. Que certaines situations engendrent une obéissance plus forte pourrait tenir au fait qu’elles déclenchent chez chacun des sujets confrontés au dispositif une motivation très puissante, quoique très idiosyncrasique. Ou bien au fait qu’elles captent à leur profit diverses motivations de nature variée. Mais, quelles que soient les motivations de l’action – et rien n’assure que l’on puisse les connaître un jour –, on peut néanmoins envisager l’action elle-même comme une fonction directe de la situation dans laquelle elle se déroule. Telle a été l’approche de la présente étude, où nous avons cherché à identifier des constantes comportementales en manipulant les propriétés du champ social. En fin de compte, ce qu’il manque à la psychologie sociale, c’est une théorie probante des situations, qui offrirait d’abord un langage permettant de définir les situations, qui en établirait ensuite une typologie et indiquerait enfin la manière dont certaines de leurs propriétés définissables se transforment en forces psychiques chez l’individu note.

POST-SCRIPTUM

Portant sur un petit millier d’individus adultes, cette étude sur l’obéissance a permis de parvenir à toute une série de conclusions spécifiques concernant les variables déterminantes de l’obéissance et de la désobéissance à l’autorité. Certaines ont été discutées brièvement ci-dessus, et d’autres rapports plus détaillés suivront.

Je voudrais à présent faire quelques observations générales, qui ne découlent pas strictement, logiquement parlant, des expériences que nous avons menées, mais que je me sens tenu de faire. Ces remarques sont d’ordre intuitif et se sont imposées à moi après avoir vu de nombreux sujets réagir à la pression de l’autorité. Ces thèses représentent un douloureux changement dans ma pensée ; et puisqu’elles ne proviennent que de l’impact répété d’observations directes, je ne me fais aucune illusion sur le fait qu’elles puissent être acceptées en général par des personnes qui n’ont pas eu la même expérience.

Avec une régularité inexorable, nous avons observé des « gens bien » se plier aux exigences de l’autorité et accomplir des actions cruelles et dangereuses. Des hommes qui, dans la vie de tous les jours, se comportent de façon probe et responsable, succombant aux pièges séducteurs de l’autorité, du contrôle de leur perception et de l’acceptation aveugle de la situation définie par l’expérimentateur, se sont mis à commettre des actes d’une grande sévérité.

Quelles sont les limites d’une telle obéissance ? À plusieurs reprises, nous avons tenté de lui poser des bornes. Nous avons ajouté les cris de la victime : cela n’a pas suffi. La victime disait qu’elle était cardiaque, les sujets n’en continuaient pas moins à l’électrocuter à notre commandement. La victime implorait qu’on la libère, ses réponses ne s’affichaient plus sur le moniteur, les sujets continuaient à l’électrocuter. En commençant, nous n’avions pas idée qu’il nous faudrait recourir à des mesures si drastiques pour susciter la désobéissance et, si nous les ajoutions progressivement, c’était chaque fois parce que la technique précédente s’était révélée inefficace. La situation de proximité tactile constitua la dernière tentative pour établir une telle limite. Mais le tout premier sujet sur lequel fut testée cette nouvelle situation expérimentale fit ce qu’on lui ordonnait de faire : il imposa la soumission à la victime et poursuivit l’expérience jusqu’à la décharge électrique maximale. Un quart des sujets fit de même.

Ces résultats, tels qu’ils ont été vus et éprouvés dans le laboratoire, ne laissent pas de troubler l’auteur du présent rapport. Ils suggèrent qu’il est impossible de compter sur la nature humaine ou, plus exactement, sur le type de caractère produit par la société démocratique américaine pour préserver ses citoyens de la brutalité et des traitements inhumains que pourrait ordonner une autorité malveillante. Une part importante de la population fait ce qu’on lui dit de faire, quelle que soit la nature de l’action et sans que sa conscience y oppose de limites, tant qu’elle a le sentiment que l’ordre émane d’une autorité légitime. Si, dans cette étude, un expérimentateur anonyme a pu avec succès ordonner à des adultes de soumettre par la contrainte un homme d’une cinquantaine d’années et de l’électrocuter de force malgré ses protestations… on ne peut qu’imaginer ce qu’un gouvernement, avec une autorité et un prestige bien supérieurs, pourrait obtenir de ses sujets. Reste évidemment la question de savoir si une institution politique malveillante pourrait naître dans la société américaine. La présente recherche n’a rien à dire à ce sujet.

Dans un article intitulé « Les dangers de l’obéissance », Harold J. Laski écrit :

La civilisation signifie, avant toute chose, la répugnance à infliger gratuitement de la douleur. Selon cette définition, ceux d’entre nous qui acceptent inconsidérément les ordres de l’autorité ne peuvent se dire des hommes civilisés.

Notre tâche, si nous désirons vivre une vie qui ne soit pas totalement dépourvue de sens et de signification, est de ne rien accepter qui contredise, au simple prétexte de la tradition, des conventions ou de l’autorité, notre expérience fondamentale. Il se peut que nous nous trompions, mais c’est la racine même de notre expression personnelle qui est compromise lorsque les certitudes que l’on nous demande d’accepter ne coïncident pas avec les certitudes que nous éprouvons. C’est pourquoi la condition de la liberté passe, partout et toujours, par un scepticisme constant et généralisé à l’encontre des règles que le pouvoir veut imposer note.

POSTFACE. LA POSTÉRITÉ D’UNE EXPÉRIENCE

Par Mariane Fazzi note

Un individu ordinaire est capable de se transformer en bourreau dès qu’il est placé sous la coupe d’une autorité qui lui semble légitime – voilà la terrible conclusion de l’expérience de Milgram. D’une telle affirmation, chacun voudrait douter. Et pourtant, en dépit des valeurs morales communes, en moyenne 63 % des sujets de l’expérience se sont révélés capables d’infliger des décharges électriques de 450 volts à un parfait innocent. Des individus dépourvus de tendances sadiques ou de déséquilibres mentaux quelconques peuvent se faire auxiliaires du mal et laisser libre cours à une destructivité que nul n’aurait pu soupçonner note.

Ces conclusions ont eu d’immenses répercussions dans le champ de la psychologie sociale. Pas moins de huit réplications de l’expérience de Milgram furent conduites, toutes hors des États-Unis, entre 1968 et 1985 note. Elles confirmèrent assez largement, avec des variantes spécifiques, les premières observations. À mesure cependant que le paradigme de l’obéissance passive gagnait en autorité dans le milieu scientifique, toute une série de critiques apparurent pour contester à la fois l’interprétation que Milgram en avait donnée et les implications éthiques de sa démarche expérimentale.

LES RÉPLICATIONS DE L’EXPÉRIENCE DE LA SOUMISSION À L’AUTORITÉ DE 1968 À 1985

La première réplication de la fameuse expérience eut lieu en Italie en 1968. Elle fut menée par deux chercheurs, Ancona et Pareyson : le taux d’obéissance atteignit 85 %. La seconde, dirigée par Edwards, Frank, Friedgood, Lobban et Mackay, se déroula un an plus tard en Afrique du Sud. Le rôle du moniteur y était dévolu à une étudiante de dix-neuf ans accompagnée de deux assistants : 87,5 % des sujets menèrent l’expérience à son terme. En 1971, ils furent 85 % à obéir à l’occasion d’une réplique parfaite de l’expérience de Milgram réalisée par Mantell en Allemagne de l’Ouest. La quatrième version fut mise au point par Kilham et Mann, en Australie, en 1974. Dans le protocole choisi par ces chercheurs, les participants exécutaient leur tâche sous les ordres d’individus qu’ils pensaient être des participants comme eux. Les sujets punissaient des élèves du même sexe. Le niveau d’obéissance fut le plus bas jamais observé, puisqu’il ne dépassa pas les 28 % note. En 1977, en Jordanie, Shanab et Yahya testèrent le paradigme de l’obéissance auprès d’enfants, filles et garçons, âgés de six à seize ans. En moyenne, 73 % d’entre eux se soumirent jusqu’au bout à l’autorité. L’année suivante, les scientifiques reproduisirent l’expérience avec des adultes chargés de punir des « élèves » de même sexe qu’eux. Le taux d’obéissance atteignit 62,5 %. Pour la septième réplique, conduite en Espagne en 1980 par Miranda, Caballero, Gomez et Zamorano, il se monta à 50 %. Les trois protagonistes (moniteur-expérimentateur-élève) étaient du même sexe. Enfin, Schurz mit au point, en 1985, une expérience dans laquelle le rôle de l’élève était endossé par une femme à laquelle le moniteur devait infliger des vagues d’ultrasons supposés détériorer la peau s’ils étaient utilisés à forte intensité. 80 % des participants ont obéi aveuglément.

En une vingtaine d’années, le taux d’obéissance a relativement peu varié (à l’exception des résultats obtenus par Kilham et Mann). On ne décèle pas, en tout cas, de tendance nette à l’évolution. Bien que la moyenne de ces taux (72,1 % note) soit supérieure aux résultats initiaux de Milgram, cette différence ne revêt pas de portée significative. Il ne semble pas y avoir non plus de corrélation entre le taux de soumission et l’année de la recherche note.

Si le paradigme semble validé dans le temps, qu’en est-il du facteur culturel ? De nombreux chercheurs ont émis et testé des hypothèses sur ce point. Mantell note, par exemple, entrevoyait un lien entre les résultats de Milgram et son contexte historique, marqué par la proximité de la guerre dans les mémoires. En conséquence, quand Mantell mit en place son expérience à Munich, en 1971, il pensait obtenir des résultats bien plus faibles. Ce ne fut pas le cas. Shanab et Yahya attribuaient les résultats obtenus à l’individualisme américain. Pourtant, les sujets jordaniens se révélèrent tout aussi obéissants. Au vu de la diversité des cultures dans lesquelles l’expérience a été reprise, tout porte à penser que le taux d’obéissance ne dépend pas de l’appartenance culturelle. Ainsi que le souligne Nicolas Guéguen, « dans la mesure où ces recherches ont été faites dans des pays à culture parfois très contrastée et à des périodes qui s’étalent sur plus de vingt ans à partir du moment où Milgram a réalisé ses premières publications, on est en droit d’admettre qu’il y a une propension, sinon universelle, tout au moins intercontinentale et interculturelle à obéir, même pour commettre des actes contraires à sa morale note ».

Le paradigme de l’obéissance a donc pu être vérifié, avec une constance étonnante, quels que soient les époques et les lieux. Quels sont les traits communs à ces phénomènes de docilité ? Quels mécanismes similaires peut-on identifier, par-delà la diversité des cultures et des contextes ?

Les rouages de l’obéissance : constantes « universelles »

Une série de constantes émergent. On peut en distinguer trois principales.

Le premier élément commun est la mise en scène d’une autorité. Si sa nature n’est pas toujours suffisamment définie, son influence n’en reste pas moins déterminante. Le rôle de l’expérimentateur est tantôt endossé par une femme (Shanab et Yahya, Edwards et al.) tantôt par un homme. Dans tous les cas, le taux d’obéissance s’est élevé à plus de 62 %.

Les études menées en milieu hospitalier sont particulièrement intéressantes à cet égard, puisqu’elles confrontent directement l’individu, dans une situation réaliste, à une autorité qui semble indiscutable, celle du médecin. En 1966 note, Holfing a étudié les réactions d’infirmières face à des ordres illégaux donnés par un supérieur. L’intérêt de cette expérience est d’avoir mis en évidence la prégnance des rapports hiérarchiques au sein de l’institution hospitalière. Un médecin appelle une infirmière au téléphone, lui demandant d’administrer 20 mg d’un médicament (l’Astoten) à un patient. Cette injonction viole quatre règles : 1) elle est donnée par téléphone ; 2) la dose limite est dépassée deux fois ; 3) le médicament est présenté sous un nom inhabituel ; 4) enfin, le nom du médecin est fictif, et donc inconnu de l’agent. Un observateur était censé intervenir avant que l’infirmière n’entre dans la chambre du patient, lui révélant la supercherie et lui apportant au besoin soutien et réconfort. Les résultats sont sans équivoque : 95 % d’entre elles étaient disposées à administrer la dose prescrite. Selon Holfing, si la plupart d’entre elles avaient conscience d’enfreindre les règles procédurales, c’est par déférence envers le médecin qu’elles acceptaient d’exécuter sa volonté. Ici, on ne peut invoquer l’artifice de l’expérience pour expliquer le comportement des sujets. Dans une situation réelle, l’autorité semble disposer d’un pouvoir tel que les individus acceptent, en connaissance de cause, d’enfreindre les règles établies. L’autorité ne surgit pas ex nihilo : elle s’insère toujours dans un cadre spécifique. C’est pour cette raison que les circonstances de l’acte d’obéissance – ce que Milgram appelait les facteurs « environnementaux » – sont décisives.

En 1971, David Mantell note reproduisit l’expérience sous trois formes, avec des résultats divergents. En répétant exactement le protocole d’origine, il obtint un taux d’obéissance de 85 %. Dans une deuxième version, les sujets pouvaient assister au déroulement de l’expérience avant d’y participer eux-mêmes. Avant que ce soit leur tour, ils pouvaient voir un « professeur » refuser de poursuivre l’expérience et quitter la pièce après avoir administré la quatorzième décharge. Dans ces circonstances, seuls 52 % des sujets sont ensuite allés jusqu’au bout de l’expérience. Dans la troisième variante, le sujet fixait librement l’intensité des décharges électriques. Seulement 7 % des participants appliquèrent alors la punition maximale.

Ces variations expérimentales conduisent à invalider l’agressivité en tant que facteur d’explication. Dès que le sujet a le choix du niveau de choc à administrer, il s’en tient à des châtiments de faible intensité. On retrouve ce trait dans l’expérience de Shanab et Yahya en Jordanie note : seuls 16 % des enfants ont librement administré l’intensité de choc maximale. Dans leur expérience de 1978, conduite cette fois avec des adultes, ce taux s’est élevé à 12,5 %. Dans ces circonstances, seule une petite frange d’individus fait preuve d’une agressivité confinant au sadisme. Cette proportion est trop résiduelle pour être véritablement éclairante.

Le paradigme de Milgram se trouvait ainsi confirmé, par-delà les différences régionales et culturelles, dans ses trois traits principaux (influence de l’autorité sur les sujets de l’expérience, poids des circonstances expérimentales, faible valeur explicative de la pulsion agressive). Mais qu’allait-il en être des variations interindividuelles ? Devrait-on s’attendre à des écarts comportementaux entre adulte et enfant, entre homme et femme ?

Tortionnaire à tout âge

Afin de savoir si l’obéissance varie en fonction de l’âge, les chercheurs de l’université de Jordanie ont étudié cent quatre-vingt-douze enfants (quatre-vingt-seize filles et quatre-vingt-seize garçons), répartis en trois tranches d’âge différentes : 6-8 ans, 10-12 ans et 14-16 ans note. C’est, à notre connaissance, la seule expérience de ce genre, et pour cause, car elle soulève de sérieux problèmes déontologiques… Elle occupe toutefois une place essentielle dans la généralisation du paradigme de Milgram. Comme dans l’expérience de référence, les jeunes sujets ont été amenés à endosser le rôle d’un moniteur infligeant à un élève des décharges électriques en cas de réponse erronée. Lorsque le sujet était une fille, l’« élève » se trouvait être une jeune fille de seize ans ; à l’inverse, quand il s’agissait d’un garçon, la victime était jouée par un autre garçon de onze, treize ou quinze ans. Le matériel utilisé était identique à celui de Milgram, à cela près que le voltage n’apparaissait pas sur la console, mais qu’au-dessus des trois derniers curseurs étaient représentées des têtes de mort. Le protocole employé correspondait à l’expérience du « feedback vocal note ». À partir de la seizième décharge, plus aucune réaction ne parvenait de l’élève. L’expérimentateur chargé d’enjoindre aux enfants de poursuivre l’expérience était une femme. Les résultats nous apprennent que, dès le plus jeune âge, ainsi que pendant l’adolescence, le niveau d’obéissance est très élevé : pour les garçons entre six et huit ans, il était de 75 % (87,5 % pour les filles) et, entre dix et douze ans, il atteignait 93,8 % pour les deux note. Il convient d’ajouter que, dans l’expérience de contrôle, où les sujets pouvaient eux-mêmes choisir le niveau des décharges électriques, seulement 16 % des enfants sont allés jusqu’au bout. Ce chiffre montre que, là encore, l’agressivité n’est pas un facteur d’explication probant.

Les jeunes entre six et seize ans, sans grande différence d’âge ou de sexe, semblent donc tout aussi enclins à l’obéissance que les adultes, voire davantage. Si les enfants se montrent plus assujettis à l’autorité, cela peut sans doute s’expliquer par leur situation d’obéissance quotidienne à l’égard de leurs parents. L’éducation constitue le point central de leur rapport à l’autorité. Elle explique leur aptitude à se soumettre à un adulte, une femme en l’occurrence. À titre individuel, l’âge ne représente donc pas une variable clef du comportement d’obéissance. En est-il de même pour le genre ?

Femmes et hommes, tous soumis

Bon nombre de préjugés portent sur l’attitude féminine. Envisagée comme un être à la sensibilité débordante, la femme serait incapable de cruauté envers son semblable ; perçue comme beaucoup plus fragile et influençable que l’homme, elle serait plus à même de se soumettre. Les résultats des réplications de l’expérience de Milgram ne correspondent en aucune façon à ces postulats idéologiques caricaturaux. En la matière, peu de chose distingue l’attitude des hommes de celle des femmes.

Dans la variante 8 de son expérience, Milgram avait tenté d’analyser les réactions spécifiques des sujets féminins. Le résultat était le même que celui des hommes, le taux d’obéissance s’élevant à 65 %. Hormis l’expérience de Kilham et Mann note en Australie en 1974, aucune des autres réplications note n’a montré d’écart majeur dans la comparaison homme-femme. En 1970, Ring, Wallston et Corey note réalisèrent la même expérience que Milgram en remplaçant la décharge électrique par des stimuli sonores prétendument dangereux. Leur étude portait sur cinquante-sept femmes. 91 % d’entre elles ont été obéissantes. En 1972, Sheridan et King ont voulu mettre à l’épreuve le comportement de leurs sujets en employant de véritables décharges électriques infligées à un chien. 100 % des sujets féminins, contre 54 % des hommes, ont administré la totalité des chocs à l’animal. Les expériences menées sur des adultes par Shanab et Yahya en 1977 et 1978 ont également mis en relief l’absence de distinction significative entre hommes et femmes dans leur propension à la soumission. Les chercheurs soulignèrent un trait qui avait déjà été esquissé par Milgram :

Les femmes ont pratiquement fait preuve de la même soumission que les hommes. Par contre, elles ont éprouvé dans l’ensemble un conflit d’une intensité supérieure note.

Les signes de nervosité et de stress étaient beaucoup plus prononcés chez les femmes que chez les hommes. En dépit de ces indices d’une tension plus intense, les femmes n’en ont pas moins été obéissantes. Elles sont capables, au même titre que les hommes, de commettre des actes cruels si une autorité leur en intime l’ordre note. Le sexe d’un individu n’apparaît pas comme une variable modifiant les attitudes de soumission. Quels que soient le pays, l’époque, l’âge ou le genre de la personne, certaines circonstances étant réunies, une grande majorité d’individus est capable de perpétrer des actes que leur conscience réprouve.

L’OBÉISSANCE DANS LA SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE

Les 17 et 18 mars 2010 fut diffusé sur France 2 un documentaire portant sur une émission pilote : Le Jeu de la mort. Le producteur, Christophe Nick, avait adapté l’expérience de Yale au petit écran en suggérant que l’emprise de la télévision, et notamment de la « téléréalité », est supérieure à celle de la science. Sur le plateau, il y avait : le public, chargé de scander en chœur « La fortune ! », « Le châtiment ! », une animatrice qui donnait l’ordre aux candidats d’actionner les interrupteurs électriques et un acteur jouant le rôle d’un candidat attaché à un fauteuil et (prétendument) enfermé dans une sphère.

Comme dans l’expérience de Milgram, les candidats devaient faire apprendre par cœur une liste de vingt-sept couples de mots à la future victime, et lui administrer un choc électrique si celle-ci se méprenait. En amont du jeu, les sujets avaient été amenés à rencontrer le producteur ainsi que l’acteur, qu’ils pensaient être un candidat comme eux. L’animatrice incarnant le rôle de l’autorité suivait un script précis, établi en fonction des différents paliers de châtiments et des réactions des candidats. Elle les encourageait à poursuivre par des phrases telles que : « Ne vous laissez pas impressionner », « C’est à vous, allez-y, continuez. » Ou encore : « Nous assumons toutes les conséquences, dans dix minutes il vous remerciera d’avoir continué. » Sur un total de quatre-vingts candidats, 81 % ont virtuellement administré une décharge mortelle à une victime innocente. Parmi eux, Yves, quarante ans, témoigna ensuite de sa perte de conscience du réel, ainsi que de sa volonté de « faire son spectacle note ». Ce type de réactions, ainsi que le taux particulièrement élevé d’obéissance, a fait dire aux instigateurs du « jeu de la mort » que « nous obéissons à la télévision davantage qu’à n’importe quelle autre instance note ». Non seulement nous serions totalement assujettis au pouvoir télévisuel, mais notre propension globale à la soumission serait aujourd’hui plus forte que dans les années 1960, au moment de l’expérience de Milgram.

Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale à l’université Grenoble-II, conteste ces affirmations. Il est selon lui illégitime de transposer les résultats de ce jeu à ceux de l’expérience de Milgram, car la représentation de l’autorité du scientifique n’a rien de commun avec celle que peut détenir une animatrice télé note. Il ajoute que cette interprétation néglige les déterminants individuels de la soumission et souscrit à une position « situationniste » bien trop univoque note. D’après l’étude de personnalité qu’il a menée entre décembre 2009 et janvier 2010 sur les candidats, la majorité des sujets obéissants répondaient à des traits spécifiques tels que le souci d’être consciencieux et aimable. À l’inverse, les plus rebelles correspondaient à des sujets désobéissants dans la vie réelle, plutôt « inadaptés » socialement, ou ayant pris part à des formes d’activisme politique. Si l’explication « situationniste » apportée par le producteur est sans doute trop unilatérale, il n’en demeure pas moins que la situation conserve une importance non négligeable pour déterminer les agissements des sujets. Le plateau de télévision exacerbe la pression que font peser les circonstances sur le choix de l’individu. Il définit un contexte propice à l’obéissance car il facilite la pénétration dans un nouvel univers socialement normé.

Mais, si l’on veut aller plus loin dans la recherche d’une correspondance entre le paradigme de Milgram et l’environnement social contemporain, il convient de s’intéresser aussi aux « nouvelles formes de servitude note ». Certains philosophes et sociologues s’accordent à dire que le prétendu déclin apparent de l’autorité masque en réalité aujourd’hui l’existence de servitudes beaucoup plus discrètes. Les individus peuvent intérioriser des contraintes au point qu’elles semblent s’imposer naturellement à eux note. C’est en ce sens que l’on peut parler d’autocontrôle. Les régimes drastiques, la recherche d’une apparence physique normée, l’acceptation d’interdits sur le tabac, etc. constituent autant de manifestations de ce phénomène.

Cette forme de soumission, plus insidieuse que celle repérée par Milgram, est particulièrement frappante et dévastatrice dans le monde du travail. L’ouvrage de Christophe Dejours Souffrance en France décrypte les mécanismes de servitude dans la vie professionnelle note : le régime néolibéral dans lequel nous vivons conduit les gens à tolérer et même à justifier l’injustice sociale. La résignation face au système est promue par un discours qui justifie la souffrance au nom d’un déterminisme économique. Afin de mieux tolérer les problèmes liés au travail (contrainte d’efficacité, précarité, rythme de plus en plus soutenu) qui peuvent constituer de véritables souffrances, les individus peuvent tomber dans le déni et fabriquer une idéologie défensive note. Ce faisant, ils concourent à la « banalisation du mal note ». Plus grave encore, Christophe Dejours fait état d’une transmutation des valeurs qui permet de faire passer le vice pour la vertu. Le « sale boulot », comme procéder au licenciement d’un certain nombre d’employés, se trouve paradoxalement valorisé comme un acte de courage. Les conduites timorées ou l’aversion pour les défis risqués sont perçues non pas comme des signaux de souffrance, mais plutôt comme un manque de virilité, de force brute. La violence sociale n’est plus apparentée à la catégorie du mal, elle s’inscrit dans un processus de sublimation.

La capacité des individus à nuire à leurs semblables lorsqu’ils se trouvent dans des circonstances qui les y incitent a récemment été mise en pleine lumière par les révélations des effroyables scènes de torture dans la prison d’Abou Ghraib. La diffusion dans la presse, en 2004, de photos mettant en scène des prisonniers irakiens humiliés par leurs geôliers américains a révélé au grand public la rémanence de telles pratiques de cruauté. Comment comprendre que de simples soldats (hommes et femmes) aient pu se livrer à de telles exactions ? Comme l’a souligné le psychologue Philip Zimbardo, la capacité des gens ordinaires à se faire auxiliaires du mal n’est pas imputable à leur mauvaise nature note. L’explication est à rechercher dans la situation dont le caractère pathogène peut transformer les sujets en bourreaux. On peut juger la position de Zimbardo trop unilatérale, du fait qu’elle tend à exclure le rôle de la personnalité de chacun et, par conséquent, à amoindrir la responsabilité individuelle ; ses analyses permettent cependant de souligner l’influence décisive du cadre dans lequel s’inscrivent les actions.

Le « jeu de la mort », les nouvelles formes sociales de servitude, ainsi que la rémanence de comportements cruels induits par des situations pathogènes illustrent la portée de l’expérience de Milgram. Le paradigme de l’obéissance ne constitue pas seulement une sorte de matrice cognitive valable dans un contexte expérimental précis, il peut aussi être utilisé comme une grille de lecture pour la réalité sociale.

LE DÉBAT SUR LA SOUMISSION

Si la validité du paradigme de Milgram semble confortée par les multiples réplications que nous avons présentées, il n’en a pas moins fait l’objet de nombreuses critiques, touchant aussi bien à ses défauts de scientificité qu’aux conditions « immorales » dans lesquelles s’est déroulée l’expérience.

Une première discussion porte sur la nature de l’autorité mise à l’épreuve. Charles Helm et Mario Morelli note ont pointé du doigt un certain flottement conceptuel chez Milgram. L’expérimentateur représente certes une autorité légitime, en charge de son laboratoire et du bon déroulement de l’expérience, mais il incarne également une autorité experte dans un domaine bien spécifique, en l’occurrence la psychologie. Thomas Blass note s’est efforcé d’affiner l’expérience sur ce point afin de déterminer à quel type d’autorité les sujets obéissent. Grâce à deux expériences menées en 1992 et 1999 sur ses étudiants, il a montré que les participants obéissent à la fois au pouvoir expert et au pouvoir légitime note. Cette dualité ne remet nullement en question les conclusions fondamentales de Milgram. À l’inverse, elle permet d’aller encore plus loin : c’est l’autorité, sous ses facettes multiples, qui peut être dangereuse.

Le deuxième reproche pointe un certain fatalisme dans la conception de la nature humaine. Dans l’épilogue de son ouvrage, Milgram considère la capacité de l’homme à « se dépouiller de son humanité note » comme étant « un vice de constitution inhérent à la nature humaine, et lourd de conséquences funestes car ne laissant, à long terme, à notre espèce que peu de chances de survie note ». Sans affirmer que l’homme est obéissant par nature, il met en garde contre une propension à oublier sa propre condition pour se fondre dans toute organisation bien structurée. Ce regard intransigeant porté sur les prédispositions humaines confère-t-il un trait fataliste à sa réflexion ? Celle-ci est en réalité traversée par une tension qui oscille en permanence entre une explication du comportement humain par des penchants innés (explication « dispositionniste ») ou par des circonstances environnementales (explication « situationniste »). C’est là une ambiguïté théorique majeure chez Milgram, féconde en ce qu’elle appelle de nouvelles explorations de la complexité des facteurs du comportement humain.

La troisième critique vise le cadre de l’expérience en tant que tel. Charles Helm et Mario Morelli note considèrent que le mécanisme d’obéissance isolé par Milgram dépend de facteurs opérant uniquement dans les circonstances de son étude expérimentale. Dans son ouvrage La Passion de détruire, Erich Fromm explique que la construction de l’expérience déforme complètement le comportement des individus. Leur sens moral est inhibé par son aspect irréel, par les trucages et les mensonges qu’elle mobilise pour mieux instrumentaliser les sujets. Ainsi : « Les expériences où les sujets sont complètement privés du sens de la réalité peuvent provoquer des réactions qui expriment les tendances inconscientes au lieu de montrer comment les sujets se seraient comportés dans la réalité note. » L’état agentique ne serait qu’une conséquence de la mise en scène du laboratoire de psychologie sociale note. L’environnement factice de l’expérience sert donc de base à ces critiques pour contester la validité scientifique du paradigme. Ces objections devraient, néanmoins, être appréhendées avec circonspection : en opposant trop radicalement le cadre du laboratoire et les réactions des sujets, on risquerait de fermer la voie à des analyses expérimentales instructives du comportement humain.

La dernière critique met en relief une faille argumentative. John Sabini, Michael Siepmann et Julia Stein note observent en effet qu’il n’est pas nécessairement juste d’affirmer que l’expérience de Milgram révèle la supériorité des causes situationnelles sur les causes dispositionnelles, liées à la personnalité des sujets. On peut certes dire qu’une cause externe, les ordres de l’expérimentateur, a eu plus d’impact qu’une cause interne, la conscience du participant. Toutefois, l’expérience pourrait être inversement réinterprétée de la façon suivante : les sujets ont des dispositions très fortes à obéir à l’autorité (cause interne) et ils sont beaucoup moins réactifs à la souffrance des autres (cause externe). Selon ces auteurs, si l’expérience montre que certaines dispositions particulières sont plus fortes que d’autres, on ne peut pas inférer que le comportement soit déterminé d’une façon générale par le facteur externe de la situation. On pourrait ajouter que les individus ont sans doute été plus sensibles à un certain aspect de la situation (les ordres de l’expérimentateur) qu’à un autre (la souffrance de la victime). Une lecture plus subtile de l’expérience interdit donc d’inscrire Milgram dans une perspective intégralement situationniste. La stricte dichotomie « situationnisme »/ « dispositionnisme » est en réalité inapte à rendre compte de ces complexités, qui sont aussi celles du comportement humain. Mais les critiques les plus sévères ont moins porté sur la scientificité du paradigme que sur ses implications morales et philosophiques.

Une éthique problématique

Comment apporter une solution empirique à une énigme ontologique ? Augustine Brannigan considère que la psychologie sociale a largement empiété sur le domaine de la religion et de la philosophie en tentant de réduire des questions fondamentales de la vie et de l’histoire humaines en hypothèses de laboratoire note. Selon lui, la confusion de ces domaines ne se fait pas sans heurt. Dans cette optique, il souligne que la position des sujets de l’expérience, témoins d’une souffrance simulée, n’a concrètement que peu de chose à voir avec celle d’un Eichmann. La prétention à expliquer l’Holocauste par de tels moyens peut aboutir à desservir la cause des victimes en paraissant disculper les bourreaux note. Il ajoute que, faute de bien marquer la différence entre explication et légitimation d’un acte, les expérimentations de la psychologie sociale peuvent se laisser entraîner sur des pentes dangereuses.

Par ailleurs, O’Leary, Willis et Thomich note ont montré qu’il n’était pas nécessaire de tromper les sujets de l’expérience pour obtenir des résultats probants en psychologie sociale. Ils ont répliqué l’expérience de Milgram en dévoilant aux participants le véritable motif de leur recherche. Les résultats obtenus ont été similaires à l’étude d’origine : vingt-six des sujets de Milgram étaient allés jusqu’à 450 volts, contre vingt-huit dans l’expérience de référence. Par ailleurs, il semblerait que, en dépit d’une certaine agitation, les sujets n’aient pas, en ce cas, témoigné de grands signes de nervosité, ce dont les auteurs se félicitent. Sur la base de cette étude, ils remettent en cause l’usage de la duperie dans les protocoles expérimentaux.

Cette interrogation sur le sens éthique du projet de Milgram pointe le paradoxe suivant : comment mettre en cause la moralité des agents sur des bases expérimentales immorales ? Pour Steven Patten note, Milgram est pris dans une contradiction. Il doit affirmer simultanément que ses sujets se sont comportés d’une façon choquante et immorale, et qu’il n’y a rien d’immoral à mettre en œuvre des expériences qui les incitent précisément à se conduire de cette manière. Selon lui, la perversité de l’expérience vient du fait que les sujets sont activement encouragés à commettre des actes que l’expérimentateur sait immoraux. Il estime par ailleurs que Milgram cherchait à produire les manifestations physiologiques du stress comme preuve de l’efficacité de son expérience. Patten attaque Milgram sur sa démarche en tant qu’autorité scientifique. Il établit un parallèle entre l’expérimentateur qui incite le moniteur à punir un élève au nom de la science, et Milgram lui-même, qui pousse ses collaborateurs à faire souffrir des sujets en les incitant à avoir des comportements que leur morale réprouve. Car c’est également au nom de la recherche en psychologie sociale que les sujets de l’expérience se sont vu infliger des tourments. Par conséquent, Milgram ne peut, dans le même temps, condamner ses sujets et sauver son expérience.

La seconde grande accusation éthique est beaucoup plus concrète puisqu’elle concerne la souffrance infligée aux sujets. Diana Baumrind note met directement en cause la morale du chercheur. En dépit de ce que certifie Milgram, le mal causé aux participants ne peut pas être seulement passager. Selon elle, leur estime de soi, ainsi que leur capacité future à faire confiance à une autorité ont été irréversiblement altérées par l’expérience. Au moment du débriefing, ils comprennent, d’une part, que si le courant avait été branché, ils auraient réellement électrocuté un homme, et, d’autre part, qu’ils se sont ridiculisés en adhérant à la supercherie du cadre expérimental. Diana Baumrind condamne sévèrement Milgram pour avoir poursuivi ses recherches trois années durant, alors même que ses sujets témoignaient d’une agitation extrême note. Il a joui abusivement de sa position d’autorité pour faire pression sur eux et les voir commettre des actes inhumains. La généralisation de ses conclusions n’est pas acceptable, ajoute-t-elle, car son comportement a été inapproprié. Rom Harré note a pour sa part dénoncé la passivité de l’équipe de Milgram, qui s’est parfaitement soumise à son autorité et n’a pas su mettre un terme à une expérience qui engendrait un état de stress et d’angoisse avancé.

Milgram a tenté de justifier son entreprise par un raisonnement coût/avantage. Il aurait provisoirement mis en sourdine les réticences que lui opposait sa morale personnelle afin d’œuvrer au bien commun par la puissance d’instruction de son expérience. Il se défend des reproches qui lui sont faits en expliquant que n’accepter d’entreprendre que des expériences aux conséquences neutres ou positives reviendrait à fermer des pans entiers du comportement humain à l’étude scientifique, autrement dit, à justifier l’obscurantisme. Il s’autorise, de la sorte, à pratiquer des études empiriques dont les conséquences peuvent être relativement néfastes pour les sujets qui y prennent part.

Des conclusions nuancées

Les critiques qui lui furent adressées permettent surtout de relativiser la conception pessimiste de l’homme qu’il serait venu conforter. Si le paradigme de l’obéissance représente une constante interculturelle et trouve une résonance toute particulière dans les sociétés contemporaines, celui-ci ne doit cependant pas conduire à sous-estimer la capacité de l’homme à désobéir ou à résister face à un pouvoir arbitraire. D’autres éléments d’explication du comportement humain doivent être intégrés à l’analyse : contre les travers des modèles trop étroitement « situationnistes », il faut s’intéresser au rôle que joue la personnalité.

Les travaux de H.C. Kelman et V.L. Hamilton note ont cette ambition : enrichir les découvertes de Milgram en adjoignant le facteur de la personnalité à l’explication. Selon eux, trois raisons poussent les individus à obéir. La première correspond à une attente de récompense ou de punition ; la deuxième s’apparente à une forme d’identification à l’autorité ; la troisième repose sur une forme d’intériorisation, où un système de valeurs personnelles nous enjoint de nous soumettre. Les forces qui influent sur le comportement social de l’individu seraient donc de deux natures : intérieures (valeurs morales, croyance en la légitimité de l’autorité) et extérieures (promesse de récompense, crainte du châtiment). Kelman et Hamilton font le lien entre certains types de personnalité et certaines formes de comportement. Les sujets qui considèrent l’obéissance comme une attitude conditionnée au respect de certaines valeurs sont les plus à même de désobéir, car ils sont en mesure d’opposer à l’autorité à laquelle ils sont confrontés une autre autorité, à leurs yeux plus légitime, qu’ils placent sur un plan moral.

S’il faut restituer un rôle à la personnalité, il est en outre nécessaire de relativiser l’impact de la situation sur les comportements. Le fait que des êtres humains, dans le cadre de certaines situations, puissent obéir à une autorité malveillante sans se rebeller ne doit pas nous faire tomber dans un dogmatisme théorique qui professerait l’omnipotence de la situation. Il est possible de trouver une voie intermédiaire entre un situationnisme fermé et un relativisme stérile. Dans les années 1980-1990, Ervin Staub a proposé des pistes pour expliquer les origines des génocides et des phénomènes de violence. Sa réflexion est intéressante en ce qu’elle nuance l’optique situationniste. De fait, à la suite des expériences de Milgram et de Zimbardo, la psychologie sociale s’est presque exclusivement focalisée sur la situation – comme si les circonstances exerçaient une sorte de déterminisme implacable, rendant l’individu prisonnier du contexte. Staub s’efforce de relativiser l’impact de l’environnement sur les agissements de chacun en mettant en évidence une corrélation entre plusieurs facteurs. Selon lui, les mauvais traitements infligés à autrui s’expliquent à la fois par des prédispositions psychologiques, des conditions de vie spécifiques et des caractéristiques culturelles favorisant l’agression note. Les valeurs, les représentations jouent donc un rôle précis dans la tournure que les événements peuvent prendre dans une situation donnée. Les bystanders note qui assistent passivement au déroulement des faits facilitent la pérennisation du mal. Leur inaction, qui revient à nier l’importance des actes commis, conforte, d’une part, les auteurs de l’action et, d’autre part, dans le cas d’une politique d’État, le système totalitaire dans son ensemble.

La multiplicité de ces facteurs contredit l’idée que la situation puisse, à elle seule, expliquer le comportement destructeur des individus. L’attitude des sujets ne saurait être réduite à un déterminisme situationnel. La validité générale du paradigme de Milgram cohabite avec d’autres formes d’explications tout aussi cohérentes et valables. Il est possible de considérer simultanément que, d’un côté, l’homme est à même de se soumettre aveuglément à une autorité au point de pouvoir se montrer hautement nuisible pour ses semblables et que, de l’autre, il est en mesure d’adopter un comportement favorable à autrui, et de s’insurger contre une forme de passivité et de sujétion néfastes pour le genre humain.

En conséquence, il est pertinent de relativiser la vision fataliste qui découle du paradigme de Milgram, en lui associant, sans pour autant le dénier, un paradigme altruiste. Il existe un phénomène d’empathie chez les êtres humains qui ne saurait se réduire à un pur égoïsme note. Certaines personnes sont en mesure de ne pas abandonner une « responsabilité supérieure note » qui se détache de la nécessité d’obéir aux ordres. Cette possibilité s’offre à nous par le truchement de ce que Michel Terestchenko appelle la « présence à soi note ». Cette capacité de s’affirmer comme sujets « conscients, libres et autonomes note » n’est pas déterminée a priori, pas plus que ne l’est notre propension à la cruauté – bien au contraire, elle peut être construite et renforcée par l’éducation. Si l’on affirme, comme le fait Milgram, que l’homme n’est pas intrinsèquement déterminé à agir de façon cruelle envers autrui, on doit admettre, parallèlement, que celui qui résiste ne dispose pas d’une propension innée à le faire. Ces deux types de comportement se manifestent concurremment dans la réalité. Ces deux versants coexistent, de manière à la fois contradictoire et articulée. C’est à nous que revient la décision d’œuvrer dans le sens du bien commun.

Il n’est pas anodin que Milgram signale un clivage entre l’état agentique, que l’on pourrait définir comme une position d’hétéronomie totale à l’égard des circonstances, et l’état autonome, dans lequel le sujet maintient sa responsabilité et refuse d’être diverti de son sens moral note. Dans ces deux états, on retrouve finalement une opposition entre un sujet libre qui ne perd pas de vue qu’il peut faire un choix, et un sujet asservi qui renonce à sa responsabilité en s’abandonnant à une action sous la contrainte.

Mais Milgram montre aussi en un sens que ce passage à l’état agentique n’est jamais intégral : une grande souffrance se manifeste lorsque le sujet entame la démission de soi. Les exécutants ne s’apparentent pas à des pantins apathiques, ils sont en permanence tiraillés par l’abandon progressif de leur conscience au profit de l’obéissance. Cette tension constitue une véritable fragilité qui laisse ouverte la possibilité que l’action en train de se dérouler prenne une tout autre tournure.

C’est en chacun de nous que se trouve la solution au mal dont nous-mêmes pouvons être les agents. C’est dans ce for intérieur que réside la clef de la protection de notre liberté. C’est grâce à cette conscience inaltérée que l’individu conserve un choix et que son autonomie est sauve. L’expérience de Milgram ne nous conduit pas à nous apitoyer sur le triste sort de l’humanité. Au contraire, elle nous aide à appréhender la vulnérabilité humaine. Connaître ses propres failles est sans doute le moyen le plus efficace de les surmonter. La fragilité de notre commune humanité doit nous permettre de ne pas tolérer une situation absurde, qui contrevient à des principes universels intangibles. Nous devons apprendre à désobéir à l’autorité quand ses ordres contredisent notre sens moral profond, quand ils créent une dissonance entre nos actes et notre raison éthique, celle qui nous permet de distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste. L’obéissance, quant à elle, doit être intériorisée par le sujet de sorte à résonner en lui comme une loi qu’il s’est rationnellement prescrite. La solution réside peut-être dans la célèbre phrase d’Alain : « Obéir en résistant, c’est tout le secret note. »